La sociologie, entre critique et ingénierie sociales
p. 167-193
Texte intégral
1S’interroger sur la place de la sociologie dans la pratique interdisciplinaire des vingt dernières années entraîne plusieurs types de questions. Que faut-il retenir du contexte social et scientifique qui puisse permettre de comprendre pourquoi et comment la sociologie a pris une part importante dans l’expérience interdisciplinaire ? Le fait qu’au sein de la sociologie, les diverses spécialités soient représentées de façon très inégale et même qu’à l’intérieur d’un « champ » sociologique, certains individus aient choisi cette voie alors que d’autres l’évitaient délibérément, est-il en soi significatif d’un enjeu scientifique ? Enfin et surtout, les conséquences de la pratique interdisciplinaire sur la sociologie portent-elles la trace d’une rupture, sorte de saut épistémologique, ou bien ne représentent-elles qu’une autre façon de construire et de traiter l’« objet » que se donne la sociologie ?
2Nous n’avons pas répondu à ces questions de façon systématique : chacune d’elles alimente plus ou moins notre réflexion, et notre objectif est précisément de tisser un lien entre ces niveaux de questionnement, a priori indépendants. Le choix de ne pas traiter exclusivement l’une ou l’autre de ces questions, en particulier la troisième qui nous situe au cœur même de la discipline, de faire au contraire le va-et-vient entre chacune d’elles, est guidé par ce qui nous semble propre à la sociologie dans la construction de son « objet » : celui-ci procède d’un état social qui, parce qu’il agit en permanence sur lui, interdit en quelque sorte d’en fixer les limites. Dans un contexte donné, la sociologie construit un objet, c’est-à-dire se donne un objectif scientifique qui ne peut être définitif du fait même de l’incertitude des conditions sociales de son travail et du rapport que celles-ci entretiennent avec l’objet.
3Certes, tel est le lot de nombreuses sciences sociales, « sciences chaudes » selon l’expression de R. Fraisse1, sciences d’un présent tout à la fois déstabilisateur et stimulant2. Mais ce trait nous semble encore plus vrai pour la sociologie, et cela pour deux raisons : c’est une discipline jeune, pour laquelle la question du caractère irréductible de son champ d’application n’est toujours pas tranchée3 ; c’est une discipline rendue fragile en raison de sa position particulière dans la société à laquelle elle offre un miroir constant (cf. le « discours circulant » dont parle ailleurs Bernard Picon) quand, plus directement, elle n’est pas colonisée par d’autres sciences sociales (« nous sommes tous des sociologues », écrit le géographe B. Kayser). Peut-être le propre – et la force – de cette discipline tient-il au fait qu’elle tente d’aller jusqu’au bout de cette position inconfortable, autrement dit qu’elle laisse en suspens, c’est-à-dire en « discussion », des questions considérées comme des préalables par toute autre démarche scientifique, acceptant de s’interroger constamment sur les fondements mêmes et donc sur la possibilité de son propre discours. D’où le visage de Janus qu’elle renvoie, hésitant ou alternant constamment entre un modèle de scientificité et une approche herméneutique (Lepemies, 1990). Nous n’avons pas voulu effacer une telle ambivalence, perçue souvent de l’extérieur comme une ambiguïté, mais tout au contraire la restituer dans la mesure où non seulement l’histoire récente de la discipline montre que la sociologie – et parfois le sociologue lui-même – oscille toujours entre ces deux pôles, mais parce que la pratique interdisciplinaire peut être interprétée comme une tentative d’échapper à ce mouvement pendulaire. Ce sera tout au moins notre argument4.
1. La sociologie : l’obsession de l’autonomie
4Exposant les « Méthodes des sciences sociales », Madeleine Grawitz (1981) donne un aperçu éclairant sur le statut des diverses sciences sociales, ce dont le plan de son ouvrage est particulièrement révélateur. L’exposé sur l’anthropologie et l’ethnologie, celui sur la démographie et sur l’économie politique commencent par un chapitre intitulé « Définitions ». La géographie et la science politique ont également droit à ce traitement, mais après un chapitre préliminaire sur « La crise de la géographie » et sur « Le retard de la science politique ». La psychanalyse occupe une position intermédiaire (« Ce qu’est la psychanalyse »), tandis que la psychologie sociale (« Domaine ») et l’histoire (« Le problème des origines ») se rangent aux côtés de la sociologie dans un mouvement extrême vers l’indéfinissable : « Les tendances », tel est le titre bien révélateur qui introduit la sociologie.
5De ce point de vue, Auguste Comte opérait un coup de force lorsqu’il fit entrer la sociologie – qu’il hésitera à appeler « physique sociale » – dans le gotha des six sciences fondamentales où les mathématiques étaient reines. Mais il était en cela fidèle à la conception qu’il se faisait de cette discipline : science d’observation, la sociologie devait traiter les phénomènes sociaux comme des phénomènes physiques – ce qui rompait avec la tendance philosophique de son époque –, et pour cela, disposer d’une méthode –la comparaison historique – qui fût aussi fiable que la déduction en mathématiques ou la nomenclature en chimie. Disposant d’une méthode qui la rattachait au domaine scientifique, la sociologie, estimait-il, pouvait prétendre à un point de vue positiviste et à un statut irréductible.
6Dans le contexte rationaliste du XIXe siècle, après l’empreinte de l’œuvre encyclopédique au siècle précédent, il était difficile pour la sociologie de se soustraire au modèle alors dominant de la science, d’autant plus qu’en revendiquant un raisonnement expérimental et scientifique pour l’étude de la société, elle prenait ses distances avec ceux qui lui contestaient toute possibilité et toute légitimité de discours sur le social. Mais, précisément parce qu’elle ne disposait pas d’un « objet » aux contours bien délimités, la sociologie n’aura de cesse d’affirmer une autonomie vis-à-vis des sciences sociales déjà établies ; elle s’est construite dans un mouvement constant d’opposition, recherchant son identité dans cette relation conflictuelle et concurrente avec les disciplines fortes d’une tradition épistémologique et d’une assise institutionnelle. Ainsi, de même que Comte cherche à s’émanciper et de la philosophie et de l’histoire, Émile Durkheim fait le même effort de démarquage vis-à-vis de la psychologie (la science de l’individu), voulant lui aussi faire de la sociologie une science explicative, c’est-à-dire capable d’organiser les phénomènes sociaux en relations de causalité, en un mot d’être autre chose qu’une « science morale ».
7Le jeu constant entre la différenciation (à l’intérieur des sciences humaines) et l’intégration (parmi les sciences physiques ou naturelles) explique le caractère incertain, hésitant de cette discipline qui, tout compte fait, est totalement hétérogène, sinon éclatée. Une hétérogénéité qui pour beaucoup (Raymond Aron par exemple) interdit d’en donner une définition5, mais qui révèle tout au moins une chose : si la sociologie existe parce qu’elle a su dire ce qu’elle n’est pas (ni historique, ni psychologique, ni philosophique), elle n’a pu que donner un contour incertain à son « objet », à la différence de disciplines voisines comme l’économie et la démographie. On peut dire que, contrairement à l’ambition de ses « fondateurs », elle échoua dans la constitution d’une méthode qui lui soit propre – ce qui ne veut pas dire qu’elle n’en use d’aucune… – et qui lui permette de prétendre à un savoir rigoureux et discriminant ; l’ignorance dans laquelle se tiennent les unes par rapport aux autres les différentes écoles, à commencer par Émile Durkheim et Max Weber, contemporains au début du siècle, est significative du caractère « ouvert » de la discipline mais aussi de sa difficulté méthodologique et conceptuelle à rendre compte de son propre objet de façon synthétique.
8La sociologie ne se construit donc pas par strates successives de savoirs cumulés ; sa propre histoire est l’enjeu de discussions, de relectures constantes, non pas parce que le sociologue est un piètre historien, mais parce qu’il est dans la nature même de sa démarche disciplinaire de formuler toujours son commencement, d’énoncer ses propres possibilités de discours sur le social (aujourd’hui par exemple, le débat sur le rapport entre individu et société qu’on aurait pu croire épuisé après Durkheim et Weber ; après la psychologie, il s’agit cette fois-ci de l’utilisation du paradigme économique en sociologie). La sociologie « ne progresse qu’en s’interrogeant sur elle-même » (Duvignaud, 1986).
9Il existe certes des « acquis » théoriques et méthodologiques, comme par exemple la distinction fondamentale entre fait et valeur (Max Weber qui a situé le rapport aux valeurs au centre de sa démarche théorique – la « compréhension » de l’individu – et méthodologique – la neutralité axiologique – est sur ce plan le plus riche). Autrement dit, on peut expliquer des faits sociaux, car ce sont des phénomènes isolables (comme des choses, dans la tradition positiviste) ; que tel chercheur en fasse les éléments d’un système, tandis que celui-là les rattache ou les assimile à un projet ou à une stratégie d’acteurs ne peut faire oublier ce que l’un et l’autre postulent, à savoir la nature « sociale » et le caractère logique des faits expliqués. Mais en même temps, cette explication qui est tout le contraire d’une démarche normative, ne doit pas exclure mais intégrer la question du sens de l’activité sociale, celle du vécu de la relation ; l’une et l’autre sont « compréhensibles » par le sociologue en référence à la notion de valeur, notion à laquelle il est lui-même soumis. Là encore, rien qui ne soit totalement spécifique à la sociologie, mais elle doit plus que tout autre rendre compte d’un objet qui est aussi un sujet actif dans un environnement auquel l’observateur lui-même participe.
10Sans doute parce qu’elle exprime à sa façon cette dualité de l’« objet » sociologique, la question du lien entre la connaissance et l’action – binôme de toute science rêvant d’être la base symbolique et rationnelle de la société – est particulièrement cruciale en sociologie. Elle nourrit la pratique et fonde la posture sociologique dès les origines – tous les « pionniers » se veulent des réformateurs ; elle est constamment posée à la sociologie, sommée plus que toute autre science sociale de faire la preuve de son « utilité » sociale. L’acceptation de cette question dans toute son exigence, son intégration au cœur même de la démarche scientifique, représentent, quelle que soit la réponse apportée, un autre « acquis » de cette discipline.
11Dans les deux grandes tendances que l’on reconnaît aujourd’hui à la sociologie, au-delà de sa grande pluralité thématique, on retrouve bien cette tension fondatrice qui s’exprimait à l’origine dans le balancement entre la philosophie et la mathématique. D’un côté, une sociographie – certains préféreront sociologie positiviste – où l’éventail est grand des démarches descriptives, basées le plus souvent sur le recueil statistique, aux approches de type fonctionnaliste dont les présupposés6 sont proches des sciences de la nature ; leur modèle séduit et de nombreux emprunts notionnels leur sont faits (structure, fonction, morphologie, milieu, etc.). De l’autre, une sociologie critique tendant vers une philosophie sociale, abstraite et spéculative pour ceux qui s’y opposent, seule capable pour ceux qui s’en réclament, de fonder une épistémologie qui puisse garantir le regard sociologique sur une évolution sociale qui ne peut se réduire au seul domaine des faits observables7.
12Philosophe ou ingénieur social, c’est entre ces deux termes que le sociologue tente de trouver une place qui ne lui soit pas contestable. Depuis les années 60, il fut ou l’un ou l’autre et on peut se demander si dans l’expérience interdisciplinaire il ne tente pas le pari d’être l’un et l’autre.
2. Histoires de temps
13Nous l’avons annoncé : isoler la sociologie des conditions sociales dans lesquelles elle « construit » son objet revient à ignorer le travail qui lui est propre de séparation du fait social et de la valeur. De 1960 à 1980, la sociologie française a été tour à tour dominée par une approche plus positiviste et une approche plus critique des phénomènes sociaux. Il ne s’agit pas pour nous d’en faire l’histoire, mais de voir en quoi l’expérience interdisciplinaire, celle qui associe dans la pratique de recherche sciences sociales et sciences de la nature, puise dans ces deux moments très contrastés de pratique disciplinaire et s’inscrit en cela dans une continuité scientifique au sein même des sciences sociales. Chronologiquement, l’engagement de sociologues dans des programmes interdisciplinaires commence dès les années 70 ; ceux-ci représentent alors une sorte de laboratoire – en particulier au sein de la DGRST – qui prépare les grands programmes du PIREN des années 80.
2.1. Le temps de l’ingénieur
14L’émergence d’une forte demande étatique à l’égard des sciences sociales après la guerre – le Commissariat au Plan sollicite plus particulièrement l’économie d’abord, la sociologie ensuite – va en quelque sorte sonner le réveil d’une discipline dont tous les observateurs soulignent alors la « misère »… La sociologie sort de l’Université8, ou bien s’y émancipe9. Marquant sa différence, elle développe un nouveau style de travail en allant sur le terrain – par opposition au philosophe universitaire. La sociologie empirique américaine, parée d’un prestige qui ne tient pas à ses seules vertus, fournit un langage, des techniques, en un mot une légitimité opposable à la tradition durkheimienne de l’Université (Jean Stoetzel, créateur de l’IFOP en 1945, directeur du Centre d’Études Sociologiques plus tard, fut sans doute l’un des principaux pionniers de ce type de recherches) (Pollak, 1976).
15Le maître mot de cette période est le « retard ». Les nouveaux professionnels de la sociologie, nourris de ce besoin étatique en matière de planification, s’estiment en retard vis-à-vis de leurs collègues américains, les planificateurs leur rappellent sans cesse qu’ils sont en retard vis-à-vis des sciences exactes. L’obsession du retard, la possibilité donnée de consolider une profession en dehors d’une institution tutélaire tout en comblant ce retard, autant de fortes raisons de faire sien, sans examen critique, un projet de modernisation sociale et économique proposé par l’État.
16Alain Drouard (1981), historien spécialiste de cette période, montre bien l’influence de cette demande sur la pratique sociologique : « Désormais le social apparaît soit comme un résidu qu’il faut s’efforcer de comprendre pour avoir prise sur lui, soit comme une dimension supplémentaire qu’il faut intégrer dans les prévisions économiques pour accroître leur efficacité ». Comme l’écrit Claude Gruson, sans doute le plus actif parmi ces hauts fonctionnaires soucieux de mobiliser la recherche pour l’aide à la décision, « le planificateur demande à des sociologues d’ajouter à la planification économique ce qui lui manque. (…) L’apparition du courant prospectiviste constitue un autre aspect de cette demande ». Et citant la revue Prospective de G. Berger, Drouard ajoute qu’il s’agit d’une « forme de pensée quantifiante, planifiante, rationalisante qui donne la priorité à l’aspect technique de la solution des problèmes » ; avec la cartographie, ce type de recherche a son langage de communication.
17La lecture du Progrès Scientifique, revue de la DGRST, montre combien celle-ci va se montrer l’instrument de cette perspective en devenant l’institution privilégiée pour organiser par « convention de recherche » puis par « action concertée » une demande étatique en pleine harmonie avec une offre de recherche. J.-J. Salomon, chercheur très engagé dans ce processus, le décrit ainsi : « Au cours des années 60, nous rêvions de l’avènement d’une technologie sociale, de voir les sciences sociales donner naissance à des techniques d’application aussi précises et efficaces que les instruments fournis par les ingénieurs, par les sciences de la nature »10.
18On peut dessiner comme suit le portrait type de la recherche idéale, telle que la DGRST l’impulse à la fin des années 60, soit après dix années de programmation11 :
Une soumission de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée à la même « nécessité d’une efficacité plus grande, (…) que cette efficacité se mesure en termes d’acquisition de connaissances pures, d’amélioration des conditions de vie de l’homme, ou en termes de rentabilité économique ». On estime en effet que le « retard » est alors rattrapé et que l’heure est à l’efficacité, autrement dit au « développement ». Cette notion qui apparaît alors (1969) recouvre en fait dans l’esprit des planificateurs ce qui sera conceptualisé plus tard sous le terme de « recherche finalisée », une « orientation générale mettant l’accent sur le développement par rapport à la recherche fondamentale et appliquée ».
Une science sans rupture interne, la classification proposée (et estimée originale) allant « de la matière inerte à l’individu lui-même, le “devenir” de l’homme ». Ce continuum s’inscrit ouvertement dans la tradition d’Auguste Comte, la sociologie trouvant sa place aux côtés de la discipline reine, les mathématiques, dans la mesure où bien sûr elle accepte elle aussi d’aller vers une « formalisation de plus en plus poussée ».
Une évolution identique, « avec plus ou moins de retard », de toutes les disciplines, « qui les fait passer de l’étude phénoménologique qualitative à l’analyse quantitative », le pivot de cette évolution étant l’outil mathématique.
Les grands domaines de recherches interdisciplinaires (océanographie, recherche biomédicale, urbanisme, etc.) sont exemplaires de cette évolution de la recherche, tout au moins selon l’analyse de la DGRST. Leur objectif : « Étudier l’homme, son environnement et leurs interactions ».
Une certitude quant à la capacité de la science à résoudre les « problèmes complexes », grâce au « dialogue homme-machine » permis par l’ordinateur.
19La fascination pour cet outil nouveau est manifeste et va de pair avec une conception mystique du progrès technique en tant que moteur du développement. Au point qu’il est proposé « d’adjoindre à chaque équipe un spécialiste de l’outil mathématique, capable de comprendre, de formuler et de résoudre, sinon de programmer, les problèmes spécifiques de la cellule de recherche ».
20En s’engageant résolument sur la voie ainsi tracée, la sociologie est appelée à mettre en pratique le schéma weberien de rationalisation croissante de l’action grâce à l’apport de la connaissance, elle retrouve toute une tradition de l’ingénierie sociale chère aux disciples de Frédéric Le Play (Kalaora et Savoye, 1987) et, elle qui est en quête constante d’un modèle de scientificité, ne peut rester sourde au néo-positivisme de la sociologie empirique et appliquée à laquelle on l’invite.
21En fait, plutôt que de faire du Le Play, les sociologues retrouveront vite Durkheim et avec lui le chemin de l’Université. Mais la période laisse des traces : la multiplication des champs de recherche tout d’abord qui aggrave le polymorphisme de la discipline mais permet de serrer au plus près la demande sociale ; et surtout, dans la sociologie de l’innovation qui cadre alors si bien avec cette dernière, la sociologie rencontre le fait technique et à travers lui les sciences praxéologiques (l’architecte pour le sociologue urbain, l’ingénieur pour le sociologue du travail, l’agronome pour le sociologue rural…). La question technique est encore toute imprégnée d’une idéologie du progrès sur laquelle la sociologie exercera, mais pas systématiquement, son sens critique. Aussi, la « profonde conversion de mentalité », appelée de ses vœux par la DGRST en 1969, en raison de « la moindre considération dont jouit la technique par rapport à la science pure », sera-t-elle loin d’être uniforme en sociologie : selon les spécialités, celle-ci intègrera très différemment la question technique, nous y reviendrons. Globalement, elle se donne avant tout pour objectif de repérer les résistances et les stratégies d’adaptation à ce progrès technique porteur du développement et que l’on désigne par « innovation ». Certaines équipes, comme le CREDOC12, raisonnent en termes de coûts, bénéfices et avantages ; tout au plus se demandent-elles si l’adoption d’une technique n’est pas porteuse d’une ségrégation sociale. Il n’empêche, le statut de la technique est devenu, dans cette période dominée par l’ingénierie sociale, une question fondamentale posée à la discipline.
2.2. Le temps du philosophe
22Que les années 70 prennent pour la sociologie le contre-pied des courants dominants depuis la guerre, n’est plus à démontrer. Beaucoup de sociologues, renouant alors avec la sensibilité critique de leur discipline, se disent que le caractère observable du fait social ne permet pas d’éviter la question de la relation du sociologue à son objet.
23La DGRST n’échappe pas à la tempête ; elle l’amplifie même. En 1971, un bilan critique du « programme 1967 de l’action concertée Urbanisation » est mené par J. Dreyfus13. Dénonçant « l’absurdité de la notion de besoin », base du fonctionnalisme, il demande que « priorité (soit) donnée à une réflexion théorique (...) probablement la seule qui puisse être revendiquée avec une certaine fermeté ». Et il ajoute : « Recommander une certaine priorité à la réflexion critique implique qu’il faut être prudent et que, sauf exception, il serait absurde dans l’état des connaissances, de se lancer dans des enquêtes très lourdes, qui seraient comparables à des plans d’expérience systématiques dans des domaines plus techniques. (...) Vouloir se lancer dans de grandes enquêtes est en effet le corollaire de vouloir programmer en détail la recherche. Sauf exception, l’une et l’autre ne sont défendables que dans un cadre fonctionnaliste. Donner sa chance à un chercheur, c’est lui permettre de travailler réellement, d’aller fureter sur le terrain. L’encourager à collecter et manipuler des monceaux de données est lui rendre un mauvais service. Si c’est lui qui le demande, il convient de se méfier ». Et il conclut qu’il « faut davantage craindre un excès qu’une insuffisance de programmation ».
24Le colloque de Saint-Paul-de-Vence qui a lieu en Juin 1972 à l’initiative de la DGRST et de l’OCDE sur le thème « Science et Société »14 témoigne que ce vent critique et ce besoin d’un retour à la théorie affectent tous les domaines scientifiques, en France comme à l’étranger. On y dénonce pêle-mêle « un malaise de la communauté scientifique, un malaise entre les chercheurs et la société, un désenchantement, (…) une révolte des chercheurs à l’égard des fins qu’ils servent, (…) une révolte à l’égard d’une fonction sociale qui les réduirait au rôle de techniciens parmi d’autres au service des pouvoirs ou d’un pouvoir ». On en appelle à une « science critique » ou « science communautaire », sorte de lieu multidisciplinaire où s’élaboreraient des « contre-propositions à des projets publics, en élargissant la problématique ». La possibilité d’une méthodologie scientifique appliquée à la société, et en particulier aux sciences sociales donne lieu à un grand scepticisme.
25En participant activement à ce mouvement critique et en y affirmant le primat de la théorie – la recherche procède d’un corps d’hypothèses élaborées au sein d’un corpus théorique –, la sociologie renoue avec une partie de son histoire quelque peu gommée dans la décennie précédente. La théorie de référence, le marxisme, est alors loin de faire l’unanimité dans son exégèse, mais elle suffit pour alimenter la critique du fonctionnalisme et du structuralisme qui avaient fourni le cadre conceptuel dominant dans les années 6015. À une sociologie de l’innovation, tributaire d’une exigence planificatrice et mettant l’accent sur les besoins et la mesure des comportements, va succéder une sociologie qui se veut moins réductionniste, traquant l’inégalité sociale ou la lutte des classes dans la structure, réhabilitant le vécu des groupes sociaux rattachés à nouveau au mouvement de l’histoire, posant de façon renouvelée la question du changement social. L’objectif, estime alors une majorité de chercheurs, est de passer d’une science du particulier à une science du général, de se dégager de l’empirisme pour renouer avec un point de vue plus théorique.
26Indubitablement, cette évolution entre en contradiction avec la démarche interdisciplinaire telle que la DGRST l’a impulsée dans les années 60. L’interdisciplinarité était jusqu’alors mise en avant comme exemple de la capacité de la science à se rendre « utile » pour la société16 et de celle du milieu scientifique à s’organiser pour être performant17. À l’inverse, dans le vent contestataire du début des années 70, utilité et rentabilité appliquées à la science deviennent suspectes ; on identifie volontiers recherche « libre » (i.e. individuelle et loin du gestionnaire) et capacité de théorisation18. A priori, cette sociologie qui se fait alors critique plus que toute autre science sociale, aurait dû se détourner de l’interdisciplinarité, voie novatrice certes, mais portant particulièrement la trace idéologique du contexte de son émergence, puisque par beaucoup d’aspects (plus institutionnels que théoriques), on voulait en faire le porte-drapeau d’une science utile (« recherche appliquée ») et efficace (pour le « développement »).
27On peut constater de fait un certain repli par rapport aux programmes interdisciplinaires parmi les sociologues urbains, pionniers en ce domaine (nous y reviendrons). Mais d’autres sociologues – dont des ruraux – s’engageront dans le processus interdisciplinaire précisément dans cette période. Une démarche qui est sans doute moins paradoxale qu’il n’y paraît, car elle s’inscrit dans un processus critique de vieille date, alors même que la démarche interdisciplinaire passe, comme on va le voir, par une certaine rupture épistémologique à l’intérieur de la discipline.
28Or, dans cette période dominée par la réhabilitation d’une approche herméneutique en sciences sociales, les conditions sont en effet réunies pour opérer une telle rupture. Car, comme lors de toutes ses « crises », la sociologie en revient alors nécessairement à ses propres possibilités et à ses fondements de discours scientifique sur la société. Voyons en quoi l’interdisciplinarité intervient précisément à ce niveau-là.
3. Une certaine rupture
29Deux problèmes fondamentaux sont posés à toute discipline s’exerçant à la confrontation avec les’ autres sciences, celui de l’explication et celui de l’objet. Pour la sociologie, le premier est manifeste lorsque l’interdisciplinarité met en jeu les relations de la société et du milieu naturel, le second lorsqu’elle traite du fait technique. Étroitement imbriqués dans la pratique interdisciplinaire, ces deux moments de questionnement privilégient comme partenaires de la sociologie soit les sciences de la nature, soit les sciences de l’ingénieur.
3.1. L’explication
30Le célèbre paradigme durkheimien, selon lequel la cause d’un fait social doit être recherchée dans un autre fait social, est très explicite sur le contenu, les limites, les frontières même, de l’explication en sociologie ; il est plutôt discret sur le type de causalité (linéaire, circulaire…)19. Le problème des rapports entre la société et la nature se pose précisément à ces deux niveaux de l’explication, celui de la causalité et celui de son contenu. Pour résumer et en simplifiant, on peut dire que traditionnellement la sociologie nie toute relation de dépendance entre l’une et l’autre dans la mesure où elles supposent des niveaux d’analyse d’un ordre tout à fait différent20.
31Nous n’allons pas rentrer dans le débat nature-culture qui, bien entendu, est en arrière-fond de cette question21. Rappelons seulement quelques points qui permettent de saisir la démarche de la sociologie à ce sujet. Dans notre tradition philosophique, la nature est appréhendée négativement : elle est le contraire de l’esprit, de la liberté, de l’histoire, c’est-à-dire l’anti-humanisme par excellence. Le processus culturel tient précisément à l’humanisation de la nature par l’énoncé de la règle, de la norme, de la loi. Pour le sociologue, « tout est culturel » dans la mesure où il n’y a de nature que pensée dans et à travers une culture, dans et à travers une pratique politique et sociale. De ce point de vue, il· y a peu de différences entre la démarche marxiste insistant sur l’importance qu’il faut accorder à la domination de la nature dans l’analyse des processus sociaux (par « forces productives », on entend les conditions matérielles et sociales) et celle qui, se réclamant de Mauss (1950), affirme que dans la reconstruction de la totalité d’un phénomène social, les contraintes culturelles sont déterminantes. Dans son effort d’explication, la sociologie est donc plutôt portée vers l’argument culturaliste.
32On peut dire que dans son interrogation sur ce que doit être l’explication des faits et des rapports sociaux, la sociologie a opposé nature et société pour éviter tout continuum (dans le contexte de domination du modèle darwinien, son travail a consisté précisément à « recréer » une séparation entre l’homme et la nature) et affirmer ainsi l’irréductibilité du « fait social ». Mais en cela, elle n’a pu dire ce que pouvait être une véritable relation dialectique entre la société et la nature.
33Certes, on retrouve une prise en compte des phénomènes naturels et biologiques dans la démarche sociologique. Par exemple, l’unicité de l’homme qui est à la base du concept central de totalité (dont Marcel Mauss démontrera la signification concrète et qui, selon Raymond Bourdon, doit permettre d’« éviter d’analyser isolément une relation, lorsque celle-ci est prise dans un ensemble de relations formant un système »22) est aussi une « universalité culturelle » qui n’est possible que parce qu’il y a appartenance à la même espèce. Ou encore, l’influence des climats ou de la technologie sur les comportements sociaux représente un élargissement, certes ambigu, de la démarche explicative ; constatons cependant que les travaux de sociologie politique d’A. Siegfried ont été sans suite et que, dans le débat des géographes sur la place de la nature dans les processus humains, les sociologues prennent spontanément le parti du « possibilisme » qui, in fine, évacue la nature du champ de l’analyse23. Ainsi, la démarche sociologique, quel que soit le type de causalité requis (il est évident qu’on n’entend pas par là un jeu de cause à effet qui n’a pas de sens ni de prise en sciences sociales), organise ses « objets » d’analyse selon un principe de hiérarchie ou de détermination qui relève soit d’une approche culturelle, soit d’une approche économique, c’est-à-dire qu’il se situe strictement à l’intérieur d’une science de l’homme24. Et lorsque ce n’est pas vraiment le cas, les exemples les plus fameux étant l’école de Chicago et la sociobiologie25, il s’agit surtout d’une « réaction » au sein du débat disciplinaire : à ce qui est perçu comme un déterminisme culturaliste est opposée une démarche inversée, celle du déterminisme naturel qui, en fait, stigmatise lui aussi l’échec d’une pensée de l’articulation et de l’interaction de la société et de la nature.
34S’il est vrai que pour qu’il en soit autrement, la sociologie doit sortir de son propre champ et opérer en cela une certaine rupture épistémologique, est-ce à dire qu’elle doit renoncer à ce qui fonde pour elle le principe d’explication, c’est-à-dire une spécificité des faits sociaux qui justifie son autonomie disciplinaire et permet d’atteindre l’objectif d’une explication – au sens de construction théorique – de la totalité du phénomène social ? Autrement dit, qu’en est-il de son « objet » face à une perspective interdisciplinaire ?
3.2. L’objet
35Revenons au paradigme durkheimien. Son énoncé même semble enfermer la discipline dans son propre objet. On y retrouve de Comte une vision positiviste des faits sociaux : la société est une « chose » que l’on peut comprendre par l’observation. Tout au plus, Durkheim réfute-t-il l’approche évolutive de Comte (fondée sur l’histoire comparative) au profit d’une analyse (elle aussi comparative) des relations fonctionnelles entre phénomènes sociaux saisis dans leur interdépendance.
36En effet, l’essentiel pour la sociologie fut à l’origine de clarifier la question des rapports entre l’individu et la société (celle-ci n’est-elle qu’un agrégat et une somme de comportements et de décisions individuelles ?), débat, répétons-le, qui connaît une nouvelle actualité ; elle s’est donc d’abord intéressée aux phénomènes religieux, institutionnels ou économiques, c’est-à-dire aux manifestations symboliques par lesquelles une conscience collective s’affirme. Les relations entre les structures matérielles et les formations sociales ne furent donc pas au centre de sa démarche. Seul le marxisme s’y est intéressé26, mais en postulant que les rapports de production sont des rapports sociaux avant d’être des rapports entre l’homme et la matière. La question technologique – au cœur de ces rapports – entrera donc en sociologie par la petite porte et dans un contexte précis : celui de recherches empiriques appliquées à l’étude du développement industriel. Elle renvoie au problème jamais vraiment résolu de l’objet de la discipline, comme nous l’indiquions en début d’exposé.
37Parmi les champs disciplinaires (difficulté d’une discipline qui a fait de la totalité un concept central), la sociologie industrielle fut donc la première confrontée à la place à donner au fait technique dans l’explication sociologique. Pour les sociologues du travail, la question était simple : l’univers de la technique doit-il être séparé de celui de l’homme27 ? Autrement dit, la question technique est-elle une question de sociologue, ou bien faut-il la laisser à l’ingénieur ou… à l’ethnologue ? Dans les années 70, la réponse d’une grande partie des sociologues du travail (Naville, Touraine, Rolle, etc.) tend plutôt à refuser à la technique une place centrale. Il est intéressant de voir pourquoi, ne serait-ce que parce qu’ils ont poussé le plus loin la réflexion sur cette question ; il n’est pas anodin de rappeler à nouveau le contexte précis de cette réflexion, celui du retour en force d’une sociologie critique.
38Pour eux, dissocier technique et fait social a un effet heuristique sur la démarche de la discipline à plusieurs niveaux : une rupture méthodologique car on passe ainsi de l’empirisme à l’analyse théorique ; un enrichissement du champ d’analyse, car la psychosociologiedu travail industriel cède le pas à une sociologie de l’entreprise ; un saut épistémologique, car possibilité est alors donnée d’analyser le travail comme pratique de la société et de sortir ainsi de l’entreprise pour porter un regard global (« total ») sur la société28. Autrement dit, l’évolution de la discipline vers un objet de recherche plus complexe, c’est-à-dire à l’échelle de la notion de totalité appliquée au travail, a signifié une double rupture : avec une sociologie technicienne (le taylorisme ainsi que les études sur l’ensemble de l’organisation technique et les mécanismes d’adaptation de l’homme à l’innovation) et avec une sociologie de l’institution (l’entreprise comme rapport entre système technique et système de relations sociales : on passe du problème de l’organisation technique à celui du contrôle de la décision). L’idée s’impose alors que saisir la société à travers les pratiques de travail entraîne « l’impossibilité d’effectuer une étude de l’entreprise comme un groupe clos sur lui-même, ou de la relation homme-travail comme un rapport étroitement technique » Œrbes-Seguin, p. 55).
39Certes, dans les recherches plus globales sur la place de l’homme dans le processus de production et surtout sur l’évolution du travail comme pratique sociale, la question technique n’est pas évacuée, mais elle perd le caractère central qu’elle occupait dans la sociologie industrielle. Isolée comme un des éléments du processus constitutif du travail social, elle devient en quelque sorte dans l’analyse un sous-système avec son autonomie propre (par exemple, les recherches sur l’automation), mobilisée quand nécessaire par les marxistes pour asseoir leur analyse des rapports de travail, par les fonctionnalistes ou systémistes pour l’étude de l’entreprise, ignorée le plus souvent par les analystes du conflit social en termes de stratégies d’acteurs. En fait, c’est l’économie qui succède en partie à la technique comme référent de l’analyse du travail social : elle permet de sortir de l’entreprise et de la relation étroite homme-machine pour aller vers le tout social, c’est-à-dire de penser le travail industriel par rapport à la société globale.
40Il est frappant de voir que cette évolution n’a pas provoqué une réflexion critique sur la technique elle-même et que les études nombreuses des enjeux idéologiques de la question du travail ont précisément ignoré le problème technique (à l’exception d’André Gorz (1973))29. Déterminants dans cette critique de la sociologie industrielle, les marxistes prônent (alors) la neutralité idéologique de la science comme des techniques. De Georges Friedmann (1953) à Alain Touraine (1969), l’évolution technique est souvent appréhendée sous les vocables de l’innovation et du progrès, comme processus d’une rationalisation croissante. Le premier définit par exemple le milieu technique par opposition au milieu naturel. Reprenant à sa façon la même perspective évolutionniste et rationaliste, Alain Touraine associe les différentes phases de l’évolution des sociétés industrielles à une emprise de plus en plus faible du facteur technique sur les processus sociaux. En définitive, dans l’effort qui est le leur de constituer le travail social en véritable objet sociologique, les sociologues du travail retrouvent alors le paradigme durkheimien, à leur façon : plus l’humanité se technicise, moins elle est tributaire de la contrainte naturelle ; plus elle se socialise, moins elle est tributaire de la contrainte technique…
41Appréhender tout l’entrelacs des rapports sociaux, conduit donc la sociologie dans un mouvement contradictoire et constant d’épure et d’agrégation. Ainsi, la sociologie du travail s’orientera très rapidement vers une sociologie des professions – le travail des cadres par exemple – et des modes de vie, thématique qui permet de lier habitat et travail. Cette nécessité permanente de recomposition du champ sociologique reflète évidemment une société qui bouge, et représente un effort constant d’analyse du changement social. Or, ainsi qu’on vient de le voir, tout, dans un tel effort, poussait la sociologie à se détourner au début des années 70 du choix interdisciplinaire : une logique disciplinaire tout d’abord, héritée de son histoire mais surtout renforcée par la conviction que l’approfondissement du questionnement sociologique devait se traduire par une épure théorique ; un contexte très prégnant ensuite favorisait une sociologie plus critique, pôle (apparemment) le plus éloigné de l’option interdisciplinaire, dans la mesure où, avec celle-ci, la recherche est confrontée à la demande sociale et doit subir de surcroît la contrainte de programmes lourds. Or, il s’agit là des deux empreintes de la période précédente, dominée par une sociologie que l’on ne veut plus faire.
42Les deux « spécialités » directement mobilisées dans les problématiques de l’environnement, les sociologies urbaine et rurale, n’étaient pas en marge de cette évolution de la discipline ; elles l’ont même fortement accompagnée. Et pourtant, le choix interdisciplinaire a été clairement fait dans leur communauté. Nous allons essayer de comprendre pourquoi, en conservant le même cap : le mouvement scientifique dans son contexte social.
4. Sociologies et interdisciplinarité
43Dans le découpage de la sociologie en savoirs parcellaires, les sociologies urbaine et rurale sont voisines ; on passe aisément de l’une à l’autre, Henri Lefebvre (1970) en étant l’exemple le plus fameux. Elles ont en commun d’opérer un découpage qui ne procède pas d’une division sociale (comme la plupart des autres champs disciplinaires en sociologie), mais d’une opposition spatiale (tout aussi peu fondée scientifiquement). Il en résulte que leur « objet » fait appel à de nombreux phénomènes (travailler, mais aussi habiter ; le pouvoir, mais aussi l’institution ; etc.), c’est-à-dire qu’il est d’emblée donné (car en l’occurrence il n’est pas construit) comme un réel complexe. Faut-il voir dans ce statut particulier une raison de leur engagement plus précoce et plus net vis-à-vis de l’interdisciplinarité. On peut se le demander.
44Les sociologues urbains seront les premiers mobilisés par les recherches de type interdisciplinaire30, à l’initiative de la DGRST. L’Action Concertée « Urbanisation » lancée en 1965 veut réunir « des sociologues, des géographes, des économistes, des ingénieurs, des architectes, des mathématiciens appliqués (spécialistes de l’informatique, de l’analyse des systèmes) ». Et l’on prévoit qu’à partir « de 1970-1975, il est vraisemblable que le noyau de la recherche urbanistique portera sur le couplage entre les systèmes physiques et les systèmes humains. La solution fera donc appel à des « ingénieurs de système ». Pour la DGRST, « la recherche en urbanisme est une recherche appliquée » et représente un des programmes phares des années 60, le seul où la sociologie soit présente de façon significative. On retrouve dans la programmation sur le logement les maîtres mots de la voie interdisciplinaire : « Recherches techniques (...), recherches générales d’ordonnancement et d’analyse des systèmes, (...) réalisations expérimentales en vraie grandeur (au niveau du logement et du quartier) »31.
45Certes, toute la sociologie urbaine ne rentre pas dans cette perspective ; on y retrouve alors aussi bien des travaux d’inspiration anthropologique que des recherches sur les mécanismes décisionnels ; mais les travaux interdisciplinaires où les architectes côtoient les sociologues seront déterminants dans l’élaboration de ce qu’on appellera le « phénomène urbain », concept qui veut tout à la fois rendre compte de la complexité du processus urbain mais aussi de son unité par-delà son extrême diversité morphologique. Il ne nous revient pas de détailler ici cette expérience qui, malgré l’abondance de travaux, en particulier sur « l’habitat pavillonnaire » (Raymond, 1966), sera perçue comme un échec par une partie des sociologues urbains, marxistes pour la plupart (cf. supra). Le bilan qu’en tire Henri Lefebvre dès 1968 mériterait de figurer comme texte « fondateur » dans tout colloque interdisciplinaire ; on ne peut que regretter l’oubli dans lequel est tombé le bilan critique de cette expérience impliquant pour la première fois des sociologues32.
46La sociologie rurale, quant à elle, est sollicitée par des programmes interdisciplinaires bien plus tard, au début des années 70. Ce moment mérite que l’on s’y arrête si l’on veut comprendre l’impact différent qu’aura sur elle l’expérience interdisciplinaire, car il s’agit d’un moment de rupture sur le plan idéologique et sur le plan scientifique.
47Sur le plan idéologique tout d’abord. Dans les années 60, l’État a peur de la ville, car son développement est trop rapide et anarchique pour être maîtrisé ; au contraire, la campagne apparaît comme le lieu d’investissement par excellence d’une technique dont on est sûr qu’elle est génératrice de progrès. La prospective appliquée à la recherche agricole affirme ainsi que « la grande mutation de l’agriculture (sera) liée à une plus grande indépendance vis-à-vis des aléas du milieu naturel »33, illustrant en cela la conviction de P. Aigrain, patron de la DGRST, qui affirme par exemple en 1968 que « nous approchons du moment où il sera possible aux pouvoirs politiques de définir leurs objectifs sans être limités par des contraintes techniques »34. Or, lorsque les écologues font appel aux sociologues ruraux, c’est-à-dire moins de cinq ans après 68 et plus de dix ans après les lois lançant la modernisation agricole et suscitant, comme on le sait, de fortes inégalités sociales et un développement déséquilibré des territoires ruraux, le vent a tourné : la campagne agricole suscite à son tour l’inquiétude, et l’optimisme qui habite la conception dominante de la technique est entamé.
48Sur le plan scientifique ensuite. L’expérience interdisciplinaire de sociologues urbains s’est déroulée dans un contexte où une sociologie positiviste dominait les recherches (ce que nous avons appelé « le temps de l’ingénieur ») : elle achoppera sur la crise qui lui succède et annonce le retour d’une sociologie critique. Dans l’expérience interdisciplinaire, certains sociologues urbains ont en effet adopté un point de vue ouvertement critique, s’appuyant pour cela sur le marxisme. Henri Lefebvre, particulièrement engagé dans cette expérience, écrit ainsi dès 1967 : « Le refus de la spéculation philosophique traditionnelle (...) conduit vers une superficialité acceptée, voulue, proclamée comme telle, identifiée avec la prédominance des problèmes techniques et scientifiques » (p. 159). On comprend que lorsque cette position critique deviendra dominante dans le contexte scientifique, l’expérience interdisciplinaire des sociologues urbains résistera d’autant moins qu’elle était déjà objet d’une critique radicale…
49Il est donc évident que, même si cette explication ne peut être que partielle, le moment où l’option interdisciplinaire s’est affichée dans l’évolution disciplinaire est important : pour les sociologues urbains, l’interdisciplinarité était inévitable pour qui voulait expliquer la complexité du « fait urbain », mais en faire une pratique de recherche dans les années 60 les entraînait sur une voie théorique et un rapport avec le pouvoir politique qu’ils récusaient ; pour les sociologues ruraux, l’interdisciplinarité ouvrait de nouveaux horizons, posait de nouvelles questions, et en faire une pratique de recherche dans les années 70 pouvait tout au contraire illustrer la démarche critique qu’ils entendaient développer.
50En cela, ils étaient fortement aidés par l’offre de recherche elle-même qui entame sa propre révolution culturelle au milieu des années 70. Les travaux de préparation du VIle Plan (1976) diagnostiquent une « société malade » et en tirent ainsi conséquence : recherche de base et recherche finalisée ne sont plus opposées, la recherche dite « libre » est réhabilitée, et surtout la crise, avec son cortège d’incertitudes, fait surgir un autre besoin de connaissance par rapport à l’action. L’histoire prend place dans les programmes de la DGRST (apparition du terme « patrimoine » en 1976…), ce qui est présenté comme un renouveau théorique permettant d’analyser les mouvements sociaux et le changement social en général ; plutôt que de croissance, on parle de cogestion et de décentralisation ; plutôt que d’aménagement territorial harmonieux, de lutte contre les inégalités : autant de glissements thématiques ou sémantiques qui montrent que la « demande sociale » accompagne, certes avec un léger décalage, l’évolution du champ disciplinaire lui-même. Les recherches interdisciplinaires sont à nouveau désignées comme le laboratoire expérimental de cette nouvelle programmation35.
51Mais, la place importante prise par la sociologie rurale dans l’expérience interdisciplinaire à partir du milieu des années 70 n’est pas qu’affaire de (bonnes) circonstances. Elle s’inscrit dans l’évolution du traitement de la question rurale, et plus spécifiquement de la question agricole. Comme l’ensemble de la sociologie dans les années 60, la sociologie rurale a donc été mobilisée pour « une recherche dans le domaine psychologique et sociologique sur l’adaptation et les résistances au changement dans une société en évolution rapide »36. Il s’ensuivit de nombreux travaux sur la diffusion des innovations dans le milieu agricole, sur l’exode rural, mais surtout, à la demande de la DGRST en 1962, un « Inventaire typologique des sociétés rurales françaises »37.
52À travers ces recherches monodisciplinaires, la sociologie rurale poursuivait un objectif qui, d’une certaine façon, rappelait la trajectoire de la sociologie générale à laquelle elle se rattache : il lui fallait circonscrire un objet qui lui fût propre et qui justifiât son existence comme discipline spécifique et autonome vis-à-vis des grandes pionnières de la ruralité que sont l’histoire et la géographie (on se réfère en particulier à l’école des Annales et à Vidal de la Blache). Les travaux monographiques sur les collectivités rurales représentent de ce point de vue le « manifeste » d’un champ disciplinaire en formation, ce dont rend compte le tome I des Collectivités rurales. Celles-ci sont analysées comme des totalités sociales dont on cherche à expliquer « les mécanismes et la logique de fonctionnement »38. Influencées par l’anthropologie anglo-saxonne (Robert Redfield, 1973), ces analyses monographiques sont tout à fait représentatives du courant théorique dominant de cette période39. Elles subiront, lot de tous les champs spécialisés de la sociologie à la même période, une critique radicale des méthodes et des concepts adoptés dans l’« Inventaire »40, ce dont témoigne le tome II des Collectivités rurales41.
53Au sein même de cette démarche monographique, la sociologie rurale a pu enrichir son questionnement de nouveaux « objets » (les pratiques économiques et techniques) et ainsi, elle ne s’est pas trouvée confinée dans une analyse en un sens conforme à sa tradition, celle de l’institution et de la culture (comme dans les « community studies » ou la « folk society », entre autres). Or, confrontés en cela à des démarches scientifiques aux paradigmes en apparence très assurés ou en tout cas davantage que les leurs, les sociologues ruraux firent plutôt valoir un point de vue critique, d’autant plus que, le contexte aidant, la confusion entre progrès et technique était de plus en plus impossible. Pour eux, on ne pouvait donc saisir la dynamique économique de l’exploitation agricole si on ne comprenait pas en quoi elle est tributaire de la logique familiale et patrimoniale du paysan ; d’où la réflexion théorique sur le lien osmotique de la famille et de l’exploitation. On ne pouvait comprendre les pratiques agronomiques et les choix techniques de l’agriculteur si on n’en restituait pas l’épaisseur sociale, c’est-à-dire à quelle rationalité particulière ils répondent. D’une certaine façon, ce travail de déconstruction, accompli la plupart du temps en commun avec les économistes et les agronomes (peut-on considérer que la « socio-économie » fut leur lieu d’articulation ?) a été pour une partie des sociologues ruraux (en l’occurrence plutôt agricoles) un moyen de se soustraire à la sociologie empirique que dans les années 60 on attendait d’eux42.
54Il est à noter que ce dialogue entre disciplines confrontées à la problématique rurale s’est pour l’essentiel déroulé en dehors des grands programmes interdisciplinaires. À Plozévet, premier du genre, la mobilisation de nombreux savoirs « parcellaires » témoigne davantage par son résultat d’une conception « encyclopédique » du phénomène rural que d’une dynamique théorique faisant de l’articulation des disciplines une méthode essentielle43. Plozévet, choisi précisément pour son caractère affirmé d’isolat, est une « superproduction monographique » effectuée dans le réseau le plus dense des ruralistes44 ; l’argument génétique, à l’origine de la recherche, ne sera de fait qu’un alibi pour justifier le rassemblement de tant de disciplines sur un même lieu.
55Les grandes expériences suivantes (Aubrac, Châtillonnais) voient l’entrée des agronomes dans les programmes, ce qui inaugurera la réflexion critique sur le statut de la technique et sur l’idéologie sous-jacente aux modèles techniques45. Mais, loin de se cantonner dans des grands programmes, cette réflexion devra davantage à des travaux dont la dynamique reste monodisciplinaire (Salmona, 1983 ; Darré, 1985 ; Pharo, 1983 ; Soriano, 1986). Les problématiques sociologiques de l’innovation (théorie des « leaders »), trouveront dans ces apports de la psychosociologie (les notions d’attitudes, de représentations et de pratiques) ou de la sociologie de Pierre Bourdieu (1980) les outils conceptuels pour amorcer une démarche critique.
56En définitive, lorsque les sociologues ruraux sont amenés au début des années 70 à élargir d’un nouveau cercle leur confrontation avec les autres disciplines, en l’occurrence les sciences de la nature, ils ont une approche de l’interdisciplinarité plus théorique que pratique. D’une certaine façon, ce sera un atout46. Ils ont déjà l’expérience des rapports avec une discipline qui ne fait pas partie des sciences humaines, l’agronomie47. En cela, ils ont été confrontés à l’image réductrice dans laquelle « l’autre » veut les tenir : que la sociologie permette de repérer et d’aplanir les résistances sociales pour faciliter la mise en œuvre du modèle technique de l’agronome. Lorsque les écologues se tournent vers les sociologues, leur demande initiale est identique : « Neutralisez l’homme (perturbateur), afin de laisser le champ libre à notre projet scientifique ».
57Ainsi, les sociologues ruraux, dans leur première expérience d’une pratique interdisciplinaire (celle du comité « Équilibres et Lutte Biologiques »), ont d’emblée adopté une position critique, c’est-à-dire refusant les postulats scientifiques sur lesquels on voulait qu’ils s’engagent. Ils ont été amenés par là même à s’interroger sur ce que pouvait être une sociologie traitant de la gestion des ressources naturelles dans un contexte de programmation interdisciplinaire48. De toute évidence, ce questionnement, loin d’être épuisé, représente pour la sociologie rurale une occasion de développer une nouvelle connaissance concrète. À commencer par les pratiques techniques, déjà étudiées lors du dialogue avec les agronomes et dans le cadre des innovations, mais cette fois-ci dans une visée plus complexe liée à la prise en compte de la dimension « écologique » des processus techniques. Le paysan, dont la fin était quelque peu annoncée, est ainsi redevenu un centre d’intérêt pour le sociologue rural, et avec lui, des pratiques que l’on croyait en déshérence, comme le pastoralisme, ou passées inaperçues, comme la chasse et la cueillette, objets de prédilection des seuls ethnologues. Dans le même ordre d’idée, il est symptomatique que la monographie, si décriée au début des années 70, malgré précisément son apport déterminant dans l’accumulation de connaissances, ait retrouvé quelque vertu dans le cadre interdisciplinaire, grâce aux possibilités qu’elle offre pour la démarche systémique.
58Par ailleurs, la dimension critique de ce questionnement conforte la démarche sociologique dans l’échange interdisciplinaire. Au début des années 70, lors du premier contact avec les écologues, un tel échange n’éloignait pas trop le sociologue rural des analyses en termes de classes sociales et de mouvements sociaux qui se substituaient alors à la sociologie empirique ou fonctionnaliste de la période précédente. Aujourd’hui encore, dénoncer l’irrationalité des techniques (thématique très heideggerienne) appliquées aux rapports de la société et de la nature participe de la critique de la rationalité à l’œuvre dans la société capitaliste, ou plutôt de la mise en évidence des multiples rationalités sociales qui la traversent. Mais cela n’était et n’est possible que parce que, du point de vue de la sociologie, la technique de même que la nature ne sont pas neutres : une position épistémologique fondamentale forgée lors du dialogue avec les sciences de l’ingénieur et reproduite face aux sciences de la nature49.
59Le pas n’est alors pas si grand qui mène à des recherches où le sociologue se mobilise pour un autre type de rationalité technique que la société pourrait faire sienne. Le philosophe est alors rejoint par l’ingénieur… Mais pour cela, il a fallu sortir de la crise, source d’incertitudes, et renouer non avec la croissance mais avec… le développement… alternatif : très rapidement, les écologues eux-mêmes parleront de gestion plutôt que de conservation. Ainsi, l’investissement (mais aussi les désistements50) des sociologues ruraux dans la pratique interdisciplinaire des vingt dernières années (d’ELB à DMDR) montre que, sans abdiquer pour cela de leur fonction critique face aux autres disciplines, ils font une place croissante à l’ingénieur51.
60Jusqu’où va ou ira la synthèse avec le philosophe ? Remarquons seulement que, contrairement aux années 60 où le pouvoir les incitait à devenir des ingénieurs sociaux pour la mise en œuvre de la croissance et du progrès technique, il s’agit d’une mobilisation scientifique qui s’est nettement portée dès le départ vers les marginaux52, les exclus du système. Qu’en sera-t-il demain, de l’attitude du sociologue, si c’est la société dans son ensemble qui puise dans ces modèles « alternatifs » une nouvelle possibilité de croissance économique et donc secrète, à partir d’eux, de nouvelles formes d’inégalité et de marginalité sociales53 ? Question correspondant à l’esprit de cet exposé dans lequel on n’a pas voulu séparer la construction de l’objet en sociologie des conditions concrètes de son élaboration.
61On ne doit donc pas oublier combien les programmes interdisciplinaires, lorsqu’ils relevaient de la DGRST, étaient un lieu d’expérimentation d’une recherche proche des gestionnaires, ou plus exactement du pouvoir politique. Avec ce que cela comporte d’aléatoire sur le plan des objectifs assignés à la communauté scientifique et de déterminant sur le plan de l’organisation de la recherche, qu’en caricaturant on pourrait dire soumise alors à un processus d’industrialisation. Quel que soit le bilan ou le jugement porté sur ce point – l’interdisciplinarité est aujourd’hui entre les mains de la communauté scientifique –, on postulera que pour ne pas risquer de trop subir la contrainte sociale et exercer le travail qui lui revient de déconstruction des évidences54, le sociologue, lorsque tout le pousse à se faire ingénieur, se doit sans doute d’être d’abord un philosophe…
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Notes de bas de page
1 « En raison même de son caractère de science chaude et de sa position charnière, (la sociologie) demeure une discipline aux paradigmes peu unifiés – ce qui fait son intérêt mais aussi sa faiblesse institutionnelle –, diffusant sur ses marges mais pénétrée en retour, plus que toute autre, par les sciences voisines », « les Sciences sociales en souffrance ? », Esprit, n° 2, 1981. Cité par B. Kayser (1989), p. 17.
2 Cf. par exemple l'article de R. Boyer, « Où en est la pensée économique ? La destruction créatrice », le Monde, 30 octobre 1990. Parce que les transformations contemporaines sont rapides, les constructions théoriques se trouvent en perpétuel décalage..., même en économie.
3 On pourrait même ajouter que selon le point de vue adopté ou la théorie défendue, la lecture de ce qui est le plus susceptible de faire consensus, à savoir l'histoire de la discipline, donne lieu à des contradictions plutôt surprenantes. Ainsi, par exemple, le débat aujourd'hui central entre l'holisme et l'individualisme méthodologique : pour Alain Touraine (1986), le premier a son origine dans la sociologie allemande, alors que pour Raymond Bourdon (1988), cette même sociologie permet de fonder son contraire, l'individualisme méthodologique dont il se réclame. On pourrait multiplier ce type d'exemples.
4 De nombreux sociologues ont déjà traité certains aspects de la question qui nous intéresse ici. A commencer par les autres sociologues de cet ouvrage... Ainsi, dans cet ouvrage, l'article de Marcel Jollivet sur « Pluridisciplinarité, Interdisciplinarité et recherche finalisée » rend compte de la problématique du sociologue dans la démarche interdisciplinaire. On peut citer aussi le propos de R. Larrère (1988) qui s'interroge sur la pratique de recherche interdisciplinaire et en particulier sur les problèmes de communication et de langage entre disciplines. Et enfin, les bilans des grands programmes où des sociologues ont porté un regard critique sur leur propre démarche, comme J.-L. Fabiani (V, 27-2). Sauf à les répéter (et en moins bien), il nous a semblé préférable de tenter un autre type de regard sur la sociologie s'exerçant à l'interdisciplinarité.
5 Ou qui autorise des questions comme « la Sociologie est-elle une science ? », Pierre Bourdieu, la Recherche, n° 112, juin 1980.
6 La société est assimilable à un organisme dont les parties réagissent les unes par rapport aux autres dans une finalité de reproduction (harmonieuse) du tout. Cette perspective s'attache aux notions de stratification sociale et de mobilité sociale.
7 Dans cette perspective, on s'intéressera aux processus de domination et de contrôle social dans une société traversée par des conflits de classes, par opposition aux notions de hiérarchie de groupes sociaux et d'intégration sociale héritées de la tradition durkheimienne.
8 Multiplication de centres de recherche sociale et économique.
9 La licence de sociologie n'est créée qu'en 1958 ; toutes les chaires de sociologie étaient occupées par des philosophes et des juristes.
10 « Perspectives de la recherche urbaine », le Progrès Scientifique, n° 143, juin 1971.
11 Cf. « Prospective de la recherche scientifique et technique en France », le Progrès Scientifique, n° 127, février 1969 et n° 129, avril 1969. Les citations qui suivent sont extraites de ces deux numéros.
12 Cf. l'exposé de ces recherches par le directeur du CREDOC (Centre de Recherche et de Documentation sur la Consommation), E. de Lisle, dans le Progrès scientifique, n° 150, décembre 1971. « II n'est pas exclu, écrit-il, que le processus même de l’innovation accentue la ségrégation sociale, c'est-à-dire favorise le morcellement de la société en groupes sociologiques qui s'opposent » (« le Consommateur face à l’innovation »). On peut rappeler qu'E. de Lisle sera directeur du département des Sciences Humaines au CNRS, quelques années plus tard.
13 Cf. le Progrès Scientifique, n° 143, juin 1971.
14 Cf. le Progrès Scientifique, n° 160, janvier 1973.
15 Une telle réaction parcourt l'ensemble des champs spécialisés de la sociologie. Par exemple, en sociologie rurale, qui nous concerne particulièrement par la place qu'elle occupe dans les recherches interdisciplinaires, voir « l'Analyse fonctionnelle-structurelle en question ou la théorie nécessaire », M. Jollivet (1974).
16 Raymond Marcellin, ministre délégué, chargé du Plan et de l'Aménagement du territoire, souligne par exemple lors d'un colloque sur « les techniques avancées » dans l'aménagement, en mars 1968, « l’intérêt de ces confrontations de spécialistes de disciplines différentes : techniciens, scientifiques, sociologues. Les gouvernements ont besoin pour orienter leur action de ces conversations pluridisciplinaires », Gif-sur-Yvette, 25-30 mars 1968, in le Progrès Scientifique, n° 120, juin 1968.
17 Il faut dire que la DGRST était alors allée loin dans sa vision de l'organisation de la recherche, A une conception « d'organismes structurés et hiérarchisés », elle préfère « une solution (qui groupe) un « commando » de chercheurs sur un programme bien défini ; une fois celui-ci mené à bien, l'équipe est dissoute et ses membres intégrés à d'autres groupes, Les structures sont donc créées et modifiées en fonction des objectifs scientifiques à atteindre et des crédits affectés », Et elle estime qu'il s'agit là de « principes directeurs qui s'appliqueraient bien à l'organisation des domaines interdisciplinaires », c'est-à-dire « ni départements, ni sections, (...) pas d'écran entre le directeur et les équipes », afin de libérer « les cerveaux les plus aptes à la création scientifique des servitudes administratives et techniques, (…) Cet esprit d'émulation a toujours été un des meilleurs moteurs du progrès », le Progrès Scientifique, n° 127, février 1969.
18 Cf. le Rapport du groupe « Sciences de l'homme et aménagements » à la commission de la recherche du VIle Plan.
19 « La cause déterminante d'un fait social, écrit-il également, doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle... La fonction d'un fait social doit toujours être recherchée dans le rapport qu'il soutient avec quelque fin sociale », les Règles de la Méthodes Sociologique, 1895, réed. PUF 1968, p. 109.
20 Par exemple, l'un des arguments forts de Durkheim pour montrer en quoi le suicide est un phénomène social (et non psychologique) est de prouver en quoi il est indépendant du climat (si on se suicide davantage en été qu'en hiver, ce n'est pas pour une raison d'ordre physique, mais parce qu'alors la vie sociale est intense).
21 Cf. ci-dessus Claudine Friedberg, « la Question du déterminisme dans les rapports homme-nature », p. 47.
22 Cité par Madeleine Grawitz (1981), p. 117.
23 Cf. ci-dessus Nicole Mathieu, « Géographie et interdisciplinarité : rapport naturel ou rapport interdit ? », p. 105.
24 Cette position théorique s'appuie souvent –et implicitement – sur une approche évolutionniste de la société. Ainsi, comparant les types idéaux du village paysan « traditionnel » du XIXe siècle et la grande ville « industrielle » du XXe siècle, Henri Mendras (1989) écrit : « On passe d'une société à dimension géographique ou écologique, dans laquelle le cadre local est le cadre prédominant, à une société où les frontières sociales et les cadres sociaux sont les plus importants. Ce sont les groupes sociaux qui comptent.... », p. 130.
25 On ne peut évidemment les assimiler, ne serait-ce qu'en raison de leur contexte très différent d'apparition : l'école de Chicago qui, rappelons-le, est partie de la question de l'intégration des immigrés en milieu urbain, tente de faire du rapport entre l'homme et son environnement physique ou technologique le principe de l'explication ; la sociobiologie se situe dans un tout autre débat, celui de l'explication biologique des comportements sociaux. L'une et l'autre ont cependant en commun de prendre une position active face à « trop » de culturalisme dans l'explication sociologique et de prôner en conséquence une approche de la société par l’individu et l'interaction des individus.
26 À l'exception de Maurice Halbwachs. Voir bibliographie (1938).
27 Débat dont rend compte le mémento Dalloz rédigé par S. Erbès-Seguin et P. Ollier, Sociologie du Travail, 1972.
28 L'idée est même avancée que la sociologie du travail n'a plus alors de raison d'être, en tant que discipline issue d'un découpage arbitraire des phénomènes sociaux. Cette même idée traverse alors la plupart des champs spécialisés, sociologie rurale comprise.
29 Ce qui s'explique assez bien par les positions idéologiques. Pour qu'il en soit autrement, il faudra en effet que la société fasse l'expérience de la crise et donc qu'elle critique les schémas de la croissance et de l'accumulation dans lesquels la technique occupe une des premières places. Ce qui nous ramène à nouveau à l'importance du contexte dans lequel la sociologie construit sa démarche. On verra plus loin pourquoi la sociologie rurale a réagi sur un autre rythme.
30 Paul-Henry Chombart de Lauwe aura dans ce domaine un rôle pionnier en sollicitant dès 1952 architectes et urbanistes. Il n'est pas issu du sérail universitaire et on peut se demander si cette trajectoire originale n'explique pas une telle « ouverture ». Ses travaux sur les ouvriers urbains entrent dans la tradition de ceux de Le Play. On retrouve, dans un autre domaine de la sociologie, un cas de figure analogue avec Michel Crozier, lui aussi tête de pont avec le monde des entreprises et des administrations, et formé au départ parmi les ingénieurs.
31 Le Progrès Scientifique, n° 129, avril 1969.
32 Cf. « A propos de la recherche interdisciplinaire en sociologie urbaine et en urbanisme », 1968, article publié dans la revue Utopie, et repris dans Henri Lefebvre (1970). On pourrait multiplier les références dont l'actualité, à vingt ans de distance, laisse perplexe. Pour exemple, sur la problématique, page 248 : « Chaque science particulière, plus elle pousse son analyse, plus elle met en évidence un résidu. Ce résidu lui échappe. Il se révèle essentiel. (...) Mais si chaque "discipline" rend manifeste un résiduel, elle se proclame bientôt irréductible par rapport aux autres. La différence va coïncider avec l’irréductibilité. Ce qui met en question la convergence ». Ou bien, sur la pratique de recherche, page 247 : « Chacun cherche la synthèse ou se veut "l'homme de synthèse". On oscille entre le particularisme et l'esprit de clocher scientifique, d'un côté, et de l'autre la confusion, le "babélisme" ». Et, page 250 : « La recherche interdisciplinaire, procédant analytiquement, doit s'interdire les imprudences ou les outrances sur la voie de la synthèse. (...) Qu'aucune occasion ne soit laissée de côté pour répéter que cette synthèse ne peut être l'œuvre ni du sociologue, ni de l'économiste, ni d'aucun spécialiste ».
33 Cf. le Progrès Scientifique, n° 127, février 1969. Le délire technocratique de l'après-guerre sur les perspectives de développement de la production agricole est loin d'être retombé. On envisage des « usines végétales ou animales très spécialisées, libérées des contraintes du climat grâce à l'utilisation d'enceintes conditionnées ». Grâce à la recherche, « on aura défini les voies les plus efficaces de contrôle du milieu » (p. 43). Par bonheur, on estime cependant que « rien ne permet encore de prévoir dans quels délais de telles usines pourraient être constituées » (p. 44).
34 Et il ajoute : « En 2020, tout problème posé actuellement pourra pratiquement être résolu si des lois naturelles fondamentales ne s'y opposent pas », in le Progrès Scientifique, n° 127, février 1969.
35 Cf. le Progrès Scientifique, n° 177, juillet-août 1975 et n° 182, mai-juin 1976.
36 Le Progrès..., n° 127, p. 56.
37 Nous faisons référence en l'occurrence aux travaux du Groupe de Sociologie Rurale, animé par Henri Mendras et Marcel Jollivet : La synthèse de cet important programme a été publiée dans les deux tomes des Collectivités rurales françaises (1971 et 1974). La démarche de ce groupe est très représentative de celle de l'ensemble des ruralistes dans les années 60 et 70.
38 Analyses comparatives et élaborations méthodologiques, rapport du Groupe de Sociologie Rurale à la DGRST, p. 1. Pour une analyse plus détaillée de ces recherches, voir J.-P. Billaud, « Crise et renouveau de la sociologie du local. A propos de la notion de localité », in Regards sur la Localité, Billaud et al., 1983.
39 Les sociologues tenteront de dépasser une orientation strictement fonctionnaliste – la collectivité analysée est décomposée en systèmes et sous-systèmes – en posant le problème du changement social ; l'innovation technique y tient une place importante en tant que stimulus qui, de l'extérieur, crée le mouvement à l'intérieur du système.
40 A une totalité purement « expressive », c'est-à-dire plate, est opposée une vision hiérarchisée des phénomènes dominés par le mouvement de la lutte de classes et les changements économiques ; à la quête de la diversité sociale est substituée celle de l'unité du système dont rend compte la notion de mode de production ; à une démarche typologique et comparative est opposée une recherche problématique soumettant l’analyse empirique de la diversité au primat de la théorie.
41 Il était à l'origine programmé pour fonder théoriquement la démarche monographique adoptée dans le tome I. Il deviendra le lieu d'expression de l'intense débat que provoquent chez les ruralistes la crise et la critique des modèles théoriques des années 60.
42 La rencontre a été plus aisée avec les économistes qu'avec les agronomes, sympathie (au sens littéral) oblige. Si problème il y a avec l'économie, il est plutôt lié aux manifestations d'impérialisme scientifique que la prétention de ces deux disciplines à tenir un discours sur la « totalité sociale » peut engendrer. Entre l'agronome et le sociologue, le dialogue scientifique ne va pas de soi. L'un et l'autre sont tentés par des stratégies réductionnistes : confiner le sociologue dans un rôle de « marketing social » et l'agronome dans un rôle de technicien (jugé) aussi peu distingué. Tout ceci appartient bien entendu au passé…
43 Ce sera clairement un échec de ce point de vue, comme le reconnaît l'auteur de la « synthèse », l'historien André Burguière (1975). Que ce soit un historien n'est pas anodin, cela confirme le caractère plus « ruraliste » qu'interdisciplinaire de l'expérience de Plozévet. On peut noter d'ailleurs que plus l'interdisciplinarité deviendra centrale dans la programmation, plus l'historien (et non l'histoire) en sera absent.
44 Historiens, géographes et économistes, entre autres. Précisément, les agronomes n'y sont pas. Sur ce plan, Plozévet entre plutôt dans la tradition pluridisciplinaire des ruralistes qui commence en Europe dans l'entre-deux-guerres (Gusti en Roumanie) et culmine avec le programme « Observatoire du Changement Social et Culturel » du CNRS (OCS, 1977-1982).
45 Cf. à nouveau Marcel Jollivet, « Milieu, technique et société » qui rappelle la part également déterminante de l'ethno-anthropologie dans cette élaboration critique. D'où notre choix de ne pas en faire état ici. Les ethnologues seront d'ailleurs à l'origine de ces programmes voyant l'arrivée des agronomes (Cuisenier, 1966 ; Zonabend, 1980).
46 En cela, ils ont un parcours inverse à celui des sociologues urbains d'emblée confrontés à un dialogue interdisciplinaire tous azimuts, alors que leur propre fondement théorique était encore incertain. Le parcours monodisciplinaire des sociologues ruraux, qui n'excluait certes pas la confrontation avec d'autres disciplines, comme on vient de le voir, fut sans doute une étape « nécessaire » pour passer ensuite à la pratique proprement dite.
47 Cf. ci-dessus Jean-Pierre Deffontaines, « l'Agronomie : discipline et interdiscipline », p. 93, montrant comment l'évolution de l'agronomie consiste précisément à réintégrer une dimension sociale dans l'approche techniciste.
48 On peut distinguer deux phases dans cette élaboration théorique qui, le plus souvent, a consisté en un dialogue avec une discipline en position dominante. L'économie rurale tout d'abord, et la notion de rente foncière. L'agronomie ensuite, et les analyses sur les pratiques techniques. L'article de Marcel Jollivet (1978) reflète ces deux niveaux de réflexion, mais le premier est alors encore en position forte. On peut estimer que l'on est entré aujourd'hui dans une nouvelle phase théorique avec la confrontation dominante avec l’écologie, sans que l’on puisse dire sur quels concepts de la sociologie se cristallisera ce dialogue entre disciplines.
49 On peut ajouter à cela que la spécificité de la question agricole a obligé à l'emploi d'autres outils critiques, en fait proches de ceux des anthropologues (l'influence de Maurice Godelier, 1973, 1977, entre autres). Le sociologue rural doit plus au Marx des Grundrisse qu'à celui du Capital. C'est-à-dire que confronté aux formes précapitalistes (la paysannerie comme objet sociologique), il s'est intéressé davantage à la culture matérielle et aux problèmes du vivant et ne s'est pas enfermé dans un économicisme réducteur ou mécaniste dans lequel de nombreux débats entre sociologues marxistes et fonctionnalistes se sont enlisés. Par le détour anthropologique, les sociologues ruraux, et en particulier Marcel Jollivet (1974), ont occupé une position particulière au sein de la discussion marxiste. En fait, ils ne quittaient pas tout à fait le giron disciplinaire mais en découvraient un pan que dix ans de sociologie empiriste soumise à une critique marxiste orthodoxe avaient quelque peu enfoui.
50 On peut se demander si l'engouement pour le « développement local » n'a pas été pour certains « déçus » de l'interdisciplinarité une façon de conserver une trajectoire parallèle, mais à l'intérieur de la famille ruraliste.
51 Il est d'ailleurs remarquable que la tradition leplaysienne, contrairement à celle de Durkheim, n'a pas exclu le milieu naturel de sa « science sociale », comme le rappellent Kalaora et Savoye (1987).
52 Cf. le numéro spécial d'Études Rurales (1978) où les premières recherches issues de l'interdisciplinarité avec les écologues sont exposées sous le titre : « Campagnes marginales, campagnes disputées ». Du point de vue des terrains d'intervention des sociologues ruraux, il s'agit d'un changement par rapport à la période précédente où l'on avait d'abord le souci de la représentativité. Une évolution conforme aux prévisions de la DGRST qui voulait programmer en 1967 une nouvelle division du travail scientifique afin de répondre aux exigences de la recherche agricole : à côté des « usines végétales et animales », domaine par excellence de la biologie, se développerait une « agriculture plus extensive dans les zones marginales. (…) Dans ces zones, ajoutait-elle, la recherche écologique en tant qu'analyse d'un système naturel, doit apporter des éléments importants » (Le Progrès Scientifique, n° 127, 1967, p. 44). A campagne marginale, science marginale ?
53 Ne peut-on pas estimer que la victoire de la gauche en 1981, qui a conduit dans les couloirs si ce n'est dans les cabinets ministériels des chercheurs passant de la théorie à l'action, n'est sans doute pas étrangère à cette mobilisation de la recherche interdisciplinaire pour un développement alternatif. Le sociologue, sensible à la question de son rôle dans la cité, précisément parce qu'elle n'est pas sans rapport avec la construction de son objet, a pu renouer avec moins de scrupules avec un rôle d'expert.
54 A propos de cette fonction critique qui, selon lui, doit revenir au philosophe dans la démarche interdisciplinaire, Henri Lefebvre écrit : « Seule cette critique (des autres sciences spécialisées) permet de dégager l'apport de chacune d'elles à la totalité ; l'accès à la totalité passe par cette voie et non par la somme ou la juxtaposition des résultats "positifs" de ces sciences » (« Recherche interdisciplinaire... », 1970, p. 261). On notera à ce propos la présence de Michel Serres parmi les chercheurs consultés par la DGRST dans les années 60 ; dans la décennie suivante, tout philosophe a disparu des comités d'experts...
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