Chapitre IV. Le régime de l’intégration
p. 85-116
Texte intégral
1 – Introduction
1Le régime de l’intégration (ou de la synthèse) constitue sans nul doute une des propriétés fondamentales du langage, une propriété de structure qui peut être placée sur un même plan de certitude empirique que le différentiel de recevabilité ou la dualité du signe. Il est donc à inscrire au nombre des régimes de fonctionnement dont un modèle linguistique doit rendre compte.
2Le fait de l’intégration, c’est le fait qu’une série d’éléments distincts, possédant chacun leur identité propre, s’organisent et se fondent en une unité de sens globale et close. C’est le fait que l’on « interprète l’énoncé [Pierre est à côté de Paul] comme l’affirmation d’une proximité de Pierre et Paul [et que] ces six mots, extérieurs l’un à l’autre, et dont chacun possède son sens particulier, arrivent à suggérer l’unité d’une expérience1. » Sapir décrit cette propriété fonctionnelle de la façon suivante : « La phrase est la traduction logique de la pensée complète, même si on la conçoit comme composée d’éléments radicaux et grammaticaux qui ressortent sous le vernis des mots [...] elle est en effet telle, comme une harmonie parfaite de mots accordés entre eux2 », et, en prolongement, Sapir s’interroge sur le principe du régime d’intégration : « Quelles sont, en dernière analyse, les méthodes fondamentales de relier le mot au mot, et l’élément à l’élément, en bref de passer de notions isolées symbolisées par chaque mot et par chaque élément à la proposition unifiée qui correspond à la pensée3. » Benveniste observe aussi qu’« Une phrase constitue un tout, qui ne se réduit pas à la somme de ses parties ; le sens inhérent à ce tout est réparti sur l’ensemble des constituants4. » et, tout autant, Greimas parle de « concept, encore très vague, et pourtant nécessaire, de totalité de signification5 » ; laquelle totalité, dans son « indivisibilité » – suivant les termes de Beauzée – est donc relatée par un assemblage de mots séparés. Pour I. Tamba, enfin, « une [...] propriété fondamentale des signifiés est leur dépendance d’une structure sémantique unitaire, qui les détermine par intégration6 », et c’est dans cette « capacité d’unification sémantique7 » que M. Foucault situe l’essence du langage : « pour mon regard, “l’éclat est intérieur à la rose” ; dans mon discours, je ne peux éviter qu’il la précède ou la suive. Si l’esprit avait pouvoir de prononcer les idées “comme il les aperçoit”, il ne fait aucun doute qu’“il les prononcerait toutes à la fois”. Mais c’est cela justement qui n’est pas possible, car, si “la pensée est une opération simple”, “son énonciation est une opération successive”. Là réside le propre du langage [...] Il est à la pensée et aux signes ce qu’est l’algèbre à la géométrie : il substitue à la comparaison simultanée des parties [...] un ordre dont on doit parcourir les degrés les uns après les autres8. »
3La communauté linguistique s’accorde donc à reconnaître dans ce régime de synthèse une « réalité structurelle9 » du langage. Nous reprendrons après Benveniste le terme d’« intégration » pour désigner cette « réalité structurelle » : « entre éléments de niveau différent, [les relations] sont intégratives. », ou encore, « à l’intérieur d’une unité déterminée [les éléments] remplissent une fonction intégrative10. » Pour clore et affermir plus encore cette série de citations arguant de l’objectivité empirique de l’intégration, et donc de la nécessité de « saisir », i.e. de rendre compte et d’expliciter, cette propriété fonctionnelle dans un modèle des opérations en langue, nous résumons aussi le point de vue de J.-C. Milner. Reprenant la notion de théma de Holton, J.-C. Milner souligne que « certains thémata sont consubstantiels à la linguistique elle-même : il n’est pas, semble-t-il, possible d’être linguiste si l’on ne les adopte pas11. » L’un de ces thémata, intitulé théma de la « rétro-articulation », se formule comme suit : « certaines propriétés d’une entité de langue sont déterminées par celles du tout dont elle est une partie12. » C’est très clairement la propriété d’intégration qui, sous ce théma, est énoncée.
4Le régime de l’intégration ne concerne bien évidemment pas les seules structures syntagmatiques. Pour autant que les contenus lexématiques se laissent décomposer en constituants, ceux-ci entretiennent aussi des liaisons intégratives. S’il était nécessaire d’argumenter un fait aussi certain, la seule autorité d’Aristote devrait suffire. Pour Aristote, en effet, l’analyse définitionnelle d’un mot ne dégage pas un simple agrégat de traits : les qualités qui déterminent un contenu lexématique ne composent pas une juxtaposition d’entités mutuellement extérieures mais bien une totalité cohésive. Comme le résume F. Lo Piparo, « La question à laquelle le livre Z essaie de répondre est la suivante : qu’est-ce qui fait d’une multiplicité d’éléments une substance unique ? Suivant notre exemple : qu’est-ce qui fait des trois éléments “animal terrestre bipède” qui composent la définition de “homme” un signifié unique ? Ou encore, en termes plus généraux, qu’est-ce qui fait d’un ensemble hétéroclite une unité à la fois substantielle et sémantique13 ? ».
5Les formes de l’intégration au palier phrastique, ou plus généralement au palier syntagmatique, sont intrinsèquement corrélées à des opérations du palier lexical. En effet, comme nous aurons à le rappeler très schématiquement à travers la notion d’isotopie et le phénomène des variantes contextuelles, la construction d’une séquence cohésive au palier syntagmatique implique des modulations de contenus lexicaux. Choisissant comme point de départ le niveau lexical, nous débuterons l’étude des opérations intégratives en rappelant les obstacles qu’une conception « en substance », ou encore « atomiste », des contenus lexicaux ne manque pas de rencontrer (2). Puis, nous montrerons comment une caractérisation des traits sémantiques sous une forme propositionnelle permet de dépasser ces obstacles (3.1). À la suite de quoi, nous examinerons les conséquences d’une telle formulation sur la détermination des opérations intégratives au palier syntagmatique. Très précisément, nous montrerons que l’écriture propositionnelle, qui relève d’un niveau de formalisation logico-algébrique, conduit à distinguer deux directions d’intégration (3.2) : d’une part, une intégration portant sur les unités, et, d’autre part, une intégration portant sur les identités (propositionnelles). Puis, après avoir introduit l’axiomatique des formes intégratives élaborée par H.B. Curry (3.3), nous montrerons que dans ce cadre théorique, où la notion d’intégration se trouve rigoureusement déterminée, ces deux orientations intégratives ne peuvent être unifiées – alors que leurs corrélats empiriques, qui s’accomplissent dans un même temps d’opération, sont indissociables (3.4 et 3.5). Nous conclurons alors sur l’inadéquation d’une formalisation des opérations langagières au niveau d’analyse logico-algébrique.
6Avant de traiter ces différents points, il convient de faire deux remarques.
7En premier lieu, concernant la forme d’intégration dont il va être ici question : il s’agit d’une forme « inférieure » qui porte sur des éléments en partie constitués et vise leur insertion au sein d’une structure unitaire. Autrement dit, à la différence d’une « authentique » intégration où les parties n’existent qu’en vertu de la totalité qui les subsume et les détermine, l’intégration au palier algébrique prend en charge des composantes préalablement formées pour les assembler en un nouvel objet unitaire. Il s’ensuit des modes de raisonnement et des structures théoriques dont la sophistication peut sembler vétilleuse ou artificielle mais qui répondent précisément aux nécessités d’un traitement rigoureux des opérations intégratives à un niveau d’analyse algébrique – si artifice il y a, celui-ci n’est alors jamais que la conséquence et le reflet directs d’une inadéquation entre le palier algébrique et les formes internes de l’intégration (l’analyse de l’intégration dans un cadre topologique et dynamique est proposée au chapitre VII).
8Seconde remarque : on doit signaler que les développements de ce chapitre ont une finalité « négative », à savoir : établir l’impossibilité d’une caractérisation algébrique du phénomène de l’intégration langagière. Aussi, ils n’entrent pas directement dans l’élaboration d’un modèle linguistique satisfaisant au critère de légitimité « affaiblie », et, comme tels, bien que participant de l’argumentation globale, ne constituent pas un moment essentiel de cette étude.
2 – Intégration en « substance »
9D’abord, quelques précisions terminologiques : nous appellerons « détermination en substance », ou « détermination substantielle », d’un phénomène donné, une analyse de ce phénomène sur la base d’un ensemble de caractéristiques définies indépendamment (en partie) du système théorique. Une détermination « substantielle » délivre donc une qualification « atomiste » et « positive ». Il importe de noter que la notion de substance ici introduite recoupe précisément le concept de « substance empirique » présenté au chapitre II (3). En effet, les grandeurs de « substance empirique » sont, par définition, des grandeurs relevant de formes d’organisation indépendantes de l’observatoire théorique choisi. Aussi, elles constituent bien, au regard de celui-ci, des caractéristiques positives et autonomes.
10Une détermination des phénomènes langagiers sous un mode substantiel va réactiver, pour ainsi dire instantanément, certaines difficultés bien connues, dont une des plus immédiates est l’analogue du problème des incommensurables, à savoir l’impossibilité de faire se rapporter des entités qui ne partagent pas de grandeur commune. En effet, si les objets rassemblés sont de nature distincte, rien ne permet alors de les conjoindre en une totalité cohésive : s’il est en toute rationalité possible de synthétiser des grandeurs numériques entières, par exemple les nombres 2 et 3, par une procédure de sommation, c’est bien du fait que celles-ci procèdent d’une instance commune susceptible de les rassembler ; c’est parce que les valeurs 2 et 3 actualisent respectivement deux fois et trois fois une même unité arithmétique que leur conjonction, comme regroupement intégratif des unités communes, est réalisable. Or, en matière de langue, rien ne certifie l’existence d’une sorte de dénominateur commun constituant une « plate-forme » de fusion.
11L’analyse sémique dans sa démarche atomiste – donc « substantielle » au sens précédent (parce qu’elle analyse les significations par des grandeurs constituées de la substance du contenu) – met bien en évidence cette situation et les difficultés conséquentes (les problèmes que pose la décomposition du signifié sont traités en détail au chapitre suivant). Rappelons que la formule générale d’un sémème S, à savoir S = sP. + sg’ exprime la somme intégrative des sèmes spécifique s et générique sg composant son identité sémantique. Cette somme relate la fusion et la coexistence des grandeurs sémiques dans l’unité d’un sémème. Comme le note R. Martin, « La présence simultanée des sèmes [est] signifiée à l’aide du symbole de [sommation] ; ce symbole n’exprime aucune relation sémantique, mais uniquement l’existence indissociable d’un certain nombre de sèmes à l’intérieur d’un “sens” déterminé14. » Or A.-J. Greimas a bien relevé le caractère disparate et hétérogène des traits sémantiques constituant le sémème : « le lexème est le lieu [...] de rencontre de sèmes provenant souvent de catégories et de systèmes sémiques différents [...] » ; « il existe, à l’intérieur d’un lexème, des relations [...] entre les sèmes appartenant à des systèmes sémiques hétérogènes15. » Aussi, en regard de la nature hétérogène des sèmes qui composent le sémème, le principe de leur « existence indissociable » perd beaucoup de son évidence, et c’est bien dans cette optique que, après avoir analysé la composition sémique des lexèmes haut/bas, long/court... Greimas observe : « même dans des cas aussi simple, on est déjà gêné par la présence d’éléments hétérogènes16. »
12Si l’on aborde le mécanisme d’intégration à travers les propriétés de substance, on est donc confronté à d’insurmontables difficultés. En effet, l’analyse du signifié isole le plus souvent des grandeurs de contenu dont les qualités substantielles sont mutuellement indépendantes, extérieures et hétérogènes : rien dans leur nature n’implique la possibilité et n’explique la rationalité de leur fusion. Un exemple simple le montrera : prenons la définition que donne le Petit Robert de clou, soit : petite tige de métal (...) qui sert à fixer, suspendre... Comment comprendre que les notions de « petite tige de métal » et « d’opération de fixation » – notions qui désignent des substances, respectivement « concrète » et « opératoire », suffisamment éloignées l’une de l’autre pour être envisagées séparément – puissent entrer en coalescence de façon telle qu’en résulte un signifié global et synthétique. Par quelle mystérieuse opération l’idée d’« un petit morceau de métal » s’imprègnet-elle d’une « finalité opératoire » dont les caractéristiques propres sont extérieures à toute notion de « tige métallique » ?
13Plus généralement : comment penser simultanément l’identité des composantes et celle de leur unité synthétique – puisque la visée de celle-ci se fait aux dépens de celles-là, et récipoquement. Car, fondamentalement, l’intégration mutuelle de deux grandeurs se réalise et s’exprime par un remodelage de leurs identités respectives : chaque partie impliquée dans un processus d’intégration voit son identité redessinée de façon telle qu’elle « reçoit » l’identité de la totalité synthétique : « au sens le plus authentique du terme, la synthèse [crée] ce qui n’a d’existence propre dans aucune des parties constituantes de la combinaison elle-même17. » S’il était nécessaire d’illustrer ce mécanisme d’intégration, les phénomènes perceptifs rendus célèbres par la gestalt-théorie conviennent parfaitement. Tel segment de droite qui, autonome, détient des propriétés phénoménologiques intrinsèques bien définies, voit son identité recomposée lorsqu’il se trouve incorporé dans un ensemble géométrique.
14Aussi, l’intégration « authentique » des notions de « petite tige de métal » et de « pratique opératoire » s’accomplira par et dans une modulation de leurs qualités intrinsèques – une modulation telle que l’identité de contenu « tige métallique » se trouve recomposée de manière à être indissociable de sa finalité comme « moyen de fixation ». En termes plus simples, du point de vue d’une synthèse effective, le signifié clou désigne donc une « tige de fer en tant qu’elle est inséparable d’une pratique de fixation », et cette inséparabilité est la manifestation d’une refonte des qualités propres de chaque notion suivant le régime de la totalité qui les englobe.
15S’agissant de grandeurs substantielles, on voit bien à quelles aberrations conduit le principe d’une connexion intégrative. En effet, l’objet substantiel, en tant que grandeur autonome, reste identique à lui même à travers ses différentes actualisations ; il n’est en aucun cas altéré par l’effet de son inscription au sein d’un schéma compositionnel. Le contenu « tige de fer », qu’il soit pensé comme « moyen de fixation » ou, mettons, comme « stylet », conserve, en tant que grandeur de substance, son identité intrinsèque. La conception d’une intégration substantielle est donc de toute évidence intenable. De fait, au plan des substances, une connexion entre deux grandeurs ne résulte pas d’une synthèse de leurs qualités respectives mais de leur saisie à un niveau d’appréhension plus élevé où des pratiques cimentent des notions qui restent toutefois séparables. On ne devrait donc pas parler dans ce cas d’une authentique intégration mais tout au plus d’une adhésion, d’un appariement.
16L’impossibilité d’appliquer le régime intégratif à des grandeurs de substance est encore plus manifeste si l’on prend en considération les faits de polysémie. Ceux-ci contribuent à accroître l’hétérogénéité des composantes du signifié et à compliquer jusqu’à l’absurde les motifs de leur synthèse. Rappelons à ce titre l’exemple du lexème tête analysé par Greimas18. Dans l’ensemble des acceptions du lexème tête, Greimas identifie deux principaux noyaux sémiques. Le premier, relatif à des emplois comme la tête d’un cortège ou être à la tête des affaires, est /extrémité/. Le second, propre à des syntagmes comme la tête d’épingle, ou une tête bien pleine, est /sphéroïdité/. Le problème de l’intégration sémique – condition de cohésion du signifié – est alors d’unifier les deux unités de contenu identifiées comme noyaux sémiques. Bien entendu cette unification est impossible, sinon au prix d’une opération géométriquement désespérée, qui consiste à « enfler » le point limite d’une extrémité pour le transformer en sphère : « la présence du sème /sphéroïdité/ [...] présuppose la conception de l’espace en tant qu’étendue remplie ou remplissable. Selon qu’on a affaire à l’espace vide, constitué de pures dimensions, ou, au contraire, à l’étendue faite de superficies et de volumes, l’extrémité elle-même sera conçue tantôt comme une limite imposée à telle ou telle dimension, tantôt comme une enflure dans l’étendue, autrement dit, soit comme un point par rapport à la ligne [...], soit comme un sphéroïde dans le monde des volumes19. »
17Du fait de l’incommensurabilité et l’autonomie des grandeurs de substance, on peut donc conclure sur l’impossibilité d’une détermination substantielle des identités langagières ; une telle détermination se trouvant inapte à rendre compte du régime de l’intégration. Mais cette conclusion ne concerne toutefois pratiquement aucun modèle linguistique, ces derniers développant des formes d’analyse moins triviales que celles d’un atomisme « substantiel ». Aussi, il faudra s’attacher maintenant à l’étude des modalités suivant lesquelles les théories linguistiques formelles rendent compte de la faculté d’intégration que manifestent les structures langagières.
3 – Intégration en « forme »
18Dans le but d’introduire la structure d’objet logico-algébrique comme solution au problème de l’hétérogénéité et de l’irréductibilité substantielles, cette section abordera par anticipation un aspect de la question des formes internes du contenu lexical. La solution apportée sera ensuite appliquée à l’étude de l’intégration au palier syntagmatique.
3.1 – La forme propositionnelle
19De façon générale, les théories linguistiques formelles développent une expression propositionnelle de leurs objets. Ainsi un objet X est entièrement caractérisé par ses propriétés P1, P2,... Pn ; par exemple, telle unité lexicale possède la propriété catégorielle d’être un nom, les traits sémantiques / – humain/, /+ comestible/..., une certaine forme phonologique, etc. Un premier regard, tout intuitif, sur le mode de détermination propositionnelle des objets de langue, et qu’il y aura lieu de théoriser pour en mesurer pleinement la portée, permet déjà de voir comment s’y articule le mécanisme de synthèse des grandeurs hétérogènes du contenu.
20La caractérisation exhaustive d’un objet sous la forme d’un ensemble de prédicats repose sur la distinction fondamentale entre les notions d’unité et d’identité (voir chap. III 5). Pour rappeler cette distinction et la motiver dans le cadre d’un mode de détermination propositionnelle, prenons un objet de langue envisagé comme connexion « empirique » de différentes propriétés sémantiques. Prenons, par exemple, le lexème chien qui présente, outre ses qualifications syntaxiques et phonologiques, les traits sémantiques /+ animé/, /+ canidé/ et / – sauvage/. La « reconnaissance » de ce lexème, c’est-à-dire la détermination de son objectivité linguistique, passe par son inscription sous une forme propositionnelle. Il s’agit donc de « saisir » successivement les différents traits en syncrétisme dans le lexème et de les établir comme prédicats. En d’autres termes, il s’agit de « capter » et de qualifier sous une forme théorique ce qui, intuitivement, compose cet objet de langue. Les étapes successives de cette opération d’identification peuvent être illustrées de la façon suivante (on note en italique l’objet empirique et en petites capitales les formes propositionnelles successivement « prélevées ») :
1 : [+ animé, + canidé, – sauvage]
2 : [+ canidé, – sauvage] -> {+ animé }
3 : [– sauvage] -> {+ animé, + canidé }
4 : [X] -> {+ animé, + canidé, – sauvage}
21On constate alors que « l’instauration » sous forme propositionnelle des traits constitutifs de l’identité du lexème aboutit à une liste de propriétés portant sur un objet sans propriété, à savoir la forme indéterminée X à gauche de la flèche au pas 4. Cette dernière forme désigne une unité sans identité – l’identité résidant entièrement dans les prédicats qui s’y appliquent. On aura reconnu la structure d’objet du niveau d’analyse « logico-algébrique ». Lyons développe une analyse analogue lorsqu’il propose de centrer les traits définitoires d’un lexème sur un simple « indice numérique [...] neutre quant à l’information morphologique, syntaxique et sémantique20 » ; par exemple, le numéro 637, qui est considéré par Lyons comme une « adresse » où « stocker » de l’information, correspond rigoureusement à un objet formel abstrait présenté par une inscription (X ou 637, peu importe) et à l’unité duquel se rattachent les différentes propriétés définitoires du lexème considéré.
22Il est alors possible de comprendre le principe de synthèse du signifié qui est à l’œuvre dans une théorie linguistique développant une description propositionnelle. Rappelons que l’obstacle qui grevait la démarche atomiste résidait dans l’incommensurabilité des grandeurs identifiées. Or dans le contexte d’une théorie administrant une identification prédicative des données empiriques, les objets présentent conjointement deux facettes distinctes (leur unité et leur identité prédicative) dont une est commune à l’ensemble des objets, à savoir la facette de l’unité. En conséquence, l’unité indéterminée (l’objet X) autour de laquelle « gravitent » les propriétés spécifiant un contenu particulier, donc à laquelle s’appliquent les prédicats dénotant ces propriétés (soit : animé(x), canidé(x)...), constitue le « point focal » au lieu duquel se réalise la synthèse des traits hétérogènes. Ainsi, c’est le principe d’une unité univoque qui, recevant par voie d’actions prédicatives des caractérisations aussi disparates que /+ animé/ et / – sauvage/, semble garantir la cohésion interne des lexèmes.
23Mais s’il est ainsi possible de rendre compte de l’unité d’un terme constitué de propriétés hétérogènes, rien n’est encore assuré concernant la possibilité de fusionner plusieurs termes à un niveau de structure supérieur. Nous abordons maintenant cette question à travers la notion d’isotopie.
3.2 – L’isotopie
24La notion d’isotopie a été introduite par A.-J. Greimas pour rendre compte de cette « réalité structurelle » que constitue la « totalité de signification » d’un énoncé. La notion d’isotopie, largement précisée et explorée par la suite dans les travaux de F. Rastier, est définie comme « une relation qui unit des sémèmes par la récurrence [plus précisément, par l’itération – pour la discussion de ces termes, voir ibid. p. 93] de certains de leurs sèmes21. » Pour illustrer cette notion, empruntons un exemple à F. Rastier : « Dans L’amiral Nelson ordonna de carguer les voiles, la récurrence du trait /navigation/ dans “amiral”, “carguer”, et “voiles” constitue une isotopie [mésogénérique]22. » Ainsi l’isotopie, qui opère comme un « facteur de cohésion textuelle23 », établit un lien entre le palier lexical et le palier syntagmatique : l’unité synthétique d’un énoncé repose sur la donnée d’un constituant commun aux éléments du syntagme. La question qui se pose alors est de savoir quel régime formel d’intégration syntagmatique peut être élaboré sur la base d’une détermination propositionnelle, donc de type logico-algébrique, des identités lexicales. Examinons à cette fin la formulation algébrique de l’isotopie que propose A.-J. Greimas dans un exemple célèbre24.
25Schématiquement, Greimas analyse les lexèmes comme la somme d’un noyau sémique stable et de sèmes contextuels avec lesquels il est susceptible d’être combiné. Ainsi, le lexème L2 : chien, qui peut être enregistré en qualité d’animal ou, par le biais « “d’effets de sens” sémémiques25 », en qualité d’objet, sera décrit par la somme d’un noyau commun N2 et de ses composantes contextuelles en disjonction, à savoir C (s1) : /animal/ et C(S3) : /objet/, soit :
26De la même façon, le lexème L1 : aboyer dont le noyau sémique est N1 (/cri/) et qui peut apparaître dans les contextes relatés par les sèmes C(s1) : /animal/ ou C (s2) : /humain/, s’analyse de la façon suivante :
27La réalisation en contexte des différents lexèmes, qui va donner lieu à une actualisation de sémèmes, est alors gouvernée par le régime de l’isotopie. Par exemple, lors de la production du syntagme S : le chien aboie, « aboie, pour se constituer en sémème, a choisi, à l’instant même de la réalisation du discours [nous soulignons], le sème s1 [...] et, inversement, la présence du contexte aboie signifie le choix obligatoire du sème s1 pour l’apparition du sémème “chien-animal”. La séquence S en question ne réalise donc que le sème contextuel à l’exclusion des sèmes s2 et s3, et sa seule combinaison sénémique possible est :
28Cet exemple laisse entrevoir, encore informellement, deux opérations indissociables dont il conviendra d’expliciter les modalités formelles et le principe de leur connexion. La première est une opération de modulation contextuelle : « à l’instant même de la réalisation » d’un syntagme, les lexèmes voient leur identité spécifiée par le contexte en vue de la constitution de sémèmes satisfaisant au régime de l’isotopie. La seconde, qui s’effectue au même moment que la réalisation du syntagme, donc au moment précis de la réalisation de son unité isotopique, est une opération de connexion des différentes unités : la formule exprimant la séquence le chien aboie dispose dans une configuration sommative unitaire les grandeurs sémiques impliquées. Sous l’hypothèse d’une détermination propositionnelle des identités lexicales on examinera tout de suite les conditions de formalisation de la seconde opération. Ainsi on identifiera une structure d’objet qui, pour rendre compte adéquatement du mode de l’intégration syntagmatique, apparie les deux orientations intégratives mentionnées ci-dessus.
29Prise à la lettre, la formule qui décrit la composition sémantique de la séquence le chien aboie suppose implicitement que les sèmes constituent des grandeurs « positives ». En effet, les unités N1, N2 et s1 se présentent comme des grandeurs de contenu suffisamment indépendantes pour être relatées par des « présentations autonomes », i.e. par des symboles formels non liés, et pour entrer telles quelles dans la composition de différentes configurations sémiques (en toute cohérence d’ailleurs, Greimas parle explicitement de « contenu positif » du lexème27). Aussi, la formule d’une sommation sémique pose les mêmes problèmes que la conception atomiste. Le symbole « + » qui exprime l’intégration du noyau sémique et du sème contextuel n’explique en rien le mécanisme interne d’une telle fusion : il ne vaut jamais que comme convention sténographiant un mode opératoire dont le principe reste largement problématique. Mais on sait qu’une détermination propositionnelle du sémème résout les problèmes ici mentionnés : la sommation du noyau sémique et du sème contextuel peut avantageusement être reformulée comme l’application à une unité indéterminée (struc ture d’objet a priori) des caractéristiques propositionnelles traduisant les valeurs sémiques. Si l’on note par L1 et L2 les unités lexématiques relatives à aboyer et chien, par PN1(x) (resp. PN2(x)) le prédicat caractérisant le noyau sémique N1 (resp. N2) et par Ps1(x) le prédicat relatif au sème contextuel s1, la somme de N1 et s1 (resp. N2 et s1) se réécrit alors sous la forme d’une conjonction de prédicats portant sur l’unité L1 (resp. L2), soit :
30Mais cette formulation propositionnelle se découvre bornée au palier lexématique. En effet, dans l’équation E qui exprime la composition sémantique de la séquence Sq, les symboles de sommation qui entrent dans la structure des sémèmes (qui unissent les noyaux sémiques et les sèmes contextuels) ne sont pas du même type que celui conjoi gnant les sémèmes. Alors que la somme (N1 + s1) + (resp. N2 + s1) peut être reformulée comme l’application à une unité L1 (resp. L2) des pré- dicats PN1(x) et Ps1(x) (resp. PN2(x) et PS1 (x)), il n’en est pas de même pour la somme conjoignant les expressions (N1 + s1) et (N2 + s1). Cela tient à ce que la cohésion syntagmatique procède de la réitération des sèmes contextuels et non de leur application à une unité représentant la séquence Sq. La distinction entre les deux types de sommation apparaît clairement dans une formulation à peu près équivalente à l’équa tion E, formulation qui « permet de mieux voir qu’une séquence contextuelle donnée, si elle comporte deux figures sémiques, ne comprend qu’un seul sème contextuel28 », à savoir :
31Dans cette écriture où le sème contextuel est « mis en facteur », on voit bien que la relation de à N2 (représentée par le symbole « + ») est différente de celle de N1 et N2 à Cs1 (représentée par une opération distributive). Par ailleurs, on conçoit bien qu’il n’y a aucun sens à appliquer à une séquence syntagmatique Sq les prédicats PN1(x). PN2(x) et Ps1(x). Il n’y pas lieu d’insister sur l’absurdité d’une telle conjoncture.
32La solution propositionnelle qui permet de résoudre les difficultés de l’intégration au niveau lexical s’avère donc inopérante au palier syntagmatique. Aussi, comme le symbole de sommation conjoignant les réalisations des lexèmes (les sémèmes) ne saurait être interprété comme un simple régime de juxtaposition, l’unité intégrée du syntagme doit procéder d’un principe d’organisation d’objet distinct des qualifications propositionnelles. Dans un cadre formel de type logico-algébrique où les entités comportent deux facettes, à savoir, d’une part, une unité indéterminée, et, d’autre part, une identité relationnelle, le mode intégratif qui fusionne les lexèmes dans une séquence syntagmatique (et qui ne porte pas sur les propriétés définitoires des lexèmes, i.e. sur leur identité) impliquera donc les unités qu’ils constituent – ce qui, très schématiquement, revient à dire que l’intégration « inter-lexicale » dans le cadre de formalisation ici défini est une intégration de nature syntagmatique.
33L’unité intégrée d’une séquence syntagmatique, par exemple le chien aboie, procède donc de deux opérations qui impliquent les deux facettes des objets formels logico-algébriques. On aura, d’une part, une opération de modulation contextuelle des propriétés (sélection par contiguïté ou, plus généralement, projection de propriétés – nous y reviendrons), et, d’autre part, une intégration syntagmatique des unités lexématiques, par exemple : les unités L1 et L2 sur lesquelles portent les prédicats PN1(x), PN2(x) et Ps1(x).
34L’intégration en langue, telle qu’elle est analysée dans un cadre formel logico-algébrique, superpose donc deux orientations : la fusion des unités et la modulation des propriétés. Ces deux orientations sont indissociables. Comme le souligne Greimas, c’est au moment même de la production d’un syntagme, i.e. au moment même de l’intégration des unités lexématiques, que se réalise la modulation des traits de contenu (ou intégration « sémantique »). D’ailleurs, on ne voit pas comment il pourrait en être autrement. En effet, il semble difficile de concevoir une intégration « sémantique » par modulation de propriétés indépendamment d’une intégration « syntagmatique » des unités lexématiques que ces propriétés qualifient, et inversement – car cela signifierait que les lexèmes sont susceptibles d’actualiser leurs sémèmes (i.e. de spécifier leurs contenus) sans entrer dans un contexte « spécificateur » ou, inversement, que les lexèmes peuvent former une séquence intégrée sans que celle-ci ne détermine (ou, plus faiblement, « n’influe sur ») l’actualisation de leurs contenus. Aussi, une représentation conforme des opérations intégratives (à un niveau d’analyse algébrique) devra impérativement rendre compte de la simultanéité des deux directions intégratives.
35Pour vérifier si cet impératif est satisfait, nous procéderons en deux étapes. Il s’agira d’abord de déterminer rigoureusement le mode des opérations intégratives portant sur les unités formelles (intégration syntagmatique), et ensuite de s’assurer que les opérations de modulation contextuelle sont coextensives à l’intégration syntagmatique. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la pensée de H.B. Curry qui, dans le cadre des « systèmes objectaux » a développé une conception intégrative des opérations formelles. On montrera alors que la procédure d’intégration syntagmatique est indépendante du mode de l’intégration sémantique. Plus précisément, on montrera qu’une « double intégration » (syntagmatique et sémantique) ne peut être « complètement formalisée », c’est-à-dire que son expression introduit des grandeurs « intuitives » – des grandeurs qui contreviennent aux principes de la rigueur formelle – et que l’expression « complètement formalisée » des deux directions intégratives les rend nécessairement indépendantes. Il faudra alors conclure sur une incapacité intrinsèque des modèles formels à rendre compte du phénomène de l’intégration en langue.
3.3 – Systèmes syntaxiques et objectaux
36La conception « syntaxique » des systèmes formels procède d’une abstraction qui consiste à prendre pour « matrice » la « présentation » concrète des expressions complexes, i.e. l’inscription des unités symboliques en chaîne linéaire, et à la restituer dans son principe abstrait qui est celui d’une collection ordonnée d’unités-objets coexistantes. Suivant cette perspective, les expressions-objets complexes sont alors considérées comme le résultat d’une procédure d’assemblage d’unités-objets atomiques choisies dans un alphabet-objet. Cette procédure, qui possède – en miroir de la chaîne symbolique linéaire – la propriété d’associativité, porte le nom de concaténation. Dans la terminologie de Curry, l’ordre d’un alphabet-objet régi suivant l’opération de concaténation définit donc les systèmes de type syntaxique : « An at present widely accepted form of syntactical System [...] has the following characteristics. The formai objects are taken in the concatenative sense29. » Ou encore : « We understand “syntactical System” as denoting any theory dealing with the expressions of the language so as to take account solely of the kind and arrangement of the symbols of which they are composed30. » Examinons alors la nature formelle des expressions complexes dans un système de type syntaxique.
37Une expression complexe, dans un système syntaxique, résulte donc d’une procédure de construction par concaténation. Or comme cette dernière opération est associative, l’expression construite ne renvoie donc pas biunivoquement au processus opératoire dont elle est l’étape finale. Ainsi, par exemple, l’expression abc, concaténation des unités atomiques a, b et c, peut aussi bien résulter de la procédure qui consiste à concaténer a à b puis ab à c, que de celle qui concatène b à c puis a à bc. Cela est une caractéristique majeure : comme une expression concaténationnelle complexe n’est pas appariée à une procédure de construction unique, elle n’est donc identifiable que par les éléments qui la constituent, et par leur ordonnancement. Il en découle que l’expression concaténationnelle ne fait pas symbiose. Ce n’est pas une unité « intégrée » mais un agrégat ordonné d’unités primitives, qui conservent leur individualité, et sur lesquelles s’organise l’identité de l’expression complexe qui les rassemble.
38Parallèlement aux systèmes de type syntaxique, Curry envisage des systèmes formels d’une autre nature : ce sont les systèmes objectaux. Alors que dans les systèmes syntaxiques les expressions symboliques (ou « inscriptions ») manifestent directement un ordre concaténationnel sous-jacent, dans les systèmes objectaux les expressions symboliques, détachées de la contingence du « pattern » présentatif, sont envisagées comme des marques de procédures constructives : les expressions symboliques sont biunivoquement associées au parcours constructif dont elles résultent et qui détermine totalement leur identité formelle. Cette conception conduit alors à reprendre le principe constructif sous son mode le plus général, à savoir comme une procédure qui, sur la base d’unités-arguments, engendre un nouvel objet de complexion synthétique, unitaire : « In an ob System, [...] an operation does not assign an element but creates a new one [nous soulignons] ; the obs are generated from the atoms by the operations31 ». Dans un système objectal, les opérations de construction constituent donc des procédures d’intégration d’unités-arguments en unité-résultat.
39À l’inverse des systèmes syntaxiques, nous dirons que les « construits » des systèmes objectaux forment des unités synthétiques (ou cohésives, intégrées). Ainsi, l’écriture usuelle, ƒab par exemple, doit être interprétée dans un système objectai comme la trace de la procédure de construction f sur les éléments primitifs a et b, désignant une unité abstraite intégrée, et non pas interprétée syntaxiquement comme concaténation des unités-objets f, a et b. Par ailleurs, on observera que l’intégration opérée dans les systèmes objectaux concerne les unités et non les identités (relationnelles) : si, par exemple, les identités des objets a et b sont respectivement caractérisées par des propriétés P1(x), P2(x)... et P’1(x), P’2(x)... l’objet ƒab résultant de l’action intégrative de l’opérateur f sur les arguments a et b n’est pas, en tant qu’unité intégrée, porteur des propriétés Pi.(x) et P’i(x), ni d’aucune autre (sauf instructions particulières). L’identité de l’objet intégré ƒab est celle du parcours de construction dont il résulte : c’est le résultat d’une élaboration intégrative qui débute avec certaines identités formelles (les unités a et b dotées de leurs caractéristiques relationnelles) et se conclut sur une unité nouvelle relationnellement non qualifiée.
40Les systèmes de type « objectal » formalisent donc le mode structurel de l’intégration « syntagmatique » (voir infra). Partant, le cadre des systèmes objectaux constitue un domaine d’investigation rigoureux et explicite des opérations intégratives. Conformément au programme établi, il s’agira maintenant d’examiner quelle forme donner à l’intégration « sémantique » dans le but d’évaluer la connexion que les deux orientations intégratives entretiennent. A cette fin, on débutera avec un bref rappel du phénomène de modulation contextuelle des contenus lexicaux (intégration « sémantique »), phénomène introduit lorsqu’il a été question de l’établissement des isotopies.
3.4 – L’intégration « sémantique »
3.4.1 – Présentation du phénomène
41Suivant une optique structuraliste, l’intégration mutuelle qui s’effectue entre des unités lexicales est corrélée à l’interdépendance qu’entretiennent les dimensions du paradigmatique et du syntagmatique. En effet, le conditionnement du paradigmatique par le syntagmatique signifie que les grandeurs paradigmatiques entrant en concurrence avec une unité A sont déterminées par son contexte syntagmatique. Or comme ces grandeurs délimitent la valeur de l’unité A considérée, il y donc bien assimilation, i.e. intégration, du contexte de A dans la valeur de A. Réciproquement, le conditionnement du syntagmatique par le paradigmatique signifie que la composition syntagmatique est construite sur la donnée des unités disponibles dans la dimension paradigmatique. Comme la sélection d’une des unités contribue à modeler les paradigmes environnant, il y a bien à nouveau phénomène d’intégration. Par exemple, dans le syntagme un homme modeste, les unités faisant opposition à modeste et en circonscrivant la valeur sont conditionnées par le lexème homme. En effet, modeste ne contracte pas les mêmes rapports paradigmatiques dans un homme modeste et dans une voiture modeste. Dans le premier cas, il est, mettons, en opposition à orgueilleux, prétentieux et en concurrence avec discret, réservé, pudique, tandis que dans le second cas ce sont des termes comme luxueux ou simple qui composent son paradigme.
42Ces phénomènes d’interaction inter-lexicale qui contribuent à dessiner les contours sémantiques des identités composant une séquence syntagmatique ont fait l’objet de nombreuses analyses. Ainsi, R. Martin a pu distinguer « des phénomènes d’enrichissement sémique en contexte » et aussi « des phénomènes de sélectivité ou de focalisation sémique [tels que] tel ou tel aspect de la définition [d’un lexème] peut être contextuellement – ou pragmatiquement – privilégié32 ». Par exemple, dans le syntagme passer rue des écoles, la définition « voie bordée d’immeubles » verra sa composante voie privilégiée par focalisation (highlighting chez Cruse, voir infra) du fait de la présence « active » du lexème passer. Suivant un point de vue analogue, Cruse analyse les interactions syntagmatiques de la façon suivante : « There are two fondamental ways in which the effective semantic contribution of a word form may vary under the influence of different contexts. First, a single sens can be modified in an unlimited number of ways by different contexts, each context emphasising certain semantic traits and obscuring or suppressing others ; [...] This effect of a context on an included lexical unit will be termed modulation [...]. The second manner of semantic variation concerns the activation by different contexts of different senses associated with ambiguous word forms [...]33. » Parmi les interactions contextuelles entre unités non ambiguës, Cruse identifie « first, changes in the status of semantic traits along the dimension of necessity – which will be termed promotion and demotion ; and second, the highlighting and background of traits34. » Dans le cadre d’une problématique structuraliste, F. Rastier a mis aussi en évidence des mécanismes d’actualisation et d’inhibition (ou virtualisation) de sèmes35. Enfin, dans le contexte théorique de la grammaire générative, le phénomène d’intégration lexicale, d’assimilation réciproque, porte le nom de « projection ». Plus précisément, cette dernière notion vise à théoriser le fait que des propriétés sémantiques « sont imposées à une entité par une entité qui lui est extérieure. [Par exemple] Les arguments de manger ont certaines propriétés interprétatives P qu’ils reçoivent du seul fait qu’ils sont en relation avec le verbe manger. Ces propriétés sont indépendantes de la nature particulière du contenu intrinsèque du complément ; au contraire il faut que ce contenu intrinsèque les prenne en considération et s’y adapte36. » La notion de projection est définie en termes d’opérateur et d’argument, et « l’identité complète [d’un élément lexical] inclut des extensions qu’on appellera des arguments. En sorte qu’un élément lexical L étant donné, il doit être projeté, par les règles du lexique, en Proj (L), la forme de Proj (L) étant :
43[...] [l’opérateur] L impose des propriétés interprétatives à ses arguments : [...] des propriétés sémantiques extrinsèques leur sont attribuées37. » Par exemple, « le verbe manger impose des propriétés de signification à une entité linguistique X, qu’on appellera l’argument de manger, manger étant réciproquement conçu comme un opérateur38. »
44De ces différentes approches, on retiendra pour l’essentiel que l’interaction inter-lexicale, coextensive à l’intégration inter-lexicale, est décrite comme l’ « effet » d’un lexème sur un autre : un lexème va « porter » son action de modification sémantique sur le lexème qui lui est adjoint dans une configuration syntagmatique. La structure formelle « naturellement » associée à ce phénomène est donc celle d’un lexème opérateur qui « agit » sur un lexème argument pour en modifier le contenu. Par exemple, comme on a vu, passer opère sur rue dans passer rue des écoles pour « privilégier » la composante /voie/.
3.4.2 – Formes opératoires de l’intégration sémantique
3.4.2.1 – Introduction
45Dans le cadre des théories formelles, i.e. à un niveau d’analyse logico-algébrique, le régime intégratif en langue présente donc deux orientations. D’une part il assigne des propriétés à ses arguments : par exemple un lexème L remodèle l’identité sémantique de son argument A, d’autre part, il commande la construction d’une grandeur synthétique et unitaire : une unité intégrée d’un niveau de structure supérieur, notée LA, est construite. Or on sait que dans les systèmes « objectaux », seule la seconde orientation est effectivement formalisée. En effet, rappelons que dans un système objectal l’inscription Fab sténographie le résultat intégré d’une procédure de construction F portant, de façon générale, sur des identités a et b (unités relationnellement déterminées), et que le mécanisme d’intégration n’occasionne pas d’interactions entre les valeurs relationnelles des composantes impliquées : les valeurs relationnelles de a et b qui entrent dans l’identité de l’unité Fab ne sont pas soumises à des effets de modulation. Il y aura donc lieu d’examiner, dans le cadre des systèmes objectaux, quelle structure une unité lexicale doit vérifier pour assurer la « diffusion » des propriétés sur ses arguments et réaliser ainsi une authentique intégration lexicale, i.e. une intégration qui porte aussi sur les identités.
3.4.2.2 – Les « paires contextuelles »
46Ce que l’on cherche à exprimer formellement, c’est le fait qu’une unité M, lorsqu’elle est appliquée à un argument A, lui assigne certaines propriétés PM(x) qui vont modifier son identité sémantique. Par exemple39 lorsque le lexème M : verser est appliqué à un vocable A, par exemple beurre, il lui apporte (approximativement) la qualification /+ liquide/. Pour ce faire, on peut introduire la notion de « paire contextuelle ».
47Dans une paire contextuelle, le premier terme relate une intégration syntagmatique, le second, la modulation sémantique corrélée. Par exemple, la paire « résultante » {MA ; PM(A)} ppeut être glosée par : « Lorsque le lexème M est appliqué à A, i.e. lorsque M et A forment un syntagme intégré MA, A se trouve doté de la propriété PM(x). » Essayons alors de généraliser la notion de paire contextuelle aux unités lexématiques et d’en préciser la structure opératoire.
48De façon générale, donc, une « paire contextuelle » définitoire d’un lexème M doit exprimer l’assignation d’une propriété PM(x) à un argument quelconque Arg au moment de l’application de M à Arg. Aussi, la « paire contextuelle » doit formuler deux choses. D’une part, son applicabilité à un argument quelconque Arg, et d’autre part, la simultanéité de la construction du syntagme intégrée MArg et de l’assignation de PM(x) à Arg. En d’autres termes, la « paire contextuelle » relative à M doit (i) être définie par sa disposition à s’appliquer à un argument donné et (ii) articuler un double effet intégratif : l’intégration des unités et la modulation de propriétés.
49La théorie du lambda-calcul fournit l’appareillage formel permettant de satisfaire à cette double exigence. Rappelons très sommairement que le lambda-calcul formalise la notion fregeenne d’ « insaturation » : une fonction, i.e. un opérateur, est une entité « insaturée », une entité munie de places vides destinées à être « comblées » par des arguments. La notion de « place vide » qui entre dans la composition d’une identité opératoire, et qui correspond à celle de « variable liée », exprime l’applicabilité potentielle d’un opérateur – et son application effective se réalise par la saturation de la place vide avec des termes particuliers. Ainsi, la théorie du lambda-calcul délivre une caractérisation formelle précise de la notion de « disposition à s’appliquer à des arguments ».
50Dans ce cadre théorique, l’opérateur lexical unaire M est représenté par le lambda-terme (λx. Mx). Le symbole λ, (appelé « abstracteur ») qui porte sur la variable x signifie que dans Mx la marque x relate une place vide à remplir par le terme auquel (λχ. Μχ) est appliqué. La procédure de « remplissement », c’est-à-dire la procédure de construction effective, s’exprime alors par la règle de « béta-réduction » (pour une définition précise, voir 3.4.2.3) :
51Le terme de droite de cette règle représente la substitution de la grandeur A au symbole x dans Mχ. Ce terme est bien sûr équivalent à MA. La formule (λχ. Μχ) est donc l’expression théorisée d’un opérateur lexical « en attente » de son argument.
52La « lambda-expression » d’une paire contextuelle remplit donc la première condition de formalisation de l’intégration sémantique. En effet, introduisons la « paire abstraite » λx. { Mx ; PM(x)}. L’identité de cette « paire abstraite » est entièrement donnée par sa position relationnelle dans une généralisation (triviale) de la relation de béta-réduction, soit :
53La « béta-réduction » signifie que l’application de la « paire abstraite » à un argument A, soit (λχ.{Μχ ; ΡΜ(χ)}A), produit les termes MA et PM(A). Dans l’expression λχ.{Mx ; PM(x)} l’abstractuer λ porte sur les deux occurrences de la variable x et les institue en places vides à saturer. Ainsi la faculté de modulation sémantique de M (assignation de la propriété PM(x) est bien définie indépendamment de tout argument. Par ailleurs, cette écriture satisfait aussi à la seconde condition de l’intégration sémantique. En effet, le « remplissement » des places vides dénotées par les occurrences de la variable liée x s’effectue dans un seul et même temps. Ainsi, c’est bien au moment même de la construction du syntagme MA intégrant les unités lexématiques M et A que se réalise la modulation des identités sémantiques.
54Avant d’aborder les difficultés formelles que pose une écriture en lambda-termes, voyons comment le système des « paires contextuelles » rend compte de certaines propriétés sémantiques générales, à savoir, d’une part, la « bidirectionalité » possible des effets de modulation : un argument est susceptible de spécialiser le sens d’un opérateur au même titre que l’opérateur façonne le contenu de l’argument, d’autre part, la « persistance » sémantique : un élément lexical est doté de certaines propriétés inhérentes qui se retrouvent dans ses différents emplois (par exemple, concernant le vocable rue, R. Martin souligne que « Ce que dit le mot rue [...] est l’existence d’une “voie urbaine bordée d’immeubles” : ce sens est indispensable à la vérité de ce qui est avancé [dans différentes phrases] ; il constitue l’invariant sémantique véhiculé par rue40. »), et, enfin, le fait que les modulations sémantiques peuvent porter sur plusieurs arguments.
55– Concernant le premier point, à savoir la « bidirectionalité » des effets de modulation sémantique, le formalisme proposé en rend aisément compte. En effet, pour exprimer que, au cours de la construction du syntagme MA, A assigne une propriété PA(x) à M et M assigne une propriété PM(x) à A, il suffit d’introduire les deux paires contextuelles λx.{Mx ; PM(x)} et λx.{xA ; PA(x)}. Cela signifie qu’une unité intégrée, par exemple MA, peut être envisagée sous deux angles opératoires : comme la résultante de deux processus de construction, à savoir (λx. Mx) A ou (λχ.χΑ) Μ, chacun réalisant une modulation contextuelle spécifique – d’où la « bidirectionalité » des modulations dont rend compte la superposition des deux réductions suivantes :
56– Pour ce qui est du second point, à savoir la « stabilité » sémantique, considérons de nouveau le lexème beurre. On souhaiterait exprimer le fait que l’identité sémantique du mot B : beurre comporte deux propriétés invariantes, par exemple PB1(x) : /concret/ et PB2(x) : comestible/. A cette fin, on introduira la paire contextuelle suivante :
57En effet, l’application de cette paire à un lexème syntaxiquement approprié, par exemple M : manger (la contrainte de compatibilité syntaxique se formule dans une théorie des types que, pour simplifier l’exposé et les écritures, nous ne présentons pas ici), produit alors, par béta-réduction :
58Le résultat de cette procédure de construction syntagmatique, à savoir {MB ; PB1(B) ^PB2 (B)} qui se glose par : « dans le contexte manger l’identité sémantique de beurre est définie par les propriétés PB1(x) et PB2(x) », exprime bien la constance sémantique de beurre. Par ailleurs, il est ainsi possible de rendre compte des effets de « focalisation » sémique. En effet, on a vu que le syntagme MB peut être aussi considéré comme le produit du processus (λχ. Μχ) B qui assigne la propriété PM(x) : /comestible/ à B – ce qui se formule par l’application de la paire λx.{Mx ; PM(x)} à B. Si l’on « somme » alors les paires résultant des deux processus, à savoir {MB ; PB1(B) ^PB2 (B)} et {MB ; PM(B)}, on observe bien une « insistance » sur le trait /comestible/.
59– Enfin, la possibilité d’assigner des propriétés à plusieurs arguments se formule par l’introduction de plusieurs niveaux d’abstraction. Par exemple, l’application à deux arguments A et B de la paire contextuelle définitoire d’un lexème M, à savoir λxλy. {Mxy ; PM1(x) ^ produit les assignations PM1‘A) et PM2 (B) dans le contexte MAB.
60En conclusion, la théorie du lambda-calcul permet une formalisation précise de la double orientation opératoire de l’intégration en langue : une intégration « syntagmatique » portant sur des unités simultanément à une intégration « sémantique » effectuant des modulations de propriétés.
61Mais il se trouve que la théorie du lambda-calcul est confrontée à certaines difficultés qui vont s’avérer contrarier la rigueur d’une formulation en lambda-expression des « paires contextuelles » et dont la solution va conduire à la dislocation de la double orientation intégrative. Pour étudier ces difficultés et la solution qu’elles requièrent, il sera nécessaire d’aborder quelques aspects techniques de la théorie du lambda-calcul et de la logique combinatoire. À la suite de quoi il faudra conclure sur l’impossibilité d’une identification du régime de l’intégration en langue à un niveau de structure logico-algébrique (3.5).
3.4.2.3 – Contraintes formelles
62– Introduction. Nous avons vu précédemment que le comportement opératoire de la lambda-expression (λχ. Μχ) est défini par une règle de « béta-réduction » (notée >) qui exprime l’exécution du mécanisme constructif (λχ. Μχ) appliqué à un argument A – ce qui se formule par une saturation de la place vide de M(–) par A, soit :
63Le terme de droite [Α/χ]Μχ désigne le terme Mx où A est en place de x ; soit la substitution effectuée de A à x dans Mχ. Or ce dernier terme est défini suivant une procédure de substitution « externe » au système formel du lambda-calcul. En effet, l’expression [A/x]Mx, définie comme le résultat de la substitution de A à x dans Mχ, n’est pas en tant que telle membre de la classe des lambda-termes. Elle sert à désigner une procédure de construction externe, c’est-à-dire une procédure définie dans le métalangage et non intrinsèquement au système, i.e. par le biais des « idées primitives » (opérations, relations...)41 de la théorie du lambda-calcul. Cette procédure, de forme récursive et conditionnelle est la suivante42 :
64Suivant la terminologie de Curry, le système du lambda-calcul est non « complètement formalisé43 » : il fait appel à des notions externes, des notions incontrôlées susceptibles d’en corrompre la cohérence, et, de ce fait, contrevient à l’idéal hilbertien de rigueur formelle Au plan linguistique, cette conjoncture s’avère de même embarrassante. Car fonder un modèle des grandeurs et des opérations langagières sur des régimes de fonctionnement qui lui sont extérieurs revient à nier l’existence d’un ordre d’objet proprement linguistique.
65Essayons alors de cerner les raisons qui contrecarrent la formalisation complète, c’est-à-dire l’identification formelle rigoureuse, des mécanismes de substitution dans le lambda-calcul.
66– La substitution. Dans les systèmes syntaxiques, il est possible de substituer « directement » une unité à une autre dans une séquence complexe. Dans les systèmes « objectaux », où les séquences ne constituent pas des concaténations d’unités formelles libres et individuées, il n’en est pas de même. En effet, l’opération de substitution articule deux moments opératoires : d’abord, la localisation de l’unité qui sera sujette à substitution dans l’expression qui l’englobe, puis son remplacement effectif par le terme à substituer. On a vu que dans un système syntaxique, les unités composant une expression complexe y conservent leur individualité propre. Aussi, vérifier qu’une unité A est présente dans une expression M consistera à parcourir la chaîne concaténationnelle que forme M pour y localiser A. Cette opération une fois effectuée, substituer B à A consistera alors à mettre M sous la forme [...] A [...] et à remplacer A par B pour obtenir [...] B [...]. En d’autres termes, comme le note Curry, « In a syntactical System one explains substitution in terms of actual replacement of a Symbol by an expression44. »
67Mais dans un système objectal, l’inscription ƒab présente le résultat de la construction de l’objet unitaire ƒab par l’action de l’opération f sur les atomes a et b. La nature intégrée de fab prohibe donc la saisie immédiate de l’unité b dans ƒab et de ce fait interdit une manœuvre de substitution directe. La saisie de l’unité b libre ne peut en fait se réaliser qu’à ce moment virtuel de la construction de ƒab où l’élément b n’a pas encore été intégré dans une unité supérieure (rappelons que cette procédure n’est possible que par l’existence d’une correspondance biunivoque entre les objets construits et leur parcours de construction). L’unité b se trouvant alors dans une situation d’autonomie, on peut lui substituer l’objet c, et procéder ensuite à la reconstruction, suivant le même schème opératoire qui a produit fab, pour obtenir l’objet fac. Cette conception de la substitution est ainsi explicitement développée par Curry : « Let a and b be obs and let x be a variable ; it is required to define the ob b* which is obtained by substitution of a for x in b. The ob b is constructed from the atoms by a unique construction. Then b* is the ob obtained by the same process of construction using a in the place of x wherever it occurs45. »
68Aussi, la substitution de a à y dans l’objet intégré xyz passera par la reconstruction d’un nouveau terme xaz suivant la procédure de construction qui a produit xyz. Or cette procédure est une procédure externe donnée dans le métalangage. Par exemple, pour le lambda-calcul, les règles de construction des lambda-termes sont formulées comme suit46 :
si M et N sont des lambda-termes, alors (MN) est un lambda-terme,
si x est une variable et M un lambda-terme, alors λχ. M est un lambda-terme.
69Partant, la procédure de reconstruction de xaz sera définie en référence aux règles de construction de xyz, donc en référence à des modalités extérieures au système. Et c’est d’ailleurs exactement ce qu’exprime la définition formelle de la substitution dans la théorie du lambda-calcul.
70Pour définir la substitution sans avoir recours au métalangage, il sera donc nécessaire de déterminer des mécanismes de construction indé pendants de la structure des termes sur lesquels est opérée la substitution, donc indépendants de la structure et de l’identité formelle des termes qu’ils vont régir. C’est là l’idée fondamentale qui sous-tend le système de la Logique Combinatoire. Ce dernier impératif présente lui-même un double aspect : les procédures de construction devront être définies par des schèmes d’axiome, d’une part, sur des arguments quelconques, donc sans conditions particulières sur la structure des termes, et d’autre part, suivant un mode opératoire commun à toutes les opérations définissables dans les systèmes objectaux. En effet, sur ce dernier point, si la substitution de c à a dans ƒab nécessite une reconstruction suivant l’opération particulière ƒ, alors il est clair que cette reconstruction est rapportée à l’identité de f et, partant, elle nécessite d’être définie relativement à ƒ, et elle s’établit donc de nouveau sur l’identité des termes impliqués.
71– L’application. La détermination du principe commun à toutes les opérations des systèmes objectaux se fonde sur la remarque suivante : comme les systèmes objectaux sont ces systèmes formels où les opérations de construction ont un effet « intégratif », le principe commun à toutes les opérations de construction est celui d’une procédure d’intégration « pure », « en soi », considérée comme une composante de l’identité opératoire des différentes procédures de construction définies dans le système formel. C’est cette idée, qui sous-tend la réduction à un système applicatif47, que nous examinerons maintenant.
72Dans un système de type objectal, une opération de construction, f par exemple, détient donc une faculté intégrative qui commande la construction d’unités synthétiques, comme ƒab par exemple, et cette faculté d’intégration est « inscrite » dans l’identité de l’opération particulière ƒ, ou, en d’autres termes, elle fait unité avec l’identité opératoire symbolisée par ƒ. Le terme f constitue donc en quelque sorte une spécification d’un régime intégratif « en soi ». Ce que Curry propose, par la réduction à un système applicatif, c’est d’extraire (d’isoler) le régime intégratif général que renferment les différentes opérations de construction, et de le poser comme principe de structure (et comme procédure de construction) d’un type de systèmes formels appelés « systèmes applicatifs ». Illustrons cette idée.
73Soit, par exemple, une classe d’objets construite suivant deux opérations ƒ et g respectivement d’arité 1 et 2 : si x, y et z sont des objets, alors ƒx et gxy sont des objets. Si l’on enrichit ce système de deux nouveaux atomes F et G ainsi que d’une nouvelle opération binaire dite « application » (notée par la juxtaposition entre parenthèses des arguments) munie de la règle suivante :
– si x et y sont des objets, alors (xy) est un objet,
74alors, en associant les atomes F et G aux opérations f et g, on peut éliminer celles-ci de la classe des opérations du cadre primitif. En effet, les actions des opérations f et g sur des objets-arguments seront, dans le nouveau système, restituées par l’application des atomes F et G sur ces mêmes objets-arguments. Ainsi par exemple, à l’objet ƒ (gab) du système d’origine, correspondra l’objet F(Gab) du système applicatif associé. C’est cette réduction à une unique opération de construction qui établit la valeur formelle de l’application, à savoir la valeur d’un principe intégratif « en soi », d’un mode de coalescence « neutre ». Voyons cela plus précisément.
75Dans les lignes suivantes, plutôt que de présenter l’application par une simple juxtaposition, ce qui peut être source d’ambiguïté, on fait le choix de la noter par le symbole d’arité 2 suivant : « App (–, –) », la juxtaposition étant réservée pour présenter un objet construit intégré ; soit, par exemple, l’action de l’opération f sur l’objet a produisant l’unité synthétique fa.
76Dans un système applicatif, l’action de f sur a est restituée par l’action de l’application App sur un objet F, relatif à ƒ, et sur l’objet a. On a donc l’identité [App (F, a) = fa]. Or une telle identité doit se vérifier pour tous les éléments a de la classe des objets (notée Cob) ainsi que pour tous ceux f de la classe des opérations (notée C o). Soit :
77Comme les quantificateurs lient les unités ƒ, F et a, une telle propriété relate donc une identité de rôle entre l’opération d’application et la convention de juxtaposition unissant f et a : c’est-à-dire le principe intégratif de f générateur de l’unité synthétique fa. En effet, l’objet fa est construit suivant une certaine opération présentée par le symbole ƒ. Ce « construit » est donc une unité intégrée suivant le mode opératoire f Si l’on fait abstraction de l’identité particulière de ƒ, ne reste alors que le principe intégratif « pur » qui donne cohésion à l’unité fa. L’opération d’application, en tant qu’elle autorise la réduction des systèmes formels à un système muni d’une unique opération, spécifie donc formellement un principe intégratif « en soi » : un mode de « fusion neutre ».
78Informellement : l’action, dans un premier temps virtuel, de l’opération d’application sur un objet F produit l’entité [App (F, –)] équivalant à une fonction f d’identité objectale F, c’est-à-dire un objet F augmenté d’une capacité intégrative et présentant une insaturation. Cette analogie est respectée dans le deuxième temps : l’action de [App (F, –)] sur l’objet a. On a bien par convention :
79– La logique combinatoire. Dans un système applicatif il est alors possible de définir des procédures de construction articulant des actions intégratives « neutres », à savoir les « applications » qui constituent le mode opératoire commun aux opérations d’intégration particulières. De telles procédures d’intégration « neutre » sont définies par des objets intitulés « combinateurs » dans le cadre théorique de la logique combinatoire. Les combinateurs permettent alors une détermination « entièrement formalisée » de la procédure de substitution, et, schématiquement, une reformulation « entièrement formalisée » des lambda-termes et de la béta-réduction. Examinons cela plus précisément.
80La logique combinatoire est un système « applicatif », c’est-à-dire un système doté d’une unique opération de construction : l’application. Les opérateurs Φ, dits « combinateurs », qui structurent le système de la logique combinatoire sont définis par des schèmes d’axiomes de la forme :
81où x1, x2... xn sont des objets quelconques du système et Ψ(χ1, x2... xn) une combinaison applicative des χi, c’est-à-dire un terme construit sur les xi (pas nécessairement tous) suivant la seule opération d’application. La relation > de « réduction faible » formalise le passage d’une procédure de construction applicative donnée par le combinateur Φ, qui, appliqué aux arguments x1 x2... xn produit le résultat intégré Ψ(x1, x2... xn).
82La procédure de substitution, par exemple de l’objet a à l’objet x dans l’expression applicative bxc, qui nécessite donc l’« abstraction » du construit bxc suivant l’objet x (c’est-à-dire l’identification d’un parcours constructif de bxc dégagé de l’objet x), puis une reconstruction par application de ce parcours constructif sur l’objet a, sera alors, dans le système de la logique combinatoire, entièrement formulée par des combinateurs, opérateurs primitifs dont l’identité formelle et le comportement opératoire (mode d’action) sont définis, par des schèmes d’axiomes, à l’intérieur du système : sans recours au métalangage. En matière d’illustration, introduisons les deux combinateurs primitifs 5 et K définis par les schèmes d’axiomes suivants :
83La détermination de l’abstraction en x de bxc s’effectue, par exemple, suivant l’algorithme de Schönfinkel48 : notons λ* (homologue de l’abstracteur λ. du lambda-calcul) l’opération auxiliaire d’abstraction. (λ*x. M) dénote l’abstraction de M suivant l’objet Χ. L’algorithme de Schönfinkel établit dans un formalisme de combinateurs l’abstraction exprimée par λ* de la façon suivante :
84Ainsi, dans notre exemple, l’abstraction de l’expression bxc suivant χ, soit λ*x.bxc est formulée comme suit :
85Notons x l’expression S(S(Kb) (SKK)) (Kc).
86On démontre, du reste facilement, la propriété suivante49, qui établit l’effet substitutif du comportement opératoire des combinateurs :
87Cette propriété signifie que le comportement opératoire, défini par les règles de réduction des combinateurs – donc, insistons sur ce point, intrinsèquement au système –, d’une expression construite sur des combinateurs et des constantes suivant l’algorithme de Schönfinkel, appliquée à un objet N, produit une expression où les objets N sont substitués aux objets Χ. Ainsi, dans notre exemple, x représente un programme de construction complexe qui « appelle » un objet, prenons l’objet a, et dont l’effet opératoire est donné par les réductions successives des combinateurs S et K. On vérifie que x appliqué à a construit bien bac, soit donc la substitution de a à x dans bxc. En effet, (on souligne à chaque ligne le combinateur à réduire) :
88Cet exemple illustre comment le régime opératoire des combinateurs, ici les seuls S et K, structure les deux temps successifs (d’abstraction et de reconstruction) de la procédure de substitution dans un système intégratif, et suivant un mode « complètement formalisé » au sens de Curry, donc de façon rigoureuse. L’ordre des combinateurs, qui dérive, comme il a été exposé dans les pages précédentes, des contraintes du régime intégratif, assure donc une détermination explicite des fonctionnements substitutifs sous un mode applicatif.
3.5 – Intégration en langue : limites et conclusion
89Un détermination formelle rigoureuse des procédures de constructions intégratives requiert donc une structure d’opérateurs dont les schémas d’action sont (i) internes au système théorique et (ii) indépendants de la structure des expressions sur lesquelles ils opèrent. On a vu que les combinateurs satisfont à ces deux conditions et fournissent une détermination complètement formalisée des procédures de substitution. Examinons alors comment se formule dans le cadre de la logique combinatoire la notion de « paire contextuelle » que l’on a introduit précédemment pour rendre compte de la double orientation de l’intégration en langue.
90On rappelle succinctement qu’une « paire contextuelle » est définie par l’abstraction (au sens de l’opération d’abstraction notée λ) d’un couple formé d’une unité lexématique et d’une propriété sémantique. Par exemple, l’action (par béta-réduction) sur un mot-argument A de la paire λx.{Mx ; P(x)} relative à un certain lexème M formalise la double intégration syntagmatique et sémantique de M et A, soit :
91Comme l’opération de substitution qui pilote la construction des éléments du couple {MA ; P(A)} introduit une indétermination formelle, l’expression en lambda-termes des paires contextuelles ne constitue pas une formalisation rigoureuse des procédures intégratives en langue. Pour examiner en détail les régimes de l’intégration langagière, il sera donc nécessaire de « transcrire » les « paires contextuelles » dans le cadre de la logique combinatoire. De cette façon, la formalisation des procédures intégratives dépassera la simple sténographie : elle fournira une base précise pour déterminer la portée effective des régimes intégratifs dans le cadre des approches « calculatoires ».
92Examinons alors la « traduction » d’une paire contextuelle, par exemple λx.{Mx ; P(x)}, en termes combinatoires. Dans un premier temps, rien n’interdit d’introduire un combinateur ad hoc, par exemple Φ défini par le schème d’axiome : Φχγ > Χy, de sorte que Φ puisse être mis en facteur de la paire contextuelle pour valoir comme abstracteur commun à Mx et P(χ). Ainsi, l’abstraction en x de {Lx ; P(χ)} serait formulée par {ΦΜ ; et pourrait se mettre sous la forme Φ {Μ ; Ρ}. Il serait alors possible de définir une relation de réduction intégrant un effet distributionnel, à savoir quelque chose comme :
93De cette façon, le combinateur tiendrait une rôle analogue à celui de l’abstracteur λ et permettrait, d’une part, de formuler la finalité constructive de M et P, et, d’autre part, d’établir l’unité opératoire des intégrations syntagmatique et sémantique. Mais il se trouve qu’il n’est pas toujours possible de définir un combinateur susceptible d’être mis en facteur pour satisfaire aux deux conditions rappelées ci-dessus. En effet, considérons par exemple la paire contextuelle qui formule l’invariance sémantique (mettons la propriété P(x)) d’un verbe V, à savoir : λx.{Vx ; P(V)}. La formulation « complètement formalisée » de cette paire contextuelle requiert des expressions combinatoires distinctes pour les composantes sémantique (λΧ. Ρ(V)) et syntagmatique (λx. Vx), à savoir, par application de l’algorithme de Schönfinkel (on vérifie aisément que, appliquées à un argument A, ces expressions se réduisent respectivement en VA et PV) :
94Aussi, comme il n’est pas possible dans ce cas de figure de mettre une expression combinatoire en facteur, les procédures de réduction des deux composantes de la paire doivent être définies séparément et, en conséquence, l’unité des deux orientations intégratives est rompue. Ainsi, l’expression complètement formalisée des opérations intégratives introduit un clivage entre les ordres de l’intégration syntagmatique et sémantique. Cela apparaît très clairement à l’examen des schèmes d’axiome définissant les opérations de réduction.
95Alors que la formulation en lambda-termes ou la mise en facteur d’un combinateur commun aux deux éléments des paires contextuelles permet d’établir l’expression globale du schéma productif (à savoir, par exemple λx. {Vx ; P(V)} ou Φ {L ; P}) dans un rapport relationnel à des grandeurs « résultantes »,
96(à savoir :
97ce qui confère à cette expression globale une authentique identité formelle, très exactement celle d’une connexion de deux procédures intégratives régies par la relation de réduction, il n’en est pas de même dans le cas général de l’expression combinatoire de l’abstraction d’une paire contextuelle. Ainsi, en revenant au cas de figure de la paire λχ. {VΧ ; Ρ(V)}, celle-ci se reformule rigoureusement par {S(KV) (SKK) ; K(PV)}, et on voit bien que la réduction d’une telle expression ne procède pas d’un schème d’axiome unique, d’un schème d’axiome où elle serait considérée comme une totalité opératoire : où elle représenterait une procédure à exécuter en un seul temps d’opération. En effet, pour conduire les différentes étapes de la réduction suivante :
98il est nécessaire (i) de distribuer A sur les deux composantes de la paire, donc d’établir l’équivalence « syntaxique » (au sens des théories formelles) suivante :
99qui exprime la dissociation des actions intégratives des deux composantes, puis (ii) de définir la réduction sur chaque composante, ce qui nécessite au moins quatre schèmes d’axiome et une relation de transitivité Trans, à savoir :
100Il s’ensuit que seules les expressions instanciant les schèmes d’axiomes précédents sont effectivement pourvues d’une identité formelle et, partant, que l’expression examinée {S(KV) (SKK) ; K(PV)}A n’est pas stricto sensu une formule de la théorie. Ce qui revient à dire que la théorie formaliste de l’intégration définit les intégrations sémantique et syntagmatique indépendamment l’une de l’autre, et que l’action du terme {S(KV) (SKK) ; K(PV)} (qui conjoint les deux orientations intégratives) n’est pas formellement définie. En effet, l’application de {S(KV) (SKK) ; K(PV)} (qui exprime l’unité des potentialités intégratives syntagmatique et sémantique du verbe V) au terme A n’est qu’une convention d’écriture, un artifice sans réalité formelle. Le couplage de la composante sémantique et de la composante syntagmatique se révèle donc sans valeur théorique. Et, de fait, la chaîne des réductions qui aboutit à la paire {VA ; P(V)} met en œuvre des opérations impliquant successivement, à partir de l’expression {S(KV) (SKK) A ; K(PV) A}, et non pas de {S(KV) (SKK) ; K(PV)}A, soit la dimension syntagmatique, soit la dimension sémantique :
101En conclusion, une analyse serrée des procédures intégratives dans un cadre formel de type logico-algébrique a permis de montrer que l’unité de la double orientation intégrative ne peut être réalisée que dans un système laissant place à l’intuition (le lambda-calcul), et, corrélativement, qu’une formalisation « complète » de l’intégration romp l’unité des orientations intégratives intitulées ici « syntagmatique » et « sémantique » : ces deux orientations sont définies dans des schèmes d’axiome distincts, leur juxtaposition procède d’un couplage artificiel (non théorisé) et leur réalisation s’accomplit à des moments d’opération successifs et indépendants – ce qui contrevient à l’évidence empirique d’une constitution des contenus lexématiques « à l’instant même de la réalisation du discours [...]50. »
Notes de bas de page
1 O. Ducrot, 1968, p. 26.
2 E. Sapir, 1953, p. 37.
3 Ibid., p. 106.
4 E. Benveniste, 1966, p. 123.
5 A. J. Greimas, 1986, p. 53.
6 I. Tamba-Mecz, 1991, p. 47.
7 Ibid., p. 47.
8 M. Foucault, 1966, p. 96-97.
9 A. J. Greimas, 1986, p. 53.
10 E. Benveniste, 1966, p. 124-125.
11 J.-C. Milner, 1989b, p. 269.
12 Ibid., p. 629.
13 F. Lo Piparo, 1990, p. 28.
14 R. Martin, 1992, p. 76.
15 A. J. Greimas, 1986, p. 38.
16 Ibid., p. 37.
17 W. von Humboldt, 1974, p. 241.
18 A. J. Greimas, 1986, p. 45-49.
19 Ibid., p. 48.
20 J. Lyons, 1990, p. 147.
21 F. Rastier, 1987, p. 91.
22 Ibid., p. 112.
23 Ibid., p. 105.
24 A. J. Greimas, 1986, p. 51.
25 Ibid., p. 51.
26 Ibid., p. 52.
27 Ibid., p. 44.
28 Ibid., p. 53.
29 H. B. Curry, 1963, p. 53.
30 H. B. Curry et R. Feys, 1974, p. 27.
31 H. B. Curry, 1963, p. 67.
32 R. Martin, 1994, p. 82.
33 D. A. Cruse, 1986, p. 52.
34 Ibid., p. 52.
35 F. Rastier, 1987, p. 80-83.
36 J.-C. Milner, 1989b, p. 430.
37 Ibid., p. 424.
38 Ibid., 420.
39 D. A. Cruse, 1986, p. 52.
40 R. Martin, 1994, p. 82.
41 H. B. Curry et R. Feys, 1974, p. 15.
42 R. Hindley et J. Seldin, 1986, p. 7.
43 H. B. Curry et R. Feys, 1974, p. 32.
44 Ibid., 1974, p. 53.
45 Ibid.
46 R. Hindley et J. Seldin, 1986, p. 3.
47 H. B. Curry, 1963, p. 67 et H. B. Curry et R. Feys, 1974, p. 30.
48 H. P. Barendregt, 1985, p. 152.
49 Ibid., p. 153.
50 A. J. Greimas, 1986, p. 52.
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Contribution de la linguistique à l’histoire des peuples du Gabon
La méthode comparative et son application au bantu
Patrick Mouguiama-Daouda
2005