Chapitre 5. Choix des noms et construction de l’identité familiale
L’émancipation des serfs dans les provinces baltes au xixe siècle
p. 95-114
Texte intégral
Introduction
1Dans la société occidentale moderne, pratiquement tout le monde a un nom de famille. Cependant, sur un plan historique, l’apparition des noms est un phénomène relativement récent dans certaines parties de l’Europe. De ce fait, les noms ne permettent pas d’y remonter les lignées familiales sur une longue période.
2En Europe de l’Est où l’institution du servage a perduré durant une bonne partie du xixe siècle, la situation a connu des variations. Dans certaines régions des limitations strictes du droit de libre déplacement des personnes compensaient l’absence de nom : les autorités locales connaissaient bien les individus et le prénom (ou le nom de baptême) ajouté à un nom local suffisait à fournir aux dirigeants des domaines les informations indispensables au recensement. Les paysans serfs eux-mêmes s’accommodaient des « identificateurs » minimaux exigés par les autorités. Dans ce contexte, on peut supposer que les gens qui portaient un nom de famille étaient des étrangers : comme des propriétaires terriens anoblis, de nationalité différente de celle de la paysannerie, ou des Juifs ou des artisans ambulants. Pourtant, de telles généralités ne s’appliquent pas à toutes les régions de l’Europe de l’Est où régnait un « second servage » (Blum, 1978). En Russie, par exemple, les noms de famille comme les patronymes (le nom du père plus un suffixe) fournissaient à chaque paysan trois identificateurs (le prénom, le patronyme et le nom).
3Cette étude traite des régions de l’Europe de l’Est où les identificateurs personnels étaient limités en nombre. Elle repose sur une étude de cas dans les provinces baltes de Russie.
4Dans ces régions les noms des paysans furent à la fois imposés et choisis pendant une courte période allant approximativement de 1817 à 1833- Ils étaient imposés parce que les lois d’émancipation des serfs de 1816-1819, qui avaient transformé le statut civil des paysans en personnes libres, prescrivaient que les paysans choisissent des identificateurs personnels. Ces noms étaient choisis, car dans les prescriptions plutôt floues des lois en vigueur les paysans étaient libres de prendre le nom qu’ils désiraient.
5Les lois d’émancipation de 1816-1819 concernaient le système selon lequel se désignaient deux des principales populations du littoral oriental de la Baltique : les Lettons (qui vivaient en Courlande et dans le sud de la Livonie) et les Estoniens (qui habitaient le nord de la Livonie et l’Estonie-Estland).
6Quoique les paysans estoniens aient été concernés par les mêmes lois d’émancipation que les Lettons (Raun, 1991, p. 41-48) et que les usages pour se désigner aient connu les mêmes changements, dans cette étude nous nous concentrerons sur les Lettons.
7La troisième population vivant sur le rivage oriental de la Baltique – les Lituaniens – a connu, pour sa part, une histoire différente dans l’attribution des noms. Les derniers ont reçu leurs noms de famille avant le xixe siècle et la loi d’émancipation qui les a libérés (l’édit impérial d’émancipation de 1861) n’a pas modifié l’usage existant (« Noms de personnes » de 1975, p. 229-231, Senn, 1945).
8Notre étude comprendra quatre points : nous examinerons d’abord la situation avant la « période de dénomination » (dans la mesure où l’histoire lettone des années 1830 est connue), ensuite nous analyserons la législation qui a eu pour effet de « démocratiser » le nom de famille. Le troisième point décrira les résultats des choix faits par la paysannerie et dans le quatrième nous étudierons brièvement les conséquences de ces changements sur l’archivage et l’identité familiale.
9Ces recherches s’inscrivent dans un plus large projet d’étude de la vie familiale et de la réforme agraire dans les provinces baltiques aux xixe et au xxe siècles (Plakans et Wetherell, 1988, 1992, 1995 ; Wetherell, Plakans et Wellman, 1994 ; Wetherell et Plakans, 1997, 1998).
Avant les noms de famille
10Jusqu’au xixe siècle, la société rurale du littoral baltique oriental a longtemps été structurée par couches linguistiques. Au xiiie siècle, la région a été envahie par des croisés germanophones qui ont soumis les populations indigènes et se sont établis comme propriétaires terriens, bourgeois, administrateurs d’églises et clergé local.
11Contrairement à l’Angleterre où, après la conquête normande, les populations envahies et les envahisseurs ont avec le temps fusionné, dans la région balte les différentes communautés linguistiques sont restées distinctes, les « classes supérieures » étant largement germanophones, alors que la paysannerie parlait letton ou estonien. L’émergence de l’agriculture domaniale (Gutswirtschaft) introduisit le servage aux xve et xvie siècles (Plakans, 1995, p. 14-43). Le modèle d’exploitation rurale typique n’était pas le village, mais la ferme isolée : le responsable de chacune des fermes traitait directement avec le gérant du domaine ou avec le propriétaire ou le locataire domanial ; il dirigeait le personnel de la ferme. Pendant le servage, la grande majorité des paysans baltes attachés au service de la ferme dans laquelle ils vivaient ne jouissaient pas de la liberté de déplacement et étaient redevables envers le propriétaire du domaine de corvées et de produits.
12Les premières recherches ont laissé entendre que, dans les domaines, la composition de la population serve de chaque ferme était plutôt complexe ; bien que des cas existent de liens familiaux importants en dehors de la maisonnée, l’extension de la parenté à l’intérieur des domaines était moindre que ne l’ont pensé les chercheurs.
13Par exemple, en 1850, à Pinkenhof, l’un des « domaines patrimoniaux » de Riga, comme on les appelait, le niveau moyen de parenté d’un paysan était seulement de neuf à dix personnes vivantes, ce qui représentait moins de 1 % de la population du domaine (Plakans, 1992, p. 81-94 ; Plakans et Wetherell, 1988, p. 368 ; Wetherell, Plakans et Wellman, 1994, p. 652). La mortalité relativement élevée restreignait l’extension de la parenté à l’intérieur du domaine. En même temps, l’évidente tendance des responsables de fermes à rassembler leur parenté autour d’eux montre quelle importance les paysans donnaient à cette parenté.
14Le pourcentage de parenté permanente des responsables de ferme était en 1850 de 2 à 3 fois plus élevé (14,8 %) qu’en Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord (Plakans et Wetherell, 1988, p. 372). De plus, le folklore letton révèle que les paysans s’efforçaient partout où c’était possible de maintenir à l’intérieur de la lignée paternelle la direction des fermes, parce que c’était la position sociale la plus importante dans la paysannerie balte avant la réforme agraire de la fin du xixe siècle. Si ce n’est qu’elle favorise les lignées paternelles, nous n’avons pas le sentiment que cette parenté reflète fidèlement un comportement culturel. À vrai dire, l’absence de réseau parental dense dans un domaine donné a pu contribuer à diminuer le rapport avec la lignée et conduire ainsi les paysans à choisir des noms de famille présentant une grande diversité de sens.
15Des siècles durant, les paysans serfs n’avaient qu’un prénom et étaient identifiés comme ici : Jean de la ferme de Kalnins (Kalninu Janis), à la fois dans le langage courant et dans les rares documents où les paysans sont mentionnés par leur nom.
16Avant le XIXe siècle, les autorités civiles ne conservaient que peu d’archives pour les besoins du recensement des populations. Par conséquent, les connaissances que pouvait avoir une génération de paysans sur leur passé généalogique étaient entièrement fondé sur la mémoire familiale et sur celle de la communauté.
17Bien que nous n’ayons pas de preuves empiriques de ces processus, les lignées gardées en mémoire manquaient d’une base historique solide, parce que de larges morceaux de l’information généalogique tendaient à disparaître avec l’extinction de chaque génération successive, confirmant ce que l’on pouvait attendre d’une population sans réseau parental dense (Plakans, 1986, p. 125-140). L’absence de noms permanents, – les principaux identificateurs des lignées dans les classes sociales supérieures – signifiait que les paysansserfs ne disposaient même pas de cet important moyen mnémotechnique pour conserver vivante la mémoire de leurs lignages. Les effets de la mortalité élevée et le type d’habitat fermier dispersé diminuaient sans aucun doute le nombre des moments où se côtoyaient enfants et grands-parents, et même enfants et parents, moments où de telles informations pouvaient être recherchées et mémorisées.
18Les larges fratries, groupes relativement rares, étaient inévitablement dispersées et perdaient au fur et à mesure leurs liens avec la ferme natale, et par conséquent une partie de leurs marques d’identité personnelle. Les femmes se mariaient dès qu’elles avaient vingt ans et par la suite passaient la plus grande partie de leur vie au sein de groupes de parenté différents de ceux dans lesquels elles avaient grandi ; les hommes qui n’étaient pas suffisamment fortunés pour obtenir de leurs pères la direction d’un domaine d’exploitation rejoignaient les rangs de la main-d’œuvre agricole mobile et, au cours du temps, changeaient relativement souvent de lieu de résidence (Plakans et Wetherell, 1995, p. 161-164 ; Wetherell, Plakans et Wellman, 1994, p. 653-658). N’ayant qu’un prénom (plus un « désignateur » correspondant au domaine fermier auquel ils appartenaient, qui changeait quand ils changeaient de domaine), les ouvriers agricoles perdaient finalement toute connexion personnelle avec le lieu où leurs pères et grand-pères avaient exploité la terre et en un sens devenaient sans lignage.
19L’information généalogique, par exemple celle liée à l’héritage, n’était pas non plus d’une importance pratique pour la paysannerie réduite au servage. Au mieux, les responsables de ferme pouvaient proposer aux propriétaires du domaine de reprendre par succession la direction de la ferme, mais ne pouvaient prétendre renforcer leurs propres droits à cause de la position politico-économique supérieure dont jouissaient les propriétaires terriens.
20Finalement, les chefs de fermes devaient espérer que le propriétaire du domaine ne fût pas enclin à diriger assidûment son domaine, car cela augmentait la possibilité d’une succession directe dans la lignée, comme le souhaitaient les paysans.
21Dès qu’il s’agissait de propriété, meuble et immeuble, la question de savoir qui possédait quoi sur le domaine devenait l’objet de vives contestations, en particulier au xviiie siècle. En aucun cas, les paysans ne « possédaient » la terre qu’ils cultivaient, étant donné qu’eux-mêmes étaient en un sens « objet de propriété ».
22Quels que soient les biens fermiers meubles qu’ils « possédaient », cette question était contestée, car les propriétaires terriens avaient chaque fois des exigences de plus en plus grandes sur l’outillage agricole, le bétail, et même les biens personnels. Ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle que les lois paysannes (Banerordnungen) définirent pour la première fois ce qui sur une ferme « appartenait » à la famille de paysans et ce que le soi-disant immuable « inventaire de fer » du domaine excluait des legs des paysans.
23Dans ces circonstances, les questions d’héritages étaient centrées sur les deux générations vivantes de parents et d’enfants, l’exactitude dans l’information sur le lignage jouant un rôle peu important. La fierté de sa lignée (en letton dzimta), normalement la « lignée paternelle », pouvait néanmoins avoir une signification, mais ce n’était pas là un sentiment qui nécessitait pour exister une information généalogique précise. Par conséquent, la paysannerie lettone entra dans le xixe siècle avec une « corésidence » de groupes de parenté et de réseaux de parents vivants relativement petits et avec un sens temporel de la lignée qui était, quant à lui, relativement sous-développé. Les liens de parenté « au sein » de la ferme étaient importants parce qu’ils servaient de critère à l’attribution des tâches de corvées agricoles : les chefs, par exemple, préféraient envoyer dans le domaine des paysans sans liens de parenté avec le groupe pour remplir les corvées pénibles (Plakans et Wetherell, 1992, p. 209-212).
24Grâce aux recensements impériaux de la fin du xviiie et du début du xixe siècles (ce que l’on appelait les « révisions des âmes »), il a été possible de suivre la trace de familles individuelles et d’examiner la persistance de mêmes lignées familiales au sein des fermes.
25Les lignées paysannes qui réussissaient le mieux étaient celles qui, à travers trois ou quatre générations archivées, avaient résolu la question de la succession. Un fils marié, co-résidant avec le chef de famille usuel (le père), était un élément crucial pour permettre qu’une lignée familiale pût perdurer dans le même domaine. La plupart des familles, cependant, avaient de sérieuses difficultés à garder la direction du domaine au-delà de deux générations successives (Wetherell et Plakans, 1998, p. 344-346). L’accident démographique, les politiques de direction domaniale et d’autres circonstances imprévisibles empêchaient la plupart des lignées familiales de conserver durablement la direction des fermes. Perdre cette direction signifiait pour les familles descendre dans les rangs de la main-d’œuvre agricole sans terre qui représentait toujours la partie la plus importante de la population d’un domaine. Les ouvriers agricoles quittaient rarement le domaine, mais changeaient fréquemment de fermes et formaient ainsi à l’intérieur du domaine quelque chose de comparable à une force mobile de travail.
26Les archives de la transmission confirment en outre l’idée qu’avant l’émancipation l’information précise sur la lignée était réduite et n’avait qu’une valeur symbolique. Le fait de savoir qu’un grand-père ou un arrière-grand-père avait été à la tête d’une ferme n’habilitait pas un individu à la diriger en son temps. Bien que la tradition orale lettone contienne des références à tevu tevu zeme (la terre du père du père), la phrase ne couvrait pas une formule légale, mais plutôt une énonciation symbolique de l’attachement au lieu (Svabe, 1953 ; 1983). De plus, l’absence de noms avant l’émancipation permet difficilement d’imaginer comment les paysans eux-mêmes ou les archivistes contemporains, à supposer qu’ils y fussent enclins, auraient pu établir une vérification documentée des liens de parenté sur un long terme. Même dans les cultures paysannes qui mémorisent avec soin dans la poésie épique les lignées paternelles, les comparaisons entre les lignées « poétiques » et les lignées fondées sur des documents montrent de grandes disparités (Halpern et Halpern, 1972).
27La tradition orale lettone n’avait pas de poésie épique consacrée aux lignées, et les requêtes de propriétaires de domaines déterminés, qui pouvaient se faire établir des documents spécifiant leurs droits et se référant aux chartes et accords, l’emportaient toujours sur toute demande basée sur la mémoire familiale que les familles de paysans pouvaient présenter quant au droit d’occupation des terres.
Transformation de l’identité familiale : la loi paysanne de 1819
28La loi sur les paysans de Livonie votée en 1819 avait pour premier but de faire évoluer le statut des paysans de serfs à personnes libres, mais pour y parvenir il fallait changer également d’autres aspects de l’ancien régime « patriarcal » : des tribunaux paysans furent créés ainsi que de nouvelles unités gouvernementales (pagasti) les droits des propriétaires sur chaque terre furent clairement fixés et les paysans acquirent le droit de libre déplacement. La loi émancipa la paysannerie lettone en la segmentant – d’abord les responsables de ferme et leurs familles, puis les serfs qui travaillaient la terre des domaines, et finalement les ouvriers agricoles et leurs familles – selon un processus qui dura jusqu’en 1826. Entre autres choses, la nouvelle loi exigeait que le « nom » de chaque personne affranchie fût introduit sur les listes domaniales ; mais quand les propriétaires tentèrent de faire respecter cette clause, la prédominance du prénom comme seul désignateur créait des problèmes immédiats, étant donné que les paysans pouvaient maintenant se déplacer et même franchir les limites du domaine. La rectification fut ordonnée par un nouveau règlement de 1820 qui s’inscrivait dans le processus d’émancipation et qui disait « qu’afin de faciliter la surveillance et l’administration des personnes, chaque lignée de paysans (en letton cilts) devrait ajouter au nom que chacun de ses membres avait reçu à son baptême, un nom de famille » et que chaque individu responsable de ses propres affaires devrait en faire de même. « Avec l’usage du seul nom de baptême », disait le règlement, « étant donné que tant de personnes portent le même, il est difficile de distinguer une personne d’une autre, s’ils n’ont pas un nom de famille. Une fois le nom de famille choisi, le nom ne pourra plus être librement changé sans la permission de l’État », c’est-à-dire des autorités locales (Upelnieks, 1938, p. 39).
29Ce règlement était destiné à assurer le recensement du premier segment affranchi de la paysannerie, les responsables de fermes et leur famille, mais il devint clair que la première étape de la création du nom de famille demandait à être améliorée.
30En 1822, avant que les serfs travaillant dans les fermes fussent émancipés, un autre règlement spécifia que « les paysans n’avaient pas le droit de choisir un nom inadéquat et interdit, tels que ceux des nobles, des familles connues ou des personnes de renom » (Upelnieks, 1938, p. 43). Puis des instructions supplémentaires suivirent en 1824 et en 1825. Elles réitéraient un point important : le choix du nom de famille appartenait aux paysans, mais il leur fallait choisir des « noms appropriés qui avaient un sens dans le langage du peuple (Volkssprache) et non pas des noms de familles célèbres (Geschlechtern) » (Upelnieks, 1938, p. 46). Ces ordonnances recommandaient aussi que les paysans choisissent les noms de leurs fermes comme noms de famille et qu’ils s’abstiennent de choisir des noms de famille déjà choisis par d’autres paysans.
31Le règlement spécifiait encore que le choix du nom de famille incombait au membre le plus âgé de la lignée (en letton dits vecakais). Lorsqu’un grand-père choisissait un nom de famille, ce nom de famille devait également être adopté par ses enfants et les enfants de ses enfants, même si les familles de ces derniers étaient déjà établis de leur côté. Si le grand-père était décédé, le choix du nom de famille incombait au père (le fils du grand-père) ; mais dans cette situation, ses frères (c’est-à-dire du père) restaient libres de choisir leurs propres noms de famille (le règlement ne mentionne pas les sœurs). Les frères qui n’avaient pas de père ou de grand-père en vie avaient le droit d’opter pour un nom de famille différent. Dans les rares cas où les paysans avaient déjà des noms de famille qui dataient d’avant l’émancipation, ils devaient les conserver définitivement.
32La mission de surveillance du processus de choix du nom et son approbation était en Livonie dévolue aux autorités du domaine. En pratique, cependant, cette tâche incombait au tribunal des paysans du comté (pagasts) qui était lui-même une nouvelle institution créée par la loi d’émancipation.
33Les représentants des propriétaires de domaines pouvaient participer à la procédure s’ils le désiraient. Un paysan se présentait devant les autorités du domaine ou devant le tribunal paysan du comté (pagasts) ; il indiquait le nom qu’il avait choisi, recevait accord ou refus, et, s’il était accepté, le nom de famille était enregistré dans les registres du tribunal comme nom légal du paysan ainsi que des autres personnes pour qui le paysan, avait fait le choix. En Livonie, le processus de « nomination » s’acheva en 1826, en même temps que le processus d’émancipation dans cette province. A partir de 1822, jusqu’à ce que le dernier segment de la paysannerie eût été émancipé, l’approbation des noms de famille eut lieu en même temps que les décisions finales d’émancipation. Les paysans cependant avaient de bonnes raisons de ne pas insister pour obtenir un nom de famille particulier si ce choix était contesté. Toutefois, il ne semble pas que les autorités du domaine aient dans l’ensemble désapprouvé le choix des noms.
34Un procès-verbal du tribunal du comté devait contenir les anciens noms des paysans émancipés ainsi que leurs nouveaux noms en entier. Bien peu de ces procès-verbaux existent encore. Dans un extrait d’un procès-verbal du district de Jurinu, pris dans les annales du tribunal paysan du comté de Gatartas, on peut lire (Upelnieks, 1938, p. 56) :
[…] [le 11 novembre 1822] se sont présentés devant la Cour les paysans du district de Jurinu, qui venaient proposer au tribunal les noms de famille qu’ils ont retenus (en lettonpardomats) et choisis pour eux-mêmes et pour les enfants de leurs enfants.
35Les nouveaux noms de famille de ces paysans devenus libres seront :
1. Pour Aresu Peteris | Tutturs |
2. Pour Aresu Jekabs | Mallums |
3. Pour Deuku Juris | Esseru Gailis |
4. Pour Nauzu Bertulis | Bernhardts |
5. Pour Aresu Janis | Klavits |
6. Pour Jesku Janis | Klavits |
7. Pour Jesku Peteris | Popels |
8. Pour Aresu Matiss | Klavits |
9. Pour Tabinu Janis | Petersons |
10. Pour Baisu Peteris | Berzits |
[etc] |
36Cette liste contient de fait les noms de cinquante-trois paysans qui avaient été simultanément émancipés et qui adoptaient de nouveaux noms de famille. Autrefois, l’identificateur personnel se composait du nom de la ferme et du prénom. Dans le premier cas, par exemple, Aresu est le cas possessif du nom de la ferme Aresi, ce qui donnait : Peteris de la ferme d’Aresu. Par la suite, ce Peteris sera connu sous le nom de Peteris Tutturs. Dans ce petit extrait, on peut observer la façon dont fonctionnaient les recommandations de la loi concernant le choix du nom. Il y avait quatre personnes de la ferme d’Aresi qui changeaient de nom, Peteris, Jekabs, Janis et Matiss. Les deux premiers ont choisi des noms de famille différents, Tutturs et Mallums Janis et Matiss, probablement parce qu’ils étaient frères, choisirent tous les deux le même nom de famille « Klavits ». Parmi ces dix personnes, aucune n’avait cependant choisi comme nom de famille le nom de la ferme où elles habitaient et, en fait, aucun des paysans de cette liste de cinquante-trois personnes ne le fit. Les nouveaux noms de famille inscrits sur cette liste variaient considérablement, laissant en suspens la question de savoir ce qui motivait le choix du nom par les paysans.
37Pendant tout le processus du choix du nom de famille dans les provinces baltes de Livonie et de Courlande, la presse populaire ne cessa de donner des conseils sur la manière dont les paysans devaient orienter leurs choix. En 1823, par exemple, le Calendrier de Livonie (en letton Vidzemes Kalendars) écrivait :
« Tout le monde a le droit, afin d’obtenir une sonorité de nom plus douce, d’attacher au nom choisi les terminaisons -ins ou -its, ce qui donnerait Aunis, Ezits, Krauklins, Gailits, Aserins, Grundulits, Ozolins, Koklits, Kalnins, Kaulins. Mais nous pensons qu’une personne utilisant son propre nom devrait l’écrire comme suit : Auns, Ezis, Krauklis, Gailis, Grundulis, Ozols, Koklis, Kalns, Kauls ; en laissant aux autres le soin d’en adoucir la prononciation en parlant (Silins, 1990, p. 18).
38Le Calendrier fulmine ici contre l’usage répandu de la forme diminutive pour laquelle la langue lettone propose de nombreuses variantes et qui est largement utilisée pour introduire de subtiles nuances dans le langage. D’autres commentateurs avaient d’autres préoccupations. Le premier journal en langue lettone Latviesu Avizes (créé en 1822), fondé par des pasteurs germano-baltes et conçu en majorité par des écrivains germano-baltes également, suggérait ce qui suit en 1834, bien après la fin du processus de dénomination en Livonie et alors qu’il se déroulait en Courlande :
« Cher lecteur, si vous voulez vous donner un nom de famille, prenez garde de ne pas en choisir un que d’autres ont déjà choisi, car il vous sera alors impossible de distinguer votre lignée (cilts) de celle des autres. Pour la même raison ne choisissez pas, comme d’autres l’ont déjà fait, le nom de votre père comme nom de famille. Nous en sommes arrivés à ce qu’il y ait tellement de Adamsons, Jansons, Klassons, Petersons, Reinsons, qu’il sera difficile dans l’avenir de distinguer les lignées les unes des autres. (Nous ajoutons encore une autre suggestion : ne choisissez pas un nom à consonance polonaise ou allemande en espérant ainsi vous élever au niveau d’un Polonais ou d’un Allemand, comme tant y ont déjà aspiré, mais faites honneur à votre langue lettone et à votre peuple (tauta) qui méritent qu’on leur fasse honneur, en choisissant un nom purement letton.) De plus, choisissez-vous un nom de famille qui soit compréhensible, c’est-à-dire le nom d’une chose, car ces noms-là sont beaucoup plus faciles à retenir que ceux qui ne sont que sonorités et ne signifient rien (Silins, 1990, p. 18).
39Au début les autorités provinciales avaient perçu la nécessité des noms de famille pour faciliter « la surveillance et l’administration », mais le processus montra que le choix des noms de famille par les paysans créait d’autres difficultés. A tort ou à raison, les autorités pensaient que les paysans aspiraient à s’élever socialement en choisissant des noms nobles ou distingués et à s’élever dans la hiérarchie des nationalités en choisissant des noms à consonance allemande ou polonaise. Or ils choisirent des diminutifs qui donnaient à leur nom une sonorité plus agréable à leurs propres oreilles, mais qui de toute évidence irritaient celles des autorités germanophones. Les paysans compliquèrent encore davantage la situation par une prolifération de noms de familles identiques en optant pour la terminaison -son ajoutée au nom de leur père, et ils paraissaient très peu concernés par la distinction des lignées. En d’autres termes, la liberté de choisir avait compliqué les choses et n’avait pas réduit les difficultés de « surveillance et d’administration ». Dans leur choix, les paysans avaient su se conduire en agents libres, ce qui était un des objectifs de l’émancipation des serfs, mais ce libre arbitre aboutissait à des problèmes que les autorités n’avaient pas prévus.
Entrée des noms de famille : Pinkenhof, 1833-1850
40La société rurale balte présentait une disparité locale telle que l’on peut a priori contester l’argument selon lequel l’exemple d’une localité quelconque pouvait s’appliquer à toute une région.
41De plus, entre 1819-1826, toute la paysannerie de Livonie dut suivre un même schéma pour faire enregistrer ses nouveaux noms de famille. En 1833, il n’y avait plus de paysans de Livonie qui n’avaient pas de nom et, au cours des deux décennies suivantes, la paysannerie et les autorités domaniales durent s’adapter à ces nouveaux identificateurs sociaux.
42Nous pouvons examiner le choix des paysans dans la période allant de 1819 à 1826 grâce aux archives d’un domaine appelé Pinkenhof et qui était un des domaines patrimoniaux de la ville de Riga, le centre cosmopolite des provinces baltes. Les recensements impériaux, ou « révisions des âmes » de 1833 et de 1850, qui donnent le nom de tous les individus du domaine, ferme par ferme, se révèlent particulièrement utiles.
43Chaque année où l’on faisait une révision les agents du recensement devaient faire état de la composition de la population du domaine concerné d’après les données de la précédente révision, à savoir celle de 1833, puis celle de 1850, et montrer aussi les changements intervenus dans la période intérimaire. Le document de 1850 nous fournit par conséquent des informations, non seulement sur les personnes vivant dans le domaine en 1850, mais également sur celles qui étaient décédées, parties ou arrivées dans les dix-sept années écoulées depuis 1833.
44Les arrivées et les départs étaient relativement faibles ; c’est ainsi que nous disposons d’un bon archivage de la paysannerie de Pinkenhof pour les premières années de l’après-servage. Par contraste avec les révisions précédentes, 1795, 1811, 1816, on peut voir dans le document de 1833-1850 que les paysans sont listés par noms de famille, alors qu’auparavant ils l’étaient par leur seul nom de baptême. A Pinkenhof, la seule exception à cette règle concernait ceux que l’on appelait les « personnes libres » (freie Leute) – catégorie qui incluait principalement les fonctionnaires du domaine de diverses origines (surtout allemands), quelques artisans lettons travaillant sur le domaine et une poignée de paysans qui avaient été émancipés avant les lois de 1816-1819. Ces personnes avaient pris des noms de famille avant les lois de l’émancipation. Les personnes d’origine allemande avaient bien sûr des noms de famille bien avant le xixe siècle ; les origines des noms de famille lettons datant d’avant le xixe siècle n’ont pas encore été étudiées.
45Le tableau I présente la répartition des prénoms les plus courants des hommes et des femmes qui ont habité à Pinkenhof entre 1833 et 1850. Il montre que les cinq prénoms les plus fréquents concernaient presque les deux tiers des hommes ; et que les dix prénoms masculins les plus fréquents désignaient plus de 90 % d’entre eux. En ce qui concerne les femmes, la concentration des noms était encore plus forte puisque les cinq prénoms les plus courants désignaient presque les trois quarts d’entre elles. Une société rurale « en voie de modernisation », comme la décrivaient les autorités baltes, devait disposer d’outils de différentiation plus probants que le système du seul prénom.
46Étant donné que les archives du conseil de la paysannerie de Pinkenhof ont été égarées, nous ne savons pas précisément par quel processus la paysannerie mena à terme la prise des noms de famille. On suppose qu’il se mit en place petit à petit, là comme partout ailleurs. Cependant, en 1833, ces transactions étaient terminées et la paysannerie entrait dans les registres de révision de cette année-là avec deux identificateurs, un prénom et un nom. Afin d’analyser le choix des paysans, nous avons réparti par origine ou dérivation les noms de familles de tous les paysans ayant vécu à Pinkenhof entre 1833 et 1850. Le tableau II montre la répartition par origine de 151 noms de famille concernant 2451 personnes, et le tableau III la liste de ces noms de famille.
Noms de lieu
47De toute évidence, les habitants de Pinkenhof prirent à cœur les conseils des autorités pour qu’ils choisissent comme nom de famille le nom des fermes dans lesquelles ils vivaient ou avaient vécu. Dans cette catégorie, on ne trouve qu’un nom de localité, Straupe, le premier de la liste, qui soit le nom d’un lieu extérieur au domaine. Les autres noms étaient aussi des noms de fermes que l’on trouve dans les archives de Pinkenhof et qu’on trouvait déjà dans les cadastres du xviie siècle. Le fait que douze de ces noms de fermes avaient un sens en letton devait être pratique : Abols (pomme), Adums (tricot), Bite (abeille), Pele (souris), etc. Cependant, la plus large catégorie était celle des noms qui n’avaient pas de signification en letton et nous ne saurons probablement jamais pourquoi les Pinkenhofers les ont choisis.
48Choisir le nom d’une ferme domaniale, compte tenu du fait que les habitants de Pinkenhof circulaient de fermes en fermes aux noms immuables, finissait par créer une continuité durable. Ces noms de lieux concernaient environ un quart du stock patronymique mais concernaient plus de la moitié des personnes ayant un nom de famille.
Emprunts à la vie rurale et à la nature
49Lorsque les Pinkenhofers ne choisissaient pas des noms de lieux familiers, ils optaient le plus souvent pour des noms empruntés au vocabulaire letton et qui signifiaient quelque chose. Dans le contexte local, et en rapport avec une célébration de la nature très présente dans la tradition orale lettone, le choix de noms de famille qui désignent un objet du milieu rural et naturel n’est pas surprenant. Dans cette catégorie, on trouve des noms tels que Abolins (trèfle), Lacis (ours), Zale (herbe), Perkons (orage), Snore (cordage), Zagars (fagot), Ozols (chêne), Roze (rose), Strauts (ruisseau), Austers (huître), Zarins (petite branche). On trouve également dans cette catégorie (et dans d’autres) la transformation relativement populaire des noms communs par l’usage des suffixes diminutifs -ite et -ins : Zalite (de zale, herbe), Zarins (de zars, branche), Riekstins (de rieksts, noix), Ozolins (d’ozols, chêne). Le nom de lieu Riekstins (de rieksts, noix) représente aussi un diminutif.
50Le discrédit que les éléments lettrés des autorités germano-baltes portaient sur ces diminutifs était apparemment ignoré. Ces noms empruntés au milieu rural et à la nature, parmi les 15 % des personnes ayant choisi un nom de famille, représente plus du quart de tous les noms.
Noms étrangers
51De nombreux habitants de Pinkenhof ne tinrent aucun cas des recommandations contre le choix de la forme en -son. Étant donné l’impact de la langue allemande et de la culture allemande en général dans les régions baltes, il n’est pas surprenant qu’un peu plus de 10 % des nouveaux noms de famille lettons aient été des dérivés lettonisés de noms allemands se terminant par sohn, ou par -mann : Andersons, Jekabsons, Petersons, Leimanis, Videmanis et Vizmanis (qui était également un nom de lieu). La première partie du nom était normalement soit un prénom reconnaissable (Jekabs-Jekabsons ; Peteris-Petersons), soit une combinaison de lettres dépourvue de signification (Vide-Videmanis). Plusieurs noms étaient des versions lettonisées de mots allemands : Neilands (de Neuland), Girgens (de Jurgen). Si l’on en juge par l’absence de noms typiques, les habitants de Pinkenhof ont manifestement négligé l’influence des cultures qui ailleurs ont joué un rôle significatif dans le choix des noms, la culture polonaise par exemple, et plus encore, la culture russe. Les deux langues jouèrent en effet un rôle important dans le choix des noms de famille faits dans les parties orientales des régions baltiques. On ne trouve qu’un nom d’apparence lituanienne dans l’ensemble – Atulinkins.
Occupations et activités
52Une autre catégorie est étonnamment peu représentée ; celle de noms de famille inspirés de noms de métier ou d’activité. Ils étaient créés en ajoutant le suffixe -nieks à l’objet fabriqué ou au lieu de travail : Blodnieks (potier, de bloda, plat), Kalejs (forgeron), Mucenieks (fabricant de barrique, de muca (barrique). On trouve également des noms qui font référence à une activité, Dancis (danse), Rungainis (homme portant un gourdin). La relative pauvreté de ces noms est assez surprenante, car les domaines englobaient de nombreuses sortes d’activités que les gens de Pinkenhof ne choisirent pas, alors qu’elles fournissaient les noms les plus fréquents dans d’autres localités, Kleniets (gardien de grenier, de klets, grenier), Murnieks (maçon, de mûris, mur), Dzirnavieks (meunier, de dzirnava, moulin). Les registres de Pinkenhof montrent que le domaine disposait d’un éventail complet de tels métiers et activités, réserve de noms dans laquelle les paysans de Pinkenhof ne semblent pas avoir notablement puisé.
Noms composés
53Une des particularités du choix des noms est l’apparition de noms composés, formés à partir de deux noms de famille « nouveaux » : Lapse-Bennings, Martinsons-Videmanis, Goze-Berens, Zabers-Viekuls. Ces noms composés révèlent une indécision de la part de certaines familles paysannes ou parfois un conflit familial. Les lois de l’époque autorisaient ces noms composés, mais ces combinaisons se raréfièrent ensuite, parce que la réserve générale de noms lettons continuait à se développer. Même quand ils avaient une origine étrangère ou inconnue, la plupart de ces noms composés étaient aussi les noms très anciens de fermes, ce qui évoquait une sorte de relation familiale temporaire avec ces lieux.
54Avec le temps, et parce qu’il était de moins en moins important d’être identifié avec une ferme particulière, il est probable que l’un ou l’autre de ces deux noms disparut et celui qui resta devint le vrai nom de famille.
Qualités personnelles
55Quelques noms, peu nombreux, suggèrent un rapport avec des qualités personnelles, Celais (de cels, fier), Strupe (de strups, emporté), Dumpe (de dumpis, dumpigs, querelleur) ce dernier étant attribué plutôt que choisi. Étant donné le large éventail de noms lettons dérivés d’adjectifs qui furent finalement acceptés, Lielais (de liels, grand), Plakans (plat), on peut s’étonner que cette catégorie de noms dérivés soit si restreinte. On ignore pour quelle raison les habitants de Pinkenhof excluaient généralement le recours à cette sorte d’adjectifs, en leur préférant des noms de lieux familiers et des noms d’animaux ou d’objets liés à la nature.
Prénoms
56On ne s’étonne pas non plus qu’une petite quantité de noms de famille soit dérivée des prénoms, Valters, Mikelis, Antins, Kaupe. Ces deux derniers noms méritent un commentaire. Le prénom Antins était un nom récurrent dans les contes du folklore letton où il était généralement attribué au plus jeune des fils qui, présenté d’abord comme un personnage naïf mais vertueux, est finalement vainqueur et épouse la fille du roi. Le nom Kaupe est dérivé de la partie finale du nom Jekabs (Je-kabs) et qui apparut pour la première fois comme prénom dans les archives de la fin de la période médiévale.
57Les deux autres sont immédiatement reconnaissables quoique seul Mikelis ait été un prénom courant à Pinkenhof.
Nationalités
58Une catégorie très peu représentée parmi les noms de famille est celle qui dérive de noms désignant une nationalité, Danis (Danois), Lette (Letton), Libis (Live), Prusis (Prussien), Ungars (Hongrois). Il est peu probable, pour la majorité des cas, que les noms désignant une nationalité aient été choisis par les paysans en raison d’une affinité entre leur famille et cette nationalité. Deux exceptions sont possibles, les noms Lette (letton) et Libis (live). Le choix du premier paraît évident, suggérant une prise de conscience naissante de la nationalité qui ne sera normalement associée à cette région que dans la seconde partie du siècle. Libis (au pluriel Libji), (en français Lives-Livoniens), était le nom d’une des cinq sociétés tribales pré-chrétiennes qui résidaient sur le littoral oriental de la Baltique au Moyen Âge. Les Lives parlaient une langue qui n’était pas le finno-ougrien de la Baltique, tout en étant liée au finnois et à l’estonien ; au xixe siècle le nombre de ces Lives diminua considérablement. Néanmoins, dans les décennies traitées ici, ils étaient encore environ 2 000 dans la province de Courlande, où ils vivaient en communautés séparées sur la rive occidentale du golfe de Riga.
Origines inconnues
59Nous pouvons identifier l’origine de la plupart des noms choisis entre 1833 et 1850, mais l’origine de 20 % d’entre eux reste inconnue. Au moins 30 % des noms ne font pas référence à des fermes du domaine et n’ont aucun sens en letton. L’origine de Lutte, Nirre, Rissner, Tinters et Slisse, par exemple, reste obscure ; ces noms ont peut-être été inventés par les paysans. Ils sont aisément prononçables en letton et donc ils avaient toutes les qualités pour perdurer.
60Bien que nous ayons souvent utilisé le terme de « choix » dans cette étude, nous ne savons évidemment pas ce qui motivait ces choix. Des catégories se chevauchaient, en particulier dans le cas des noms de fermes, ce qui ne permet pas d’établir d’une façon précise les raisons de ce choix : les gens choisissaient-ils un nom de ferme comme nom de famille parce qu’ils y avaient vécu, ou simplement parce qu’ils aimaient ce nom ?
61Un grand-père avait-il choisi un nom pour des raisons qui étaient valables quelque cinquante ans plus tôt ? De plus se pose la question de savoir combien de fois et pourquoi les autorités ont refusé d’enregistrer le nom choisi par les paysans. Sans aucun doute la noblesse germano-balte, et peut-être les bourgeois, cherchaient-ils à protéger leurs noms (ou des noms approchants) d’une utilisation abusive par les paysans. L’analyse à faire des méthodes dans le choix des noms devra procéder en termes de probabilités, parce qu’il n’existe pas d’archives indépendantes – journaux, lettres, mémoires – qui expliquent clairement les raisons du choix particulier de tel ou tel paysan sans parler des choix de toute la paysannerie.
Noms de famille, archives et identité familiale
62Depuis le début des années 1920 et jusqu’à la seconde moitié de la décennie, les archivistes de Pinkenhof, et plus généralement ceux de Livonie, y compris le clergé paroissial, furent confrontés à une double tâche : continuer l’archivage périodique qui avait été amorcé plus tôt (registres paroissiaux, « révisions des âmes », cadastres ruraux) et établir une continuité entre les noms introduits dans les « vieux » registres, ceux d’avant l’émancipation, et ceux enregistrés après la réforme. Dans un sens plus large, avec l’émancipation des serfs, la Livonie était entrée dans une nouvelle phase de son histoire « constitutionnelle » et ce, depuis que tous les habitants, y compris les paysans, étaient considérés par la loi comme des entités légales – des personnes –, capables de signer des contrats et même de poursuivre en justice leurs propriétaires terriens ; ils n’étaient donc plus placés sous le tutorat « patriarcal » de leurs seigneurs. Dans ce débat, on peut ne pas tenir compte du fait que les anciens serfs, qui « louaient » désormais leur domaine en échange de leur labeur sur la base d’un contrat avec le propriétaire, ne vivaient pas, dans leur univers de travail quotidien, un changement important. Leur statut légal avait pendant changé radicalement, et, dans la quête des droits liés à leur nouveau statut, ils avaient fréquemment recours aux « vieux » registres. La continuité, par conséquent, prenait une importance essentielle.
63Les registres historiques dans lesquels on trouve les noms des paysans mettent ces changements en évidence. Il reste à analyser quels étaient les problèmes soulevés à cet égard par les noms de famille. Les registres paroissiaux de Pinkenhof, pour la paroisse de Saint-Nicolas et celle de Sainte-Anne, semblent avoir bien appliqué les transformations des noms, mais c’étaient des paroisses relativement petites. Ailleurs, lorsqu’un seul pasteur dirigeait une paroisse de plusieurs milliers de fidèles, les problèmes soulevés étaient plus considérables, en partie parce qu’en 1832, une nouvelle loi concernant les églises luthériennes exigeait une précision maximale dans l’enregistrement des actes d’état-civil. Bien que des registres de paroisse aient été conservés depuis le xvie siècle, ils devaient désormais servir à des fins civiles (Kletnieks, 1939, p. 429). Dans les « révisions des âmes » qui, par réglementation impériale, devaient être effectuées tous les quinze ans, les nouveaux noms de famille apparaissent en Livonie tout d’abord partiellement lors de la révision de 1826, puis totalement dans celle de 1833. En Courlande, en revanche, le processus de prise de nom ne fut pas terminé avant 1834, et, dans la révision de 1833 on trouve encore un mélange de noms anciens et de noms nouveaux.
64Dans les révisions de Pinkenhof en 1833 et en 1850, tous les paysans enregistrés ont un nom de famille. Comme cela était désormais possible, le secrétaire attaché au service du domaine de Pinkenhof commença en 1833 à utiliser un numéro familial (Familienummer) pour essayer de distinguer les lignées familiales, mais cette méthode était encore loin d’être parfaite. Aux noms de famille, Vizmanis, Ranke, Blodnieks et Remmes par exemple, étaient attachés deux numéros familiaux et le nom Klive en avait même trois. Ces quatre noms sont des noms de fermes et Blodnieks était un nom de métier (potier). Ces numéros familiaux suggèrent que, pendant la période de prise de nom, plusieurs lignées familiales qui résidaient depuis l’origine sur la même ferme avaient toutes pris comme nom de famille le nom de cette ferme. Il n’est pas non plus exclu que certaines de ces familles aient changé de noms au cours de la période 1833-1850, et qu’ils aient opté pour des noms de domaines qui étaient déjà bien établis dans la localité. De tels changements, il faut le rappeler, n’étaient pas interdits, ils n’étaient que déconseillés.
65Souvent, les tribunaux paysans ont continué dans leurs propres registres après 1826, et sans doute dans les conversations quotidiennes, à utiliser selon « l’ancien système » le nom de la ferme et le prénom, bien après la fin du processus de prise de nom ; et même, dans certains cas, jusque dans les années 1830 (Upelnieks, 1938, p. 102-108). Certains individus étaient référencés selon l’ancien mode, nom du domaine + prénom, dans certains documents et, selon le nouveau mode, prénom + nom de famille, dans d’autres.
66Ces exemples sont le reflet évident de l’existence d’un parti pris social : les responsables des fermes étaient enclins à se référer au nouveau mode, et la main-d’œuvre agricole, pour sa part, à l’ancien. La paysannerie a été longtemps divisée entre ces deux groupes et il n’y a pas de raison de penser que le processus de dénomination, volontaire ou imposé, aurait estompé cette division sociale bien réelle.
67La totalité de la période qui va de 1819 à la fin des années 1850 peut être considérée, d’un autre point de vue, comme une phase du processus de création d’une identité familiale stable pour la paysannerie. L’émancipation des serfs a apporté des libertés individuelles, mais elle n’apporta pas plus de droits d’accès à la propriété et même parfois elle les réduisit. Après 1819, la totalité des titres de propriété appartenait aux propriétaires des domaines et les paysans vivaient une situation encore plus dure qu’avant l’époque où ils revendiquaient seulement des droits à l’usufruit. Seules des lois spéciales ordonnées par le Ritterschaft (Ordre teutonique) de Livonie dans les années 1850 permirent que des parcelles des terres domaniales fussent vendues au comptant aux paysans (Plakans et Wetherell, 1997, p. 301-325 ; Plakans, à paraître, 1999).
68Jusque-là, la majorité des paysans n’avait aucune raison de croire qu’il existait des motifs d’ordre pratique à la constituer précise d’une lignée familiale. À cette époque, ils eurent aussi le moyen de le faire : avec le patronyme.
69Avant et pendant la période de transition, le chaînon de lignage dont la signification était la plus immédiate était celui qui liait un père vivant et un fils vivant : toutes les connexions précédentes n’avaient que peu de portée sur la succession ; elles disparaissaient avec le temps, d’autant plus qu’elles ne constituaient pas un outil mnémotechnique efficace, comme l’est le patronyme, pour en garder vivante la mémoire.
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