Chapitre 15. Le celtique
p. 299-320
Texte intégral
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1La définition du celtique dans le cadre de la dialectologie indo-européenne ne peut se limiter aujourd’hui à la reconstruction de la position que ces dialectes auraient occupée dans l’espace au moment de la dissolution de l’unité indo-européenne, ni à l’explication des articulations généalogiques entre la langue mère et les parlers celtiques historiquement attestés. C’est plutôt une opération d’ordre historico-culturel (et, comme telle, toujours provisoire et subjective), où des éléments archaïques et des éléments novateurs sont utilisés comme preuves, les uns de la conservation d’une tradition linguistique originelle, les autres de contacts et d’expériences nouvelles que la culture celtique élabora en commun avec d’autres cultures ou qu’elle vécut de manière autonome.
2De ce point de vue, la vieille question de l’unité italo-celtique apparaît non seulement mal fondée d’un point de vue technique, mais, pis encore, peu importante dans la mesure où, quand bien même on pourrait la démontrer, elle resterait toujours un épisode particulier d’une histoire bien plus vaste et complexe.
3Le concept de définition dialectale en tant que résumé de la préhistoire d’une langue, que nous proposons ici, est déjà clairement implicite dans diverses enquêtes qui utilisent le matériau celtique non pas à des fins classificatoires et généalogiques, mais pour en établir l’ancienneté, la chronologie relative et les rapports ponctuels avec des matériaux analogues d’autres langues indo-européennes ; de ce point de vue, l’article dans lequel Schmidt (1986) examine les rapports du celtique avec les autres langues anciennes de l’Europe est aujourd’hui encore exemplaire.
4Mais la difficulté majeure d’une telle enquête naît du fait qu’il y a aujourd’hui parmi par les chercheurs de très fortes divergences dans l’analyse et dans la reconstruction de presque tous les secteurs cruciaux de la morphologie et de la syntaxe celtiques. L’interprétation des différents faits grammaticaux que l’on offre dans ces pages ne se fondera donc que rarement sur le consensus des chercheurs, comme on pourrait le souhaiter ; ce sera plus souvent celle qui semble la plus probable à l’auteur de ces lignes, bien qu’il ne lui soit pas possible d’en donner ici une justification appropriée ; de même, le fait que des interprétations différentes ne soient pas évoquées n’implique pas forcément que celles-ci soient méconnues de lui.
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5La volonté de n’utiliser que les matériaux les plus anciens parmi tous ceux qui sont offerts par chaque langue, est présente aujourd’hui chez beaucoup de chercheurs dans la reconstruction de l’indo-européen – et, plus généralement de tous les phases linguistiques antérieures aux documents – : ainsi, par exemple, on ne prend pas en considération l’indien ancien, mais uniquement le védique ; et non pas tout le védique, mais seulement celui du Rig-Veda ; mieux encore : non pas tout le Rig-Veda, mais seulement les hymnes de certains livres bien précis. Cette rigueur documentaire entraîne, en réalité, un renversement méthodologique : l’archaïsme linguistique est fonction non plus de la possibilité de comparaison, mais de la pure chronologie textuelle. À notre avis, on peut objecter à cette façon de procéder que, s’il est statistiquement probable qu’on trouve plus d’éléments archaïques dans la phase ancienne d’une langue que dans une phase récente, ce fait est sans importance sur le plan heuristique, dans la mesure où l’on ne peut pas pas en tirer d’appréciations spécifiques pour les cas particuliers.
6Cette conclusion est importante en particulier pour l’appréciation du celtique continental, qui, d’un côté, représente de loin la phase la plus ancienne du celtique, mais qui, de l’autre, ne peut être utilisé que dans une petite mesure pour la reconstruction à cause de la rareté des matériaux et de l’extrême incertitude qui pèse souvent sur leur interprétation. Ne nous laissons pas, en effet, induire en erreur par le grand nombre de traductions qui accompagnent les éditions des textes celtiques continentaux : dans la majorité des cas, nous nous trouvons malheureusement devant des hypothèses très douteuses ou même devant des erreurs manifestes. D’où la nécessité de fonder l’analyse dialectologique presque exclusivement sur le matériau insulaire ; mais cela ne bouleversera cependant pas, à notre avis, les résultats de l’enquête ; et cela pour deux raisons.
7La première est d’ordre factuel. Il est vrai, en effet, que le celtique continental peut conserver des éléments archaïques inconnus du celtique insulaire : la conjonction celtibère uta en est un exemple évident, avec des correspondants en indo-iranien, mais non en gaëlique ou en britannique ; mais il est vrai aussi que dans d’autres cas, la phase la plus archaïque peut être celle du celtique insulaire : le vieil-irl. imté « protège » (qui continue un injonctif) est, sur le plan de la typologie indo-européenne, plus archaïque que la forme correspondante celtibère amPiTiseTi (qui continue un subjonctif).
8Le seconde raison est d’ordre méthodologique. L’histoire linguistique qui est reconstruite ici est une histoire de longue durée : les catégories examinées ont une vie séculaire ou millénaire, même quand elles sont clairement novatrices, comme c’est le cas pour le futur irlandais en -ƒ-, qui apparaît déjà aux débuts de la tradition écrite, et qui existe aujourd’hui encore. Dans un cadre de ce genre, l’absence d’un témoin peut appauvrir la reconstruction, mais elle n’altère pas les grandes lignes.
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9Dans la définition dialectologique des parlers celtiques, les phénomènes phonétiques sont peu révélateurs ; il s’agit en effet soit de phénomènes récents qui ne recouvrent même pas toute l’aire celtique (comme c’est le cas pour la lénition, qui ne concerne que le celtique insulaire), soit de phénomènes antérieurs aux plus anciens documents mais monoglottes (comme la restructuration du système consonantique), soit encore de phénomènes banals sur le plan typologique et non utilisables à des fins classificatoires.
10En réalité, la seule donnée phonétique qui pourrait être de poids d’un point de vue classificatoire serait l’assimilation de *p...*kw en *kw...*kw, si elle avait vraiment le caractère d’une loi phonétique valable pour le celtique et pour le latin (tout en demeurant cependant invérifiable en ce qui concerne les dialectes italiques). Mais en fait, cette loi présumée telle – qui constituait autrefois l’un des piliers de l’unité italo-celtique – se fonde seulement sur deux exemples : lat. coquō, gall. pobi « cuire » (*pekw-) et lat. quinque, vieil-irl. cóic ; gall. pymp « 5 » (*penkwe), auxquels on oppose deux exemples qui vont dans le sens contraire : gaul. (H) ercynia (silva), mais lat. quercus, tous deux à partir de *perkw-, et vieil-irl. déec « 10 » (*dwi-penkwom). Il ne s’agit donc pas d’une loi phonétique que l’on peut faire remonter à une phase unitaire des deux groupes linguistiques, mais seulement d’un phénomène occasionnel d’assimilation.
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11On peut considérer que la caractéristique la plus importante des parlers celtiques réside dans leur archaïsme, caché sous un voile d’innovations manifestes, en particulier sur le plan phonétique. Le comparatiste éclaire cet archaïsme en utilisant un double instrument. D’un côté il identifie des éléments qui disposent d’un terme de comparaison dans l’aire orientale du monde indo-européen (surtout en indo-iranien), mais non dans l’aire centrale : la séparation géographique de ces éléments garantit leur appartenance au patrimoine le plus ancien (l’affirmation contraire, en effet, exigerait l’hypothèse improbable d’innovations identiques mais indépendantes). De l’autre côté, le comparatiste met en évidence des éléments que l’on retrouve aussi en hittite (et éventuellement dans l’aire orientale, mais non dans l’aire centrale) et il y trouve une confirmation du caractère indo-européen de l’élément hittite soumis à comparaison (en ce sens qu’il a un correspondant en celtique), ainsi que le caractère archaïque de l’élément celtique (en ce sens que le hittite est riche d’éléments non indo-européens, mais que ceux qui sont indo-européens présentent une forte empreinte archaïque).
12La caractéristique constante de cette comparaison est qu’en principe, l’élément celtique n’est pas immédiatement analysable mais le devient seulement après que l’on a identifié le terme correct pour la comparaison. Nous voulons dire, par exemple, qu’une forme verbale comme v.irl. -té ne manifeste plus, en raison de toute une série d’innovations phonétiques, aucun trait qui révèle son ancienne nature d’injonctif de l’aoriste sigmatique ; celle-ci apparaît uniquement à travers la comparaison avec des formations indo-iraniennes que l’on analyse sans difficulté. De la même manière, la fonction originelle de l’élément no- est démeurée obscure jusqu’à ce que sa valeur primitive de satzeinleitende Partikel ait été dévoilée grâce à la comparaison avec le hittite nu-.
13Il ne sera pas exagéré de considérer que cet archaïsme n’est rien d’autre que l’aspect linguistique de ce conservatisme et de cet isolement qui, plus généralement, caractérisent la culture celtique dans ses aspects les plus divers.
14Nous allons examiner à présent une série d’éléments linguistiquement archaïques qui figurent en celtique.
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15Le caractère archaïque de domaines particuliers du lexique celtique (comme la religion, le droit, la guerre) fut déjà reconnu par Vendryes (1917), qui identifia divers éléments que ce lexique partage avec l’indo-iranien, mais non pas avec les langues de l’aire centrale. D’autres lexèmes, sûrement très anciens, ont été mis en lumière par la suite ; nous en rappelons ici quelques-uns :
irl. airech « concubine » : av. pairikā (Thumeysen, 1924) ;
irl. sétig « femme » : anc. ind. sati (Campanile, 1966) ;
gaul. mediosamonios, nom d’un jour : av. maiðiiōi.šsma-, nom du dieu de la seconde partie de l’année (cf. Kellens, 1974, 399) ;
gall. herw « raid » : hitt. saru « butin » (Watkins, 1976) ;
gall. chwŷf « vibration » : av. xšuuiβ- (Campanile, 1980) ;irl. -bria « qu’il nuise » : véd. bhrīnánti « ils frappent » (Wagner, 1982) ;
gaul. bar (-dos) « (faiseur de) louange » : véd. gir- « louange » (Campanile, 1980a) ;
gall. traidd « pénétration » : véd. tṛṇátti « il troue » (Campanile, 1991).
16Un autre archaïsme lexical facilement observable, à la fois lexical et morphologique, est représenté par le nom de la femme : vieil-irl. bé (neutre). Celui-ci remonte à *gwen qui, en raison de son genre grammatical neutre et de l’absence de suffixe, se révèle plus archaïque que le véd. gnā- « femme divine » (*gwneH- thème consonantique, et non en -ā comme dans Wackemagel 1975, § 56b). Le gén. bé continue l’indo-européen *gwen-s, identique dans sa structure à *dem-s « de la maison » (véd. dan, av. dǝ̄ng). Aucune autre langue indo-européenne ne présente ce nom comme un neutre et sans suffixe (Campanile, 1977, Hamp, 1979).
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17Sur le plan de la morphologie nominale, l’archaïsme le plus remarquable est représenté par la conservation des formes spécifiques du féminin pour les numéraux « 3 » et « 4 » ; on retrouve le même phénomène en indo-iranien et en tokharien :
« 3 » : v.-irl. teoir, gall. tair, bret. teir (m. : v.-irl., gall. bret. tri) : véd. tisráh (m. tráyah), av. tiśrō (m. vrayō), tokh. B tarya (m. trai). L’existence d’un anc. nord, ]Orijor (fém.) est niée par Marstrander (1930, 316) ;
« 4 » : v.-irl. cetheoir, gall. pedair, bret. peder (m. gall., : v.-irl. cethir, gall. pedwar, bret. pevar) : véd. cátasrah (m. catvāraḥ), av. catarηrō (m. caνvarō), tokh. B štwāra (m. gall., štwer). Le gaul. tidrus (ou tidres), dans lequel on voyait autrefois le fém. « 4 », est lu aujourd’hui tibrus, avec un sens inconnu (Ellis Evans, 1977).
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18Il semblerait qu’en celtique l’expression du nombre ait conservé la trace d’une situation très archaïque, où la distinction entre couple naturel et couple occasionnel trouvait son expression aussi le plan formel ; il s’agit, en tout cas, d’un problème que l’on n’a pas encore suffisamment étudié ; il convient, par conséquent, de se limiter à le signaler.
19Le celtique emploie le duel aussi bien pour le couple naturel (v.irl. di lám « les (deux) mains ») que pour le couple occasionnel (v.irl. di mnaí « deux femmes »), mais pour désigner un seul membre du couple naturel il utilise un composé avec leth- « moitié » (v.irl. lethlám « une main »). Or, une distinction morphologique du même type se retrouve en tokharien (Krause-Thomas, 1960,76), où l’on oppose le paral (pour le couple naturel : A ašdm, B ešane « les deux yeux ») au duel (pour le couple occasionnel : B pwāri « les deux feux ») ; et le paral du tokharien, en outre, exprime également le duel elliptique, dont l’origine est certainement indo-européenne et qui, par l’intermédiaire du duel d’un membre, désigne le couple hétérogène, mais naturel du point de vue historique : tok. B ñaktene « le dieu et sa femme » (la paire à partir de ñakte « dieu »), exactement comme dans le véd. Mitrā « Mitra et Varuṇa » et dans le grec Ασαντε « Ajax et son frère Teucros ».
20Il semblerait donc qu’il y eût une structure cohérente et très archaïque qui donnait une expression morphologique aux contenus sémantiques (Campanile, 1980a) : si c’était le cas, l’opinion de Vendryes, qui voyait dans la situation du celtique le produit d’innovations tardives, serait désavouée.
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21Le celtique participe dans une large mesure à l’innovation qui amena à la disparition des présents athématiques au profit d’autres formations : tendance très ancienne comme le prouve la comparaison de hitt. huiszi « (il) vit » avec véd. vásati « (il) habite ». Mais il est probable qu’outre la copule *esti (vieil irl. is, gall. ys), qui tend à demeurer partout athématique, un autre présent radical survit en celtique.
22Dans le paradigme irlandais de « aller » on voit converger des formes étymologiquement différentes ; « il va » est téit, que Bergin (1938) fit remonter à *ten-ti (pour l’emploi intransitif de « tendre » dans le sens de « mouvoir en direction de », cf. lat. quo tendis ?, gr. ποῦ τείνείς ;) étymologie qui, malgré les réserves de Meid (1972) et d’autres chercheurs, apparaît convaincante. Mais le fait que le védique forme un aoriste (átan « il tendit ») et non pas un présent à partir de la racine *ten- était déjà considéré par Bergin comme un obstacle à son hypothèse. Cette difficulté peut être surmontée à l’aide de la comparaison avec le grec τένων « tendon (ce qui tend le muscle) », qu’il n’y a pas lieu de considérer comme un participe aoriste (Strunk, 1967). La conservation de cette forme athématique isolée dépend probablement du fait que le celtique avait englobé *tenti dans le paradigme de « aller » et qu’il avait perdu les autres formes du paradigme avant que de nouvelles formations de présent à suffixe, comme *ten-ye- ou *tn-n-ew-, aient transféré * (e-) ten-t de l’imparfait (ou injonctif du présent) à l’aoriste.
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23En indo-européen, il existait une série de particules sans aucun contenu sémantique autonome, et qui avaient pour fonction d’introduire la phrase (satzeinleitende Partikeln) et de servir de support à d’éventuels éléments atones, situés en position enclitique selon la loi de Wackemagel (1892). Ces particules, qui en hittite et dans les autres langues anatoliennes sont d’une attestation immédiate (Carruba, 1969), ont été progressivement identifiées aussi en celtique (Watkins, 1963), avec des fonctions encore extrêmement archaïques, c’est-à-dire à un niveau différent des autres langues indo-européennes où, quand elles subsistent, elles apparaissent plus ou moins transformées ou fossilisées.
24Nous avons donc en vieil-irlandais le préfixe asémantique no- = hitt. nu : no-m-bered « il me portait » (hitt. nu-mu), na-n-oirg « il le tue » (hitt. nan-), noch (hitt. nukku) à valeur affirmative (noch ém am israhélde « en effet je suis hébreu ») ; le to dit « vide » (Dillon, 1963 : « vide » en tant qu’asémantique et distinct donc de la préposition et préfixe to « vers, à ») = hitt. ta : do-chlaid « qui creuse » (*to-yo-) ; la conjonction sech « et en vérité » (hitt. sukku ; le vocalisme irlandais peut être analogique de sech « plutôt, autrement », cf. lat. secus). A la lumière de ces faits, on peut aussi se demander si le v.-irl. co n- (en début de phrase et avec sa pure valeur de conjonction) n’était pas lui aussi une particule introductive comparable au hitt. kan (a) et différente donc du co n- consécutif.
25En indo-européen il existait également des modificateurs verbaux qui, sur le plan syntaxique, pouvaient se comporter comme des particules introductives de phrases et avoir aussi fonction de support d’éléments enclitiques successifs. Dans les deux cas, la structure de la phrase admettait le verbe en position finale :
26véd. : abhí no devīr ávasa maháḥ s’ármanā nṛpátnīḥ áchinnapatrāh sacantām « Die Göttinnen sollen mit ihrer Gnade, mit ihrem gröBen Schirm uns zu Seite stehen, die Herrscherfrauen mit ungebrochenen Fittichen » (R V 1, 22, 11) ; av. ā moi rafǝðrāi zavǝ̄ng jasatā « répondez à mon invocation d’aide » (Y. 28, 3) ; hitt. n-as-san ANAGIŠBANṦUR.AD.KID.ANA PANĪ DINGIRLIMtehhi « et moi de la claie je les pose sur la table devant la déesse » (Carruba, op. cit., 14). La même structure se conserve dans des textes poétiques irlandais : nom Choimmdiu coíma « le Seigneur m’assiste ».
27Dans le cadre de choix qui ont fini par ne plus être analysables, il était néanmoins possible que le verbe ait été placé avec les autres enclitiques : véd. : ā tvā vahantu hárayo vŕṣaṇaṃ sómapitaye « (que) les chevaux te portent, toi, le taureau, pour boire le soma » (Ṛ V 1, 16, 1) ;
28gr. πρό µ’ἔπεµψεν ἔναξ ἀνδρῶν ’Αγαµέµνων« Agamemnon, protecteur de son peuple, m’a envoyé » (A 442) (plus anciennement *πµό µ ΄ἐπεµψεν). C’était là la séquence normale dans les dialectes insulaires, quand le verbe est précédé d’un quelconque préfixe : vieil irl. atut-áigfedar « chacun te haïra », v. gall. namercit mi nep leguenid « que nul ne me demande de l’allégresse » (na-m-ercif). En l’absence d’éléments « préfixaux » (satzeinleiten.de Partikeln et modificateurs verbaux), le verbe indo-européen pouvait occuper la position initiale en devenant tonique et en acceptant d’éventuels éléments enclitiques :
29véd. gāyanti tvā gāyatríṇaḥ « les chantres te chantent, toi » (ṚV 1, 10, 1) av. : dāidī tū ārmaitē vīštāspāi īšǝm « accorde donc, ô Pitié, à Vistaspa la force » (Y. 28, 7)
30gr. φαίνεταί µοι χῆνος >σσος vέοισιν« celui-là me paraît égal aux dieux » (Sappho 199 P.)
31C’est là le type normal dans la prose irlandaise archaïque : cechardut cách « chacun t’aimera », qui plus tard laissera la place à la généralisation du type no-t-chechra (particule introductive + pronom + verbe) que nous avons examinée auparavant.
32Dans ce dernier syntagme, l’accent tombe sur le verbe et cela constitue une innovation par rapport au modèle indo-européen qui comportait une accentuation du préfixe. Mais la situation originelle se conserve avec la loi de Bergin (1938) : quand le verbe préfixé est en fin de phrase, l’accent tombe sur le préfixe. Nous avons ainsi maicne nAilb áirmi « tu énumères la descendance d’Alb », là où dans une prose usuelle on aurait adrími maicne nAilb. Le type maicne nAilb áirmi est identique sur le plan syntaxique au véd. devó devébhir ā gamat « vienne le dieu avec les dieux » (ṚV 1, 1, 5) : préfixe tonique + verbe atone, tous deux en position finale.
33Les nombreuses possibilités de position et d’accentuation du verbe celtique (Wagner, 1967) reflètent souvent, en réalité, une situation indo-européenne archaïque.
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34L’une des caractéristiques du celtique réside dans le fait que le verbe a deux paradigmes différents : un paradigme avec des formes « brèves » quand il a un préfixe, et un autre avec des formes « longues » quand il n’en a pas. Cette opposition, qui est constante en irlandais (no-m-beir « il me porte » : beirid « il porte ») a dû exister autrefois aussi dans les dialectes britanniques, comme le démontrent des vestiges tels que trengid golud ni threing molud « la richesse passe, la gloire ne passe pas » (la négation ni est un élément préfixal). On a avancé beaucoup d’hypothèses sur l’origine de cette opposition, hypothèses que l’on peut quand même regrouper autour de deux courants principaux. D’après le premier, les deux types sont issus d’une même base de départ (qu’il s’agisse des désinences primaires ou des désinences secondaires de l’indo-européen) et la différenciation se serait faite dans un cas par la perte, dans l’autre par l’adjonction d’un élément terminal. Pedersen, par exemple, partait de formes verbales avec des désinences secondaires et faisait remonter la forme citée beirid à *bheret (injonctif) + is (pronom), là où -beir continuerait l’injonctif simple. D’après l’autre interprétation, à laquelle nous adhérons, la différence reflète en substance l’ancienne opposition entre désinences primaire (indicatif) et désinences secondaires (injonctif) ; d’où : beirid = véd. bharati, -beir = véd. bharat. Le fait que des formes d’injonctif aient survécu de façon autonome en celtique (c’est-à-dire même dans des formations verbales sans préfixe), est mis en évidence par des imparfaits comme nascad « liait », à la base duquel il faut voir sans aucun doute un injonctif moyen en *-to.
35Mais les raisons de la distribution de l’indicatif et de l’injonctif sont peu claires en celtique. On pourrait penser que les formes préfixées généralisent l’injonctif en ce sens qu’elles comportent des valeurs modales ou temporelles que l’on ne retrouve pas dans les formes correspondantes non préfixées, mais qui concordent avec les anciennes fonctions de l’injonctif indo-européen. Il n’en demeure pas moins que l’injonctif n’est pas moins présent en celtique qu’il ne l’est en indo-iranien.
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36L’irlandais ancien possède un subjonctif sigmatique (liste complète dans Watkins 1962, 128 et sq.), composé du thème verbal à degré plein + -s- ; la formation est en partie athématique (géis « qu’il prie » : *gwhedh-s-ti), en partie thématique (-gessam « que nous priions » : gwhedhs-o-me). On en a des vestiges aussi en britannique (duch « qu’il mène » : deuk-s- ; gwares « qu’il aide » : *upo-ret-s-, etc.) et peut-être aussi en celtibère (amPiTiseTi « qu’il protège », d’après Schmidt, 1976 à partir de *steigh-s-e-t(i)).
37Cette formation est issue directement de l’aoriste sigmatique indo-européen : les formes athématiques continuent l’injonctif (véd. bhār : *bher-s-t, av. dārǝšt : *dher-s-t), les formes thématiques continuent le subjonctif (véd. bhakṣat, av. baxšaitī « (qu’il) attribue », gr.ἐρύσσοµεν). Comme preuve d’archaïsme, on pourra remarquer qu’en celtique ces formations se sont conservées sans innovations, là où en indo-iranien, elles ont allongé la voyelle du radical (le caractère récent de cet allongement a été démontré par Watkins 1966) et en grec le type έµύσσαµεν a remplacé, dès l’époque prélittéraire, le *Fερυσµεν originel.
38C’est de l’injonctif de l’aoriste sigmatique que provient également une petite série d’impératifs irlandais, comme at-ré « surgis » et quelques autres, qui ne sont pas du tout des emplois spécialisés du subjonctif (sigmatique) irlandais, parce qu’à la deuxième personne du singulier celui-ci est thématique (-reiss « que tu surgisses »*reǵ-s-es). Cela signifie que at-ré provient directement de l’injonctif indo-européen ; sa valeurd’impératif caractérise également l’injonctif védique (abhí kranda stanáya gárbham ā dhāḥ » mugis, tonne, dépose la semence », Ṛ V 5. 83. 7, Hoffmann, 1967, 261).
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39En irlandais, le futur sigmatique est lui aussi étroitement lié au subjonctif sigmatique, et il ne s’en différencie que par le redoublement : subj. geis « qu’il prie », fut. gigis « il priera » (*gwhedh-s-ti : *gwhi-gwhedhs-tἰ). Il y a cependant quelques futurs sigmatiques qui sont dépourvus de redoublement (comme seiss « s’assiéra », reiss « courra », -lé « sera couché ») qui coïncident avec les subjonctifs correspondants (*sed-s-ti, *ret-s-ti, *legh-s-f), ce qui laisse supposer qu’à l’origine le subjonctif et le futur sigmatique constituaient une seule formation, sans redoublement, – c’est-à-dire d’anciens subjonctifs et injonctifs de l’aoriste sigmatique – et que, au futur, le redoublement a été introduit par analogie avec le désidératif, qui en irlandais donnait un type plus récent de futur.
40Au contraire, il n’y a pas de lien étroit entre le type seiss « s’assiéra » (*sed-s-ti) et le futur italique (osque emest « interdira », ombrien ferest « portera ») puisque ce dernier présente un morphème -es- par rapport au seul -s- de l’irlandais.
41Un autre type de futur de l’irlandais est représenté par l’ancien désidératif. Celui-ci se conjugue comme le subjontif en -ā- et présente dans sa structure deux particularités qui ont un caractère manifestement innovateur, mais qui apparaissent aussi en indo-iranien, ce qui laisserait à penser que ce sont certes des innovations, mais très anciennes.
42La première particularité est que le thème verbal peut se présenter avec un degré plein comme avec un degré réduit : vieil-irl. -gignethar « naîtra » comme véd. jijaniṣate (*ǵi-ǵenH-’), mais v.-irl. lilsit « lécherons » comme skr. lilikṣati (*li-ligh-). La seconde particularité est que la laryngale qui, dans les racines set se trouvait en position présigmatique (véd. jijñāsate « il veut savoir » : *ǵi-ǵneH-, av. zixšnā ŋhǝmna-), a été également étendue, par un processus de resegmentation, aux racines anit (par ex. véd. cíkīrsati « veut faire ») ; la comparaison du v. irl. génaid « blessera » avec le véd. jíghāmsati semble donc loin d’être fortuite et suppose une forme plus ancienne *gwhi-gwhṇ-Hs-e-ti. Cela explique aussi qu’en irlandais ce futur soit conjugué comme le subjonctif en -ā- (*RHseti > *Rāti).
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43Que ce soit dans le système verbal celtique ou dans celui de l’italique, un élément -r- caractérise plusieurs types de formations :
verbes déponents : vieil-irl. suidigidir « suit », lat. sequitur, ombr. terkantur « inspectent » ;
formations passives impersonnelles (en tant que distinctes du déponent) : lat. itur, ombr. ter « on va », v.irl. berair « on porte », carthair « on aime », gall. cerir « on aime », kenhittor « on sonnera » ;
la troisième personne du pluriel du parfait : lat.fuēre (non pas fuerunt, qui vient de *-is-ont), v.irl. batar « y furent ».
44Ce parallélisme fonctionnel a été autrefois considéré comme une preuve évidente de l’unité italo-celtique (idée introduite dès 1861 par Lottner). Aujourd’hui, au contraire, nous savons que cet élément apparaît avec des fonctions analogues dans beaucoup d’autres langues indo-européennes (hittite, indo-iranien, tokharien, phrygien, arménien), si bien qu’en raison de sa diffusion et de sa distribution, il pourrait représenter plutôt un élément d’un archaïsme considérable. Il n’est cependant pas facile d’identifier dans deux ou plusieurs langues des morphèmes avec r qui se superposent parfaitement, d’un point de vue aussi bien phonétique que fonctionnel. Si nous considérons, par exemple, la troisième personne du pluriel du parfait, le matériau à notre disposition sera représenté par lat. fuēre, v.irl. batar (déjà cité), véd. cakrúr « firent », av. āijhāire « furent », tokh. A prakär, B prekar « demandèrent ». Malgré leur évidente affinité, aucune de ces formes ne coïncide de manière satisfaisante avec les autres ; d’un point de vue étymologique, en effet, nous avons :
lát.fuēre: *-ēre,
v. irl. batar: *-nto + r (fitir« sait »: *-ri, si ancien pluriel),véd. cakrúr: *-rs,
°av. āijhāire: *-V-r,
tokh. A prakär, B prekar: *ṛ (?), *ṛs (?)
45Tout se passe donc comme si l’on se trouvait devant un élément si archaïque que chaque langue l’a remodelé et réutilisé à sa façon, ce qui empêche de reconstruire sa forme et sa fonction originelles, si ce n’est au prix d’hypothèses arbitraires.
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46Un autre élément jouait traditionnellement en faveur de l’hypothèse italo-celtique, c’est le suffixe superlatif *-is-ṃmo- : lat. pigerrimus (*pigrisamos), v. irl. sinem, v. gall. hinham « le plus vieux » (*senisamos). Bien qu’une telle formation ne se retrouve pas par ailleurs (comme cela a été encore souligné par Cowgill 1970), sa valeur probatoire est toutefois très faible, puisqu’elle résulte du croisement de deux suffixes de superlatif, *-is-to et *-ṃmo- (véd. svādiṣṭha- « très doux », madhyamá- « médian »), La prétendue lex Dybo, selon laquelle la perte d’une laryngale prétonique se serait produite dans l’aire occidentale, n’a pas plus de valeur probante en faveur de l’unité italo-celtique, comme le voudrait Kortland (1981), car cette loi est contredite par des nombreux exemples et quand bien même elle existerait, elle devrait comprendre également le germanique et constituerait, dès lors, une preuve non pas en faveur, mais plutôt contre l’italo-celtique. Il suffirait, en effet, de considérer la distribution du lexème *wīros « homme » (lat. vir, v. irl./er, gall. gŵr, got. wair en face du véd. virá-, lit. výras et surtout ombr. veiro-) pour comprendre que cette alternance, qu’il faut encore expliquer, n’a rien à voir avec l’unité italo-celtique.
47On ne peut nier toutefois qu’il y ait des éléments communs au celtique, au latin et aux dialectes italiques, qui, même s’ils ne peuvent être utilisés à des fins de généalogie, suggèrent une phase de rapports intenses entre ces dialectes, si bien que, pour reprendre un terme employé par Vendryes, il est normal de voir entre eux une affinité particulière.
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48Le latin aussi bien que l’irlandais possèdent un subjonctif en *-ā- qui était originellement indépendant du thème du présent : advenat en latin archaïque (face au plus récent adveniaf), -cria « il achète » en irlandais (thème du présent cren-) ; dans les dialectes italiques, l’adaptation au thème du présent est déjà accomplie au début de nos documents : o. fakiad, ombr. façia « qu’il fasse ».
49Ce cadre schématique a longtemps constitué l’un des fondements de l’unité italo-celtique, mais la situation est en réalité bien plus complexe. D’un côté, en effet, on a vu qu’un subjonctif en -ā- existe aussi en tokharien (Lane, 1959), de l’autre on a souligné les rapports possibles entre ce type de subjonctif et des formes de prétérit en -ā- attestées aussi dans d’autres langues indo-européennes, ce qui pourrait accroître d’une manière considérable l’aire de cette formation (Benveniste, 1951). De ce point de vue, l’observation de Schindler (1967), selon laquelle le thème verbal *kriy-ā- en tokharien donne naissance au prétérit (käryām « nous achetâmes ») tandis qu’en irlandais il donne naissance à un subjonctif (-criam « que nous achetions »), pourrait avoir une valeur d’exemple. Un jugement objectif requiert toutefois que l’on considère au moins les faits suivants :
le latin, le celtique et les dialectes italiques ont une formation prétéritale en -ā- uniquement dans deux verbes : lat. erat = gall. oedd « était » (*es-ā-f), et lat. -bat (dans amābat etc.) = o. -fans (dans fufans « étaient ») = v. irl. ba, bá « était » (tous issus de *bhw-ā-f ;
à l’exclusion de la syllabation, le prétérit latin -bat est identique au subj. fuat, tout comme le v.irl. ba, bá est identique au subj. ba (tous issus de *bh (u) w-ā- avec une application divergente de la loi de Sievers) ;
un prétérit en -ā- existe bel et bien en tokharien, mais sa structure diverge de celle de subjonctif en -ā- ; -kälk « il alla » : kalkas « qu’il aille » ;
le rapprochement établi par Schindler entre tokh. käryām « nous achetâmes » et vieil irl. -criam « que nous achetions » se fonde sur l’hypothèse que la forme irlandaise reflète le degré zéro *kwriy-ā-, là où le subjonctif -era « qu’il garantisse » montre que le subjonctif en -ā- demandait le degré plein du thème : -criam vient donc de *kwrey-ā- et ne superpose plus au prétérit tokharien ;
le rapprochement du lat. -bat, de l’o. -fans et du v. irl. ba, bá avec le lit. bùvo « il était » (avec -o provenant de *-ā-) est pour le moins spécieux, si l’on considère que ce prétérit fait partie d’un système tout à fait novateur, fondé sur l’opposition entre intransitif en -o et transitif en -ė (bùvo « était » : nẽŠè « porta ») ;
les autres formations prétéritales où -ā- apparaît en union stable avec d’autres suffixes, comme c’est le cas pour le lat. -is-ā- (dans amāverat) ou pour l’arm. *-is-ā-sḱe- (gorceac’« il fit » : *worǵ-is-ā-sḱe-t), peuvent apporter des éléments de clarification ; quant à l’interprétation de Rix (1977), qui sépare le subjonctif en -ā- des verbes forts de celui des verbes faibles, et le subjonctif celtique de celui de l’italique – éliminant ainsi le problème du poids que cette formation peut avoir dans le domaine dialectologique –, elle ne va pas plus loin que la pure hypothèse phonétique.
50A la lumière des faits examinés plus haut, on peut retenir que cette formation du subjonctif représente une véritable isoglosse qui unit le celtique au latin et aux dialectes italiques ; cette isoglosse ne devra cependant pas être interprétée dans un sens généalogique, mais vue plutôt comme le produit d’une contiguïté géographique séculaire.
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51Le morphème du génitif *-ῑ (pour les thèmes en -o-) est attesté dans l’aire celtique soit directement (comme c’est le cas en gallois et en irlandais) soit au moins sous forme de vestiges, comme en corn, ren verh « crinière de cheval » (verh forme lénifiée de *markī et en gall. Pentyrch, bret. Penterc’h (= irl. Cenn Tuirch « Tête de sanglier » : *kwennos *torkī). Comme on retrouve le même morphème également en latin (lupī), on y a vu un élément de l’unité italo-celtique ; cette interprétation ne peut plus être admise aujourd’hui.
52Nous ne nous référons pas au fait que ce morphème est absent des dialectes italiques, où *-ei’s (morphème de génitif originel des thèmes en – z-) a été étendu aux thèmes en -o-, par substitution à *-ῑ ou à *-osyo, on ne sait trop. Le point essentiel réside dans le fait que –*ῑ̓Ί est attesté aussi en vénète, en messapien et en falisque, se présentant ainsi non pas comme une isoglosse italo-celtique, mais comme une isoglosse spécifique de l’occident.
53Au caractère occidental de cette isoglosse semble s’opposer le rapprochement effectué par Wackemagel (1908), entre les formations latines en – ī à dépendance verbale (type parvī facere) et les formations dites cvi de l’ancien indien (type śuklī karoti/bhavati/syāt « il rend/devient/soit blanc »). Ce rapprochement, s’il était retenu, ramènerait le morphème en question à l’époque indo-européenne ; mais en fait il est très peu convaincant. L’hypothèse la plus probable, en effet, est que les deux types cités plus haut – le type latin et celui de l’ancien indien – n’ont rien de commun du point de vue étymologique (Schindler 1980), puisque les formations cvi trouvent leur origine dans l’instrumental des thèmes en -ῑ-, celui-ci étant comparable non pas au lat. -i (dans multi facere), mais au lat.ē que nous retrouvons dans les formations périphrastiques telle que rubēfaciō et rubēfiō (avec -ēissu de *<eH, instrumental des thèmes en -o-). L’identité entre lat. multī facere et anc. ind. suklī karoti/bhavati/syāt n’est donc qu’apparente.
54Il reste encore à éclaircir toutefois la genèse et la fonction originelle du morphème -i. En effet, sans pécher par généalogisme, il est désormais certain que le latin a possédé autrefois le morphème indo-européen *-osyo (véd. -asya, av. -ahyā, arm. -oy, gr. -oto), qui apparaît encore au début de l’époque républicaine dans le popliosio ualesiosio (= Publi Valeri) du Lapis Satricanus et qui était déjà connu au nord de Rome dans le kaisiosio (= Caesi) de Faleri Veteres (VIIe av. J.-C.). Il est donc clair qu’en latin et en falisque, l’ancien *-osyo a cédé devant *ī (Gren-Eklund, 1986), et il est probable qu’il en est de même en celtique ; mais on ne peut pas aller aujourd’hui au-delà de cette constatation.
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55Le rapprochement du futur latin et falisque (mais non pas italique) en -b-/-f- (lat. carebo, fal. carefo) avec le futur irlandais (mais non pas britonnique) en -ƒ- (type léicfid « laissera ») a été utilisé autrefois comme argument en faveur de l’unité italo-celtique, et aussi comme argument en faveur d’une segmentation ultérieure dans le cadre de cette unité, c’est-à-dire en faveur d’une unité latino-gaélique opposée à une unité symétrique italico-britonnique. En réalité, ce rapprochement se heurte à d’insurmontables difficultés d’ordre phonétique, puisque, alors que le futur latin et falisque contient certainement un élément *-bh (w)– (comme l’imparfait), ce même élément ne peut être considéré comme la base du futur irlandais en -ƒ-, si ce n’est au prix d’un évident tour de force ; le fait même qu’apparaissent périodiquement des travaux destinés à démontrer qu’un -ƒ- irlandais peut provenir de *-bh (w)– (à l’origine en position intervocalique) montre combien cette démonstration est difficile (cf. Quin, 1978, Bammesberger, 1979, etc.).
56En réalité, la seule interprétation satisfaisante du point de vue phonétique du futur irlandais en -ƒ- est celle de Watkins (1966), qui fait remonter -ƒà -sw-ā- et qui analyse ce futur comme un composé de l’adjectif désidératif en -su- et d’un morphème -ā- (le même ā que dans le subjonctif et que le futur en -ā-). Mais cette hypothèse se heurte à deux grosses difficultés : l’adjectif désidératif en -su- est propre à l’indien et, qui plus est, présente un redoublement : ditsu- « désireux de donner » (*di-dH-su-). On pourrait répondre au premier point que celui-ci ne correspond pas à la réalité, si ce type d’adjectif est vraiment à l’origine d’un type de futur en irlandais ; quant à la seconde objection, Watkins soutient qu’en indien aussi il devait exister un adjectif désidératif sans redoublement – identique donc à celui qu’il envisage pour l’irlandais – et dont le dernier et unique représentant serait le véd. dhakṣu- (dah- « brûler », épithète d’Agni). Mais étant donné que le redoublement apparaît régulièrement dans les formations désidératives, il semblerait plus raisonnable d’interpréter dhakṣu- comme une formation en -u- sur un thème *dhegwh-s-, que nous retrouvons aussi en av. daxša- « Brand ». Du point de vue étymologique donc, le futur irlandais en -ƒ-constitue une énigme non encore éclaircie.
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57Il serait improductif de discuter d’autres formations obscures sur le plan étymologique. Que l’on considère par exemple, le prétérit en -t : -bert « porta ».
58Aujourd’hui, la tendance qui prévaut est celle qui voit dans cette formation un ancien aoriste sigmatique (*bher-s-t) où, par un processus de resegmentation, le morphème personnel -t en est venu à faire partie du thème, donnant ainsi l’origine à des formes comme -biurt « je portai » (*bher-st-ō), -birt « portas » (*bher-st-es) etc. Mais une telle hypothèse a le gros inconvénient de faire considérer comme analogiques beaucoup de ces prétérits : ét « protégea », -sét « versa » et -cét « chanta » ne peuvent dériver recto itinere de *emst, *semst, *kanst.
59Cela ne veut pas dire qu’il faille revenir à l’ancienne hypothèse d’un aoriste athématique, qui aurait néanmoins quelque fondement dans la comparaison (vieil irl. -ort « tua », hitt. harkt : *Herg-t-, v. irl. -dart « monta (une vache) », gr. ε̈-υορε par métathèse de *ε-θεροτ : * (e-) dherH3-t). En réalité, la difficulté majeure qui s’oppose à l’une comme à l’autre hypothèse est d’ordre plus général : comment est-il possible qu’on ait conservé en irlandais des groupes consonantiques aussi complexes en position finale ? Est-il phonétiquement admissible qu’un -bert puisse représenter un plus ancien *bherst ou *bhert ? Tant que l’on ne donnera pas une réponse satisfaisante à ces questions, l’origine du prétérit en -t devra demeurer sub iudice.
60C’est également sub iudice que devront rester les hypothèses fondées sur un matériau philologiquement ou exégétiquement incertain ; et la première source d’erreurs est, par définition, le celtique continental. Il suffit d’un exemple : celui du génitif gaulois bnanom/mnanom « des femmes » (Lindeman, 1988).
61Le fait que les deux formes apparaissent dans le même texte devrait être déjà inquiétant (que l’on imagine un document grec où l’on aurait aussi bien µνἄοµαι que βνἄοµαι ou bien un document en latin où l’on aurait aussi bien sequere que sequesé) ; mais le pire est qu’en réalité aucune de ces formes n’est réellement attestée, puisque dans la magistrale édition du Plomb du Larzac publiée par R. Marichal (1985) nous lisons bnarcom, semnanom, semnianom : les deux génitifs gaulois sur lequels travaillent les linguistes ne sont pas des réalités textuelles mais le fruit d’émendations.
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62Bien que le lexique ne signale pas de manière très pertinente les rapports étroits entre les langues (précisément à cause de la facilité avec laquelle des éléments lexicaux peuvent être empruntés par l’une à l’autre), l’examen du lexique des langues celtiques confirme ce que nous avons relevé jusqu’à présent : leur archaïsme général, les affinités particulières avec le latin et les dialectes italiques, le nombre limité d’innovations communes avec d’autres groupes linguistiques.
63Des éléments visiblement archaïque ont été déjà mentionnés au § 5 ; en ce qui concerne les rapports avec les langues d’Italie, on relèvera les rapprochements suivants :
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64L’existence d’un « lexique occidental » – c’est-à-dire commun au celtique, au germanique, au latin et aux dialectes italiques, avec une éventuelle extension au baltique – est étayée par un petit nombre de lexèmes ; les isoglosses que le celtique partage avec le germanique, en tant que témoignages de rapports précis dans le domaine sémantique des activités militaires, sont plus intéressantes ; ce sont des isoglosses à caractère exclusif ou, pour le moins préférentielles (ce terme doit être pris dans le sens où, même quand d’autre langues entrent en jeu, il y a tout de même des éléments formels ou sémantiques spécifiques qui lient le celtique au germanique) :
65Il est évident que ces isoglosses sont dans leur ensemble assez tardives, en ce sens qu’elles présupposent une phase de la technologie militaire considérablement avancée (utilisation de l’épée, de la lance, du char de guerre, etc.) ; ce sont donc des preuves de rapports accomplis désormais, ou au moins dans une large mesure, dans les sièges historiques des deux groupes.
66Il en va certainement de même aussi pour les isoglosses qui concernent les activités artisanales (comme le v. irl. delg « épingle », v. isl. dalkr) ou des éléments du paysage géographique (comme le v. irl. ochtach « pin », v.h.a. fiuhta).
67Au regard de cet intense et cohérent faisceau d’isoglosses, les rares termes qui unissent le celtique aux langues de l’aire centrale, comme c’est le cas pour v. irl. glún « genou », gall. g lin : alb. glu, n’ont guère d’importance.
Bibliographie
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Auteur
Université de Pise, Italie
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Contribution de la linguistique à l’histoire des peuples du Gabon
La méthode comparative et son application au bantu
Patrick Mouguiama-Daouda
2005