Chapitre XVI. Les Balami, des bûcherons privés de forêt
p. 471-484
Texte intégral
1Les recherches récentes sur la vallée de Katmandou ont montré qu’il existait une relation très nette entre géographie de la population urbaine et hiérarchie religieuse. Les castes néwar sont ainsi réparties dans les vieilles capitales Malla selon leur position dans le système hiérarchique et leur plus ou moins grand degré de pureté. Les Brahmanes et les familles patriciennes Chathariya sont localisés autour du palais royal – point focal de la cité néwar classique. Les intouchables sont rejetés à la périphérie, près des lieux de crémation. Les castes de bas statut ou de statut moyen vivent, quant à elles, dans l’espace intermédiaire, plus ou moins près du palais1. Tel était du moins le système traditionnel, car depuis une trentaine d’années une partie de la population néwar des vieux centres urbains s’est déplacée à proximité du boulevard périphérique, le Ring Road, construit au début des années 1980. Les personnes les plus aisées ont pu se faire construire dans ces zones, encore peu peuplées, des villas de type occidental ou bungalow indien, agrémentées de jardins et dotées d’un confort moderne. Un cercle d’habitations d’un style nouveau s’est ainsi constitué autour des vieux centres urbains.
2Je voudrais parler d’un autre lien, tout aussi notable, bien que jusqu’ici moins mis en évidence, entre géographie des unités de population et ethnographie. Il concerne des groupes, tels les Pahari (Pahi), les Putuvar (Dvi), les Balami, les Teula, les Gva, peut-être aussi les Svangumi de Pyangaon, qui vivent principalement en bordure de la vallée de Katmandou. Ces groupes de petite taille comptent quelques milliers d’individus chacun, parfois moins. Ils parlent tous le néwari ou des dialectes apparentés au néwari. Ils se distinguent cependant des Néwar de la Vallée par des occupations liées à la forêt ou au monde sauvage, ainsi que par des traits culturels qui leur sont propres et des différences dialectales souvent importantes par rapport au néwari de Katmandou et de Bhaktapur.
3Ces groupes représentent-ils un vieux fonds tribal néwar ou proto-néwar qui fut progressivement repoussé vers les marges de la Vallée par de nouvelles vagues d’immigrants et dans lesquels il serait possible de retrouver les traces d’une éventuelle organisation sociale originelle2 ? S’agit-il de populations d’origine ethnique différente qui se sont progressivement néwarisées au contact des habitants de la vallée de Katmandou tout en conservant certaines particularités3 ? Ou bien encore, est-on là en présence de populations mixtes, issues de mariages intercastes ou interethniques avec des groupes voisins comme les Tamang ? Mes recherches tendent à montrer que ces trois explications recèlent chacune, selon les cas, une part de vérité et qu’au cours de l’histoire elles se sont parfois combinées pour aboutir à la situation actuelle. Les Svangumi, par exemple, qui, à en croire leur mythe d’origine, seraient issus d’une union mixte entre un roi néwar et une femme tamang, ont une structure sociale trop identique à celle des agriculteurs néwar (Jyapu) pour qu’on puisse y voir uniquement un processus de néwarisation tardive4.
4Géographiquement en tout cas, ces groupes ont servi pendant longtemps et servent encore aujourd’hui d’intermédiaires entre le bassin de Katmandou (1 350 m d’altitude), centre de la civilisation néwar, avec ses riches terres à riz et ses agglomérations urbaines très anciennes, et les étendues boisées voisines. Plus précisément, ils vendaient aux populations urbaines des produits en provenance de la forêt ou des basses montagnes et collines avoisinantes (figure 57). Ainsi, les Pahari sont avant tout vanniers. Ils vendent aussi du bois à Patan et dans les bazars du district de Lalitpur. Les Svangumi fabriquaient jusqu’il y a peu des boîtes pour mesurer le grain à partir de l’écorce de certains bambous coupés sur les pentes du Mahabharat. Ils les troquaient un peu partout dans la Vallée. Les Putuvar vendent de la terre rouge, extraite de carrières derrière la colline de Svayambhunath, pour enduire les sols et les murs des maisons à certaines dates du calendrier rituel (Dasain et Tihar notamment). Ils font également commerce d’oiseaux, de baies sauvages et de bois. Les Teula sont spécialisés dans la fabrication et le commerce de flocons de riz (nép. : ciurā), mais ils vendent également de la levure (dans laquelle entrent certaines plantes de la forêt) aux populations urbaines. Quant aux Balami, qui vont nous retenir ici, ils étaient anciennement bûcherons, même si, comme nous allons le voir, leurs activités ne se réduisaient pas uniquement à cela. Tous ces groupes vivent aussi – principalement doit-on dire aujourd’hui – de l’agriculture.
5Les Balami sont localisés dans le nord-ouest, l’ouest et le sud-ouest du bassin de Katmandou (figure 58). Schématiquement, on peut distinguer trois secteurs : celui de Rani Ban au nord-ouest (villages de Kagatigaon5, Dandagaon, Latabu, bourg de Balaju, Rani ban et Sita Paila) ; le secteur Chitlang-Palung à l’ouest (villages de Chitlang, Palung, Markhu, Hompudol, Kubugaon, Kulikhani) et de Thankot (Thankot, Tikanpur et Baligaon), dans la Vallée ; le secteur de Pharping, au sud-ouest (Pharping, Thasigaon, Phulcok, Hundu, Sokhel-Pikhel). Presque partout, les Balami vivent dans des localités au peuplement composite (Bahun, Chetri, diverses castes néwar), à l’intérieur desquelles ils sont regroupés dans des quartiers ou des hameaux. À Kagatigaon en revanche, village de quelque 400 maisonnées situé dans le district de Nuwakot, en dessous de Kakani, c’est-à-dire en dehors de la Vallée proprement dite, les Balami forment l’écrasante majorité de la population. À ma connaissance, c’est la seule grosse localité purement Balami avec un autre village non loin de Chitlang (district de Makwanpur) : celui de Hompudol. En 1981 J’estimais la population totale de ce groupe à 2 800 personnes6. Si l’on applique à ce chiffre le taux d’accroissement de la population népalaise, on devrait le multiplier par deux vingt ans plus tard.
6Les Néwar considèrent les Balami comme des membres de leur communauté ethnique, même s’ils les situent en marge. Les Balami, quant à eux, marquent une certaine réticence à être considérés purement et simplement comme des Néwar. Ils partagent, nous le verrons par la suite, la même culture, les mêmes principes d’organisation sociale que ces derniers. Mais ils ont le sentiment de former un groupe à part. Ce sentiment est accentué par les traits particuliers de leur dialecte (plus proche cependant du néwari que celui des Pahari) et par leur marginalité géographique par rapport à la vallée de Katmandou. De plus, leur maison, leur style de vie sont plus typiques des gens des montagnes, Tamang et Indo-Népalais, que des Néwar (la cuisine par exemple est souvent au rez-de-chaussée et non pas sous les combles). Comme les Pahari, les Balami n’ont pas, par ailleurs, de fonctions rituelles à accomplir envers les castes néwar de haut statut. Ils se trouvent de ce fait en dehors du système des castes néwar proprement dit7.
7Les origines des Balami sont des plus obscures. Ce groupe ne possède pas de mythe clair et circonstancié qui décrive leurs ancêtres et explique leur répartition actuelle. À Kagatigaon, on raconte l’histoire suivante – une version déformée d’une légende fort connue concernant Prithivi Narayan Shah et la divinité Gorakhnath :
Alors qu’il était encore un enfant, Prithivi Narayan tua un de ses compagnons de jeu. Son père entra dans une grande colère. Il décida de supprimer son fils. Prithivi Narayan réussit pourtant à s’enfuir et trouva refuge chez le roi Malla de Bhaktapur, dans la vallée de Katmandou, avec lequel il avait une relation d’amitié rituelle (mit). Il y resta deux ans, puis rentra à Gorkha. Là, il alla se cacher dans le temple de Gorakhnath. Le dieu lui demanda ce qu’il souhaitait faire plus tard. Prithivi Narayan lui répondit qu’il voulait devenir roi. Gorakhnath cracha alors dans ses mains et demanda à Prithivi Narayan d’avaler son crachat. Dégoûté, Prithivi Narayan n’en prit qu’un peu dans sa bouche. C’est pourquoi, dit-on, Prithivi Narayan ne devint le souverain que d’une petite vallée. Bien plus tard, Prithivi Narayan parvint, justement, à conquérir cette vallée qu’il convoitait tant, la vallée de Katmandou. Au cours de cette conquête, il s’aida de la garde militaire de son maître spirituel, guru ko paltan. Il demanda à la fanfare qui accompagne cette garde de jouer devant les capitales Malla du tambour dhimay et des cymbales bhusyāh. Le vacarme fut si grand que les rois Malla prirent peur : « Les armées du roi de Gorkha sont bien nombreuses » se dirent-ils. Et ils capitulèrent. Sur ces entrefaites, une querelle éclata au palais Malla de Bhaktapur. Une partie de la famille royale s’enfuit à Balaju, dans l’ouest de la vallée, avec leur déesse tutélaire Mahalaksmi. Un enfant naquit à cet endroit. On l’appela Balami, du nom de la localité. C’est l’ancêtre des Balami. Un peu plus tard, il créa le village de Kagatigaon.
8Les autres mythes, recueillis ça et là, sont beaucoup plus fragmentaires. Ils parlent d’une guerre dans la vallée de Katmandou. Les ancêtres des Balami auraient été surpris en train de manger leur riz au moment d’une attaque. Ils se seraient enfuis en laissant tomber le cordon sacré qu’ils avaient accroché à l’oreille le temps du repas, comme les gens de hautes castes ont coutume de le faire. Ou encore, d’un roi Malla qui aurait demandé à leur ancêtre de choisir entre un plat de viande de buffle bien épicé et un plat de chèvre simplement salé. Les Balami choisirent le plat de buffle. Du coup, le roi leur retira leur cordon sacré. Comme la première légende, ces deux histoires font état d’une origine royale, d’une dégradation à un rang inférieur et, dans deux cas sur trois, d’un lien avec la conquête de la vallée de Katmandou par Prithivi Narayan Shah. Significativement, ces éléments se retrouvent, partiellement ou en totalité, chez les groupes, tels les Pahari et les Putuvar dont les Balami sont proches8.
9L’étymologie de « Balami » est elle aussi obscure. On peut penser à un nom de lieu, peut-être Balaju, qui figure dans la légende citée comme un centre d’origine de ce groupe ethnique et autour duquel des villages Balami sont toujours implantés. On peut penser aussi au mot sanskrit bala, « fort, robuste », qui ferait allusion à une des caractéristiques supposées des membres du groupe, liée à leur spécialité professionnelle de bûcheron. Cette dernière étymologie est d’ailleurs explicitement donnée par quelques informateurs : le nom balā-mi leur aurait été donné par un roi Malla de Bhaktapur en raison de la force extrême qu’ils avaient montrée dans des chantiers de construction de temple9.
10Les Balami vivent avant tout de l’agriculture. Ce sont de petits exploitants qui tirent leurs ressources principales de la culture de l’éleusine, du maïs, du blé, du riz, du colza et de divers légumes, comme la plupart des paysans népalais des montagnes et collines avoisinantes (photo 49). Les terres irriguées à riz inondé sont minoritaires. À Kagatigaon, elles ne représentent que 30 % des cultures. Les terres sont en majorité pākho, c’est-à-dire non irriguées. On y cultive en association du maïs et de la moutarde ou du maïs et de l’éleusine. L’élevage de volaille et de buffles est également pratiqué. Les cochons sont souvent interdits dans les villages.
11Cependant, à côté de cette activité ancienne, les Balami étaient, on l’a dit, traditionnellement bûcherons. Jusque dans les années 1970, la plupart d’entre eux coupaient et ramassaient du bois dans les forêts voisines pour le vendre dans les bazars. À cette époque, les populations urbaines de la Vallée faisaient encore l’essentiel de la cuisine au feu de bois et elles devaient s’approvisionner sur le marché pour se procurer du combustible. Les zones forestières exploitées par les Balami étaient toutes situées à proximité de leurs villages. Pour les villages les plus proches de Katmandou, il s’agit des forêts de Rani Ban, de Nagarjung Ban et de Mata Tirtha Ban. Toutes appartiennent depuis longtemps à l’État ou au palais royal. Elles sont entourées de murs et gardées par des gardes forestiers (ban pâle), ainsi que par l’armée. Il semble que leur accès, relativement aisé au début du siècle, ait été restreint dans les années 1970, pour redevenir plus souple aujourd’hui. À présent, les prélèvements ne sont autorisés que deux jours par semaine pour le bois mort et dix jours tous les six mois pour le bois vert, en échange d’une taxe de vingt-cinq roupies par charge de bois. Des accommodements sont semble-t-il possibles. « Il faut avoir de bonnes relations avec les gardes forestiers », me disait-on. Des cas de vols, sévèrement punis par les autorités, m’ont été rapportés.
12Les essences les plus recherchées par les Balami sont au nombre de trois : Schima Wallichii, Alnus nepalensis et Castanopsis indica. Ce sont les hommes qui ramassent, coupent et débitent le bois. Il n’y a jamais eu de système d’entraide, de type parma, comme il en existe pour les travaux des champs. Tout était fait sur une base familiale. En forêt, on marchait autrefois avec des sandales de paille tressée. Aujourd’hui, on porte des tongs ou des baskets. L’outil principal est une hache (pā, néw.), fabriquée par les forgerons Kami. Les femmes, quant à elles, vont vendre les charges en ville. À Kagatigaon, elles se lèvent vers 4-5 heures du matin, partent dans la nuit le ventre vide et atteignent Balaju après trois heures de marche. Le bois est attaché au moyen de cordes et porté à même le dos, avec le bandeau frontal habituel dans les montagnes et les collines népalaises (photo 50). La charge (40 à 45 kg) est vendue de 80 à 150 roupies. Les femmes sont de retour dans leur village vers midi et prennent alors leur premier repas de la journée. On vend beaucoup plus de bois en hiver, lorsqu’on est libéré des travaux des champs, qu’en saison des pluies où les activités agricoles battent leur plein. Les fêtes du Dasain et du Tihar, au cours desquelles on cuit de grandes quantités de nourriture, constituent des périodes de pointe.
13Il convient de signaler que les Balami n’étaient pas les seuls à approvisionner en bois les centres urbains de la vallée de Katmandou. Les Putuvar de Halcok au nord, les Pahari au sud, les Tamang à l’est et à l’ouest en vendaient eux aussi d’importantes quantités dans la Vallée. On signalera également que les Balami n’ont jamais fabriqué de charbon de bois, une activité dont les Tamang des environs se sont fait une spécialité. Comme le bois de chauffage, ce produit était indispensable aux populations urbaines. Curieusement, les Balami ne semblent pas non plus avoir beaucoup chassé par le passé, même s’ils vénèrent encore aujourd’hui Sikari deuta, le dieu de la chasse.
14Aujourd’hui, de nombreux Balami ont abandonné leurs activités de bûcheron. Le bois a été remplacé progressivement dans les familles par le kérosène, puis par le gaz (en bonbonne). La demande a baissé. Le matériau s’est fait lui aussi de plus en plus rare. Le bois disponible n’aurait du reste jamais suffi à satisfaire les besoins de la vallée de Katmandou, dont la population a plus que quadruplé depuis 1960. Seuls les Balami de Kagatigaon et de Rani Ban continuent à présent de vendre du bois à une échelle relativement importante. Dans le premier de ces villages, la plupart des familles acheminent encore à Balaju une quinzaine de charges par mois, surtout pendant la saison hivernale. Les autres Balami ont complètement arrêté.
15Le portage représentait autrefois une autre activité importante de ce groupe de population. Les Balami portaient des marchandises le long de l’itinéraire Bhimpedi-Katmandou, sur l’ancienne route pédestre qui menait de la vallée du Népal à l’Inde. Ils servaient de coolies aussi bien sur l’axe direct qui passait par le mont Chandragiri et Thankot, que plus à l’est par Pharping. Leur localisation dans ces deux zones est à mettre en relation avec cette activité10. C’est sans doute à ces anciennes occupations qu’il faut rattacher les obligations auxquelles étaient tenus les Balami vis-à-vis de l’État durant la période Rana. Ils devaient ainsi porter de Kulikhani (ou Kulekhani) à Thankot les chaînes et le matériel des éléphants d’apparat qui montaient à Katmandou ou qui redescendaient après usage dans les réserves du Téraï. Ils devaient fournir le fourrage nécessaire aux pachydermes et porter le courrier officiel. Ils devaient même parfois assurer le portage des bagages accompagnant les convois de prisonniers. En échange, les paysans Balami ne payaient pas de taxe foncière sur leurs terres pākho non irriguées.
16Ces servitudes11 ont aujourd’hui disparu. Les Balami continuent cependant toujours de circuler le long de l’ancienne route pédestre qui mène en Inde. Au cours d’une enquête menée à Chitlang en 1976, plusieurs cas de migrations hivernales temporaires m’ont été signalés. Les Balami de cette région passaient à l’époque les mois de décembre à mars plus au sud, dans le Téraï, voire de l’autre côté de la frontière, dans l’État indien du Bihar. Ils achetaient dans ces régions chaudes de la moutarde, des feuilles de tabac, du riz, du maïs, diverses légumineuses, qu’ils revendaient plus cher dans la vallée de Katmandou. Certains installaient des boutiques temporaires du côté de Chitwan et se livraient au commerce. D’autres étaient embauchés comme maçons et menuisiers au nord comme au sud. Tout cela reste en vigueur aujourd’hui. En 1999, un maçon dakahmi ou un menuisier sikahmi gagnait 100 roupies12 par jour, plus la nourriture. Les Balami n’ont manifestement pas assez de terres, ou pas assez de bonnes terres, pour subvenir totalement à leurs besoins. Il leur faut, il leur a toujours fallu, des activités annexes.
17Quelle position les Balami occupent-ils dans la société de castes népalaises ? Les Indo-Népalais des environs, Bahun et Chetri, les situent à un niveau sensiblement égal à celui des Tamang. Une caste pure, d’origine tribale, au statut assez bas. Dans la hiérarchie des castes néwar, les Balami viennent en dessous des agriculteurs Jyapu, au même niveau que les jardiniers Gathu, les porteurs de palanquin Putuvar, les agriculteurs Vyanjankar (Tepay) et Desar, les tisserands Tandukar (Khusah) ou les barbiers Nau. Ils sont toutefois jugés d’un statut supérieur aux presseurs d’huile Saymi, aux peintres Citrakar, et a fortiori aux castes impures dont on ne partage pas l’eau, la cale majyu pi en néwari.
18Les Balami, quant à eux, acceptent de manger le riz cuit des Jyapu, mais ils refusent celui qui est cuit par les castes avec lesquelles ils sont regroupés. Ils affirment même que les Putuvar mangent le riz cuit par leurs soins. Ces derniers prétendent le contraire. Les rituels de purification, tel le rasage des cheveux et des sourcils après une pollution (funérailles par exemple), sont, en tous les cas, effectués par les barbiers Nau, comme c’est la règle parmi les castes néwar de hautes et de moyennes castes. C’est là un critère important du système hiérarchique13. En revanche, le cordon ombilical de l’enfant est coupé à la naissance par quelqu’un de la famille et non par un membre de la caste des barbiers ou des bouchers14. Cela les rapproche des Putuvar.
Encadré 23
Organisation sociale des Balami
Gérard Toffin
L’organisation sociale n’est pas fondamentalement différente de celle des autres Néwar. La patrilignée est appelée kavã ou phuki ou encore thar. C’est une unité de faible profondeur généalogique, strictement exogame. Les agnats éloignés sont appelés tāpāhphuki, les agnats proches syah phuki. Les premiers n’observent le deuil que quelques jours en cas de décès d’un de leurs membres ; les seconds, 45 jours. Une fois l’an, le groupe se réunit pour vénérer sa divinité lignagère, Digu dyah. Ce dieu est généralement représenté par un diadème ou tout autre ornement en forme de couronne, muni de pétales ou décoré de volutes. Le culte (dyah pujā) est rarement suivi d’un banquet commun. Les patrilignées se différencient fréquemment entre elles selon la catégorie ou le type d’offrandes fait au dieu Digu dyah : non végétarienne ou végétarienne, galette ou lait caillé, poulet, chevreau ou canard, etc.
Contrairement à ce qui se passe le plus souvent chez les Néwar (mais pas chez les agriculteurs Jyapu), chacune de ces patrilignées a un nom. Voici la liste que j’ai recueillie à Pharping et à Hundu : Takhechemli, Yochemi, Vothumi, Tagomi, Itapu, Svangumi, Silami. À Palung, la liste était la suivante : Takhechemi, Lamomi, Naycabumi, Nuichemi, Nasuchemi, Pitichemi, Kotchemi, Tahachemi, Tharsumi, Khvamchemi, Dichemi. Gvachemi. Le mot chẽ qui apparaît dans plusieurs de ces noms signifie en néwari « maison » ; mi désigne « les gens ». Ces unités sont souvent localisées dans l’espace : un hameau, un groupement, un alignement de maisons. Ailleurs, le brassage a été tel que les unités de résidence ne correspondent pas ou plus aux unités de parenté. Seul le souvenir d’une maison ancestrale (kul chẽ) subsiste.
À Kagatigaon, la population Balami est divisée en deux groupes : les Takhami (ou Votami) et les Kvakhami (ou Chvasami). Ces expressions signifient : les « gens du haut » et les « gens du bas », mais elles ne correspondent pas (ou plus) à une division du territoire en deux moitiés, haute et basse, comme cela existe dans les localités néwar. Les deux groupes en question forment principalement des unités exogames qui s’échangent des femmes. C’est « comme des gotra », m’a-t-on précisé. Takhami et Kvakhami n’ont aucune existence religieuse en tant que telle et n’ont pas de culte qui leur soit spécifique. La seule différence, mise en avant par tous les informateurs, consiste dans le fait que les premiers offrent leurs offrandes funéraires les sept jours qui suivent le décès d’un de leurs membres à Ganesh, alors que les seconds présentent les leurs aux esprits des croisées de chemins (chvāsa), des esprits dangereux responsables de maladies et de troubles divers. Il n’existe apparemment aucune hiérarchie entre les deux unités, en dépit de l’étymologie de leur nom. Cette structure morphologique est à rapprocher des éléments dualistes du même type qui existent chez les Pahari1.
Les interdictions de mariage en ligne agnatique tombent dès que le souvenir d’un lien de parenté disparaît. Du côté utérin, le mariage avec la cousine croisée est interdit comme partout en milieu néwar, mais on trouve des unions avec des parents croisés dès la troisième ou la quatrième génération, à l’instar des Svangumi de Pyangaon2. Comme partout au Népal, les relations entre agnats et utérins sont très fortes. L’oncle maternel (pāju) est tenu à de nombreuses obligations rituelles envers son neveu utérin. Il doit, par exemple, lui couper les cheveux lors du rituel de la tonsure (bhusa kāygu, nép. : chewar), par lequel tout jeune garçon doit passer entre cinq et neuf ans.
En principe, on se marie entre Balami. Telle est encore la règle à Kagatigaon, le plus gros village du groupe, bien isolé par rapport aux agglomérations voisines. Dans cette localité, les mariages sont conclus essentiellement entre Balami du même village. Quelques femmes viennent de Chitlang ou de Pharping, mais aucune fille de Kagatigaon ne s’est mariée à l’extérieur. À Baligaon, où j’ai également mené une enquête sur ce point, on trouve un grand nombre d’unions avec des Balami de villages voisins ou d’autres, plus éloignés. Ailleurs, les mariages intercastes sont fort nombreux, avec des castes néwar, des Indo-Népalais, ainsi qu’avec des Tamang. Ce sont surtout des femmes Balami qui se marient en dehors de la caste Les enfants issus de telles unions sont appelés Lava, « sang-mêlés » ou Nagarkot3. Les Balami les considèrent comme de statut inférieur4 et évitent de se marier avec eux. Notons à ce sujet que l’expression Sāno Bālami, litt. « Petits Balami » (ou Gāma, mot dérivé de gā, « village »), à la connotation très péjorative, est utilisée pour désigner des groupes de familles au sang mêlé. Ces groupes, qu’on appelle aussi Nagarkoti, vivent principalement à Sita Paila, à Mata Tirtha, à Sokhel-Pikhel, près de Dakhinkali, et dans la zone de Chitlang. Ils sont très influencés par la culture indo-népalaise. Certains ont même perdu l’usage du néwari.
19Sur le plan religieux, Mahalaksmi est la grande déesse, la figure divine principale des Balami. Cette divinité joue un rôle central chez tous les membres de ce groupe. Elle est tout particulièrement importante à Kagatigaon, Chitlang, Pharping et à Baligaon. Le culte présente des éléments communs tout à fait remarquables qui mettent en évidence l’unité profonde du groupe Balami malgré sa relative dispersion géographique. Parmi ces éléments, citons : l’existence de danses au cours desquelles Mahalaksmi est incarnée par un danseur masqué au milieu d’autres êtres divins ; la date de la pleine lune de Kartik (octobre-novembre) pour représenter ces danses et organiser la fête du village ; l’opposition entre une forme villageoise de la déesse et une forme forestière (appelée parfois précisément Ban Devi, comme chez ces autres spécialistes de la forêt que sont les vanniers Pahari), moins pacifiée ; le rôle déterminant de l’association religieuse dévolue à la déesse Mahalaksmi dans l’organisation sociale.
20Mahalaksmi tient une place centrale dans l’organisation sociale de tous les villages Balami concernés. L’exemple le plus frappant est celui de Pharping, où j’ai enquêté en 1976 et en 2000. Dans ce bourg situé au sud-ouest de la vallée de Katmandou, le Mahalaksmi guthi, qui regroupe comme à Kagatigaon tous les Balami de la localité, comprend une soixantaine de membres. Sept d’entre eux président les rituels. Significativement, ces personnes sont issues des sept lignages dont est constituée la communauté Balami locale : Takhechemi, Yvachemi, Vothumi, Tagomi, Itapu, Svangumi, Silami. Ce sont elles qui veillent à l’organisation des quatorze banquets annuels du guthi. Ce sont également elles qui chantent et jouent de la musique au cours des danses sacrées qui sont représentées chaque année lors de la pleine lune du mois de Kartik (octobre-novembre). En principe, sept divinités masquées y participent : Ganesh, Kali, Mahalaksmi, Kumari, Indrayani, Varahi et Bhairav15. Elles viennent elles aussi de ces sept lignages. Cependant, la distribution finale est décidée en dernier lieu par le maître de danse (pyākhã guru) qui incarne la déesse Mahalaksmi et qui doit toujours être un membre du lignage Takhechemi. Ce lignage possède une nette préséance sur les six autres, surtout en matière religieuse. Le poste est théoriquement héréditaire et se transmet en ligne paternelle.
21À Pharping toujours, d’autres puissances divines, telles Cundyah (ou Mahaconi)16, Nasahdyah et Barha Kanya, interviennent une fois tous les douze ans lors des danses. À cette occasion aussi, les tâches liturgiques sont réparties entre les sept unités de parenté fondamentales. On voit bien, dans ce cas précis, à quel point l’organisation de ces danses sacrées recoupe la distribution du groupe en lignages. C’est bien le signe qu’elle est profondément ancrée dans la société17.
22Pour l’observateur, l’absence de développement tangible dans les zones habitées par les Balami depuis les années 1970 est un phénomène extrêmement frappant. Durant la même période, les agglomérations urbaines de la Vallée ont considérablement évolué, elles se sont modernisées, leurs populations ont été exposées de manière grandissante à l’influence occidentale et à la mondialisation des échanges. Dans l’ensemble, elles ont tiré bénéfice de ces changements. Les villages Balami eux, situés à la périphérie, stagnent dans un état de grand dénuement. Dans une localité comme Kagatigaon, l’accès à la route asphaltée voisine Trisuli-Katmandou se fait toujours en mousson par des chemins défoncés par les glissements de terrain et ravinés par la pluie. La population féminine reste encore très peu scolarisée, et parmi la population masculine, seuls trois jeunes garçons ont obtenu le diplôme du SLC, qui correspond à notre baccalauréat. La rareté des emplois salariés est également frappante ; ils sont tous de service : « péons », domestiques, etc. On a le sentiment que ces zones sont complètement restées à l’écart du développement et que leurs habitants sont coupés des véritables réseaux d’influence du pays. L’abandon progressif de la coupe et de la vente du bois, une activité qui n’a pas été réellement remplacée, a très certainement aggravé une situation antérieure déjà difficile. De manière plus générale, l’augmentation des écarts et des disparités entre la vallée de Katmandou et ses environs (on pourrait dire : avec une grande partie du pays) est sans doute un des plus graves problèmes auquel est exposé le Népal d’aujourd’hui.
23On notera avec intérêt qu’une association, le Balami Samuha, s’est constituée en 1996 à l’initiative de quelques jeunes. Elle est dirigée présentement par un villageois de Phulcok, un hameau situé non loin de Pharping. Cette association se propose de défendre la culture du groupe et d’améliorer les conditions de vie de ses membres. L’initiative, qui participe aux mouvements identitaires qui ont éclos un peu partout chez les minorités après le retour au régime parlementaire en 1990, est propre à renforcer l’identité du groupe. Peut-être au détriment du rattachement traditionnel à la communauté néwar.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple Pradhan. 1986, et Gellner, 1992.
2 Voici ce qu’écrit par exemple Gopal Singh Nepali : « These two ethnic groups [Dwins and Balamis] along with the Pahari [...] suggesta substratum over which the present racial and cultural superstructure of the Newars has been built up » (1965, p. 175).
3 Sans donner une seule preuve, D. R. Reomi (1966, p. 754-755) écrit : « The Balhamis and Duins who have settled on the western suburb of the city of Kathmandu were the former Kahar castes from the North Indian Gangetic plains. » Les Kahar indiens, on le sait, sont traditionnellement des porteurs de palanquin palki.
4 Toffin, 1992, p. 190.
5 On m’a mentionné à Kagatigaon l’existence d’un autre village Balami (une quarantaine de maisons) situé plus à l’ouest, dans le sud du district de Dhading. Ce village s’appellerait Sanagaon.
6 Toffin, 1981, p. 65.
7 Comme les Putuvar (Dvi), les Balami emploient des prêtres bouddhistes néwar Vajracarya pour célébrer le rituel de purification (ghasu), sept jours après les funérailles et des prêtres hindous, le plus souvent des brahmanes indo-népalais, pour les offrandes (śrāddha), qui ont lieu quarante-cinq jours après le décès.
8 A. Höfer (1979, p. 142) cite un document légal du xixe siècle, antérieur au Muluki Ain de 1854, qui classe ensemble les Balami et les Pahari. Chattopadhyaya (1923, p. 540-543), de son côté, affirme que les Balami seraient une section des tisserands et stuqueurs Khusah. Dans le livre de M. Lecomte-Tilouine consacré aux Magar de Darling (1993), on relève qu’un des quatre clans originaires est appelé Balami.
9 Signalons une étymologie apparemment plus fantaisiste, recueillie à Chitlang. Balami viendrait de bā-lã, « mi-chemin », en souvenir d’une femme de ce groupe qui aurait accouché en rentrant chez elle, à mi-chemin entre sa maison et ses champs.
10 Le portage le long de cet axe a fortement diminué à la suite de la mise en service du câble pour marchandises de Dhumsing à Kisipidi, sous Chandra Shamsher Rana, vers 1925, avec l’assistance d’ingénieurs anglais.
11 Ces servitudes étaient appelées jhārā-beti. Certains informateurs m’ont également signalé l’obligation d’entretenir la route qui allait de Chitlang à Markhu.
12 Environ 1,5 euro.
13 Toffin, 1984.
14 Le cordon ombilical est ensuite enterré, avec le placenta, par une femme de la maisonnée, ou une voisine qui a aidé à l’accouchement. Cette même personne va ensuite allumer à cet endroit un bâton d’encens pendant quatre jours pour éviter les mauvaises influences sur le nourrisson.
15 Ces sept divinités correspondent aux sept pierres du temple pith de Mahalaksmi, situé à l’extérieur de la bourgade de Pharping, dans la direction de l’ouest. Ces pierres non sculptées sont alignées face à l’est et encadrées par deux lions de pierre. Trois autres dieux sont également représentés lors des danses : Ganga, Parvati et Mahadyah, mais les hommes qui les incarnent ne portent pas de masque, ils n’ont que le visage peint. Précisons que la troupe de danse compte également deux khyāh et un kavã (squelette).
16 Cundevi (ou Cundyah) est une divinité liée à l’élevage et à la protection des bêtes, qui est assez répandue dans le sud de la vallée de Katmandou. Un temple important de cette déesse est situé à Chunikhel, le long de la Bagmati, non loin de Bungamati. Elle est vénérée aussi bien par les Néwar que par les Indo-Népalais. On lui fait des offrandes de poulets et de chevreaux. La période du culte s’étend du mois de novembre au mois d’avril. On choisit de préférence un mardi et un samedi pour se rendre au temple.
17 Selon une tradition recueillie en 1976, les Balami de Chitlang et de Pharping entretenaient autrefois des relations étroites. Ils auraient même été à une époque ancienne dāju-kijā (frère aîné-frère cadet) et ils vénéraient une même Mahalaksmi, à mi-chemin entre les deux localités, par la voie pédestre du sud, à proximité d’une rivière connue justement sous le nom de Mahalaksmi. Une querelle éclata entre les deux villages. Les Balami de Pharping prirent la statue commune de Mahalaksmi. Et ceux de Chitlang furent obligés de la remplacer par une pierre.
Notes de fin
1 Toffin, 1981, p. 50.
2 Toffin, 1984.
3 Nagarkoti est un terme couramment utilisé aux confins de la vallée de Katmandou pour désigner les unions intercastes entre Néwar et Tamang. C’est sous ce terme que les Néwar qui voulaient se faire engager dans l’armée népalaise pendant la période Rana (cela leur était interdit sous leur nom propre) se faisaient enrôler. Au sujet des Nagarkoti, et du rapport de ces derniers avec les Pahari, voir Toffin, 1981, p. 46.
4 À Pharping, j’ai noté des Barmu Lava, des Bare Lava, des Tama Lava et des Sem Lava, selon le nom néwari de la caste du père.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS (UPR 299), ethnologue
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