Documents annexes
p. 389-403
Texte intégral
N° 1 – Lettres d’enfant, écrites par Geneviève Bizet sous la dictée de son fils Jacques alors âgé de cinq ans ; non datées, mais écrites en septembre 1877 et adressées à son cousin Daniel Halévy (collection F. Balard)
Mon cher Daniel,
Si tu veux je t’envoyerai des fleurs et puis je te donnerai des coquillages, et je demanderai à Maman qu’elle te donne un petit drapeau, et puis je t’envoyerai des feuilles pour faire des jardins. J’ai une bêche et je peux faire des trous avec, puis une brouette. J’avais jamais reçu de lettres et la tienne m’amuse. Je me baigne dans la mer, je ne crie pas. Il y a des bâteaux sur l’eau et chez les boutiques je t’en apporterai et un encrier. Quand Élie m’aura envoyé une lettre je lui écrirai. Si je vois un drapeau je vous le dirai. Je vous embrasse et j’irai jouer avec vous un jour.
Jacques Bizet
Mon cher Daniel,
Si ta maman veut des gants je ne sais pas où il y en a. Si tu veux des boutons de bottines, je ne sais pas où il y en a. Je t’enverrai une petite boule ; je t’enverrai des quilles et ta petite boule sera pour pousser tes quilles. Si tu veux des allumettes, je sais où il y en a ; il y en a à Montlieu. Si tu veux un crayon je ne sais pas où il y en a. Il n’y a pas d’omnibus ici ; il y a zénormément de voitures et beaucoup de bâteaux. Si tu viens et ben tu trouveras Gaston. Maintenant, si tu ne viens pas, tu sais que Guiraud est là et que Guiraud ira à Paris. Et pis alors, si tu veux un petit chapeau chinois, je t’enverrai un. Il y a un billard à Montlieu et tout le monde y zoue et avec des baguettes grandes, énormes. Et des pots de fleurs, il y en a à Montlieu et si tu veux, je t’enverrai un bouquet. J’espère qu’il sera fané en revenant, mais ça ne fait rien. Et puis il faut signer. Je suis là et tu es à St Germain.
Jacques Bizet
N° 2 – Testament de Léonie Halévy (cité par C. Bischoff). Ce 22 août 1876.
« Ceci est mon testament.
« N’ayant que ma chère fille Geneviève Bizet, veuve de Georges Bizet, et mon petit-fils Jacques Bizet, mon testament est bien simple. Je laisse à ma chère fille la propriété de tout ce que j’ai moins :
« 1. Le cabinet Halévy tel qu’il sera le jour de ma mort.
« 2. Les trois sixièmes des droits d’auteur de mon mari Fromental Halévy.
« 3. 5 000 livres de rente prélevées sur ma maison du boulevard Malesherbes, n° 72, inaliénables et insaisissables jusqu’au jour du mariage de mon petit-fils Jacques Bizet-Halévy, ces trois articles seront sa dot.
« Le reste est à ma chère fille et si je fais cette part à mon petit-fils adoré, c’est que lui, n’ayant plus de père, je veux le mettre à l’abri au cas où ma fille par un second mariage aurait d’autres enfants qui, eux, auraient leur père pour les aider dans la vie.
« Je tiens aussi à ce que le cabinet de mon mari que j’arrange en ce moment ne soit pas vendu afin que cette vie de famille, qui rappelle tous mes souvenirs, reste autant que possible, en preuve de respect pour un père qui n’est plus et dont le reflet est pour nous une consolation de tous les jours.
« Je désire que ma belle-sœur soit tout le reste de sa vie dans la maison du Dr Blanche puisqu’elle s’y plaît, je suis assurée que ma chère fille pense comme moi à son égard et qu’elle ne manquera jamais de rien. J’ajoute à la somme que je donne pour elle 1 000 francs si elle me survit. « Un souvenir aux amis qui m’aiment et m’ont donné des preuves d’amitié. « 500 francs aux domestiques qui seront restés près de moi jusqu’à ma mort. « 1 000 francs à ceux qui m’auront servie plus de dix ans et seront encore avec moi le jour de ma mort.
« Fait en pleine vie et santé. Signé Léonie Halévy.
« Je désire être embaumée et rester le plus longtemps possible chez moi après ma mort. Je veux laisser un souvenir à ceux qui m’aiment et que j’aime :
« À ma nièce Claire, une de mes bagues.
« À sa fille Anna, mon portrait et celui de son oncle, aquarelle de Dubufe.
« À Mme Scribe qui m’a soutenue quand on voulait me donner un conseil de famille, une bague.
« Je laisse à ma fille le soin de donner encore quelques souvenirs à ceux qui auront pour moi de l’amitié, William Henriques, ma chère Camille, Charles Rodrigues. Geneviève choisira un de mes bijoux et les priera de le porter en souvenir de moi qui ai reconnu leur amitié en tout temps, Ludovic qui aimait tant Esther, une centaine de volumes que Geneviève choisira. Signé Léonie Halévy. »
Supplément, le 15 février 1882
« Dans le cas où mon petit-fils voudrait épouser une Israélite, ce qui me serait bien agréable, il est bon qu’il prenne connaissance de formalités qu’il aurait à remplir pour satisfaire son idée.
Signé Léonie Halévy
« Souvenir à ceux que j’aime à ajouter à mon testament.
« Claire Gradis, une bague petite perle et diamant.
« Elisée Raba, une de mes tables pour son appartement, celle de jeu si elle lui plaît, en marqueterie.
« À Louise – Ludovic, une jolie épingle ou bague, à Ludovic cent volumes de ma bibliothèque qu’il choisira avec Geneviève.
« William Busnach, 1 000 francs tous les jours de l’an pour son baccara.
« Nelly, trois partitions et un petit bijou, Emma de même.
« À Rosa, je désire que ma fille la garde, elle est charmante en tous points, qu’elle lui donne 1 000 francs et de mon linge. A ma cuisinière, 500 francs. Au Dr Lecorché, deux aquarelles de Whistler [?]. À [?] Gradis, une aquarelle de Whistler [?]. Aux jeunes Ganderax, une aquarelle de Whistler [?].
« Signé Léonie Halévy, le 20 octobre 1883. »
N° 3 – Lettre de Madeleine et Jacques Bizet adressée à Ludovic Halévy le jour de leur mariage civil (archives J.-P. Halévy).
Mardi 4 heures – 11 rue Ampère
Oh oui, Oncle Ludovic, vous avez bien raison de dire que nous vous aimons ! Je vous assure que vous ne vous trompez pas, et je ne puis assez vous dire combien nous sommes touchés tous les deux de votre adorable lettre et des délicieuses choses que vous nous dites. Je rentre à l’instant de la mairie, et je veux que les premiers mots que j’écrive, après avoir signé sur le grand registre, soient pour vous, et aillent vous porter le meilleur de mon souvenir et de mon affection.
J’aurais voulu retarder notre départ pour Trouville et aller vous voir jeudi, mais Jacques trouve que ce ne serait guère pratique et qu’il vaut mieux partir tout de suite, quitte à revenir vous faire une petite visite et vous embrasser, avec la voiturette Bollée, dans quelques temps. En attendant, nous pensons bien à vous tous les deux, et surtout aujourd’hui et demain où nous aurions été si heureux de vous avoir auprès de nous effectivement, car je sais bien que nous le sommes par le cœur autant qu’il est possible. Remerciez bien Tante Louise de sa lettre qu’Elie m’a remise aussitôt que le maire s’est rassis après les « quelques mots d’usage », et qui m’a fait beaucoup de plaisir. Ce qui m’en fera davantage encore (de plaisir) c’est de continuer à apprendre que vous allez mieux, mon bien cher Oncle...
À bientôt, et en attendant cette visite fin de siècle je vous embrasse bien tendrement, Tante Louise et vous, et de tout mon cœur comme je vous aime.
Madeleine
Mon cher Oncle,
Je ne veux pas te répéter ce que Madeleine t’a dit sur notre affection, elle a parlé pour moi comme pour elle. Mais je veux te dire que je suis bien heureux de savoir que tu vas beaucoup mieux, et que Moizart (que j’ai vu) est sûr que tu iras bientôt tout à fait bien.
J’aurais tant voulu te voir avant de partir, et je n’en trouve pas le moyen. Ma seule consolation est que cela t’aurait peut-être fatigué.
Je veux aussi te dire que nous sommes bien contents qu’Elie ait pu venir, c’était une façon de t’avoir tout de même un peu avec nous.
Embrasse ma tante de notre part à tous deux et dis-lui que je ferai tout mon possible pour qu’elle ne se repente pas de m’avoir accordé sa nièce. Je t’embrasse aussi toi très tendrement et j’espère aller te voir bientôt.
Jacques Bizet
N° 4 – Acte de mariage civil de Geneviève Halévy et Émile Straus (archives de la ville de Paris, registre des mariages de la mairie du IXe arrondissement, acte n° 956).
1L’an mil huit cent quatre-vingt-six, le sept octobre à une heure trois quarts du soir. Acte de mariage de : Émile STRAUS, né à Paris, le dix-sept février mil huit cent quarante-quatre, avocat à la Cour d’appel de Paris, domicilié à Paris, rue d’Aumale, 28. Fils majeur de Abraham Straus, et de Philippine Frank, son épouse, rentiers, décédés. Le futur et les témoins du présent acte, lesquels affirment connaître le futur époux, déclarent avec serment qu’il y a identité de personne, malgré la différence qui existe entre l’acte de naissance du futur, où sa mère est prénommée Philippini, et l’acte de décès de cette dernière où elle est prénommée Philippine. Ils déclarent en outre que ses aïeuls et aïeules sont décédés et qu’ils ignorent le lieu de leur décès ; d’une part. Et de Marie Geneviève Raphaëlle HALEVY, née à Paris le vingt-six février mil huit cent quarante-neuf, sans profession, domiciliée à Paris, rue de Douai, 22. Fille majeure de : Fromental Élie Halévy membre de l’institut, compositeur de musique, commandeur de la Légion d’honneur, et de Léonie Hannah Rodrigues-Henriques son épouse, sans profession, décédés. La future et les témoins du présent acte lesquels affirment connaître la future épouse, déclarent avec serment que ses aïeuls et aïeules sont décédés et qu’ils ignorent le lieu de leur décès. Ils déclarent en outre qu’il y a identité de personne, malgré la différence qui existe entre l’acte de naissance de la future, où son père est prénommé Fromental Élie et la mère Léonie Hannah et l’acte de décès de son père où ce dernier est prénommé Jacques Élie Fromental et la mère de la future Léonie ; l’acte de naissance de la future où son père est prénommé Fromental Élie et l’acte de décès de ce dernier où il est prénommé Fromental ; l’acte de naissance de la future où elle est prénommée Marie Geneviève Raphaëlle et l’acte de décès de son premier mari, où elle est prénommée Raphaëlle Geneviève. La future, veuve de M. Léopold Georges Bizet, compositeur de musique, chevalier de la Légion d’honneur, décédé à Bougival (Seine et Oise) le trois juin mil huit cent soixante-quinze, d’autre part. Dressé par nous, Jean Émile Ferry, maire officier de l’État civil du neuvième arrondissement de Paris, officier de la Légion d’honneur et de l’Instruction publique, qui avons procédé publiquement en la Mairie à la célébration du mariage, dans la forme suivante, après avoir donné lecture aux partis : 1° de leurs actes de naissance ; 2° des actes de décès des père et mère du futur ; 3° de ceux des père et mère de la future ; 4° de celui de M. Bizet, précédent mari de la future ; 5° des actes des publications faites en cette mairie, les dimanches vingt-six septembre dernier et trois octobre courant, sans opposition ; toutes les pièces sus mentionnées dûment paraphées ; 6° du chapitre VI du Livre I du Code Civil Titre du mariage sur les droits et devoirs respectifs des époux. Après avoir interpelé les futurs époux, lesquels nous ont déclaré qu’il a été fait un contrat de mariage le six de ce mois, devant Me de la Palme, notaire à Paris, suivant certificat à nous produit, nous avons demandé aux futurs époux s’ils veulent se prendre pour mari et pour femme et chacun d’eux ayant répondu affirmativement et séparément à haute voix, Nous avons prononcé, au nom de la Loi, que Émile Straus et Marie Geneviève Raphaëlle Halévy sont unis par le mariage. En présence de : Edmond James Rothschil (baron de) banquier, âgé de quarante un an, demeurant faubourg St-Honoré, 41 ; Louis Ganderax, homme de lettres, âgé de trente-quatre ans, demeurant rue de Monceau, 50 ; Hippolyte Rodrigues, agent de change honoraire, demeurant rue de la Victoire, 14, oncle de l’épouse ; Ludovic Halévy, homme de lettres, membre de l’Académie française, chevalier de la Légion d’honneur, âgé de cinquante-deux ans, demeurant rue de Douai, 22 ; témoins qui ont signé avec les époux et Nous, après lectures.
N° 5 – Acte du mariage religieux de Geneviève Halévy et Émile Straus, célébré à domicile le 7 octobre 1886 (collection F. Balard).
Consistoire Israélite de Paris
Temple de la rue (Mariage à domicile)
Ketouba ou acte de mariage religieux
Aujourd’hui, huitième jour du mois de Tischri de l’année 5647 de la création du monde (7 octobre 1886), les époux STRAUS (Émile) et HALEVY (Geneviève) veuve Bizet, se sont présentés devant nous, à l’effet d’obtenir pour leur union la consécration religieuse, la bénédiction de Dieu.
En présence de Dieu, et dans le Temple consacré à son culte, après la récitation des prières d’usage et l’accomplissement des formalités traditionnelles, après avoir indiqué aux deux époux les devoirs qu’ils auront à remplir dans leur nouvelle carrière, après les avoir bénis au nom de la Religion et appelé sur eux les faveurs du Ciel, nous les déclarons unis par les liens du mariage, suivant la loi de Moïse et d’Israel.
Hippolyte Rodrigues
Le Grand-Rabbin de Paris
Zadoc Kahn
N° 6 – Article de Robert Dreyfus, écrit à la mort de Ludovic Halévy pour la revue Pages libres du 24 mai 1908.
Lettre à Pages libres
Mes chers amis,
Vous me demandez une tâche qui m’émeut. Ludovic Halévy est mort... Je l’aimais, je le pleure, et vous voulez que j’écrive sur lui !
Nulle part ailleurs qu’ici, je ne me sentirais le cœur de le faire. Mais à Pages libres, où les noms de ses deux fils sont connus et chers, cela m’est moins pénible : nous sommes entre amis.
Ce matin, pour la dernière fois, j’ai vu Ludovic Halévy – sur son lit de mort – ! demain, il sera en terre. Ce noble et doux visage, que tant de fois depuis plus de vingt ans j’avais vu s’éclairer des lueurs de l’esprit, de la bonté, de l’intelligence, il ne s’animera désormais que dans notre mémoire. Comment me détacherais-je pour vous parler de cet homme délicieux, excellent, admirable, – oui, comment pourrais-je me distraire de cette affreuse certitude : il n’est plus !
N’importe, il le faut. Je vous dirai donc, non le détail de sa vie ni de l’œuvre qu’il laisse, – les critiques et les dictionnaires sont là – mais ce que je sens qu’il fut.
Ludovic Halévy fut doué de la nature la plus exquise et la plus rare, car ses livres et son théâtre sont d’une fantaisie divine, raffinée, lucide, presque impitoyable, et – dans sa vie – il fut bon.
Cette vie fut longue si on la mesure à l’ordinaire durée de la vie des hommes. Et pourtant, quand on a connu l’alerte et fort Parisien, tôt levé, toujours en quête de regarder, de s’informer et de s’instruire, qu’était encore Ludovic Halévy, il y a moins d’un an, quelle cruauté dans le délai trop court qu’il a eu pour aller au devant de la mort !
J’ai le sentiment, presque inexprimable, indéfinissable, que sa mort ressemble à un accident, – qu’il avait encore à vivre sa véritable vieillesse.
C’était un sage : pendant tout un quart de siècle, il avait beaucoup travaillé, beaucoup produit. Pendant un autre quart de siècle, – celui où je l’ai connu, – son repos fut d’aider les autres au travail et de les amener au succès. Vit-on jamais chez les gens de lettres, une âme si sincère, si bienfaisante et si juste ? Son plaisir, – et qu’il était vif – c’était de découvrir, d’encourager les talents naissants, de guider les jeunes hommes et les jeunes femmes dont il estimait le mérite, de leur rendre plus aisées les voies. Au théâtre et dans la littérature, parmi les amis des siens ou même parmi les inconnus que lui avait fait remarquer le hasard d’une rencontre ou d’une lecture, si la reconnaissance existe encore, que de gens doivent sentir en ce moment ce que j’éprouve moi-même !
De son œuvre, à lui, nul doute qu’il fut fier. Comment aurait-il pu méconnaître, lui seul, l’originalité, la portée – aujourd’hui on les constate, – de cette œuvre légère, abondante, adorable et forte, en sa parfaite aisance ! Ludovic Halévy avait vingt-cinq ans lorsque avec Hector Crémieux, avec Meilhac, il inventa l’opérette – la grande opérette littéraire et philosophique – et renouvela l’art du théâtre dans les premières et brillantes années du second empire. Ce théâtre de Meilhac et Halévy, c’est le bijou de la seconde moitié du xixe siècle : vivant, ironique, poétique, il a toute la grâce et toute la clairvoyance françaises ; il est profond sans y prétendre ; il symbolise son époque et, en même temps – j’en suis sûr – il y a en lui de l’éternité…
Et pourtant, avec quel respect, avec quel accent d’admiration affectueuse et vraie, je me souviens d’avoir toujours entendu Ludovic Halévy parler de ses maîtres et de ses aînés, et par exemple, et surtout, de Dumas fils ! Lui-même, il se mettait volontairement et pudiquement en dehors de la « maîtrise », et on le sentait content, mais étonné, lorsque des jeunes gens, nous étions nombreux de ce sentiment-là – osaient lui dire : « Dans le théâtre du xixe siècle, ce qui demeurera, ce qui ne se fanera jamais, ce qui sera classique, c’est votre théâtre ! »
Alors Ludovic Halévy souriait, nous faisait taire... Il était mesuré, philosophe, très craintif de l’hyperbole. Il avait beaucoup comparé, il avait infiniment de souvenirs. Et il se mettait à son rang, je le souhaite, mais ne refusait point leur rang aux autres, et se trompait plutôt à leur profit, jamais à leur détriment...
C’était une âme de l’ancien temps, de l’ancien Paris.
Parisien, Ludovic Halévy le fut toute sa vie, avec amour, et un Parisien complet. Amusé par les élégances et les impudences de Paris, le peintre hardi de la famille Cardinal n’ignora rien et ne dissimula rien de ses mœurs fringantes ou douteuses. Parisien, il le fut aussi par son goût de la rue affairée et pittoresque, des vieux quartiers à traditions, et de la causerie avec les petites gens. Sa marchande de journaux, le cocher de fiacre qui l’amenait à sa porte, le menuisier qu’un travail urgent introduisait dans son cabinet, le vieux machiniste qui soudain l’arrêtait et se nommait à lui, – que leurs paroles lui semblaient préférables aux entretiens des gens de lettres, des gens du monde ! Et plus vraies, et plus savoureuses... Sans cesse, il s’émerveillait de l’intelligence, de la réconfortante bravoure de ces petits travailleurs de Paris.
Je ne l’ai pas connu, lorsqu’il était un combattant du théâtre et de la littérature. Mais j’ai vu de près ses années de sérénité, de repos actif et heureux. Son esprit était prodigieusement accueillant et libre, apte à comprendre et à admirer même ce qui n’était pas, semble-t-il, en affinité avec sa nature. Sa culture était très ancienne et très forte, et constamment il l’accroissait : il était curieux, méthodique, patient. Ses lectures étaient variées, continuelles, infinies. Il ne se lassait pas de cataloguer, de collectionner. Il avait comme un tempérament d’historien. Un de ses livres – le seul peut-être qu’il se plût à relire et qu’il se permît de louer –, c’était justement un livre d’histoire et son dernier livre : ces Notes et souvenirs qui nous donnent un reflet si exact, si photographique, du temps de la Commune vue de Versailles. L’an dernier, les lecteurs de Pages libres ont eu le privilège du fragment inédit où Ludovic Halévy – ce sont là peut-être les dernières pages qu’il ait publiées – contait son retour à pied dans Paris, à travers le Bois de Boulogne, avec Marcelin Berthelot, en mai 1871...
Oh ! il ne se payait pas de mots. Il savait voir, il savait conter. N’est-ce pas lui, en somme, qui a créé, inauguré « le grand reportage », par ses émouvants récits de l’invasion, improvisés pour le Temps, au lendemain de la guerre ? Fervent de Sainte-Beuve, de Henri Heine, de Stendhal, – passionné de petit fait, du détail expressif et poétique où se concentre et se traduit la réalité – souvenons-nous qu’il fut, à la Vie parisienne de Marcellin, le compagnon de Taine. Il était si judicieux, si charmant, si simple et équilibré dans le sérieux, que la tenue de sa vie, la sûreté de son cœur, l’autorité élégante de ses manières déconcertaient ceux qui le connaissaient mal et de loin. Est-ce là, songeaient-ils, l’auteur de tant de bouffonneries outrancières ? Il faut avoir vécu auprès de lui en familier de chaque jour, avoir entendu ses mille petites phrases hachées, suspendues, si vives et comme affleurantes, – et il faut l’avoir vu parfois s’amuser lui-même à déformer l’aspect banal et l’interprétation trop aisée de quelque incident privé ou public, jusqu’à le rendre méconnaissable et inoubliable à force d’emportement hors du réel –, comme s’il avait vu jaillir le scénario de quelque dernière opérette audacieuse, – il fallait cela pour reconnaître soudain, dans une lueur de son regard l’ancêtre ironique qui, naguère, en compagnie d’Henri Meilhac, fit trépigner de joie Paris, aux accents de l’orchestre d’Offenbach...
L’an dernier, vers l’été, il tomba malade. Une de ces crises désastreuses de découragement physique et moral – qui le secouaient parfois, puis s’apaisaient – pesa sur lui jusqu’à l’automne. De Sucy-en-Brie, village qu’il aimait, rentré à Paris, il s’installa dans une vieille maison de l’île de la Cité, qui lui était chère par tant de souvenirs de famille et par son voisinage de l’Institut, où il est né, près duquel il meurt...
La semaine dernière, en voiture, il fit encore une sortie dans Paris, se fit mener chez son vieux libraire.
On l’enterre demain.
Élie et Daniel Halévy sont hommes de courage. Mais quelle épreuve que la mort d’un père – d’un tel père !
Leur ami et le vôtre
Robert Dreyfus
9 mai 1908
N° 7 – Extraits de la lettre écrite par Marcel Proust à Mme Straus le 9 mai 1908, à la mort de Ludovic Halévy.
2[...] « Je n’ai pensé qu’à vous tous depuis que j’ai lu cette nouvelle, j’ai beaucoup pensé aussi au pauvre M. Halévy, que je connaissais très peu, mais que j’admirais et que j’aimais profondément. Et j’aime beaucoup Daniel et je pensais souvent à son bonheur d’avoir ses parents, de les rendre heureux. »
3Regrettant de ne pas avoir eu l’opportunité d’écrire un article sur Ludovic à cette occasion, Proust évoque « ... cette grandeur morale qui vous a fait tous dédaigner tous les biens frivoles qui viennent à vous malgré vous, qui a fait élever si simplement Daniel, et son frère, et Jacques, par vous, par M. Halévy, aux pieds de qui tout le monde était. Cette distinction unique d’esprit et de caractère, il me semble que j’aurais parlé de tout cela, moins bien que Beaunier, mais avec plus de précision, soutenu tout le temps par des souvenirs vivants, et débordant de tristesse, de sympathie. »
N° 8 – Dédicaces, par Marcel Proust, d’ouvrages offerts à Mme Straus
– Dédicace sur l’exemplaire de Swann offert à Geneviève Straus (1913).
À Madame Émile Straus, la seule, des belles choses que j’aimais déjà à l’âge où commence ce livre, pour qui mon admiration n’ait pas changé, pas plus que sa beauté, que son charme perpétuellement rajeuni.
Respectueux hommage.
Marcel Proust
– Dédicace sur l’exemplaire de Sésame et les Lys (1917).
Chère Madame Straus, en dictant l’adresse, le nom de votre demeure m’émeut presque autant que le vôtre. Aucune campagne n’est perméable, poreuse, n’a un charme féminin, comme la campagne normande. Et toutes les routes, où nous nous sommes promenés ensemble, en voiture et à pied, car c’est toute une affaire d’aller à Beaumont en automobile, depuis le jour où j’étais venu passer une après-midi avec le pauvre Fénelon et où vous me meniez si facilement à Honfleur, sont des annexes de vous, aussi chères à mon souvenir, aussi incorporées à mon cœur. Mais, plus que tout, naturellement, les maisons que vous avez là-bas habitées, le manoir de la Cour Brûlée, dont le nom, d’un romantisme Aubernon, fut inscrit par vous sur les cartes roses des Trois-Quartiers, mais surtout celle qui fut créée par vous, par M. Straus, que me ferment ma santé, les distances, et dont je voudrais bien pourtant une fois avant de mourir, retrouver, fût-ce pour une heure, le Sésame. Celui-ci plus heureux verra la pelouse inclinée, s’imprégnera du parfum des roses d’automne, et sera reçu par vos mains si belles que je baise avec respect.
Marcel Proust
– Dédicace de Pastiches et Mélanges.
À Madame Straus, cette deuxième édition pour qu’elle puisse voir son portrait (première esquisse qui sera poursuivie), en attendant que j’aie une première édition.
Hommage d’admiration respectueuse et de tendre et reconnaissante affection.
M.P.
– Dédicace sur l’exemplaire du Côté de Guermantes, II.
À Monsieur et Madame Émile Straus, en les priant de lire l’épisode des souliers rouges que j’allai un soir chercher, et de ne pas oublier, non plus, le respectueux attachement de leur reconnaissant ami.
Marcel Proust
N° 9 – Lettre d’Émile Straus à Louise Halévy ; écrite sur papier deuil un peu plus d’un an après la mort de Geneviève ; datée du 5 janvier 1928 (collection F. Balard).
Antibes 5 janvier 28
Villa La Toledad
Route du Littoral
Alpes Maritimes
Chère amie, chère Louise,
Je devrais m’excuser de ne vous avoir pas écrit déjà depuis plusieurs jours ; mais je n’ai pas à le faire, car vous savez le marasme, cette force d’anéantissement de la pensée que cause une douleur qui, je vous assure, ne fait qu’augmenter, en moi, depuis le jour de la cruelle disparition. Vous me parlez de ce qui prend tout au moins l’aspect de l’habitude de cet état qui est l’apaisement. Eh bien ! je vous l’assure et c’est exactement le contraire de ce que j’avais toujours imaginé et cru observer plus je m’éloigne de l’événement, plus je me sens abandonné, plus je me sens triste plus j’ai horreur de la vie, plus, dans le silence, je m’adresse à elle pour éclater en sanglots en voyant la continuelle et terrible erreur que je commets. Vous me plaignez et laissez-moi vous dire que j’en suis touché. Madame Fabre-Luce m’a écrit diverses lettres qui contiennent des pensées touchantes et émouvantes. Elle m’écrit qu’elle va venir me voir. J’avoue que cette pensée me trouble infiniment.
Je vais écrire aujourd’hui ou demain à vos fils pour eux et leurs femmes. Et voyez à quel degré je puis difficilement écrire. Voila depuis le 1er janvier le quatrième jour où ma santé me retient à la chambre. J’ai même, j’en ai honte, une appréhension ridicule de la menace des dernières souffrances ! et surtout la honte de mon infériorité, de ma faiblesse, la nécessité de recourir à autrui pour tel détail de la toilette, la difficulté de prendre une résolution vis-à-vis de gens qui ne méritent évidemment pas qu’un doute s’élève à l’égard de leur dévouement. Lorsqu’on fait une comparaison avec l’esprit de décision, l’entrain... [un morceau de la page manque]. Je pense que je suis un vieux mendiant près du quai.
Évidemment, le pont qu’a dressé la nature pour vous faire passer dans l’autre monde, c’est l’enfant ou les enfants, et je comprends le calme que vous donne, dans la joie qu’elle vous procure, la vue des enfants qui augmentent à tous moments les causes de votre tranquillité dans le but que vous atteignez et pour lequel je vous souhaite de toute mon âme tout ce que vous pouvez désirer.
Mon neveu me quitte dans huit jours. Je vais être bien seul. Pourrai-je continuer à vivre seul ainsi ? Je vais voir ! C’est un pays charmant quand il y fait beau ; mais voilà cinq semaines qu’il y fait laid, neige et vent. Et voilà trois fois – en ce moment encore – que je suis repris de menaces de pneumonie et que je suis condamné à rester à la chambre.
Amitiés, vœux et l’assurance d’une grande et véritable affection, affectueux respect ne serait-ce qu’en souvenir de ce que Geneviève me disait de Louise.
Émile Straus
Première page écrite, la feuille attachée au bloc et lorsque je l’ai voulu séparer du bloc, arrachée.
N° 10 – Daniel Halévy : Deux portraits de Madame Straus (archives J.-P. Halévy).
4Daniel Halévy s’est essayé deux fois, à cinquante ans de distance (1895 et 1944), à faire le portrait de sa tante, Geneviève Straus. La première fois (il avait vingt-deux ans), il entend inaugurer une série de « tableaux de Paris » et il veut seulement s’inspirer de Madame Straus. Aussi commence-t-il par masquer la personnalité de Georges Bizet sous les apparences d’un sculpteur. Mais, pris par son sujet, il ne peut s’empêcher de revenir à la réalité : la grande œuvre du sculpteur est un... opéra.
1 – Extrait des Tableaux de Paris (le 4 mai 1895)
5Elle était jeune et fort jolie, on la courtisait, elle était heureuse. Il ne lui fallait pour cela que le succès d’un instant ; de l’avenir elle se souciait peu, elle s’abandonnait. Elle s’abandonnait si bien, qu’au premier qui demanda sa main, elle répondit oui parce que c’est toujours plus aisé (agréable) à répondre que non. Tout allait donc le mieux du monde. Mais, le jour des noces approchant, elle devint triste, et de plus en plus. On l’interrogea : elle fondit en larmes. Il fallut rompre. Quelque temps passa (un rien avait suffi pour qu’elle oubliât), elle fut demandée par un jeune sculpteur. Ce jeune artiste était charmant, beau, passionné ; elle répondit, oui, presque sérieusement. Ce fut le plus charmant ménage, le plus vivement amoureux. Le temps passa : le jeune homme travaillait, il fit de fort belles œuvres et commença d’être connu. Il travaillait du matin au soir, il vivait seul avec sa femme, et l’amour qu’il avait pour elle faisait tout son repos. Il était heureux, sa femme l’était presque : mais elle n’avait pas l’âme assez sérieuse pour le bonheur ; jeune fille, elle avait connu le succès ; jeune femme, elle n’avait qu’à le vouloir, et le voulut. Elle voulut voir un peu de monde. Son mari l’aimait tant qu’il n’y fit pas difficulté ; d’ailleurs il ne doutait pas de sa femme ; seulement ces étrangers lui étaient inutiles. D’ailleurs, il travaillait, et les voyait peu. Car il travaillait de plus en plus : il s’était attaché à une grande œuvre, et de plus en plus il limita sa vie aux deux mondes du travail et de l’amour. Quel ne fut pas son tourment de deviner bientôt sa femme moins à lui. Son amour durait, mais miné par l’autre passion du succès. Elle l’avait : son charme mûri était extrême ; de tous les mondes on venait à son salon de bohème, et sa rue faubourienne s’emplissait de voitures. Elle n’avait jamais été si heureuse, et ne soupçonnait pas les souffrances de son mari. Celui-ci venait d’achever son œuvre ; il l’exposa, elle ne fut pas comprise. Après l’amour, le travail lui manquait : un matin, on le trouva mort dans son lit.
6Sa jeune femme en eut un affreux désespoir, nullement par remords, elle n’avait rien compris, mais parce que son amour était réel. Deux ou trois ans elle vécut tout à fait à l’écart du monde. Elle ne voyait que des amis intimes, ceux-là même dont la présence avait tué son mari. Petit à petit elle devint plus gaie, les amis revinrent chaque soir, ils en amenèrent d’autres qui en amenèrent d’autres, et en même temps la jeune femme devenait plus riche : l’opéra de son mari, dont la chute avait été si dure, était joué par toute l’Europe, et repris triomphalement à Paris. Au salon de la veuve, on vint pleurer, on vint aimer le maître mort si jeune. On commençait à connaître la tragédie de sa vie, et on n’en venait que plus assidûment auprès de la jeune femme si belle, spirituelle et troublante.
7Elle rouvrit son salon, son succès fut extrême. Tout Paris vint à elle ; les bohèmes avaient amené des artistes qui avaient amené la riche finance, qui avait amené un peu d’aristocratie. Non seulement on vint, on la reçut aussi. Elle s’enivra : elle n’avait jusque-là vécu que le plaisir ; tout à coup la vanité pénétra dans son âme et la prit tout entière. Elle habitait un appartement petit, sombre et sale, elle y vivait, du matin au soir, en robe de chambre rien ne lui était plus étranger que le genre et le chic, elle dut changer sa vie.
8Elle avait pour amant un vieil ami, riche par l’argent qu’il gagnait, qui avait beaucoup fait pour son salon, dont il était fier comme du sien. Parti de rien, il était extrêmement snob, mais il n’était snob que le soir, tout le jour il travaillait, et, comme beaucoup de grands travailleurs, il était resté jeune, naïf, candide. Il était snob avec une ardeur de chérubin, et il aimait sa maîtresse comme un jeune homme. Depuis longtemps il voulait l’épouser : mais elle avait peur des décisions ; pourtant il insistait de plus en plus ; elle se trouvait à ce tournant de la vie où la vanité l’inclinait à modifier sa vie ; elle était lasse de dire non, elle dit oui. Le nouveau ménage prit chevaux et voitures, il s’installa somptueusement.
9La maison fut fréquentée, mais pas plus que beaucoup d’autres : salon et maîtresse furent classés. Le charme était passé. Il avait été vif par son emportement d’enfant vers le plaisir et le succès. Maintenant la noire vanité la minait. De désordonnée, elle devint l’ordre même, et de sale propre. Mais rien ne l’amusa plus, ni ses robes ni le théâtre ni personne ; tout lui devint calcul et devoir. Elle eut, sans plaisir, quelques coquetteries. Elle désespéra son mari, que partageait [sic] l’amour du monde et l’horreur du monde.
10Tous deux dévorés par la vanité.
11Grand moment, passage du plaisir à la vanité.
12Caractère non fait : le mari amoureux et snob, fier et désespéré des succès de sa femme.
2 – Notes sur les salons de ma tante Geneviève (septembre 1944 ?)
Il n’y a pas « le salon », il y a eu les trois salons de Geneviève Halévy-Bizet-Straus.
Le premier, c’est le salon de Geneviève Bizet, logée au troisième étage (escalier au fond de la cour à gauche, si je me souviens bien).
Geneviève Bizet, veuve à vingt-sept ans de Georges Bizet, très belle et d’un merveilleux charme, adorant être entourée, répugnant aux contraintes du monde, ne fut pas un instant une veuve abandonnée. Elle habitait au 22 de la rue de Douai, ensemble avec mes grands-parents Halévy et nous-mêmes ; les anciens amis de son mari venaient la voir (Guiraud, le musicien, d’autres encore). Et ses amis d’enfance, Louis et Étienne Ganderax. Indolente sauf pour l’amitié, toujours au coin de son feu dans son logement sans faste, dès lors c’est bien un salon qu’elle avait, mais si intime que personne ne s’en apercevait. Très courtisée (elle avait le besoin de l’être), elle avait été demandée par un ami de Georges (Bizet), le pianiste Delafosse (je ne suis pas sûr du nom) et, lassée par son insistance, avait dit oui. Mais ce n’était qu’un oui de lassitude ; à peine le mot prononcé, un désespoir la saisit. Ma mère m’a souvent raconté cette crise, dont le poids était retombé sur mon père, qui avait dû aller dire à D. que Geneviève Bizet ne voulait plus le voir. Ses amis, sa liberté, elle ne concevait rien d’autre.
Ma mère me disait que le changement qui survint en elle restait pour elle quelque chose de stupéfiant. Elle attribuait une grande part de ce changement à Émile Straus, avocat, qui était entré dans son intimité. C’était un homme de forte capacité, puissamment volontaire et capable. Entre lui, elle et ses amis, rien de commun. Mais il était là et il l’adorait. « Ce qu’il y a eu de noble dans la vie de Straus, c’est l’amour qu’il a eu pour ta tante. » Ce mot rencontre, par une sorte de tangente, un jugement que me dit un jour ma mère. « Straus n’a absolument aucune noblesse. » Pourtant elle l’acceptait, parce qu’il était là, et avait cette qualité d’aimer fermement sa cousine.
Je crois (sans en être sûr) que c’est Straus qui fit inviter ma tante chez les Alphonse de Rothschild, où fréquentait alors le meilleur monde. La grande beauté de la jeune femme, son goût et son esprit exquis, le nom qu’elle portait (alors éclatait la gloire de Bizet), lui firent un succès incroyable. Elle fut adoptée, exaltée, invitée partout. Le surprenant, c’est qu’elle se laissa faire, qu’elle entra presque d’un coup, dans le jeu du grand nombre, qu’elle accepta, non pas tous les ennuis du snobisme, mais beaucoup d’entre eux.
Elle fut envahie, elle ne résista pas. Le samedi était le jour de réception, 22 rue de Douai, des Léon et des Ludovic Halévy, et de Geneviève Bizet, mais pour elle, la Parisienne au coin de son feu, le samedi n’était pas très différent des autres jours. Par décision du « gratin » les samedis de Geneviève Bizet devinrent une obligation parisienne. Que de coupés devant la porte du 22 !
La baronne Alphonse (de Rothschild), la comtesse Potocka, la duchesse de Richelieu, la comtesse de Chevigné, grimpèrent l’escalier du fond de la cour. – Tel fut le premier salon de ma tante Geneviève.
Ç’avait été, en grande partie, l’œuvre de Straus. Or, il voulait davantage ; il voulait être le maître et du salon et de la femme.
Ce qu’il voulait, il le voulait bien, et il fut un jour publié que Geneviève Bizet allait devenir Geneviève Straus. Quel émoi parmi ses amis : indiscret, brutal, Straus n’était pas aimé. Il était subi parce qu’il avait de la force et de l’esprit, mais il n’était pas du tout aimé. Les intimes se récrièrent donc, protestèrent auprès de leur amie :
– Straus, votre mari ! Ça va être assommant.
Elle s’excusa :
– Que voulez-vous, je n’avais pas d’autre moyen pour me débarrasser de lui.
Mariage, déménagement ; au lieu du 22 rue de Douai, le 134, Bd Haussmann ; tout de même, à maints égards, le même salon promu du IXe au VIIIe ; tout considéré, une grande réussite, parisienne et mondaine.
Je l’ai très bien connu, c’était très agréable. Il y avait les vivantes attaches avec le Second Empire, mon père, Meilhac, Degas, et Cavé, et les deux Ganderax. Il y avait les nouveaux talents : non pas Anatole France (que Mme Arman tenait serré), mais, très souvent, Jules Lemaître. Il y avait Bourget, et Hervieu, et Forain ; les comédiens, Lucien Guitry, Réjane, Emma Calvé ; j’ai vu la princesse Mathilde, hautaine relique ; et les étrangers, Lady de Grey, Lord Lytton, George Moore, amené par Jacques Blanche, et Marcel Proust, éphèbe inoubliable.
Ma tante, parmi tant d’êtres, merveilleusement présente, jamais ne s’imposant, assise sur tel fauteuil, ou tel autre ; jamais agitée ; toujours causante, jamais discurseuse. J’ai écrit tout à l’heure : « merveilleusement présente » : c’était me souvenant d’une appréciation de J.-E. Blanche, récente (aux environs de 1940, c’est récent) : « Ta tante, me disait-il, n’était pas une créature éblouissante, un esprit éclatant : c’était une présence. » Une justesse, un goût ; chaque fois qu’il en était besoin, un mot heureux. De méchanceté, pas trace. Elle était trop indifférente pour être méchante.
Enfin, c’était très bien. Et c’était le salon de Mme Straus. Le vrai.
Straus tourniquait là-dedans, brutal, marchant sur les pieds de celui-ci, de celle-là. Pourtant sa présence était tolérable, et les vieux amis semblaient s’être trompés. Peut-être Geneviève avait-elle eu raison, leur disant : « Je n’avais d’autre moyen de me débarrasser de lui. » Sa maison n’était pas devenue assommante. Mais non, c’est eux qui avaient raison, le jour vint où cela devint assommant. L’accident arriva par le détour de cet événement que fut l’Affaire Dreyfus.
Je voudrais pouvoir dire que Straus y porta beaucoup de cœur et d’humanité, mais comme je ne lui ai vu cœur ni humanité en aucune circonstance hors celle-là, je me trouve amené à penser qu’il y porta toute sa passion revendicative et vindicative juive, qui était considérable. L’harmonie du salon du boulevard Haussmann fut brisée d’un coup. Le salon disparut à jamais, tant matériellement que spirituellement, car Straus ayant décidé de se loger de manière tout à fait grandiose, acheta, tout à fait dans le haut de la rue de Miromesnil (rue ennuyeuse s’il en fut), un hôtel très ennuyeux. Ce dut être vers 1898-1899 : naufrage sur tous les plans.
Je ne trouve qu’un souvenir plaisant de cette installation : c’est une conversation vigoureuse du Danois Georg Brandès. Que dirais-je du grand pontife, qu’était Joseph Reinach ? du grand juge littéraire, Paul Souday ? La meilleure acquisition, c’était évidemment celle d’Abel Hermant. Mais sa conversation, telle que je l’ai deux ou trois fois entendue, n’était qu’un insolent caquetage. Ma tante, indolente, indifférente, laissait dire : Reinach et Souday satisfaisaient sa vieille passion invétérée, qui était de ne pas être seule.
Pourtant, cette meute de vieux ténors gardait un prestige. Les Dimanches étaient assommants, mais les déjeuners quelquefois bien choisis. On y voyait la grande Anna, très amie de Geneviève. Et des jeunes femmes du grand monde se faisaient présenter, curieuses de voir et percer les secrets d’une femme entourée depuis vingt, vingt-cinq ou trente ans. Doyenne incontestée, elle avait l’auréole. Elle recevait ces curieuses avec sa grâce indifférente.
Je me souviens du dernier déjeuner que je fis avec Straus et ma tante. C’était à Versailles, où ils avaient une installation d’été. J’y avais été pour entendre Poincaré, qui ce jour-là faisait voter par l’Assemblée Nationale une loi financière d’urgence.
Pendant une assez longue partie du repas, Straus chercha minutieusement par quel biais il serait possible d’avoir Poincaré et sa femme à sa table. Ma tante terriblement usée, fatiguée, avait l’air d’écouter.
O la plaisante jeune femme de 1885 !
Daniel Halévy
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