Chapitre 16. Étrusque et indo-européen
p. 321-332
Texte intégral
1Si on excepte une soixantaine de gloses, renseignements transmis par des auteurs anciens – qui se réduisent toujours à la traduction d’un mot –, notre information sur l’étrusque provient uniquement des inscriptions qui nous sont parvenues. Celles-ci sont au nombre de 7 000 environ, s’étageant entre le début du viie siècle avant J.-C., époque à laquelle l’écriture apparaît en Etrurie, et la fin du Ier siècle avant J.-C., moment auquel le latin supplante définitivement l’étrusque. Ces inscriptions proviennent du pays étrusque proprement dit, c’est-à-dire de la Toscane, et également d’autres régions où les Etrusques se sont établis à certaines périodes, comme la plaine padane vers le nord, et vers le sud, la Campanie et même Rome ; certaines trouvailles plus lointaines, dues à l’importante activité maritime des Etrusques, sont à signaler : Carthage, la Corse et le littoral du Languedoc ont livré des inscriptions.
2Ce chiffre peut sembler relativement important : à titre de comparaison les inscriptions latines de la période correspondante (c’est-à-dire époques royale et républicaine) ne sont que de l’ordre de 3 000. Mais l’énorme majorité de ces inscriptions n’offre que des énoncés très courts : on ne dispose que de trois textes un peu longs, respectivement de 1 200, 300 mots (dans ces deux cas il s’agit de calendriers religieux, indiquant des cérémonies à effectuer certains jours ; l’un est écrit sur lin et a été trouvé bizarrement en Egypte, où il avait servi à envelopper une momie ; il est appelé « livre de Zagreb » d’après son lieu de conservation ; l’autre est une inscription sur une sorte de tuile, provenant de Capoue, d’où son nom de « tuile de Capoue »), et 130 mots (un jugement d’arbitrage dans une affaire de délimitation de propriétés, porté sur une borne, le « cippe de Pérouse »). Le sol de l’Etrurie n’a pas livré l’équivalent de ce que représentent pour l’ombrien les tables de Gubbio, ces sept plaques de bronze portant de longues prescriptions rituelles, ou même pour l’osque la loi municipale trouvée à Bantia, texte dont sont conservés près de 400 mots. La plupart de ces inscriptions étrusques est de caractère funéraire – et fournit donc des indications limitées (nom du défunt, avec éventuellement ses liens de parenté, son âge, quelquefois des indications sur sa carrière). D’autres catégories d’inscriptions bien représentées ont un aspect encore plus stéréotypé : nous disposons de nombreuses marques de possession, avec un énoncé du type « j’appartiens à un tel », exprimé en étrusque par le pronom de première personne au cas sujet mi suivi du nom du possesseur au génitif, ou de dédicaces, avec une formule du genre de « un tel m’a donné à un tel », où l’on a le pronom de première personne au cas objet mini, un verbe signifiant « a donné » (par exemple muluvanice ou turicé), le nom du dédicant au cas direct et le nom du dédicataire à un cas oblique qu’on peut appeler datif. On voit d’emblée que cette langue ne nous est accessible que par une documentation réduite : toute la littérature étrusque dont nous parlent les auteurs grecs et latins, et qui semble avoir été particulièrement développée dans le domaine religieux, est perdue, et nous ne pouvons nous en faire une certaine idée que par des documents exceptionnels comme les calendriers sacrés auxquels nous avons fait allusion.
3Mais le problème que pose l’étrusque n’est bien sûr pas seulement celui que pose l’extension limitée de notre documentation. L’étrusque reste une langue qui nous échappe et la plupart des documents, surtout ceux de plus grande longueur et d’énoncé moins stéréotypé, nous sont incompréhensibles. Selon la remarque que faisait déjà à l’époque d’Auguste un historien grec, Denys d’Halicamasse, cette langue est isolée et ne ressemble à aucune autre. Malgré des tentatives innombrables, faites dans toutes les directions possibles, on n’est parvenu à expliquer l’étrusque par aucune langue-sœur, et on ne peut pas ranger cette langue dans une famille de parlers connue. En fait les seuls idiomes qui paraissent lui être clairement apparentés sont eux-mêmes des parlers mal attestés et qui échappent à une véritable analyse. Il s’agit, d’une part, du lemnien, qui était parlé au vie siècle avant J.-C. dans l’île de Lemnos, dans le nord de l’Egée – connu par une épitaphe d’une trentaine de mots –, et d’autre part, du rétique, attesté par une petite centaine de courtes inscriptions du pays des Rhètes, dans les Alpes du Nord de l’Italie.
4Il est évident, dans ces conditions, que tout essai de description de l’étrusque se heurte à ces difficultés majeures que sont et la limitation de notre corpus, et l’obscurité persistante de la langue. La première fait que certaines formes de la langue ont a priori peu de chances d’être rencontrées dans le type de documentation que nous avons : par exemple on peut douter que s’y trouvent des verbes à la deuxième personne du singulier, ou à une forme exprimant le futur. Des pans entiers de la morphologie nous restent de ce fait hors d’atteinte. Quant à l’obscurité de la langue, les conséquences en sont encore plus obvies : il existe fort peu de points qu’on peut estimer vraiment assurés, et toute description de la langue est donc inévitablement amenée à faire une part à l’hypothèse. Celle-ci peut être bien sûr plus ou moins grande, mais c’est un état de choses dont il est nécessaire d’être averti dès qu’on aborde tout essai de présentation de la langue !
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5Au moins les inscriptions étrusques ne posent pas de problème de lecture : les Etrusques usaient de l’alphabet grec de type occidental que leur avaient transmis les colons helléniques établis à Cumes en Campanie au viiie siècle avant J.-C., et cet alphabet étrusque, emprunté par les Latins, est à l’origine de celui que nous utilisons. De ce fait nous pouvons nous faire une idée du système phonologique de la langue. Or sur ce point déjà l’étrusque offre des caractères remarquables, qui paraissent se retrouver en lemnien et en rétique :
la langue possède une série d’occlusives sourdes (labiale [p], dentale [t], vélaire [k]) et une série d’occlusives aspirées ([ph], [th], [kh]), mais n’offre pas la série sonore homologue ([b], [d], [g]) : les lettres grecques correspondantes, conservées dans l’alphabet théorique, ne se rencontrent jamais dans les inscriptions – sauf l’ancien gamma grec, qui est devenu signe de sourde et non plus de sonore, donnant ainsi naissance à notre C ;
elle n’offre qu’une voyelle d’arrière, notée par la lettre U (mais par O en lemnien) – alors qu’elle possède par ailleurs un [a], un [é], et un [i] ;
il existe deux sifflantes distinctes (notées respectivement par le sigma et la lettre dite san – en forme de M – de l’alphabet modèle grec, avec d’ailleurs une inversion des valeurs entre le Nord et le Sud de l’Etrurie) ; on discute sur la valeur exacte de cette opposition (opposition de forte à douce ou de sifflante normale à chuintante). Par ailleurs on rencontre la lettre Z, qui doit noter une affriquée [ts].
6On peut relever en outre que l’étrusque, comme les parlers italiques, possède un phonème [f], Le fait qu’il ait été rendu primitivement dans l’écriture par le digramme digamma + H (FH), avant qu’on ne crée pour lui un signe spécial, en forme de 8, et aussi celui qu’il alterne fréquemment avec [h] suggèrent qu’il a un caractère bilabial.
7Ce système phonologique semble être resté stable tout au long de l’usage écrit de l’étrusque : on ne note pas en étrusque, comme par exemple en ombrien, l’apparition de signes nouveaux ou la transformation de la valeur de signes anciens pour rendre compte de l’évolution de la langue. Mais cela ne veut pas dire que la langue n’ait connu pendant ces sept siècles aucune évolution d’ordre phonétique. Si un phénomène comme le rhotacisme, qui touche l’ombrien, le falisque autant que le latin, n’apparaît pas en étrusque, les effets d’un accent d’intensité initiale y sont fort sensibles : on constate vers les débuts du ve siècle avant J.-C., après l’altération du timbre des voyelles en position intérieure, leur disparition – ce qui permet de distinguer un état « récent » de la langue, à partir du ive, par opposition à un état « archaïque », celui des plus anciennes inscriptions, et un état « classique », intermédiaire. Ainsi le verbe « a donné » qui s’écrivait muluvanice au viie siècle se rencontre au siècle suivant sous les formes mulvenece ou mulvunuce ; l’autre verbe de même sens, attesté sous les formes alternatives turice ou turuce au vie siècle, est ensuite réduit à turce. Cela se traduit par des syncopes et des disparitions de phonèmes parfois fort importantes : ainsi le prénom féminin qui se lit ranθu (mais aussi ravnθu) dans les inscriptions récentes représente la réduction de l’ancien racvenθu. Mais plus généralement on aboutit à des mots présentant, en position interne, des accumulations de consonnes qui sont un aspect caractéristique des formes de l’étrusque plus récent : ainsi le grec ’Aλέξανδµος se voit rendu par elχsntre.
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8Le nom étrusque ne semble pas connaître de distinction de genre. Une opposition masculin/féminin n’apparaît clairement que dans le cas particulier de l’onomastique. Dans ce cas la forme du gentilice indique s’il s’agit d’un homme ou d’une femme ; cette dernière a un gentilice qui adjoint un suffixe -i à la forme masculine, par exemple pumpui en face de pumpu ; de ce fait, beaucoup de gentilices étant formés par une suffixation en -na, leurs formes féminines seront en -nai (par exemple fém. tarχnai à côté de tarχna, correspondant au latin Tarquinius) qui évolue vers -nei et -ni (par exemple spurinei et spurini à côté de Spurina, nom d’une importante famille de Tarquinia qui devait fournir un haruspice à César). Mais c’est là un phénomène strictement limité : même dans le cas des prénoms, le procédé n’est employé que pour déterminer des formes féminines là où elles sont en parallèle avec des formes masculines (par exemple fém. larθi en face du masc. larθ, ou avec un autre suffixe fém. velelia en face du masculin venel) ; dans des prénoms féminins courants comme θana ou θanaχvil, rien ne montre, formellement, qu’il s’agit de désignations de femmes. Et en dehors de l’onomastique, mis à part de rares couples (comme lautniθa, affranchie, en face de lautni, affranchi), rien ne vient caractériser un nom comme ayant un caractère féminin plutôt que masculin : ainsi le nom de la fille, seχ n’offre rien qui le distingue comme étant d’un genre différent de celui du fils, clan.
9Certains traits de la flexion nominale étrusque se laissent déterminer : ce qui ne veut pas dire que nous soyons en mesure de dresser un tableau complet du paradigme, ni même une simple liste des cas existants dans la langue ! Le cas-sujet ne se distingue pas du cas-objet pour les noms – ce qui est différent du cas des pronoms (nous avons déjà évoqué l’opposition mi/mini pour le pronom personnel de première personne). Le nom de la tombe est en étrusque śuθi : on le trouve aussi bien dans un formulaire où il accompagne une forme de cas-sujet de pronom démonstratif eca (par exemple eca śuθi anes culcnies, c’est dire « ceci (est) la tombe de Ane Culcnie ») que le cas-objet cn (vel matunas larisalisa an cn śuθi ceriχunce, « Vel Matunas, celui de (c’est-à-dire fils de) Laris, celui-ci (avec une sorte de relatif de liaison an) a fait cette tombe »).
10L’existence d’un génitif est bien assurée. Nous l’avons déjà évoqué à propos des formules de possession avec -mi. Nous pouvons prendre pour exemple mi tites latines, « je (suis) à » – ou plus exactement « de »– Titus Latinus : la transcription étrusque de ce nom latin serait au cas-direct (cas-sujet ou objet) tite latine. Il est aussi très fréquent dans les épitaphes, en fonction de complément de nom de termes comme clan (« fils »), seχ (« fille ») ou puia (« épouse ») : ainsi une Larθi Spantui sera désignée comme fille de Larce Spantu (larces spantus seχ) et épouse de Amθ Partunus (amθal partunus puia). Mais dans de telles désignations le simple génitif peut être remplacé par une forme en -śa, qui est à considérer comme formée à l’aide d’une sorte de pronom enclitique suffixé (et qui peut à son tour se fléchir et être mise au gčnitif-śla) ; nous avons vu que Vel Matunas était dit larisalisa : on aurait pu tout aussi bien avoir larisal clan.
11Morphologiquement ces génitifs sont en -al ou en -s. Sans que le principe de répartition soit toujours très clair, on peut dire que la forme en -al est de règle pour les noms féminins se terminant en -i (alors que des prénoms féminins ayant d’autres terminaisons ont leur génitif en – s : ramθa fait ramθas, θanxvil θanχvilus) et pour des noms, y compris des éléments onomastiques masculins, se terminant au cas direct en -s ou en -θ. Comme illustration nous pouvons citer l’inscription larθ arnθal plecus clan ramθasc apatrual, où ce Larθ est dit fils d’Arnθ Plecu et (copule -c) de Ramθa Apatrui. Lorsque le génitif en -s apparaît pour des termes ayant au cas direct une consonne finale, on trouve généralement une voyelle devant la sifflante. Ce n’est pas toujours le cas (le nom du fils clan fait clens, avec un changement de timbre vocalique difficile à expliquer) et cette voyelle est alors de timbre variable : on a parfois supposé que c’était la trace d’une voyelle terminant le radical qui aurait disparu au cas direct. Il faut en outre compter avec des formes de génitif différentes, attestées dans les plus anciennes inscriptions : à la place de formes en -al, on y rencontre des formes en -ia ou -aia. Ainsi sur une fibule en or de Chiusi du viie siècle avant J.-C. on lit mi araθia velaveśnaś, et de même un vase de Vulci de cette époque porte la marque de possession d’une Ram (u) θa Kansinai sous la forme mi ramuθas kansinaia, et non mi ram (u) θas kansinai comme on le trouverait par la suite.
12Un autre cas qui se laisse assez bien repérer est un cas en -si ou – ale (plus anciennement -ala), qui peut se définir formellement comme obtenu par l’adjonction d’une voyelle au cas précédent. On lui donne généralement le nom de datif : il joue un tel rôle de datif dans les formules de don, avec mini muluvanice ou turice, que nous avons évoquées. Ainsi mini spuriaza []rnas muluvanice alśaianasi signifiera « Spuriaza []rnas m’a donné à Alsaiana », avec une forme de datif alśaianasi différente du génitif qui serait alśaianas ; mini muluvanice mamarce apuniie venala sera « Mamercus Aponius m’a donné à Venai » (forme de prénom ou nom individuel féminin), avec un datif en -ala alors que le génitif serait venal. Mais, si on emploie ce terme de datif – ce qui nous semble toujours admissible –, il faut avoir conscience de ce que la zone d’emploi de ce cas ne recouvre pas celle du datif dans une langue comme le latin. Ce cas en -si ou en -ala/ale apparaît dans des tournures avec des formes verbales au passif (que nous aurons à examiner), où il doit avoir une fonction de complément d’agent. Dans la « signature » que porte un vase au riche décor gravé mi araθiale ziχuχe, à côté du verbe passif ziχuχe, formé sur une racine signifiant écrire, et ici graver, araθiale, « datif » du prénom Ar (a) n9 (qui serait théoriquement plutôt aranθale : mais il faut compter avec divers phénomènes comme une palatalisation de la dentale), désigne certainement le graveur de ce vase, et il faut comprendre « j’ai été gravé par Ar (a) nθ ».
13Mais la question est compliquée par le fait qu’on rencontre également dans de tels contextes, avec des expressions verbales de type passif, et au moins à époque récente des formes qui ne sont pas purement et simplement ces cas en -si ou -ala/ale (qui eux sont attestés surtout, mais pas exclusivement, dans des inscriptions anciennes). Nous pouvons citer ainsi une inscription tombale de Tarquinia où on lit larθ tutes anc farθnaχe veluis tuteis θanχviluisc turialsc, ce qui peut se traduire par « Larfθ Tutes ; et (-c) celui-ci fut engendré (farθnaxe) par Vel Tutes et Θanaχvil Turiei ». Le verbe passif est ici accompagné d’un cas oblique qui n’est ni le génitif (qui serait velus tutes et θanχvilus turial), ni ce datif que nous avons examiné (qui serait velusi tutesi et θanχvilusi turiale). Faut-il alors admettre l’existence d’un autre cas, autonome, qui serait un ablatif ? Il serait caractérisé, pour les thèmes à génitif en -s, par une sorte de palatalisation de la voyelle précédente (ui au lieu de u, ei au lieu de e, on aurait ainsi e au lieu de a dans ramθes, attesté dans le même contexte par une autre inscription), et pour ceux à génitif en -al, par une terminaison -als connue aussi dans d’autres contextes (ainsi truials comme didascalie d’une peinture, signifiant le Troyen, celui qui est (originaire) de Troie). Mais à cette explication on en a parfois préféré une autre : que ce cas ait résulté d’une évolution récente de l’ancien cas en -si ou -ala/ale, par évolution phonétique (-si altéré en -s palatalisant la voyelle précédente) et réfection morphologique (adjonction de -s à un -al ne se distinguant plus du génitif). La question, on le voit, est loin d’être claire.
14Elle l’est encore moins pour d’autres cas. L’existence de formes de cas obliques en -e, fréquents dans un texte comme celui de la momie de Zagreb, paraît assurée : mais ces formes ne se laissent guère analyser. On rencontre aussi des formes de locatif (qui peuvent aussi avoir valeur temporelle), en -θi (par exemple dans l’expression unialθi, qui est formée sur le génitif du nom de la déesse Junon étrusque, Uni, et signifie « dans le temple de Junon »), mais aussi en -Ɵ (par exemple dans śuθiθ, dans la tombe), en -ti ou encore simplement en -i, ainsi dans zilci, qui coexiste avec la forme zilcti – ces mots apparaissant dans des formules de datations par des magistrats éponymes (zilc étant une désignation de magistrat), comme zilci velusi hulcniesi, sous la magistrature de Vel Hulcnie. Le cas en -e lui-même a parfois une fonction de locatif : ainsi capue signifie à Capoue dans un texte que nous aurons à analyser. Là encore, si cette fois la fonction est claire, la distribution de ces formes ne l’est guère.
15Nous avons laissé de côté la catégorie du nombre. Or elle se laisse quelque peu appréhender en étrusque. On peut reconnaître au moins deux manières de former des pluriels, qui ne paraissent pas utilisées pour les mêmes mots, dans la mesure du moins où notre documentation permet de trancher. L’une consiste à utiliser un suffixe, de sens peut-être collectif, – χνα. Citons ainsi une formule prescriptive du livre de Zagreb : celi huθiś zaθrumis flerχva neθunsl śucri θezeric, ce qui signifie à peu près « le vingt quatrième (si huθ, qui est un chiffre, vaut quatre, ce qui est discuté) jour du mois de Celi, il faut offrir et sacrifier (avec des sortes de « gérondifs » en -ri) au dieu Neptune des offrandes fier » ; flerχva forme ici un pluriel du fler ailleurs attesté. Mais on rencontre également des pluriels formés par l’adjonction d’un suffixe en -r : aiser signifie « les dieux » à côté du singulier ais, clenar « les fils » à côté du singulier clan. Et ce suffixe se retrouve à tous les cas du pluriel, le morphème du cas, le même qu’au singulier, venant alors s’adjoindre à lui. On peut suivre à peu près le fonctionnement du système pour le nom du fils, clan. Au singulier le génitif est clens (adjonction du morphème -s), le datif clensi (morphème -si), le pluriel sera formé par l’adjonction, avant la terminaison casuelle, de -ar : on aura au cas direct clenar, au génitif cliniiaras (avec des palatalisations peu claires et l’adjonction d’une voyelle devant le -s et au natif clenarasi. On a un procédé qui fait penser au système des langues agglutinantes.
16Le verbe est surtout connu par des formes de troisième personne du parfait – ce qui est normal dans une documentation épigraphique qui offre beaucoup d’exemples d’expressions signifiant en gros « un tel a donné » (muluvanice, turice, alice), « a fait » (zinace, menece, ceriχunce) ou « a écrit » (ziχunce). De ce fait une terminaison de parfait en -ce (écrit aussi – ke) est bien attestée. Mais elle s’emploie autant pour le pluriel que pour le singulier : dans l’inscription tombale laris avle larisal clenar sval en śuθi ceriχunce, on a deux sujets, les frères Laris et Aule, fils de Laris, qui « de leur vivant (sval) ont fait cette tombe ».
17Un acquis récent concerne l’existence d’une opposition entre un parfait actif, avec suffixe -ce, et un parfait passif, avec suffixe -χe. A la signature d’artiste active metru menece, « Metron (nom grec Μέτµων) a fait » s’oppose la tournure passive mi titasi cver menaχe, « j’ai été fait comme cadeau (cver) par Tita (avec datif en -si) ». Dans ce cas on a affaire à une première personne. Mais nous avons des exemples où cette désinence en – χe correspond à des troisièmes personnes. Il n’est pas impossible que le verbe étrusque ne connaisse pas de distinction entre ce qui relèverait pour nous de la première et de la troisième personne (et nous avons vu qu’il ne distinguait pas entre singulier et pluriel pour la troisième personne). Il est vrai qu’on a voulu au contraire reconnaître une désinence spécifique de première personne dans des formes en -un (et, notons le, soit en – cun, soit en -χuri). On a en effet proposé de voir une forme de première personne sur une lamelle de plomb portant une formule d’exécration, dans le terme θapicun qui y revient plusieurs fois et serait un verbe signifiant « je maudis », ou peut-être « j’ai maudit » ; et un passage du texte de la momie de Zagreb, malheureusement peu clair, présente un slapiχun : le morphème de première personne serait alors en -un. La question reste, on le voit obscure.
18Pour ce qui est du passif, à côté de formes avec le verbe en -χe on rencontre fréquemment des formules de sens analogue où le verbe n’est pas exprimé à un mode personnel, mais par une sorte de nom verbal en – u : en alternance avec les formules de don du type mini muluvanice, on en rencontre du type mi mulu avec cas en -si ou ala/ale, à fonction d’agent (par exemple mi mulu kaviiesi, « j’ai été donné par Gavius »), Et cette forme en -u peut revêtir tout autant à nos yeux un sens actif qu’un sens passif : à côté d’exemples de sens passif comme mulu, turu ou aliqu (au sens de « donné »), on rencontre, pour un verbe intransitif, zilaχnu (ayant occupé la fonction de magistrat zilaχ), ou zicu (employé comme cognomen, équivalant au latin Scriptor, signifiant « l’Ecrivain ») pour le verbe actif Ζίχ, écrire – avec une perte de l’aspiration due au caractère tardif de l’inscription.
19Les autres formes de la flexion verbale sont moins aisément déterminables. Il semble qu’au morphème en -ce de parfait s’oppose un morphème parallèle en -e pour le présent : deux dédicaces jumelles d’ischia di Castro mine muluvenice avile acvilnas et mine muluvene avile acvilnas seraient donc à comprendre comme exprimant le don l’une au parfait et l’autre au présent (« Aulus Acvilnas – équivalent du latin Aquilius – m’a donné / me donne »), et de même ame serait le présent « il est » en face du parfait amce « il a été ». On a même proposé d’étendre cette distinction aux noms verbaux en -u : ceux en -u auraient une valeur de présent, et ceux en -cu (ou ku ou qu) de parfait : effectivement on a un exemple – malheureusement peu clair – de alu à côté du fréquent aliqu (ou alcu). Autre document de type exceptionnel, le cippe de Pérouse porte des forme verbales en -a, comme ama que l’on est porté à rapprocher de ame/amee, il est, il fut : dans ce texte juridique, il semble s’agir de subjonctifs à valeur de prescription. Mais dans la momie de Zagreb, nous l’avons vu, les prescriptions sont plutôt exprimées par ce qu’on a appelé un « gérondif », en -ri. Et l’on trouve aussi un impératif, réduit au simple thème verbal : tur, dans les prescriptions qu’offre ce texte, où il alterne avec le « subjonctif » titra-, doit signifier « donne ».
20On repère un peu mieux des exemples de participes. On rencontre des formes en -as, ou, équivalentes en -asa (par exemple sur des dédicaces aleθnas v. clenar... ci acnanasa, « Vel Aleθnas ayant eu trois fils », et metli arnθi... ci clenar aenanas, « Amθi Metli – une femme – ayant eu trois fils »). Parfois le suffixe est plus complexe : -θas (ou -θasa). On en a deux exemples, pour les verbes ten-, signifiant occuper une fonction, et sval-, signifiant vivre, dans une épitaphe de Tarquinia : velθur partunus larisaliśa clan ramθas culcnial zilχ ceχaneri tenθas avil svalθas LXXXII, « Velθur Partunus, fils de Laris, fils de Ramθa Culcniei, ayant occupé les fonctions de zilχ ceχaneri, ayant vécu 82 ans ».
21Nous avons déjà rencontré des exemples de pronoms, comme le pronom personnel de première personne mi/mini, le relatif an, qui fonctionne aussi comme relatif de liaison, ou des démonstratifs. Ceux-ci sont assez nombreux, et on peut considérer qu’il existe une série en -ta et une série en -ca, avec éventuellement une voyelle préposée (eca/ica ou ita). Il est probable qu’existe entre elles une distinction entre objet rapproché et objet éloigné, comme celle qui serait alors posée entre les deux objets désignés dans la dédicace sur une lamelle d’or découverte dans le temple de Pyrgi ita tmia icac heramasva vatieχe, « cet espace sacré (?)-là et ces statues (?)-ci (avec pluriel en -cva réduit à -va) ont été consacrées (?) ». Ces pronoms peuvent de plus se combiner enclitiquement avec des noms, ou des formes nominales : on en a un bon exemple dans l’épitaphe d’un Etrusque qui avait dû combattre lors de la seconde guerre punique, avant de mourir à l’âge respectable de 106 ans : felsnas la leθes svalce avil CVI murce capue tleχe hanipaluscle, « Larθ Felsnas (fils de) Leθe vécut 106 ans, fit une action (verbe actif murce) à Capoue, subit une action (verbe passif tleχe) de la part des gens d’Hannibal » ; hanipaluscle est formé sur le génitif du nom d’Hannibal, auquel est adjoint le démonstratif -ca, ici à un cas oblique- cle. La déclinaison de ces pronoms est plus complexe que celle des noms, et distingue du cas sujet un cas objet en -n, qui semble être la réduction d’un ancien -ni. On trouve aussi des génitifs aussi bien en – s (type cs) qu’avec -l (type cla), des cas obliques en -e (type cle) que des locatifs (type clθi). Mais l’exemple de Pyrgi nous montre que la distinction singulier/pluriel ne se laisse pas repérer.
22Parmi les mots invariables, nous avons déjà rencontré la copule enclitique -c ; on trouve également un enclitique -m, dont le sens, peut-être légèrement adversatif, n’est en fait guère différent : par exemple ramθa matulnai seχ marces matulnas puiam amee seθres ceisinies, « Ramθa Matulnai, fille de Marce (Marcus) Matulna, et (-m) elle fut épouse (puia) de Seθre Ceisinie » ; il peut se combiner avec une sorte de forme pronominale figée, pour donner la conjonction de coordination etnam. On peut également citer un iχ, qui signifie « comme ». Ce sens est assuré pour une formule comme celle qui termine le texte du cippe de Pérouse iχ ca ceχa ziχuχe, « comme cela a été écrit au-dessus (ceχa) » et qui a son exact équivalent dans des conclusions de textes juridiques latins ou ombriens. On a récemment proposé de reconnaître dans un ei une particule à sens négatif, mais qui serait plutôt le correspondant du ne latin que du non, et donc serait une marque de défense et non pas la simple négation. On peut également signaler certaines prépositions, ou postpositions : c’est le cas de ce ceχa, qui a certainement la valeur de « pour » dans la formule clen ceχa, qui apparaît dans des dédicaces d’objets faites par. des femmes pour demander à un dieu de leur accorder un fils (ou pour le remercier de le leur en avoir accordé). Mais dans bien des cas le sens est loin d’être clair : c’est ce qui arrive pour un -pi et un -ri enclitiques.
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23Etant donné l’obscurité de la langue, c’est un truisme que de dire que le vocabulaire étrusque ne nous est que très imparfaitement connu. Et c’est sans doute là que nous nous heurtons le plus au problème de l’isolement de la langue. On peut en prendre comme illustration la série des chiffres de un à six – connue par des dés à jouer marqués du nom des chiffres. Elle ne se laisse pas ramener à des parallèles attestés : on a θu, zal, ci, huθ (mais d’autres estiment que « quatre » est sa), maχ sa (à moins que « six » ne soit huθ). Depuis longtemps on a rapproché le nom de nombre huθ du toponyme attique ‘Υττηνία, qui désignait une Tétrapole, confédération de quatre bourgades. Et cette analogie rentre dans une série de faits parallèles (nom de la femme en étrusque puia, et grec ỏπυίω « épouser », nom du héros étrusque Tarchon et grec ταµχύω « rendre les honneurs funéraires », et théonyme hittite Tarhundas). Ces termes, en grec, appartiennent au substrat préhellénique : il semble par là que l’étrusque offre des traits qui permettent de le relier au substrat linguistique pré-indo-européen, méditerranéen, tel qu’on le décèle par exemple par ces traits préhelléniques du grec. Mais les faits sont complexes. L’étrusque a été au moins fortement influencé par l’indo-européen. Ainsi, dans la série des noms de parenté, nous avons vu le nom de la femme, puia, qui peut être qualifié de « méditerranéen », les noms du fils et de la fille, clan et seχ, qui n’appellent pas de rapprochements avec des langues connues ; d’autres noms, celui du père apa, celui de la mère ati (qui peut être considéré comme un féminin en -i par rapport à un ata), celui du petit-fils papals, sont formés sur des thèmes comme apa/papa/ata, qui se rencontrent dans divers groupes linguistiques et ne peuvent de ce fait pas avoir de signification pour déterminer des apparentements ; mais on rencontre aussi nefts, qui est clairement un homologue du latin nepos, génitif nepotis. Et, plus significativement que ce trait qui peut tenir à un emprunt, nous avons rencontré des points du système de la langue qui peuvent, avec plus ou moins de probabilité selon les cas, tenir à des similitudes structurelles entre l’étrusque et les langues indo-européennes : citons par exemple le parfait en – ce, la copule enclitique -c, le pronom personnel mi, la désinence de locatif – θi. A ces analogies, il est vrai, on peut opposer des traits qui semblent foncièrement différents – comme les éléments de type agglutinant que nous avons relevés dans la flexion nominale. C’est pourquoi on a forgé, pour l’étrusque, le concept de « péri-indo-européen » ; cela signifierait que l’étrusque serait une langue non indo-européenne, correspondant à ce qui était parlé dans le bassin méditerranéen, ou au moins une de ses parties, avant l’établissement des parlers indo-européens dans cette zone, mais qui se serait développée à proximité de tels parlers et en contact avec eux : cette situation expliquerait certaines homologies dans la morphologie qui peuvent difficilement passer pour des faits d’emprunt.
Bibliographie
Bibliographie
Bonfante G. et L. (1983). – The Etruscan Language, an Introduction, Manchester.
Cristofani M. (1973). – Introduzione allo studio dell’etrusco, Florence.
Pallottino M. (1978). – La langue étrusque, Paris.
Pfiffig A.J. (1969). – Die etruskische Sprache, Graz.
Rix H. (1984). – Chapitre « La scrittura e la lingua », dans M. Cristofani éd., Gli Etruschi, una nuova immagine, Florence, p. 210-238.
Staccioli R.A. (1977). – Il « mistero » délia lingua etrusca, Rome.
Auteur
Université de Dijon, France
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Contribution de la linguistique à l’histoire des peuples du Gabon
La méthode comparative et son application au bantu
Patrick Mouguiama-Daouda
2005