Chapitre premier. Magnétisme
p. 19-50
Texte intégral
Histoire du magnétisme
1Dans l’histoire de la science, en Angleterre, le début du xviie siècle est marqué par la publication d’un traité célèbre écrit par William Gilbert : De Magnete, magneticisque corporibus, et de magno magnete tellure : Physiologia nova, plurimis & argumentis, & experimentis demonstrata, publié en 1600. Pour composer son De magnete, Gilbert avait étudié l’ensemble des données fournies par les savants et les marins ainsi que par les artisans spécialisés dans la fabrication d’instruments de navigation ; sa situation de médecin auprès de la reine Elisabeth lui facilitait l’accès à ces informations. En outre, il disposait d’un laboratoire où, pendant dix-sept ans, il avait fait de laborieuses et patientes expériences sur des pierres d’aimant avec l’aide de métallurgistes. Le De magnete fait date dans la connaissance des phénomènes magnétiques et va servir de référence pendant plus de deux siècles1.
Techniques de navigation
2L’étude du magnétisme s’était considérablement développée au xvie siècle pour répondre aux besoins croissants de la navigation2. Traverser l’océan exigeait des connaissances et des techniques beaucoup plus complexes que celles qui sont nécessaires pour longer les côtes. Les marchands étaient prêts à investir dans les nouvelles techniques pour s’assurer que leurs vaisseaux arriveraient à bon port et rapporteraient en toute sécurité leurs précieuses cargaisons. Pour la marine militaire, la maîtrise des mers dépendaient de plus en plus des sciences de la navigation.
3Pour faire route à travers l’Atlantique et arriver à une destination relativement précise, il fallait déterminer la position du navire au cours du voyage et le localiser sur une carte marine grâce aux mesures de la latitude, qu’il était possible de calculer de manière approximative. Il existait à cet effet des tables qui établissaient la position du Soleil et des planètes : les Tables Alphonsines, qui dataient de 1272, étaient encore utilisées au XVIIe siècle ; les Ephémérides de Regiomontanus, plus fiables, étaient parues en 1494 ; les Tables Rudolphines, établies par Kepler selon les nouvelles lois, beaucoup plus précises, des mouvements planétaires, ne seront publiées qu’en 1627. Pour mesurer la déclinaison d’un astre, on utilisait l’astrolabe et le quadrant. L’astrolabe nautique fit son apparition dans les années 1520 : il est mentionné pour la première fois sur une carte qui date de 1529. Quant à l’usage du quadrant, il demeurait difficile en mer, à cause du manque de stabilité du fil à plomb.
4Mesurer la longitude présentait en revanche des problèmes insurmontables3. On calcule la différence de longitude de deux endroits du globe en mesurant la différence de temps, calculée en utilisant l’heure locale de chaque endroit, dans l’observation d’un événement astronomique précis, comme le coucher du soleil. Mais comment savoir l’heure locale d’un lieu éloigné ? Une solution, suggérée dès 1530, fut de porter à bord une horloge supplémentaire qui marquerait l’heure locale de l’endroit en question, et qui ne serait pas ajustée tous les jours, comme le serait l’autre horloge, selon la nouvelle position du Soleil. Les horloges étaient cependant extrêmement imprécises et devaient justement, même à terre, être corrigées régulièrement à l’aide de cadrans solaires. L’invention, en 1657, de l’horloge à pendule ne suffira pas à rendre l’horloge suffisamment fiable à bord d’un vaisseau secoué par la mer et le vent ; il faudra attendre le XIXe siècle pour que les navigateurs disposent d’horloges précises. Le seul moyen relativement exact à la portée des navigateurs du xvie siècle était l’observation d’une éclipse. On pouvait comparer l’heure de l’éclipse avec celle indiquée pour telle ville, par exemple, dans les Ephémérides de Regiomontanus. John Donne utilise l’image du calcul de la longitude dans un poème consacré à une relation amoureuse. Le poète souhaite s’éloigner de sa maîtresse pour mieux prendre la mesure de son amour. La « grandeur » de l’amour se mesure d’après les feux de la passion, comme on calcule la latitude d’après la position de telle étoile brillante, mais la durée de l’amour, comme la longitude, ne peut se calculer qu’à l’aide des « sombres éclipses » :
How great love is, presence best try all makes,
But absence tryes how long this love will bee;
To take a latitude
Sun, or starres, are fitliest view’d
At their brightest, but to conclude
Of longitudes, what other way have wee,
But to marke when, and where the darke eclipses bee4?
5Les éclipses étant très rares, les marins ne pouvaient compter, pour se repérer, que sur le calcul de la latitude, associé à une estimation intuitive de la vitesse du navire. Aucune technique ne permettait de mesurer la vitesse en mer, d’autant plus que le navire était soumis à des vents variables et à des courants mal connus. Faire voile en direction du Nouveau Monde restait, donc, une gageure. Pour traverser la Méditerranée, la plupart des marins continueront, jusqu’à la fin du xviie siècle, de longer les côtes plutôt que de se lancer à travers mer sur un trajet plus court mais bien plus aléatoire.
6Se guider la nuit à l’aide des étoiles avait toujours été une précieuse technique de navigation. Pour s’orienter par temps couvert, ou de jour, la boussole est un instrument de première nécessité. L’usage de la boussole, inventée semble-t-il par les Chinois, s’était répandu en Occident à la fin du xiie siècle. Pierre de Maricourt (Petrus Peregrinus), disciple de Roger Bacon, en fait une première description détaillée dans son Epistola Petri Peregrini de Maricourt ad Sygerem de Foucaucourt militem de Magnete de 1269, mais cet ouvrage demeura peu connu avant les années 1520, date la première édition imprimée, intitulée De virtute magnetis et attribuée à Raymond Lulle. La première édition à porter le nom de Pierre de Maricourt, intitulée alors De magnete seu rota perpetui motus, parut en 1558. Selon l’auteur, l’aimant s’orientait grâce à l’aide divine (virtu Dei) mais pouvait aussi être influencé par une force terrestre, dont il n’avait qu’une notion assez vague. Bien avant Gilbert, à vrai dire, Pierre de Maricourt avait opéré un rapprochement entre magnétisme et astronomie : il voyait dans la pierre d’aimant, qui prenait la direction de l’axe du ciel ou de la sphère des fixes, l’analogue de cette sphère. Il établit l’existence sur la pierre d’aimant de deux pôles et d’un axe qui les réunit, analogues aux deux pôles de la sphère céleste et de l’axe autour duquel elle tourne. À la fin du traité, il prétend avoir découvert le moyen de produire par le magnétisme le mouvement perpétuel, expérience qui inspirera Gilbert.
7Au xive siècle, une amélioration fut apportée à la boussole : on plaça l’aiguille aimantée au centre de la rose des vents. Cependant, jusqu’à la deuxième moitié du xvie siècle, on constate peu de progrès dans le domaine du magnétisme. L’interprétation positiviste de Pierre de Maricourt des phénomènes magnétiques avait cédé la place à des interprétations magiques, théologiques, vitalistes, ou animistes. L’aimant se voyait attribuer des propriétés occultes et merveilleuses ; la littérature magnétique comportait encore des fables datant de l’époque de Pline et s’enrichissait d’histoires fantastiques de marins relatant l’existence de falaises ou de montagnes magiques. Certains affirmaient que des montagnes magnétiques pouvaient arracher aux navires leurs clous en fer ; dans les régions concernées, il fallait, selon la légende, utiliser des clous en bois pour construire des vaisseaux. Même de nos jours, le terme de « magnétisme » a conservé un sens occulte, comme, par exemple, la force supposée du « magnétiseur » qui traite des malades par hypnotisme.
8Divers phénomènes magnétiques rendaient incertain l’emploi de la boussole. L’Anglais Sebastian Cabot avait découvert, à la fin du xve siècle, le problème posé par la variation des forces magnétiques. Au cours des années 1530, Felipe Guillen, de Séville, fabriqua des boussoles et des cartes qui tenaient compte de la variation magnétique, mais on maîtrisait mal le phénomène de l’instabilité des champs magnétiques qui varient aussi bien dans l’espace que dans le temps. Le phénomène de la déclinaison de l’aiguille aimantée (c’est-à-dire, l’angle horizontal qui est formé entre la direction du nord véritable et celle du nord magnétique) était connu à la fin du xve siècle (on appelait ce phénomène « variation », terme encore utilisé aujourd’hui dans le monde nautique5), mais ce n’est que cent ans plus tard que Simon Stevig s’efforça de déterminer de manière systématique la déclinaison telle qu’elle se manifeste à des points différents du globe. Il publia les résultats dans son ouvrage De Havenvinding (L’Art de trouver le port) paru en 1599. L’inclinaison de l’aiguille, c’est-à-dire, l’angle vertical formé entre une aiguille aimantée et le plan horizontal, phénomène que certains appelaient également « déclinaison » (« dip » en anglais) fut découverte par Georg Hartmann en 1544 et étudiée plus en détail par Robert Norman dans The Newe Attractive de 1581. Girolamo Fracastoro fut le premier, en 1530, à situer le siège du magnétisme au pôle nord de la Terre ; on avait cru – et on allait croire assez longtemps encore – que la force magnétique émanait de l’étoile polaire. C’est en 1588 que, pour la première fois, Livio Sanuto fait référence à deux pôles de la Terre.
Magie, métaphysique et physique
9Grâce aux travaux de Robert Norman, de Simon Stevig et de Jean-Baptiste della Porta, la science du magnétisme commence à se développer vers la fin du XVIe siècle. C’est une discipline qui se trouve au carrefour de la science et de la « pré-science ». D’une part, l’aimant est le prototype des vertus occultes, et intéresse de ce fait les savants qui, au XVIe siècle, sont le plus souvent néoplatoniciens et croient à l’âme du monde. D’autre part, par des expériences de vérification et de mesure, on met en œuvre des théories mécaniques pour comprendre le caractère physique de l’attraction et de la répulsion magnétiques. Une « force » reste dans le domaine de la métaphysique, dira Poincaré, tant qu’on ne sait pas la mesurer6. Phénomène « magique », en quelque sorte, le magnétisme va contribuer, par la suite, à la naissance de la future physique newtonienne.
10L’ouvrage célèbre de Porta, la Magia Naturalis (édition de 15897) réunit ces deux approches scientifiques et pré-scientifiques, où la magie le dispute à la physique. La « magie naturelle » concerne les merveilles de la nature ainsi que les pratiques qui permettent à l’homme de maîtriser ces phénomènes. Le magnétisme fascine et l’inspire l’auteur qui procède à diverses expériences concrètes pour faire valoir l’existence, l’utilité et le caractère extraordinaire des forces magnétiques. C’est dans le Livre VII que Porta traite des merveilles de la pierre d’aimant : « Of the Wonders of the Loadstone ». Dans l’introduction à ce livre, il traite de la navigation en mer mais aussi de la communication à distance, qui pourrait, selon lui, s’effectuer grâce à l’emploi de deux boussoles sur lesquelles seraient inscrites les lettres de l’alphabet8. L’hypothèse est intéressante, mais l’auteur ne dit pas s’il l’a réalisée. Porta a cependant l’intuition de ce que sera plus tard la communication télégraphique, qui fonctionne effectivement grâce aux forces électro-magnétiques9. Au chapitre 29, il décrit des expériences destinées au divertissement de spectateurs, par exemple, la feuille de papier qui se déplace sans tomber sur la surface d’une cloison : derrière la cloison un complice utilise un aimant pour retenir et faire évoluer la feuille de papier sur laquelle a été fixé un fragment de métal. Démonstration scientifique et spectacle de magie se confondent. Mais, dans ses pages sur le magnétisme, Porta s’attache surtout à faire une description détaillée du phénomène magnétique : il énumère avec le plus grand soin les caractéristiques de la pierre d’aimant et du fer aimanté, il étudie le fonctionnement d’un aimant cassé et vérifie expérimentalement l’action de l’aimant. Illustrées par des diagrammes très clairs, ces pages constituent une ébauche de manuel scientifique qui permet de comprendre comment fonctionne le magnétisme. Porta entreprend enfin de vérifier ou de réfuter diverses croyances traditionnelles. Alors que Plutarque et, après lui, Ptolémée avaient affirmé que l’ail empêchait l’action magnétique, Porta vérifie cette affirmation et découvre que, lorsque la pierre d’aimant est couverte de jus d’ail, son efficacité reste la même : « when it was all anoyted over with the juice of Garlick, it did perform its office as well as if it had never been touched with it »10. Il réfute également l’opinion de Pline et de saint Augustin selon laquelle le diamant entraverait l’action de la pierre d’aimant11. Intrigué par le caractère étrange du magnétisme, Porta veut justement étudier de plus près ce phénomène pour mieux cerner les principes de la « magie » qui est d’ordre naturel et pour écarter de son champ de recherches les fictions qui n’ont aucune base dans la réalité.
11À la suite de Porta, mais beaucoup plus systématique que lui, préoccupé toute sa vie par des questions concernant les phénomènes magnétiques, William Gilbert établit des données qui constituent le fondement du magnétisme moderne. Néoplatonicien par ses présupposés philosophiques, il préfigure, par la mise en pratique de méthodes expérimentales, le savant de type baconien. Le premier principe qu’il étudie dans le De magnete concerne la nature de l’attraction magnétique. Gilbert estime que les forces magnétiques sont présentes aussi bien dans le fer que dans l’aimant, et il conclut que cette force est réciproque. Il rejette pour cette raison le terme d’attractio et retient à la place celui de coitio (que l’on pourrait traduire en français par « réunion », « rencontre », « rapprochement »). Plus tard, à l’époque de Newton, le terme d’attractio sera de nouveau employé pour décrire la force magnétique, mais la distinction énoncée par Gilbert entre une force réciproque et une force unidirectionnelle lui permet d’établir une différence importante entre le magnétisme et l’électricité, deux forces qui avaient été considérées comme faisant partie du même phénomène. Le mouvement électrique (motus electricus) opère, selon Gilbert, par « attraction » : l’ambre frotté attire la paille, mais la paille frottée n’attire pas l’ambre12. Cardan avait déjà observé des différences entre la force électrique et la force magnétique, mais attribuait ces forces à des « sympathies »13. Gilbert entreprend d’étudier les causes physiques de ces phénomènes. Il construit le premier électroscope connu (versorium) qui consiste en une aiguille mobile qui tourne dans la direction de certaines substances électrisées. L’électricité allait devenir un champ d’études à part et prendre de l’importance vers la fin du xviie siècle.
12Gilbert perfectionne les expériences faites par Pierre de Maricourt sur un aimant sphérique, qui n’est plus pour lui l’image du Ciel mais celle de la Terre. Il affirme que la Terre n’est qu’un grand aimant, notion qui aura une importance capitale : non seulement elle permettra de faire avancer considérablement l’étude du magnétisme terrestre, mais elle fournira un outil épistémologique qui permettra de postuler, par la suite, l’existence de forces entre les masses et une explication de la mécanique des corps célestes. À l’aide d’une « petite Terre » magnétique, ou terrella, Gilbert est à même d’étudier le magnétisme terrestre en modèle réduit. Il étudie le comportement d’une aiguille de fer qu’il déplace à la surface de la terrella et, à partir de ces expériences, il étudie le champ de forces magnétique qui existe sur la Terre. Il conclut que la Terre est entourée d’une sphère d’influence (orbis virtutis) qui n’est autre que son âme. Pour animiste qu’elle soit, cette idée, heuristique, lui permet d’élaborer la notion d’une force qui donne à la Terre sa cohésion et qui explique la chute des corps. Les lois de l’attraction universelle, qui résolvent le problème de l’attraction des masses, seront formulées par Newton dans son ouvrage monumental, les Principia, de 1687.
13La vigueur même de l’action magnétique terrestre, vigueur qui ne faiblit jamais (« which hath lasted since the Creation » comme le rappelle Sir Thomas Browne14), conduit Gilbert à formuler la théorie selon laquelle la rotation diurne de la Terre est due aux forces magnétiques. Or, la théorie de la rotation diurne de la Terre faisait partie de l’hypothèse copernicienne, mais, formulée à l’origine par les Grecs, notamment les pythagoriciens, elle n’avait jamais été totalement rejetée15. Gilbert apporte son soutien et sa propre contribution aux thèses de Copernic par son explication de la rotation diurne qui serait donc due à un mouvement magnétique perpétuel, argument qui réfute le primum mobile ptoléméen16. Gilbert avait procédé à l’expérience suivante : une terrella magnétique était placée sur un morceau de bois arrondi posé sur la surface de l’eau dans une bassine de forme circulaire, de manière à pouvoir flotter librement. Le « pôle nord » de la terrella était orienté artificiellement au départ vers le point sud de la bassine. La terrella s’est mise à tourner d’elle-même dans un mouvement de rotation. Gilbert conclut que la Terre, mue par l’énergie magnétique, tourne de façon semblable pour recevoir sur toute sa surface la lumière du soleil17.
14La dynamique du système planétaire s’explique donc pour Gilbert par trois forces : le magnétisme, le mouvement et la lumière (car le Soleil est l’instrument principal du mouvement : « chief inciter of action in nature »), notion qu’il reprend dans un ouvrage peu connu : De mundo nostro sublunari philosophia nova, publié seulement en 1651. La notion demeure floue, mais Gilbert aura eu le mérite de proposer un début d’explication mécaniste de la rotation des planètes. Dans son Astronomia nova de 1609, Kepler développe cette idée, qui est implicite dans les conclusions de Gilbert, à savoir que le mouvement est lui-même une force (species motrix) comme le magnétisme et comme la lumière, et il en déduit le fait que, puisque le Soleil fait tourner les planètes comme la Terre fait tourner la Lune, et puisque la Terre est magnétique, alors le Soleil est lui aussi un corps magnétique18.
15La plupart des expériences de Gilbert ont un but plus pratique. Par une étude minutieuse du comportement d’une aiguille aimantée qu’il déplace sur la surface de la terrella, Gilbert espère établir les variations de l’inclinaison et de la déclinaison aux différents points de la Terre afin d’affiner par l’emploi de la boussole les problèmes de la détermination de la latitude. À l’équateur, l’aiguille est tangente à la sphère, elle est perpendiculaire aux pôles. L’inclinaison est donc fonction de la latitude. Gilbert tient compte également, par l’emploi de terrellœ irrégulières, des variations produites par le relief de la terre : les montagnes font dévier les forces magnétiques. Nous devons cependant nous rappeler que lorsque Gilbert évoque le phénomène de variatio, dans le Livre IV notamment, il traite le plus souvent de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui, dans le monde scientifique, la « déclinaison »19. Declinatio (Livre V) veut dire « inclinaison »20.
16Comme Gilbert, Descartes s’attache à expliquer, à partir de principes physiques, les caractéristiques que l’on avait crues surnaturelles de l’aimant (Principia, 1644). L’idée d’attraction lui paraît un héritage de la pensée occulte. Le monde de Descartes est un ensemble de figures et de mouvements : il ne s’agit plus de qualités ou de vertus. La Terre, l’aimant, les corps électriques ne sont rien d’autre que des lieux de passage auxquels la configuration de leurs pores permet de recevoir en plus grand nombre les « parties cannelées » qui traversent l’Univers. Des courants, qui prennent la forme de spirales, pénètrent dans les pores de l’aimant ou de la Terre, et le traversent du pôle Sud vers le pôle Nord, pour revenir et recommencer. L’explication est mécaniste. Sir Kenelm Digby (A Treatise of Bodies, 1644) poursuit l’argumentation de Descartes mais utilise pour la notion de spirales – à tort, car Descartes n’est pas atomiste – le terme d’atomes (« atoms »). Après de nombreuses expériences et une longue réflexion, dont il rend compte dans son ouvrage Pseudodoxia Epidemica de 1646, Sir Thomas Browne conclut que le magnétisme opère grâce à des effluves ou à des flux de particules21. La notion de particules permettait de séparer matière et esprit ; l’« âme » magnétique devenait un champ d’exploration physique. La doctrine allait conduire aux théories corpusculaires de Robert Boyle qui publiera ses Essays of Effluviums en 167322.
17Bien que le De magnete ne fût traduit en anglais qu’à la fin du xixe siècle, les théories de Gilbert se répandirent rapidement grâce aux commentaires succincts des vulgarisateurs Mark Ridley (A Short Treatise in Magnetical Bodies and Motions, 1613) et William Barlow (Magneticall Advertisements, 1616). C’est ainsi que, dans la pièce de Ben Jonson The Magnetic Lady (1632), où se tisse une toile complexe de « conceits » magnétiques s’inspirant du « nouveau » magnétisme de Gilbert, les noms de Ridley et de Barlow sont cités alors que celui de l’auteur de De magnete ne l’est pas. Les idées de Gilbert furent également propagées par Sir Kenelm Digby et Sir Thomas Browne, dont les ouvrages étaient plus facilement disponibles, ou plus faciles à assimiler par un public anglais. Francis Bacon ne sut pas apprécier les découvertes de Gilbert, dont il rejetait l’animisme : « Gilbertus our countryman hath made a philosophy out of the observations of a loadstone »23. En effet, les conclusions néoplatoniciennes de Gilbert faisaient écran : Bacon ne comprenait pas que ce « philosophe » était également un savant expérimental qui, en fait, se comportait en « baconien ».
Poésie et magnétisme
18Si les poèmes écrits avant 1600 contiennent peu d’allusions au magnétisme, la période « métaphysique » est en revanche très riche en images magnétiques. Même des poètes qui n’écrivent pas dans un style « métaphysique » empruntent volontiers des images au magnétisme. Le poète ne se contente pas de s’émerveiller devant ce phénomène quasi miraculeux de la nature, mais s’intéresse de près à la manière dont fonctionnent et le magnétisme et les instruments de détection. Le nombre de références au magnétisme, la diversité des images, la nature scientifique de la terminologie employée révèlent des connaissances précises : à côté de termes courants comme « loadstone », « compass » et « needle », on trouve des termes plus techniques, comme « variation », « incline » ou « compliance ». En même temps, le mystère du phénomène magnétique demeure, et c’est peut-être pour cela aussi que le magnétisme inspire tant de poètes.
19Il n’est pas difficile de comprendre que le magnétisme, force invisible agissant à l’échelle planétaire, puisse stimuler l’imagination de l’homme de science comme celle du poète. Il n’est pas étonnant que, lorsque le poète fait appel aux phénomènes magnétiques pour former ses analogies ou forger ses métaphores, ce soit pour évoquer des forces mystérieuses : ces forces qui existent entre l’homme et la femme ou entre l’homme et Dieu, et aussi – mais là il est question peut-être du concept plutôt que de la métaphore – ces forces qui gouvernent le cosmos. Il est plus difficile de se rendre compte, aujourd’hui, que ces trois types de forces sont, ou peuvent être, liées à la notion d’amour : l’amour d’une femme, l’amour de Dieu, mais aussi, dans la pensée néoplatonicienne, l’amour en tant que principe unificateur de l’univers. Il était de tradition de comparer l’amour au magnétisme, et vice versa, et même de fusionner amour et magnétisme en un seul concept. Sir Thomas Browne rappelle l’existence de la pierre d’aimant médicinale sur laquelle était gravée la figure de Vénus24 et Gilbert lui-même se réfère à « l’amour » de l’aimant pour le fer25. « Attraction » est un terme lié, hier comme aujourd’hui, à l’attirance sexuelle et même le terme de coitio que Gilbert choisit d’employer n’est pas sans rappeler coitus : d’ailleurs, Macrobius utilisait coitio avec ce sens d’« accouplement ». Lorsqu’il s’agit du magnétisme, l’amour, au sens large du terme, est donc une notion clef et les images poétiques se regroupent autour de ces trois axes : l’amour humain, l’amour divin et l’amour universel. Derrière les concepts forgés par des hommes de science, et repris ensuite par des poètes, se devinent des archétypes nés de la sexualité. Ces notions anciennes, réactivées sous une forme « moderne », vont se retrouver dans un contexte amoureux, voire sexuel : environ la moitié des images tirées du magnétisme s’intègrent à la poésie amoureuse.
20Par nos références à Gilbert dans cette section consacrée à la poésie, nous souhaitons rappeler l’état de la science de l’époque plutôt que prouver telle influence précise de Gilbert sur un poète, encore que cela s’avère être parfois le cas. Notre propos est d’attirer l’attention sur l’imagerie magnétique des poètes, de clarifier les concepts en jeu, d’étudier les différentes manières dont les poètes emploient ces concepts, de voir la relation entre l’emploi poétique et l’emploi scientifique du concept, et d’indiquer la difficulté que l’on rencontre si l’on veut distinguer entre métaphore magnétique et concept magnétique aussi bien dans les textes scientifiques que dans la poésie.
D’attractio à coitio
21Dans la poésie amoureuse, une analyse des images magnétiques révèle une certaine corrélation entre le genre poétique adopté, l’attitude envers la relation amoureuse, la manière dont le poète conçoit le magnétisme, et les connaissances scientifiques qu’il utilise. Il faut cependant noter que le même poète peut s’essayer à des styles et à des genres poétiques différents, faire appel à des théories scientifiques diverses et mêler, consciemment ou inconsciemment, un savoir obsolète et des idées récentes. On peut tout de même affirmer que, au début du xviie siècle, le poète lyrique emploie des images magnétiques pour évoquer la notion d’attraction. Cette affirmation n’est pas aussi banale qu’elle peut paraître car, comme nous l’avons vu, Gilbert rejeta la notion d’attractio en faveur de celle qu’il appela coitio. Pour Gilbert, attractio (« attraction ») suggère une force déséquilibrée et tyrannique qui fonctionne à sens unique, une force exercée par le pôle Nord sur l’aiguille aimantée, par l’aimant sur le fer, alors que coitio (« réunion ») se rapporte à une force ou plutôt à une disposition commune à l’aiguille comme au pôle, au fer comme à l’aimant. La réciprocité devient la notion clef.
Attraction et pétrarquisme
22Dans la poésie, la notion pré-gilbertienne d’attraction est utilisée le plus souvent pour évoquer la force qu’exerce la dame sur le poète amoureux. Ainsi, la dame est assimilée à l’aimant ou – hyperbole cosmique de l’amoureux – à l’étoile polaire, siège traditionnel de la force magnétique. Ce n’est que progressivement, à partir de 1530, que les savants ont admis la théorie de Fracastoro qui situait le siège de la force magnétique au pôle Nord. À la fin du vxie siècle, cette théorie était acceptée par les savants et utilisée par les navigateurs. Dans la mesure où l’on peut connaître la date de la composition des poèmes, il semble que les poètes continuent de se référer à l’ancien concept de l’étoile polaire magnétique jusqu’en 1620 environ, peut-être par ignorance, mais peut-être aussi tout simplement parce que l’étoile agit davantage sur l’imagination, par sa présence visible et lumineuse dans le ciel, que ne le fait l’idée abstraite du pôle Nord ; elle convient admirablement à un certain type de poésie.
23William Basse (1580 ? -1654), qui écrivit ses vers entre 1603 et 1653, utilise uniquement ce concept de l’étoile polaire magnétique. Notre premier exemple est tiré du fragment « The Youth in the Boat » de Polyhymnia26. Un jeune homme, qui voyage en bateau avec deux jeunes femmes, éprouve de l’amour pour l’une des femmes alors qu’il est aimé par l’autre. Cette situation est exprimée au moyen d’une métaphore magnétique :
And needle (sure) she [the ship] needed none
By poynt or pole to pass,
When he was Loadstone unto one,
And one his Load-star was27.
24« Loadstone », qui veut dire littéralement « pierre qui guide », est le vieux mot pour la magnétite ou l’aimant. « Load-star », qui veut dire « étoile qui guide », est l’étoile polaire et plus particulièrement ici, puisqu’il s’agit d’aimant et d’aiguille, l’étoile polaire magnétique. « Pole » est aussi un terme qui veut dire « étoile polaire », mais désigne plus probablement dans ce poème le pôle céleste. On peut noter que la dame qu’aime le jeune homme est vue comme une étoile, alors que l’attraction qu’il exerce sur l’autre femme, est celle de la pierre, objet infiniment plus humble. En fait, le magnétisme n’est ici qu’un élément supplémentaire greffé sur le vieux culte de la Stella maris que nous retrouvons dans des vers comme « [Love] is the star to every wandering bark » de Shakespeare28 et qui appartient au courant pétrarquiste. La métamorphose de la dame en étoile nous rappelle également les Stella, Astrée ou Astræa de la tradition pastorale, aspect particulièrement évident dans un second exemple, tiré du poème « Eclogue V, Of Temperance », écrit en 1616. La dame – l’étoile du berger, ou Vénus – qu’aime le poète vient d’embarquer à bord d’un navire qui part pour un pays lointain :
Rough Saylers now leade Shep-heards lives at Sea
Shep-heards at land now Saylours fortune beare;
We plung’d in griefes, in calm delightes are they;
Ships there as sheepe, and sheep as ships are here.
Wee now keepe flocks with more than wonted feare,
Since from our sight our Shep-heards star doth slip:
And they without their Card or needle steare
All while they have their Load-starre in their ship.
So cross’d are wee: They bless’d29.
25Les bergers qui sont restés sur la terre ferme ont perdu Vénus (« our Shep-heards star »), devenue pour les marins, ravis d’une telle aubaine, l’étoile polaire magnétique (« their Load-starre ») ; le navire qui emporte la dame n’a donc plus besoin de boussole, puisqu’il est lui-même le siège de l’attraction. L’introduction du magnétisme dans cette image apporte aux éléments pétrarquistes et pastoraux la notion d’une force impérative.
26Des facteurs semblables sont présents dans ce qui est probablement un poème de jeunesse de Thomas Carew, poète qui écrit généralement dans un style plus libertin. « A Ship » (1619 ou 1620) est un poème du genre pétrarquiste :
Tost in a troubled sea of griefes, I floate
Farre from the shore, in a storme-beaten boat,
Where my sad thoughts doe (like the compasse) show
The severall points from which crosse winds doe blow.
My heart doth like the needle toucht with love
Still fixt on you, point which way I would move.
You are the bright Pole-Starr, which in the darke
Of this long absence, guides my wandring barke.
Love is the Pilot, but o’re-come with feare
Of your displeasure, dares not homewards steare30.
27Dans ce contexte, la « Pole-Starre » est certainement l’étoile polaire magnétique. « Toucht », qui veut dire « aimantée », est le terme technique qui prévalait au xvie et au début du xviie siècles. « The points from which crosse winds doe blow » est une référence à la rose des vents qui, avec l’aiguille aimantée, constituait la boussole typique. Ces vers sont donc construits autour d’une métaphore filée ingénieuse qui est tirée de concepts magnétiques, raison d’être du poème. Le poète a délibérément choisi d’évoquer de manière précise des phénomènes magnétiques, mais il n’emploie (consciemment ou non) que des concepts prégilbertiens. La relation amoureuse décrite suivant le modèle pétrarquiste se situe dans le contexte nautique traditionnel ; l’étoile polaire, qui évoque un froid intense et une lumière éblouissante, rappelle, de manière saisissante, une Laura faite de feu et de glace. Le navire battu par les vents, d’inspiration pétrarquiste lui aussi, figurait fréquemment dans les livres d’emblèmes très populaires à l’époque. Dans les trois poèmes que nous venons de citer, le navire et l’étoile forment une illustration emblématique de l’homme en proie à la passion. L’image de l’étoile polaire convient mieux à la représentation visuelle que celle, plus abstraite, du pôle Nord. C’est ce que nous constatons dans un des emblèmes du recueil Amorum Emblemata (1608) de Vænius (Otto Van Veen), où l’Amour, qui tient dans ses mains un quadrant, contemple le visage d’une femme ; à côté, l’aiguille d’une boussole est tournée vers l’étoile polaire31. De cette façon, l’attraction magnétique prend forme, lumière et beauté.
Réciprocité et néoplatonisme
28Le concept de l’attraction exercée par l’étoile polaire magnétique est utilisé dans des poèmes qui semblent avoir été écrits plutôt au début du siècle et qui comportent des éléments pétrarquistes, pastoraux et emblématiques. Ce concept aide à renforcer le thème traditionnel du pouvoir exercé sur un soupirant malheureux par une dame hautaine, distante et cruelle. Lorsque l’étoile polaire est absente des références aux phénomènes magnétiques et lorsque le poète utilise le concept plus tardif d’attraction magnétique du pôle Nord (« North Pole » ou, le plus souvent, tout simplement « North »), la poésie est généralement d’une date ultérieure et d’un genre différent. La force magnétique n’a plus ce caractère contraignant qu’expriment les poèmes pétrarquistes. Les poètes semblent passer du concept d’attractio à celui de coitio, et le type de poésie change en même temps que le type de métaphore magnétique employé.
29Dans « My Fate » d’Abraham Cowley, paru dans The Mistress de 1647, la force attractive rappelle la séduction plus que la domination, et l’amour semble naître dans le cœur de l’amant plutôt que lui être imposé de l’extérieur. Ce n’est pas le nord qui exerce un pouvoir tyrannique, mais l’aiguille qui, d’elle-même, se tourne tremblante vers le nord :
Go bid the Needle his dear North forsake,
To which with trembling rev’erence it does bend...
And when these false to their old Motions prove,
Then shall I cease Thee, Thee alone, to Love32.
30Le sort réservé au soupirant, qui participe comme l’aiguille aimantée aux « mouvements anciens », lui convient très bien. Chez Marvell également, l’amour de deux êtres parfaitement accordés l’un à l’autre est conçu sous forme d’images magnétiques où la pierre d’aimant et le nord éprouvent des sentiments réciproques : « The amorous magnet which the north doth love »33.
31Sans être un poème d’amour, le poème que Henry Vaughan adresse à la poétesse Katherine Philips révèle envers la femme une attitude caractéristique de son œuvre lyrique :
... I concluded, it was true
I might at distance worship you
A Persian votarie, and say
It was your light showed me the way.
So loadstones guide the duller steel34…
32Nous trouvons ici la même distance entre le poète et la femme que dans les poèmes qui utilisaient l’image de l’étoile polaire – et en effet, le narrateur vénère le feu de l’inspiration poétique35 – mais dans l’image magnétique elle-même, c’est le rôle de la pierre d’aimant comme guide qui constitue la notion dominante. Une telle métaphore fait de la femme un guide spirituel, et son aide est acceptée avec gratitude. Dans ce poème, publié en 1651, dominent des éléments de la philosophie néoplatonicienne de l’amour et de la beauté : le poète admire avec sérénité une dame qui lui est supérieure, certes, mais pleine de grâce. Cette philosophie est soulignée dans un autre poème de Vaughan, « To Amoret, of the Difference ‘Twixt Him, and Other Lovers, and What True Love is », publié en 1646. Le « vrai amour », c’est l’union de deux âmes qui n’ont pas besoin, pour s’aimer, de la présence physique. Vaughan emploie une analogie tirée du magnétisme pour illustrer la possibilité d’une force qui peut agir à distance, sans contact :
... I by powerful love, so much refined
That my absent soul the same is,
Careless to miss,
A glance, or kiss,
Can with those elements of lust and sense,
Freely dispense,
And court the mind.
Thus to the north the loadstones move,
And thus to them the enamoured steel aspires:
Thus, Amoret,
I do affect36…
33Le sens de « affect » est sans doute ici proche de « aspire » (vers 30), c’est-à-dire « désire », « cherche ». L’image magnétique n’est pas prise au hasard et, comme le fait remarquer E.L. Marilla, il ne s’agit pas d’une image usée, comme le voudrait Joan Bennet37. Pour le philosophe néoplatonicien, les émanations magnétiques et les manifestations de l’amour universel sont une partie intégrante du fonctionnement du cosmos et de la relation entre l’homme et Dieu. Ces forces opèrent d’une manière particulière : elles sont le résultat d’actions réciproques. Les derniers vers du poème indiquent clairement, par une comparaison avec d’autres phénomènes terrestres et cosmiques, la réciprocité qui est essentielle dans une relation amoureuse :
And thus by winged beams, and mutual fire,
Spirits and stars conspire,
And this is LOVE.
34Si l’on se réfère à la théorie gilbertienne de coitio, la notion de réciprocité est significative. Gilbert avait écrit dans De magne te :
Coition, we say, not attraction, for the term attraction has wrongfully crept into magnetic philosophy, through the ignorance of the Ancients; for where attraction exists, there, force seems to be brought in and tyrannical violence rules38.
35Cette théorie est explicitée par Sir Thomas Browne, qui cite, à l’appui de Gilbert, d’autres spécialistes, comme Descartes, Cabeo et encore Ridley. A partir de ses propres expériences sur l’aimant, il établit la preuve de la théorie gilbertienne39.
36La notion était déjà présente, cependant, chez Marsile Ficin. Dans un passage du Commentaire sur le Banquet de Platon où il expose la théorie selon laquelle l’amour est un intermédiaire, un daimôn qui relie le Ciel à la Terre, le Beau à ce qui n’est pas beau, Ficin introduit une analogie avec le magnétisme, affirmant que l’attraction magnétique est un intermédiaire entre la pierre d’aimant et le fer40. Cet argument est renforcé par l’exemple d’un autre intermédiaire : le feu. La combustion est perçue comme l’union de l’élément du feu avec l’objet qui brûle41. Les analogies qu’établit Henry Vaughan entre l’amour, le magnétisme et le « feu mutuel » (« mutuall fire ») doivent être comprises dans ce même contexte.
37Dans « To Amoret, of the Difference… », l’inspiration semble surtout ficinienne, mais l’influence incontestable de Gilbert peut être décelée dans un poème plus tardif, « To His Learned Friend and Loyal Fellow-Prisoner, Thomas Powell of Cantref, Doctor of Divinity », où Vaughan utilise le terme de « compliance » pour évoquer le concept de coitio42. Le poète souhaiterait voir revivre son ancienne amitié ; il fait remarquer que, « bien que l’attraction ait eu tous les honneurs », seule une sympathie réciproque, telle que nous la voyons dans le rapport entre le fer et la pierre d’aimant, peut permettre une véritable amitié :
‘Tis a kind soul in magnets, that atones
Such two hard things as iron are and stones,
And in their dumb compliance we learn more
Of love, than ever books could speak before.
For though attraction hath got all the name,
As if that power but from one side came,
Which both unites; yet, where there is no sense,
There is no passion, nor intelligence:
And so by consequence we cannot state
A commerce, unless both we animate43.
38Le terme de « compliance », loin de vouloir dire « harmony », comme le suggère Marilla44, est très proche des termes gilbertiens de coitio, de concursus, ou de concordantia, ainsi que de « concursion » ou de « confluence », termes employés par Barlow45. Par contre, « commerce » est hermétique, et dans ce contexte, « soul » nous paraît d’inspiration néoplatonicienne, mais aussi conforme aux théories de Gilbert. Dans ce poème de Vaughan nous voyons donc un exemple assez rare de l’influence indubitable d’une théorie de Gilbert sur une image poétique. Il n’est pas facile de fixer la date de composition du poème, puisque Thalia Rediviva, publié en 1678, regroupe des poèmes de dates différentes ; on peut tout de même affirmer qu’il est postérieur à 1646. Dans les vers écrits avant 1635, nous n’avons pas pu déceler d’allusions au concept de coitio.
39D’autres allusions au concept sont formulées dans des termes plus vagues qui rappellent Ficin autant que Gilbert. Dans un poème écrit approximativement entre 1635 et 1645, George Daniel se réfère à l’« amour » entre l’ aiguille et le pôle Nord :
... with a Mutuall Force, these Lovers meet,
In a Magneticke Chain.
Strange Simpathie ! and though wee doe not see’t,
‘Tis in our Selves as plaine46.
40William Hammond élabore une hyperbole à la manière de Donne : le magnétisme lui-même tirerait ses origines de l’amour mutuel exemplaire que connaissent le poète et sa maîtresse : « From our Loves all magnetic virtue grows »47. Francis Kynaston, dans des vers empreints d’un mysticisme néoplatonicien, considère que les forces « mutuelles » du magnétisme ne sont en fait que les forces issues d’une seule et même âme, et rêve d’une semblable unification de son âme et de celle de sa maîtresse, unification qui ne serait possible qu’après la mort :
For in the steel, and in the adamant stone,
One and the same magnetic soul is cause,
That with such unseen chains each other draws:
So our souls divided, brook’t not well,
That being one, they should asunder dwell.
Then let me die, that so my soul being free,
May join with that her other half in thee...
41Publié en 1642, l’année de la mort de l’auteur, ce poème, « To Cynthia, on her embraces »48, a pu être composé plus tôt. On y trouve l’un des premiers exemples de la réciprocité des forces magnétiques. L’imagerie magnétique révèle la prise de conscience poignante du paradoxe qui est au cœur d’une relation amoureuse : ceux qui n’aspirent qu’à l’union sont confrontés à leur inéluctable altérité. L’union n’est accomplie que par l’anéantissement imaginaire du corps de l’homme qui libère l’âme capable enfin de se répandre et de « se joindre à l’autre moitié » (« May join with that her other half in thee ») comme un flux d’émanations magnétiques. Dans un autre poème, « To Cynthia, On Expressions of Love », Kynaston se réfère justement aux « emanations » de l’âme de sa maîtresse, émanations qu’elle persiste à garder enfermées en son sein, alors que la pierre d’aimant sait comment les transmettre :
All emanations of thy soul thou keep’st
Retir’d within thy breast, as when thou sleep’st…
Learn of the loadstone, let it teach thy heart
Not only to draw lovers, but impart
Thy favours to them49…
42Un contraste est établi entre pierre et amour, entre fer et effluves, entre ce qui est rigide et ce qui est fluide. Il est possible de déceler, dans le premier poème de Kynaston que nous avons cité, « To Cynthia, On her Embraces », une corrélation – inconsciente ou délibérée – entre la virilité de l’homme et le métal de l’aiguille. Le poème prend alors un ton libertin : « Then let me die » devient désir de la « petite mort », qui amènerait la fonte voluptueuse d’une virilité d’acier.
Brutalité et satire
43La sensualité est particulièrement évidente dans les images magnétiques employées par les poètes satiriques ou Cavaliers des années 1650. Dans ce cas, le concept magnétique le plus utilisé est bien celui d’attractio : une force brutale qui est loin de la douce congruence célébrée par Francis Kynaston. Dans un poème de John Cleveland, qui s’intitule d’ailleurs « The Antiplatonick », l’image de la force du magnétisme est utilisée pour satiriser celui qui se voudrait amant platonique :
The souldier, that man of Iron,
Whom Ribs of Horror all inviron,
That’s strung with Wire in stead of Veins,
In whose imbraces you’re in chains,
Let a Magnetick Girle appear,
Straight he turns Cupids Cuiraseer.
Love storms his lips, and takes the Fortresse in.
For all the Brisled Turn-pikes of his chin50.
44Misogyne, Suckling emploie la notion de la force impérative du magnétisme pour évoquer le dévergondage du sexe féminin :
All mankind are alike to them;
and though we iron find
That never with a Loadstone joyn’d,
‘tis not its fault,
It is because the Loadstone yet was never brought51.
45Dans une strophe précédente se trouve une image semblable qui concerne l’attraction exercée par le jais :
You that have promis’d to your selves
propriety in love,
Know womens hearts like straws do move,
and what we call
Their sympathy, is but love to jett in general.
46La juxtaposition de ces deux types d’attraction, qui sont traités par Suckling comme des forces identiques, est intéressante dans la mesure où Gilbert avait soigneusement expliqué la différence entre le magnétisme et la force exercée par le jais ou par l’ambre frottés, c’est-à-dire, l’électricité (motus electricus)52. Comme nous l’avons vu, l’électricité était pour Gilbert une force attractive unidirectionnelle (la paille n’attire pas l’ambre), alors que le magnétisme était une force réciproque ; l’électricité fonctionnait donc pour lui par attractio, et le magnétisme, par coitio. Les poètes qui juxtaposent ces deux forces ne semblent pas observer cette distinction, mais traitent les deux comme des phénomènes d’attractio. Dans un poème léger, mais significatif, de William Cartwright, l’attraction exercée par le jais est vue comme une force particulièrement violente ou, pour reprendre les termes de Gilbert, une véritable imper ans violentia qui rappelle même le viol, mais un viol commis par la femme. Au sujet d’un moucheron entré dans l’œil de sa maîtresse, Cartwight écrit :
Her Eye whose vigour all things draws,
Did suck this little Creature in
As warmer Jet doth ravish straws,
And thence ev’n forced embraces win53.
47Le ton badin cache l’attitude chrétienne traditionnelle envers la femme séductrice et chamelle, caractérisée par sa « chaleur » (« warmer » est aussi une référence à l’effet obtenu par la friction). Mais, dans l’ensemble, les poètes s’intéressent très peu à l’électricité, sans doute parce que les phénomènes électriques sont mal connus avant la fin du xviie siècle et peu étudiés par les hommes de science.
48L’analyse des notions magnétiques qui interviennent dans la poésie amoureuse révèle donc, sauf en ce qui concerne la poésie d’un caractère satirique ou badin, un passage progressif du concept d’attractio à celui de coitio, mais les exemples d’une influence scientifique précise sont rares. Il n’est pas toujours facile de savoir si la modification des notions magnétiques est issue de la pensée néoplatonicienne ou des idées plus récentes de Gilbert, elles-mêmes influencées par la néoplatonisme ficinien. À mesure qu’avance le siècle se raréfient, dans la poésie, les allusions à l’étoile polaire magnétique, ce qui peut être une indication de la généralisation des connaissances nouvelles. Le genre poétique est aussi un facteur qui peut être déterminant dans le choix que font les poètes de telle ou telle notion scientifique. Mais le genre poétique, n’est-il pas lui-même façonné par tout le climat intellectuel de l’époque ? Le style pétrarquiste s’évanouit de lui-même lorsque la mentalité ambiante adopte, à la place des forces et des contraintes, la vision d’une nature régie par des inclinations réciproques et parcourue par des effluves d’amour.
Verticitas
L’orientation du chrétien
49Dans la poésie sacrée, l’aspect du magnétisme qui intéresse le poète n’est ni attractio ni coitio, mais ce que Gilbert appelle verticitas ou virtus convertens, ou la vertu d’orientation. Cette faculté du corps magnétique est particulièrement frappante au moment de l’acte d’aimantation, que Gilbert décrit en ces termes :
[Iron] instantly receives from the presence of the loadstone verticity and natural conformity to it, being powerfully altered and converted, and absolutely metamorphosed into a perfect magnet: so, like an actual part of the loadstone, it flies to it54.
50L’orientation parfaite, sans faille et comme divine (le terme de « converted »55 est significatif) présente un exemple idéal au chrétien qui, hésitant sur la voie à suivre, erre sans guide parmi les obstacles de la vie. Par contraste Dieu semble, à Henry Vaughan, plus dur envers l’homme qu’envers l’humble pierre d’aimant :
He [Man] knocks at all doors, strays and roams,
Nay hath not so much wit as some stones have
Which in the darkest nights point to their homes,
By some hid sense their Maker gave56…
51Henry Vaughan, qui rêve volontiers de cours d’eau, de grands vents et de flots de lumière, désire ici la stabilité et la solidité de ces pierres (« some stones ») faites de magnétite qui, malgré leur fixité, savent « indiquer la direction de leur maison » (« point to their homes »), c’est-à-dire, indiquer la voie vers Dieu. La comparaison souligne chez Vaughan le désir d’échapper à la vaine agitation des préoccupations de la vie sur terre pour pouvoir fixer son esprit sur Dieu dans la certitude et la tranquillité. Mais Dieu, qui a doté la pierre d’aimant, une fois pour toutes, d’un sens d’orientation infaillible, exige de l’homme une quête incessante qui n’atteindra jamais son but.
52De même, dans l’« Ode LIV »57, George Daniel souligne le contraste entre la certitude de l’aiguille, qui trouve son orientation avec la plus grande rapidité, et l’hésitation de l’homme qui, perplexe, tourne dans tous les sens : « [man’s] motion, more irregular /To all the points, doth flitt ». Daniel s’intéresse surtout au problème du choix. Pour faire ressortir ce qu’est l’incertitude de l’homme et pour mettre en valeur le mystère de la prise de décision, le poète fait appel à ces phénomènes magnétiques que sont la « variation » (c’est-à-dire, la déclinaison) et l’inclinaison :
53And though he varie much, and oft...
54Some Quality of Constraint
55Urges him to incline,
56He knowes not how, nor why.
57But Hee must bend, to that darke Simpathie…
58La déclinaison, c’est l’angle formé entre l’aiguille et le méridien ; l’inclinaison est l’angle formé entre l’aiguille et le plan horizontal. Pour Daniel, la déclinaison (« variation ») de l’aiguille représente, chez l’homme, l’agitation, le changement et l’hésitation ; l’inclinaison mystérieuse de l’aiguille est associée au mouvement ultime de soumission, soumission qui est en fait une prise de conscience des vraies valeurs. Lorsque l’aiguille se fixe, elle marque la transition de la confusion à la clarté. « No fixture but in GOD does stand », déclare Edward Benlowes58. Mais qu’est-ce qui effectue cette transition ? Henry Vaughan évoque « some hid sense » et George Daniel, « that dark Simpathie ». Dans ses Emblemes, Francis Quarles consacre un assez long poème – « Embleme IV », Livre V – au mystère de la grâce qu’il explore au moyen d’images magnétiques59. Le poème commence par une description de l’aiguille de la boussole qui, affolée, se jette dans tous les sens à la recherche de son « épouse gelée », son « pôle brillant », c’est-à-dire, l’étoile polaire, siège traditionnel de l’attraction magnétique. L’âme du poète, attirée par les vanités du monde avant de se rendre compte de son erreur et de se tourner vers Dieu, est semblable à l’aiguille. Cependant, la question suivante se pose : de même que l’aiguille qui n’a pas été aimantée ne sait pas dans quelle direction se tourner, de même, l’âme qui n’a pas été touchée par la grâce peut-elle se tourner vers Dieu ? Quarles prie le Seigneur, « pierre d’aimant béni » (« blessed Loadstone »), d’« aimanter » son cœur (« touch my heart ») pour que celui-ci s’oriente une fois pour toutes dans la bonne direction sans jamais plus se détourner de Dieu.
59L’aimantation est un phénomène qui implique objet et agent. L’image de l’aimantation évoque naturellement la passivité humaine. Mais loin de s’abandonner mollement aux mains d’un protecteur, le poète ressent le besoin d’agir dans un but précis. Las de s’agiter en vain, il cherche l’essentiel. L’utilisation de l’image de coitio soulignait le désir d’union entre l’homme et la femme ; celle de verticitas révèle le désir d’un autre type d’unité, la recherche d’un but unique, qui est aussi le rêve d’union avec Dieu. Mais là encore, l’union parfaite ne peut s’accomplir qu’après la mort. Au cours d’une oraison funèbre aux obsèques du primat de l’Irlande en 1663, Jeremy Taylor rappelle à l’assistance que l’hésitation, marque de liberté et signe nécessaire de faiblesse, fait partie intégrante de la condition humaine et que la certitude appartient à l’au-delà. Le libre-arbitre, dit-il, est comme l’aiguille aimantée qui vacille tant qu’elle n’a pas trouvé le nord et qui ne se fixe que lorsqu’elle ne peut plus choisir60.
Dieu et le nord
60Un autre aspect de l’imagerie du concept de verticitas s’éclaire à partir d’une analyse de l’illustration (voir figure 1) associée au poème de Quarles évoqué plus haut (« Emblème iv », Livre V). L’illustration de l’édition originale de 163561 ne correspond pas tout à fait au texte poétique ; un examen des différences entre les deux documents – le poème et la gravure – permet de mieux cerner les notions en jeu. L’illustration est en fait la copie d’une gravure de Bolswert parue d’abord dans un autre ouvrage : les Pia Desideria (1624) de Hermann Hugo. La gravure dépeint une jeune fille (l’âme humaine) qui contemple le visage d’un garçon (l’enfant Jésus) ; la fille tient dans sa main une grande boussole dont l’aiguille s’oriente vers le garçon. Derrière la tête du garçon brille le soleil, vers lequel se tourne également un héliotrope. Le poème de Hermann Hugo traite de la « sympathie » qui existe dans le monde naturel et qui se manifeste, par exemple, entre aiguille et pôle, héliotrope et soleil. Or, Francis Quarles, qui traite de la grâce, s’intéresse plus particulièrement à l’image de l’acte d’aimantation. De plus, l’aiguille qu’évoque Quarles fait partie non pas d’une boussole ordinaire, mais d’une boussole sertie dans un minuscule cadran solaire pour constituer une montre portative (voir figure 2, p. 41). La boussole servait, naturellement, à orienter le cadran pour pouvoir lire l’heure. De telles montres, faites par exemple en ivoire avec de fines dorures, étaient en vogue au xvie siècle et au début du xviie siècle. La montre à ressort existait déjà au xve siècle, mais elle n’était pas très fiable : le cadran solaire demeurait – par beau temps – l’instrument de contrôle. Pour que cette petite montre à cadran solaire prenne le moins de place possible, le gnomon n’étaient pas en fer ou en acier, mais était constitué d’un simple fil, souvent de soie, qui se tendait lorsqu’on ouvrait le couvercle du boîtier protégeant l’ensemble. Le début du poème de Quarles est maintenant clair :
Like to the Artick needle, that...
… leaves his silken Gnomon to decide
The question of the controverted houre;
First franticks up and down, from side to side,
And restlesse beats his crystall’d Iv’ry case
With vain impatience; jets from place to place,
And seeks the bosome of his frozen bride;
At length he slacks his motion, and doth rest
His trembling point at his bright Pole’s beloved brest.
Ev’n so my soul62…

Fig. 1. Illustration qui accompagne l’« Emblème » IV, Livre V, Emblemes, 1635, de Francis Quarles.
(Copie d’une gravure de Bolswert parue dans les Pia Desideria, 1624, de Hermann Hugo), BNF.
61Dans sa recherche du nord, l’aiguille folle diverge du gnomon en soie et par la même occasion se détourne nécessairement du soleil. Or, le soleil est une image traditionnelle de Dieu ; dans la gravure de Bolswert elle a encore cette fonction. D’ailleurs, Quarles lui aussi établit un parallèle entre l’image de la lumière et l’image de l’attraction magnétique lorsqu’il écrit dans la strophe 5 :
Eternall God, O thou that onely art
The sacred fountain of eternall light
And blessed Loadstone of my better part...
62La divergence entre l’attraction solaire et l’attraction magnétique est néanmoins mise en évidence. Elle témoigne d’un recentrement de la géographie chrétienne : le nord remplace l’est, lieu traditionnel du paradis et de la résurrection. Des valeurs symboliques se rattachent au magnétisme, phénomène cosmique qui est plus mystérieux que la lumière du soleil et qui existe aussi bien la nuit que le jour63. C’est ainsi que les pierres d’aimant citées par Henry Vaughan s’orientent malgré l’obscurité la plus intense (« in the darkest nights point to their home »). Le fait qu’il ait pu exister pour certains esprits un conflit entre l’est et le nord est attesté par Sir Thomas Browne, qui déclare qu’il est peu probable que le corps de l’homme soit magnétique, comme certains le pensent, car, dans ce cas, les chrétiens, enterrés la tête vers l’est, seraient dans une position contraire aux lois de leur tradition64. Une association est néanmoins suggérée entre la puissance divine et l’attraction magnétique, entre ces deux forces abstraites et invisibles qui sont Dieu et le nord. Pierre de Maricourt avait justement expliqué l’attraction magnétique par l’action divine.

Fig. 2. Cadran solaire à boussole.
(Copie, propriété de l’auteur)
L’aimant et l’âme
63Dans les exemples cités, l’utilisation de l’imagerie magnétique suggère que la quête de Dieu est conçue comme un mouvement dans l’espace, et que le poète, comme George Herbert dans « The Pilgrimage »65, est engagé dans un laborieux cheminement imaginaire vers une destination cachée. Chez Henry Vaughan, en revanche, la force magnétique est intériorisée, en quelque sorte : le siège du magnétisme est situé non pas dans un lieu lointain mais dans l’âme même du poète. Au lieu de se tourner vers l’aimant, le poète devient l’aimant : âme et aimant coïncident et fusionnent. L’amour que l’on porte en son sein est l’aimant ou l’appât qui attire ici-bas l’amour divin : « Sure, holiness the magnet is, / And love the lure, that woos thee down… »66. Le concept est ici hermétique. Thomas Vaughan utilise un langage similaire à propos des « trois principes de l’Art et de la Nature » :
The Second Principle is the infallible Magnet, the Mystery of Union.
By this all Things may be attracted whether Physicall or Metaphysicall, be the distance never so great. This is Jacobs Ladder: without this there is no Ascent, or Descent either Influentiall, or Personall67.
64Henry Vaughan évoque le même phénomène dans « The Star ». Le cœur pur du croyant, le désir du feu stellaire qu’éprouve l’homme, sont les aimants qui attirent vers lui la lumière divine et l’amour :
These are the magnets which so strongly move
And work all night upon thy light and love,
As beauteous shapes, we know not why,
Command and guide the eye.
For where desire, celestial, pure desire
Hath taken root, and grows, and doth not tire,
There God a commerce states, and sheds
His secret on their heads68.
Confondre l’âme et l’aimant est une manière de se représenter le moment exceptionnel de la transcendance, de l’union avec Dieu. L’« au-delà » est intériorisé. De même qu’au paradis il n’y a pas de soleil car le paradis est lui-même lumière69, de même l’âme en extase ne se tourne vers aucune force extérieure car elle est devenue, elle-même, le centre du monde. Nous avons vu chez Francis Kynaston un processus semblable : le poète amoureux rêve de voir enfin réunies les deux âmes qui sont séparées l’une de l’autre, alors qu’elles font partie, en réalité, de la même âme magnétique (« one and the same magnetic soul »). L’extase, que ce soit celle de l’amour divin ou celle de l’amour humain, est conçue comme une union ; dans l’imagerie magnétique, l’aimant cesse d’être une force extérieure pour se confondre avec l’âme.
Anima mundi
L’âme magnétique et l’amour
65La notion de la fusion de l’âme et de l’aimant n’est pas une image passagère. Elle est parfaitement conforme à la pensée ficinienne que reprend Gilbert lorsqu’il déclare que la force magnétique est animée :
Wonderful is the loadstone shown in many experiments to be, and, as it were, animate. And this one eminent property is the same which the ancients held to be a soul in the heavens, in the globes, and in the stars, in sun and moon... In many respects [the magnetic force] surpasses the human soul while that is united to an organic body70.
66Grâce à ses expériences à l’aide d’une terrella, Gilbert en avait déduit que la Terre est un immense aimant et il en conclut que la force magnétique présente dans une sphère d’influence autour de la Terre (orbis virtutis) est la manifestation de l’âme de la Terre dont l’existence explique le mouvement et la vie terrestres. Cette âme, comme Gilbert l’écrit lui-même, ressemble fort à l’anima mundi, à la « forme » animée du monde, telle que la concevaient les Anciens. Sans l’âme magnétique de la Terre et sans l’âme qui anime les autres globes (Gilbert ne va pas tout à fait jusqu’à considérer comme identiques ces différentes âmes), la matière serait inanimée et informe : il n’y aurait ni vie, ni mouvement, ni cohérence, ni génération ; tout serait confus ; le monde entier sombrerait dans le chaos71. Dans son poème « The first Anniversary » de 1611, John Donne imagine qu’à la mort d’Elizabeth Drury la Terre revient à l’état de chaos, brisée et morcelée, « all in peeces, all cohaerence gone »72, car :
She that should all parts to reunion bow,
She that had all Magnetique force alone,
To draw, and fasten sundred parts in one...
Shee, shee is dead...73
67Cette référence très claire à la force magnétique d’une âme qui rassemble les parties disparates de la Terre et qui l’anime – « shee was the forme, that made it live » ajoute Donne dans « The second Anniversarie »74, en utilisant des termes conformes à ceux de Gilbert – semble être le premier exemple de l’influence de Gilbert sur la poésie anglaise. Mais, alors que Gilbert distingue entre l’âme de la Terre et celle de l’univers, Donne laisse entendre que l’âme d’Elizabeth Drury – « both this lower world’s, and the Sunnes Sunne »75 – rayonne au-delà des confins terrestres.
68Cette vision d’une âme qui donne vie et cohésion à la Terre, voire à l’univers, rappelle la doctrine néoplatonicienne de l’amour universel, principe d’unification et d’interaction du cosmos, telle qu’elle apparaît dans les Dialoghi d’amore (1535) de Léon L’Hébreu. Protagoniste de ces dialogues entre maîtresse au cœur froid et soupirant passionné, Philon déclare que, à chaque niveau de l’échelle – que ce soit sur Terre, au Ciel, ou parmi les anges –, c’est l’amour qui donne à l’univers sa cohésion :
La Terre… aussi porte au Ciel amour tel que la femme à son tresaymé mary, amy ou bienfacteur. En oultre les choses engendrees ayment le ciel, comme piteux père & curateur bon et diligent. Ainsi se unit le corporel Univers & s’embellit, orne & soustient le monde avec cest amour reciproque76.
69Tout en restant à l’intérieur du concept géocentrique traditionnel de l’univers, Léon L’Hébreu va donc à l’encontre de l’opposition théologique entre « ce monde ici-bas » et « l’au-delà ». Pour lui, un seul principe – l’amour – parcourt et unifie le cosmos, et ce principe est générateur. La semence de la génération, qui descend sur la terre sous forme de rosée, est produite par le mouvement du ciel77.
70L’influence néoplatonicienne sur la pensée de William Gilbert est évidente. La notion des « forces mutuelles » chez Marsile Ficin a contribué au concept gilbertien de coitio ; la doctrine de l’amour générateur chez Léon L’Hébreu permet de mieux comprendre chez Gilbert les références aux propriétés génératrices du magnétisme, comme elle éclaire chez Donne la conception d’une âme qui serait la forme vitale de la Terre. Gilbert souligne, en effet, que le magnétisme est une force rapide et mobile (« quick » et « motive ») qui parcourt toute la masse de la matière et qui l’anime : « génération results from motion and without motion all nature would be torpid78. » Magnétisme, mouvement et amour sont étroitement associés dans la mentalité néoplatonicienne. Léon L’Hébreu illustre justement la puissance motrice de l’amour par l’exemple de l’aimant : « L’aymant est tant aymé du fer, que non obstant son poix & sa grosseur il se meult pour l’aller trouver79. » Comme nous l’avons vu, Ficin également trouve dans le magnétisme l’analogue de l’amour.
71Il est assez difficile de distinguer, dans les domaines de l’amour et du magnétisme, entre métaphore et concept. Nous serions tentés de croire que la notion de l’amour universel n’est pas métaphorique : l’amour en tant que mécanisme du fonctionnement du cosmos est un concept. Nous décelons, dans ces vers du « Davideis » d’Abraham Cowley, deux niveaux distincts de la notion d’amour qui apparaît à la fois comme métaphore et comme concept :
What art thou, Love, thou great mysterious thing?…
By Thee were all things Made, and are sustain’d…
How is the Loadstone, Natures subtle pride,
By the rude Iron woo’d, and made a Bride80?
72Par les termes métaphoriques de « woo’d » et de « Bride », l’auteur évoque la manière dont fonctionne le magnétisme : la pierre d’aimant est « courtisée » par le fer qui se joint à elle et « l’épouse ». Mais l’amour est aussi dans ce poème un concept fondamental, cette force qui anime et qui conserve l’univers81.
73Naturellement, l’image de la sexualité et de la passion humaines n’est pas absente du concept de l’amour universel ; pour Léon l’Hébreu toutes les formes de l’amour se rejoignent et se complètent. Le « concept » de l’amour en tant que force fondamentale de l’univers est nécessairement « impur » pour employer le terme de Bachelard. Einstein mettra en valeur le rôle de la pensée « de tous les jours » dans l’élaboration d’une découverte scientifique : « The whole of science is nothing more than a refinement of everyday thinking… [T]he critical thinking of the physicist cannot possibly be restricted to the examination of the concepts of his own specific field82. » On peut remarquer chez Gilbert un glissement très net de la notion d’amour (comme on peut le concevoir « tous les jours ») vers la physique, d’une notion spirituelle vers une conceptualisation mécaniste, d’une notion « pré-scientifique » vers un concept « scientifique ». Alors même que Gilbert est influencé par la doctrine de l’amour universel, son traité porte sur le magnétisme83. Les références à l’amour et à l’âme sont presque uniquement réservées au dernier chapitre du Livre V où Gilbert conclut que c’est bien le magnétisme qui constitue l’âme de la Terre84. Mais la voie est ouverte aux explications mécanistes du cosmos.
74En effet, le fait de concevoir la Terre comme un aimant et de considérer que c’est la force magnétique qui empêche la Terre de se désintégrer permet de formuler une nouvelle explication de la chute des corps85. La notion d’une force magnétique terrestre préfigure le concept de gravité. Par ailleurs, la notion néoplatonicienne du magnétisme comme flux spirituel qui émane d’une source suggère un mouvement qui va dans le sens opposé et qui envahit toute la sphère d’influence autour de la Terre. Cette conception d’un axe qui relie le dedans au dehors, et la Terre au Ciel, ne pouvait que corroborer les théories hermétiques concernant les lignes d’influence reliant l’homme aux corps célestes : pour Thomas Vaughan, une « échelle » magnétique permettait un va-et-vient entre l’homme et les étoiles. Il est clair que les théories scientifiques concernant les relations entre la Terre et le Ciel sont forgées à partir de la pensée chrétienne, néoplatonicienne et hermétique. Mais il est plus difficile d’établir dans quelle mesure les théories de Gilbert sont réellement animistes. Pour concevoir le fonctionnement invisible du magnétisme, phénomène physique, Gilbert fait appel à une forme de l’invisible qui lui est familière, celle de la métaphysique. Des phénomènes immatériels comme le magnétisme, l’électricité, la lumière et l’amour existent sur un même plan et sont examinés l’un au moyen de l’autre, l’un servant d’analogie à l’autre. Alexandre Koyré suggère que la notion d’« esprit » (« spirit ») chez Henry More peut être assimilée dans une certaine mesure à la notion scientifique actuelle de « champ »86. Le concept physique est abordé par More au moyen du langage de la métaphysique, mais il est difficile de dire si c’est la physique ou la métaphysique qui prédomine. En effet, la ligne que nous traçons aujourd’hui entre la physique et la métaphysique vacille dès l’instant que nous essayons de nous représenter visuellement les concepts en question. Les images mentales de notions abstraites telles que l’amour et le magnétisme ne sont pas forcément très différentes l’une de l’autre ; c’est la fonction et l’attribution données à ces images qui établissent la différence. La métaphore amour/magnétisme si populaire chez les poètes n’est pas seulement un « conceit » poétique, mais fait partie intégrante de la mentalité du poète comme du savant. De telles métaphores peuvent empêcher le progrès scientifique, comme le soutient Bachelard, mais le savant ne peut concevoir ses concepts qu’avec les outils qu’il a à sa disposition, et ces outils sont imbriqués dans les croyances et dans le langage de l’époque.
Magnétisme et lumière
75C’est ainsi que Henry Vaughan, dans sa tentative pour comprendre à la fois la nature de Dieu et les phénomènes invisibles de l’univers, utilise les trois notions de magnétisme, de lumière et d’amour (amour divin) en corrélation l’une avec les autres et en tant que métaphore l’une pour les autres. Vaughan conçoit le divin surtout sous forme de lumière ; en effet, au xviie siècle la lumière est souvent utilisée comme l’exemple visible de forces cachées : la manifestation visible (ou « image ») de l’immatériel et de l’invisible. Gilbert utilise la lumière pour aider le lecteur à concevoir le magnétisme : il développe la notion que le magnétisme est supérieur à la lumière, car le magnétisme évolue dans l’espace sans être entravé par l’existence de corps solides87. Dans trois poèmes sacrés où Vaughan évoque le magnétisme (« Man », « The Star » et « Cock-Crowing »), le phénomène est étroitement associé à la lumière. Dans « Cock-Crowing » le parallèle entre magnétisme et lumière est clairement mis en évidence :
Father of lights! what sunny seed,
What glance of day hast thou confined
Into this bird? To all the breed
This busy ray thou hast assigned;
Their magnetism works all night,
And dreams of Paradise and light88.
76Cette conception du magnétisme est hermétique ; en effet, la pensée hermétique parcourt tout le poème. « Father of lights, « seed », « glance » sont pris directement chez Thomas Vaughan89. Le poète, comme l’hermétiste, et comme Gilbert, fait un rapprochement entre lumière et magnétisme et voit dans le magnétisme une force qui opère même en l’absence de la lumière et qui constitue la véritable dynamique de l’existence. Mais plus que la philosophie ou la science, c’est la poésie qui est à l’œuvre dans le mot « dreams » : devant l’inconcevable (l’influence de Dieu), le conceptuel s’évanouit pour devenir un jeu d’images. Parfaitement illogique, la phrase « [t]heir magnetisme… dreams of Paradise and light » (« leur magnétisme... rêve du Paradis et de la lumière ») évoque une opération que l’homme ne peut pas saisir intellectuellement, mais suggère aussi le monde rêvé de l’au-delà, monde du Paradis et de la lumière divine.
77« The Star » nous permet d’entrer plus profondément dans les théories hermétiques. Le poète affirme que l’influence stellaire est attirée vers ce monde sublunaire par des qualités intrinsèques à l’homme qui devra être « bien disposé » (« well disposed ») à recevoir cette influence et être animé par le désir de connaître le feu stellaire (« pure desire /And longing for thy bright and vitall fire90 »). Ces qualités constituent les aimants qui fonctionnent toute la nuit et agissent sur la lumière et l’amour de l’étoile : « … the magnets which so strongly move /And work all night upon thy light and love » (vers 21-22). Ici, la relation entre magnétisme, lumière et amour n’est pas analogique. Le magnétisme est considéré comme une force supérieure, capable d’attirer vers lui d’autres phénomènes. Il ne s’agit pas (ou pas seulement) d’un paradoxe poétique, mais d’une théorie hermétique. On se souvient que Thomas Vaughan considérait que l’aimant universel était capable d’attirer vers lui « all Things… whether Physicall or Metaphysicall »91. Cet élément de la pensée de Thomas Vaughan nous permet de saisir la différence essentielle entre la philosophie magnétique de Gilbert et celle de l’hermétiste, et de distinguer entre concept et métaphore dans les références au magnétisme chez Henry Vaughan.
Le mouvement
78On peut noter que Henry Vaughan souligne dans sa poésie le fonctionnement incessant du magnétisme. Il est significatif que, dans les vers cités, ceux de Vaughan ou ceux d’autres poètes, les verbes associés au magnétisme sont presque toujours des verbes décrivant le mouvement, des verbes techniques ou semi-techniques comme « attract », « move », « point », « draw », « incline », « varie », mais aussi des termes plus métaphoriques comme « guide », « bend », « tremble », « frantick up and down », « bow », et « fasten ». La conception même du magnétisme s’articule autour de l’idée du mouvement, car les effets magnétiques ne sont perçus que dans leur action – et donc dans leur mouvement – à travers l’espace. La notion fondamentale de De magnete réside dans le fait que le magnétisme est une force en mouvement et qu’il agit de manière « beaucoup plus instantanée » (« with far greater instantaneousness ») que la lumière92. Comme nous l’avons vu, une étude du mouvement permet à Gilbert d’établir une distinction entre la matière inerte de la Terre et la nature créatrice du magnétisme qui traverse la matière comme le souffle de la vie ; le mouvement n’est point ici ce principe de la dégénérescence que nous trouvons chez Donne mais, au contraire, celui de la régénération constante. À cet égard, et malgré l’importance qu’il donne à la métaphysique, Gilbert suit la tendance que Basil Willey décrit en ces termes : « the graduai transference of interest... from the contemplation of Being to the observation of Becoming »93. Après un premier chapitre qui passe en revue les qualités de la pierre d’aimant, le traité de Gilbert s’organise autour de l’étude des différents types de mouvement observés au cours des expériences : coitio (Livre II), directio (Livre III), variatio (Livre IV), declinatio (Livre V) et revolutio (Livre VI). Pour Gilbert, l’aimant et le fer, le pôle et la boussole sont moins importants que les interactions qu’il observe entre eux. On peut faire la même remarque en ce qui concerne la poésie : le sens des images magnétiques dépend du type de mouvement dont il est question, qu’il s’agisse d’attractio, de coitio, de verticitas ou, dans une moindre mesure, de variatio (déclinaison) ou de declinatio (inclinaison). C’est dans son étude de ce qu’il appelle revolutio que Gilbert présente une nouvelle théorie des origines du mouvement de la Terre. C’est un aspect de son œuvre qui se révélera très fécond.
79La vigueur de l’action magnétique terrestre conduit Gilbert à formuler la théorie selon laquelle la rotation diurne de la Terre est due aux forces magnétiques. Il existe dans la poésie des références à la rotation diurne de la Terre94 mais les poètes ne mentionnent pas le fait que cette rotation puisse être due au magnétisme. John Donne, dans « The first Anniversary », évoque, comme nous l’avons vu, la force magnétique de la Terre incarnée par l’âme d’Elizabeth Drury ; ailleurs il fait allusion à la rotation de la Terre, par exemple dans « A Valediction : forbidding mouming »95, mais jamais il ne relie les deux notions. Environ un demi-siècle plus tard, cependant, nous trouvons dans la poésie de Milton une allusion à la théorie de Kepler concernant le caractère magnétique de l’action du Soleil sur les planètes. Dans le Livre III du Paradis perdu, où le poète passe en revue, à l’occasion du voyage de Satan à travers le ciel, les différentes hypothèses cosmologiques, il laisse entendre que la rotation des planètes et leur trajectoire autour du Soleil sont dues à sa force magnétique :
they as they move
Their starry dance in numbers that compute
Days, months and years, toward his all-cheering lamp
Turn swift their various motions, or are turned
By his magnetic beam96.
80Le magnétisme, la lumière et la « force motrice » sont réunis dans une conception pré-newtonienne de la dynamique céleste. Sans parvenir lui-même à une unification des forces mécaniques, Gilbert avait préparé la voie à l’application de la physique terrestre à l’ensemble du système solaire.
81Ce qui fascine Milton dans les vers que nous avons cités, c’est la physique du cosmos, la mécanique du système solaire, plutôt que la métaphysique de l’anima mundi. En effet, les poètes que nous avons étudiés forgent leurs images surtout à partir de concepts physiques et s’intéressent moins aux interprétations occultes du magnétisme. Le magnétisme avait particulièrement séduit ces hommes de science – Pomponazzi, Paracelse, Bruno – qui cherchaient des exemples de vertus occultes. Les poètes, délibérément ou inconsciemment, suivent les rationalistes plutôt que les occultistes.
Science et poésie
82Pour Bachelard, le savant doit raisonner ses concepts et le poète doit imaginer ses images97 ; pour Bacon également, « ail the truer kind of interpreation of Nature is effected by instances and experiments fit and apposite »98 alors que « Poesy… doth truly refer to the Imagination »99. Pour imaginer, on a généralement recours à des images visuelles : la représentation visuelle est, en effet, un ingrédient essentiel de la poésie. Dans ce chapitre nous avons vu que William Basse associe magnétisme et lumière stellaire ; que Henry Vaughan « éclaire » le concept du magnétisme en établissant un parallèle entre magnétisme et lumière ; que Milton fait un rapprochement entre le magnétisme et les rayons du Soleil. Ce recours à l’imagerie de la lumière révèle le besoin de voir l’invisible mais, en même temps, chaque exemple de corrélation ou de combinaison respecte une théorie scientifique, théorie qui (à l’époque) n’est pas encore obsolète. L’image poétique est aussi un concept scientifique. Cette constatation brouille les définitions de Bacon et de Bachelard.
83Si l’imagerie magnétique est particulièrement populaire dans la poésie du XVIIe siècle, cela est peut-être dû justement au fait que le concept de magnétisme était devenu familier et que son fonctionnement pouvait, dans une certaine mesure, se lire grâce à l’utilisation de boussoles sophistiquées. L’électricité, en revanche, est pratiquement absente de la poésie, peut-être parce que l’on ne disposait pas encore d’instruments – à l’exception de l’aiguille rotative primitive de Gilbert – capables d’en observer les effets.
84Le magnétisme, de plus en plus familier aux hommes de science, devenait à son tour outil analogique permettant de supposer l’existence de forces invisibles de toutes sortes. C’est ce que dénonce Sir Thomas Browne :
Many other magnetisms may be pretended, and the like attractions through all the creatures of Nature. Whether the same be verified in the action of the Sun upon inferiour bodies, whether there be Æolian Magnets, whether the flux and reflux of the sea be caused by any Magnetism from the Moon; whether the like be really made out, or rather Metaphorically verified in the sympathies of Plants and Animals, might afford a large dispute100.
85Métaphore de prédilection chez les hommes de science, le magnétisme ne pouvait manquer de fasciner également les poètes.
Notes de bas de page
1 Pour l’histoire du magnétisme, nous avons consulté P. Fleury Mottelay, Bibliographical History of Electricity and Magnetism, Griffin & Co: Londres, 1922; G. A. L. Sarton, Six Wings: Men of Science in the Renaissance, Londres: Bodley Head, 1958, pp. 89-98; Alfred Still, Soul of Lodestone, New York, Toronto: Murray Hill, 1946; Histoire générale des sciences, publiée sous la direction de René Taton, Tome II, La Science moderne (1450-1800), Paris: PUF, 1969, pp. 337-353.
2 Pour l’histoire de la navigation, nous avons consulté principalement l’Histoire générale des techniques, publiée sous la direction de Maurice Daumas, tome II, Les Premières Étapes du machinisme, Paris: PUF., 1965, pp. 22-26, et G. A. L. Sarton, Six Wings, pp. 89-100.
3 Voir Dava Sobel, Longitude, Londres: Fourth Estate, 1996.
4 « A Valediction: of the booke », vers 57-63, Poetical Works, ed. Herbert J. C. Grierson, Oxford U. P. (paperback), 1990, p. 29. Nos références ultérieures renvoient à cette édition.
5 Au sujet de la terminologie technique, voir Duane H. Roller, The De Magnete of William Gilbert, Amsterdam: Menno Hertzberger, 1959, p. 43.
6 Cité par Arthur I. Miller, Imagery in Scientific Thought Creating 20th-Century Physics, Cambridge, Mass, et Londres: The MIT Press, 1987, p. 35.
7 La première édition, de 1558, ne comporte que quatre livres. Elle fut traduite en français en 1631. La deuxième édition, de 1589, est très différente de la première: elle comporte vingt livres. Elle fut traduite en anglais en 1669: Naturall Magick, Londres: Wright. Nos citations seront en général tirées de cette traduction anglaise.
8 Naturall Magick, p. 190.
9 Le premier appareil télégraphique, inventé par Charles Wheatson en 1839, fonctionnera grâce au déplacement d’aiguilles aimantées, sous l’effet de courants éléctriques.
10 Chap. 48, p. 212.
11 Chap. 53, p. 213.
12 On the Loadstone and Magnetic Bodies, trad. P. Fleury Mottelay, Quaritch: Londres, 1893, Livre II, chap. 2.
13 Les théories de Cardan, et le rôle de l’étude du magnétisme et de l’électricité dans la connaissance de la matière, sont examinés par G. K. Chalmers, « The Lodestone and the Understanding of Matter in Seventeenth-Century England », Philosophy of Science, 4 (1937) 75-95.
14 Pseudodoxia Epidemica, II, 3, The Works of Sir Thomas Browne, ed. Geoffroy Keynes, Londres: Faber and Faber, 1964, vol. II, p. 104.
15 Voir G. McColley, « The Theory of the Diumal Rotation of the Earth », Isis, 26 (1937) 392-402.
16 On the Loadstone, vi, 1, P- 328.
17 On the Loadstone, VI, 4, pp. 333-334.
18 Voir le commentaire d’A. Koyré, La Révolution astronomique, Paris: Hermann, 1961, chap. V et surtout p. 209.
19 Voir On the Loadstone, p. 230, note 1.
20 On the Loadstone, p. 275.
21 II, 2, Works, II, p. 90.
22 Voir G. K. Chalmers, « The Lodestone and the Understanding of Matter in Seventeenth-Century England ».
23 The Advancement of Learning, I, Works, III, p. 293.
24 Pseudodoxia Epidemica, II, 3, Works, II, p. 111.
25 On the Loadstone, II, 26, p. 148. Amor dans le texte latin (De magnete, p. 94 par exemple).
26 Le texte de Polyhymnia, dont il existe trois versions manuscrites, fut publié pour la première fois dans The Poetical Works of William Basse, ed. R. V. Bond, Londres, 1893, p. 160. Il est impossible de dater le poème avec précision.
27 Poetical Works, p. 160.
28 Sonnet 116.
29 The Pastorals (1653), in Poetical Works, p. 211.
30 Poems, p. 23.
31 « Ero navis Amoris, habens te astrum lucidum », Emblème 20, cité par Mario Praz, Studies in Seventeenth Century Imagery, Rome: Ed. di Storia e Letterature, 1964, vol. I, pp. 107-8.
32 Poems, p. 125.
33 « An Elegy upon the Death of my Lord Francis Villiers », vers 72, Andrew Marvell, eds. Frank Kermode et Keith Walker, Oxford U. P., 1992, p. 2. Nos références ultérieures renvoient à cette édition. Le poème a sans doute été composé peu après la mort de Lord Villiers survenue le 7 juillet 1648. Selon certains critiques, minoritaires, le poème ne serait pas de Marvell (voir Andrew Marvell, p. 280, note 1).
34 « To the Most Excellently Accomplished, Mrs. K. Philips », The Complete Poems, ed. Alan Rudrum, Harmondsworth : Penguin, 1995, vers 27-31, p. 96. Nos références ultérieures renvoient à cette édition.
35 Voir E. L. Marilla, ed., The Secular Poems of Henry Vaughan, Essays and Studies of English Language and Literature, ed. S. B. Liljegren, Univ. of Uppsala, 1958, p. 240, note.
36 Vers 22-32, p. 43.
37 Voir E. L. Marilla, Secular Poems, note, pp. 138-139, et J. Bennett, Four Metaphysical Poets, Cambridge U. P., 1934, p. 73.
38 On the Loadstone, II, 3, pp. 97-8.
39 Pseudodoxia Epidemica, II, 3, Works, II, p. 101.
40 Marsilio Ficino’s Commentary on Plato’s Symposium, trad. anglaise par S. R. Jayne, Univ. of Missouri Studies, 1944, p. 183.
41 Marsilio Ficino’s Commentary, p. 183.
42 Voir à ce sujet l’article éclairant de A. E. Chapman, « Henry Vaughan and Magnetic Philosophy », Southern Review, 4: 3 (1971) 215-226.
43 Vers 7-16, p. 326.
44 Secular poems, note, p. 269.
45 « The Attraction (commonly so called) of the Loadstone is rightly to be termed, Concursion, Confluence, or Coition, because it is the running or vigorous meeting together of two Magneticall bodies having a mutuall inclination the one to ioyne with the other, or by any other name, bearing the sense », Magneticall Advertisements, Londres, 1616, p. 3.
46 Ode LIV, Scattered Fancies (1645), in Selected Poems, ed. Thomas B. Stroup, Univ. of Kentucky Press, 1959, p. 157.
47 « Mutual Love », Poems (1655), in Minor Poets of the Caroline Period, ed. G. Saints – bury, Oxford: Clarendon Press, 1905, vol. II, p. 160.
48 Cynthiades, in Minor Poets ofthe Caroline Period, II, p. 490
49 Cynthiades, in Minor Poets of the Caroline Period, II, p. 163
50 The Poems of John Cleveland, eds Brian Morris et Eleanor Withington, Oxford: Clarendon Press, 1967, p. 55. Poème publié en 1651.
51 [ « Womans Constancy »], Secular Poems in The Works of John Suckling: The Non-Dramatic Works, ed. Thomas Clayton, Oxford: Clarendon Press, 1971, pp. 61-62.
52 On the Loadstone, II, 2, pp. 74-97. Pour l’attraction exercée par le jais, voir pp. 76-77.
53 « The Gnat », Poems, in The Plays and Poems of William Cartwright, ed. G. Blackmore Evans, Madison: Univ. of Wisconsin Press, 1951, p. 478.
54 On the Loadstone, II, 4, pp. 106, 110.
55 En latin: « in magnetem perfectum conversione, & absoluta metamorphosi », De magnete, p. 68.
56 « Man », vers 22-25, p. 240.
57 Scattered Fancies, Selected Poems, p. 158.
58 Theophilia’s Love Sacrifice, Chant L, in Minor Poets of the Caroline Period, I, p. 392.
59 V, iv, The Complete Works in Prose and Verse of Francis Quarles, ed. Alexander Grosart, Edinburgh Univ. Press, 1880-1881, vol. III, p. 92.
60 Sermon vii, The Whole Works, ed. Reginald Heber, Londres, 1839, vol. viii, p. 395.
61 Dans l’édition de Grosart de 1880-81, les illustrations, très différentes de celles des Emblemes de 1635, sont de Charles Bennett et de W. Harry Rogers.
62 Au sujet des emblèmes de Quarles, et des gravures utilisées, voir Lucien Carrive, La Poésie religieuse anglaise entre 1625 et 1640, Publications de l’univ. de Caen, 1972, pp. 147-52.
63 On peut noter qu’il n’y a pas nécessairement conflit entre magnétisme et lumière : la lumière divine invisible (lux) peut jouer la même fonction métaphorique que le magnétisme.
64 Pseudodoxia Epidemica, II, 3, Works, II, p. 105.
65 George Herbert, ed. Louis L. Martz, Oxford U. P., 1994, p. 124. Nos références ultérieures renvoient à cette édition.
66 « The Query », vers 13-14, p. 309.
67 Anthroposophia Theomagica in The Works of Thomas Vaughan, eds. Alan Rudrum et Jennifer Drake-Brockman, Oxford: Clarendon Press, 1984, p. 67.
68 Vers 21-28, p. 253.
69 Henry Vaughan, « Resurrection and Immortality », vers 69-70, p. 153.
70 On the Loadstone, V, 12, p. 308.
71 On the Loadstone, V, 12, pp. 310-311.
72 Vers 213, p. 214.
73 Vers 220-222, 237, p. 214.
74 Vers 72, p. 229.
75 « The second Anniversaire », vers 4, p. 227.
76 De l’amour, trad. Pontus de Tyard, Lyon, 1551, p. 148.
77 De l’amour, pp. 142-144.
78 On the Loadstone, VI, 5, p. 338.
79 De l’amour, p. 141.
80 Poems, p. 285.
81 Pour une étude du magnétisme chez Cowley, voir R. Hinman, Abraham Cowley’s World of Order, Cambridge, Mass.: Harvard U. P., 1960, pp. 246-248. Sur le mélange, chez Cowley, de théories « scientifiques » et « pré-scientifiques », voir G. Laprevotte, Science et poésie de Dryden à Pope, thèse de doctorat d’État présentée devant l’univ. de Paris III en 1977, Presses de l’univ. de Lille, 1981, vol. I, pp. 235-251.
82 « Physics and Reality », Journal of the Franklin Institute, 221 (1936) 313-347.
83 Le terme même de magnetismus n’apparaît que vers 1614. Gilbert utilise l’adjectif magneticus (coitio magnetica, motus magneticus, etc.). Le terme anglais de « magnetism » est utilisé pour la première fois par W. Barlow dans ses Magneticall Advertisements de 1616: « the Magnetisme of the whole earth », Préface, deuxième page.
84 On the Loadstone, V, 12, pp. 308-312.
85 On consultera à ce sujet l’analyse très fine de Gad Freudenthal, « Theory of Matter and Cosmology in Gilbert’s De magnete », Isis (1983) 22-37.
86 Du monde clos à l’univers infini, trad. française par RaissaTarr, Paris : Gallimard, 1973, p. 132. Voir à ce sujet notre chapitre 3, « Astronomie » : « La pluralité des mondes et l’imaginaire de l’infini », p. 120.
87 On the Loadstone, II, 7, p. 124.
88 Vers 1-6, p. 251.
89 Voir R. Ellrodt, Poètes métaphysiques, I, vol. 2, p. 250.
90 Vers 14, 17-18, pp. 252-253.
91 Anthroposophia Theomagica, Works, p. 67, voir supra, pp. 84-85.
92 On the Loadstone, II, 7, p. 123.
93 The Seventeenth Century Background, Londres : Chatto and Windus, 1962, p. 6.
94 Voir G. McColley, « The Theory of the Diumal Rotation of the Earth ».
95 Vers 9, p. 45.
96 Vers 579-583. Édition utilisée pour nos références: Paradise Lost, ed. Alastair Fowler, Londres: Longman, 1976.
97 La Poétique de la rêverie, Paris: PUF, 1960, p. 152.
98 Novum Organum, I, 50, trad., Works, IV, p. 58.
99 The Advancement of Learning, II, Works, III, p. 343.
100 Pseudodoxia Epidemica, II, 3, Works, II, p. 116. Nos italiques.
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