Chapitre XV. Morcellement, privatisation mais gestion collective de l’espace et des ressources du versant de Salmé
p. 447-470
Texte intégral
1À seulement une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Katmandou, l’interfluve Trisuli-Ankhu Khola est pourtant considéré comme relativement enclavé. Il est coupé du pouvoir central qui n’y exerce qu’un encadrement limité et il est situé à l’écart des circuits touristiques. Pour les villageois de la Salankhu Khola, la route la plus proche se trouve à Trisuli, pour ceux de l’Ankhu Khola à Dhading (figure 53). La région n’échappe cependant pas aux changements économiques. Les influences sont multiples et sont diffusées par des villageois qui se déplacent, par des agents de développement appartenant à des ONG ou à l’administration népalaise, par l’école, la radio, les partis politiques ou parfois par des missionnaires.
2Dans le domaine agricole, de multiples innovations ont amélioré, ces deux dernières décennies, les productions des familles et ont modifié les paysages. Je prendrai l’exemple du versant de Salmé, pour lequel nous disposons de données relevées à quinze ans d’intervalle. Je montrerai quelles ont été les transformations récentes du versant, tout en les mettant en perspective dans une échelle de temps plus longue. Accompagnant des améliorations agricoles qui tendent au morcellement et à la privatisation de l’espace, une nouvelle gestion des ressources communes a été mise en place, allant dans le sens d’une protection de la forêt et d’une privatisation de l’accès au fourrage. Je montrerai comment cette gestion a été élaborée et quelles sont les influences qui ont structuré sa mise en œuvre.
3Cette gestion ne fait pas l’unanimité au sein de la population tamang. Les conflits sont nombreux et révèlent l’émergence d’un nouveau pouvoir politique, celui de la jeune génération qui a été scolarisée. Cette dernière tente d’appliquer à la gestion des ressources communes les connaissances acquises à l’école et, par ce moyen, de s’intégrer davantage à la société népalaise.
Histoire de l’occupation du versant
4Afin de comprendre les changements observés aujourd’hui, quelques mots de l’histoire de l’occupation du versant sont nécessaires1. Ses premiers habitants notoires, au moins semi-permanents, seraient des Tamang de clan Dimdung installés là au xviie siècle. Au milieu du xviiie siècle, des Tamang de clan Blenden auraient reçu du roi, en récompense de services rendus, la jouissance et l’administration du territoire de Salmé. Plus tardivement, les Ghale, de clan Gyeldang, seraient arrivés de l’Ankhu Khola. La caste hindoue de forgerons, les Kami de la lignée Asar Pati, s’est installée depuis cinq ou six générations seulement dans le village de Salmé, alors déjà constitué en habitat groupé.
5Il semblerait que jusqu’au xviiie siècle, les Tamang pratiquaient un élevage itinérant avec des troupeaux de bovins et d’ovins dans les pâturages d’altitude du massif du Ganesh Himal et dans la forêt. Cet élevage s’accompagnait d’une agriculture sur brûlis forestier dans laquelle l’orge dominait2. Cette pratique aurait disparu lors de la sédentarisation de la population, sous une pression démographique plus forte. L’élevage aurait alors commencé à diminuer au profit de l’agriculture, phénomène qui se poursuit aujourd’hui.
6Au xixe siècle, sous l’influence néwar et indo-népalaise, de nouvelles techniques et de nouvelles cultures apparurent. L’introduction de l’araire (vers 1900) sur le versant et de nouvelles espèces cultivées transformèrent l’occupation de l’espace3. De nouvelles terres situées à des altitudes inférieures à celles des brûlis, au climat plus propice à une production de maïs et d’éleusine, furent mises en culture. Ces terres ont été façonnées en banquettes et en terrasses, épousant les courbes de niveau. Le déplacement du centre d’activité agricole a entraîné un glissement de l’habitat, qui s’est regroupé depuis environ un siècle et demi sur l’emplacement du village de Thulogaon (1 850 m), aujourd’hui centre administratif de Salmé. Au cours de ce siècle, l’agriculture est devenue l’activité principale des villageois et l’espace qui lui est consacré s’est nettement étendu. La fonction principale des animaux est devenue la production d’une fumure organique. La pratique du gora (tg.), abri mobile abritant le bétail et les bouviers, déplacé sur le versant selon le calendrier agricole, serait un vestige de l’époque itinérante et pastorale des Tamang.
7Au début du xxe siècle, l’exploitation des terres se faisait selon une rotation bisannuelle de trois cultures, maïs-blé-éleusine. Des monocultures de blé ou d’orge étaient pratiquées sur le haut du versant. La limite inférieure de ces monocultures d’altitude serait descendue beaucoup plus bas qu’aujourd’hui, plus près des habitations. La forêt aussi était très proche du village.
8La première mention de rizières apparaît dans une ordonnance royale de 1895 relative à l’imposition des superficies irriguées4. Depuis, le nombre de rizières n’a cessé de croître en bas de versant, particulièrement entre les années 1930 et 1960, parallèlement à une hausse de la population. Les rizières atteignaient en 1980 une superficie totale de 63 hectares, représentant 16 % du territoire cultivé5. Le versant a ainsi été lentement divisé en trois étages culturaux, appelés khet, pākho et lekh. Ces trois étages correspondaient respectivement aux rizières inondées de mousson (1 100-1 700 m) ; aux cultures non irriguées de printemps et d’été, c’est-à-dire la succession annuelle maïs-éleusine (1 700-2 000 m) ; et aux cultures d’hiver, les monocultures de blé ou d’orge (2 000-2 400 m). Une rupture de pente entre ces étages permettait de facilement les identifier dans le paysage. Plus haut, la forêt et les pâturages prenaient le relais des cultures.
9Les superficies cultivées n’ont cessé de croître jusque dans les années 1980, quand les agronomes du « Programme Versant6 » relevaient encore quelques défrichements sur le territoire de Salmé. Lorsque l’extension du territoire cultivé est devenue difficile, le système de production s’est intensifié. L’intensification la plus notable a commencé sur la partie sud du versant, en secteur dénommé pākho, où la rotation biennale maïs-blé-éleusine est devenue une succession annuelle maïs-éleusine, sauf en quelques endroits. Elle s’est étendue progressivement à la partie nord du versant. C’est ensuite une faible partie des rizières qui a été intensifiée à partir des années 1980, grâce à l’introduction d’un blé précoce permettant une deuxième culture en bas de versant. Les transformations se sont ainsi réalisées par à-coups successifs et ne sont pas uniformes sur l’ensemble des terres cultivées. Certaines terrasses, en effet, restent aujourd’hui encore sous rotation biennale ou ne portent qu’une récolte de riz par an. Elles sont les indicateurs, dans le paysage, de différents stades de transformations agricoles.
10Au début des années 1980, certains chercheurs du Programme Versant7 diagnostiquèrent une situation de crise. Les milieux étaient surexploités sous une pression démographique forte, la terre ne cessait de s’appauvrir, la forêt de reculer et la population paraissait sombrer dans « un processus de paupérisation grandissante ». On voyait mal alors quelle pouvait être l’issue, dans un système décrit comme immuable. Ces conclusions pessimistes concordaient avec les discours alarmistes de l’époque sur la fameuse « dégradation des milieux himalayens ». Mais en quinze ans, de nouvelles transformations ont eu lieu, modifiant l’organisation du versant, la gestion des ressources communes dont la forêt et donc le paysage. Elles montrent que le système agro-sylvo-pastoral n’était pas figé et qu’il pouvait s’adapter à de nouvelles contraintes, en fonction des problèmes rencontrés, lorsqu’ils se posaient.
Les transformations récentes du versant, 1980-1995
11Ni la comparaison des photos aériennes des années 1970-1980 avec celles plus récentes, ni l’observation du versant de Salmé, ne donnent une impression de bouleversement ces dernières années. La forêt est toujours présente, à peu près aux mêmes distances du village, et les bois sacrés également. Seul le glissement de terrain s’est visiblement réactivé, coupant physiquement le versant en deux.
12Un examen plus détaillé sur le terrain montre cependant que l’habitat a eu tendance à se disperser, que les maisons se sont agrandies et se sont doublées d’un étage, selon un modèle urbain. Les toits en bardeaux de bois sont souvent remplacés par de la tôle ondulée ou par des bidons martelés. Le nombre d’abris fixes s’est largement multiplié et quelques enclos de pierres ou de bois ont fait leur apparition autour de parcelles cultivées. Avec l’introduction d’un riz d’altitude, les banquettes sèches des cultures d’hiver, légèrement en pente, ont été transformées en rizières planes. À la périphérie du territoire cultivé, quelques friches témoignent d’un abandon des terrasses les plus éloignées.
13Ces modifications du paysage, si elles paraissent somme toute mineures à l’échelle du versant, n’en sont pas moins importantes. Elles révèlent de profondes transformations dans l’organisation des activités, dans l’économie villageoise et dans la gestion des ressources communes.
Innovations agricoles
14Entre 1980 et 1995, de nombreux changements ont vu le jour sur le versant et dans la région. Il ne s’agit pas d’une « révolution agricole », mais d’améliorations qui ont permis aux villageois, en modifiant leur occupation du versant, de résoudre les problèmes qui se sont posés à eux.
15La plus marquante des innovations (mais non la seule) est l’introduction d’un riz rouge d’altitude. Ce riz peut être cultivé à une altitude supérieure au riz classique utilisé auparavant (jusqu’à 2 100 m au lieu de 1 700 m), qualité intéressante puisque la partie basse du versant ne peut, aujourd’hui, produire suffisamment de riz par rapport aux nouvelles exigences des Tamang. En effet, les surfaces de khet de la partie inférieure du versant sont devenues insuffisantes, non seulement parce que des rizières ont été emportées par des glissements de terrain, nombreux dans ce secteur, mais aussi parce que le désir de consommer davantage de riz, socialement valorisé, a augmenté.
16En 1995, après de lourds terrassements8, quasiment un tiers des terrasses du lekh (c’est-à-dire de l’étage cultural supérieur) était transformé en rizières. Actuellement, l’extension du riz rouge se poursuit en secteur pākho. Sa culture se pratique sur les quelques parcelles qui étaient encore cultivées selon l’ancienne rotation bisannuelle (maïs-blé-éleusine) mais aussi parfois sur celles vouées à la succession annuelle maïs-éleusine. La distinction entre les zones lekh ou pākho devient alors très floue, car ces zones ne correspondent plus à un étage cultural spécifique comme c’était le cas dans les années 1980.
17Il est difficile de savoir si ce nouveau riz est une variété améliorée, c’est-à-dire provenant des laboratoires de recherches agronomiques. Les villageois, eux, pensent qu’il est local, car il s’est diffusé dans la région à partir d’un village de l’Ankhu Khola, Kuri, situé en amont de Salmé. Les variétés améliorées suivent un tout autre circuit quand elles se diffusent, des plaines vers les montagnes, de l’aval vers l’amont des vallées, tandis que le riz rouge s’est ici diffusé de l’amont vers l’aval, après avoir été introduit par un migrant tamang revenant de la région des Annapurna et non du bazar de Trisuli. Selon l’avis d’agronomes du Centre agronomique de Kumaltar, situé dans la vallée de Katmandou, il est fort probable, au vue de ses caractéristiques, que ce riz résulte d’un croisement de variété locale et de variété améliorée.
18L’introduction de variétés améliorées à hauts rendements, blé, maïs, éleusine et autres riz, accompagne cette innovation. Un nouveau blé précoce peut être par exemple semé après la récolte de riz rouge en haut de versant, ce qui permet une intensification nette des rotations des cultures.
19Depuis quelques années, des engrais chimiques sont systématiquement utilisés par tous les villageois. Chaque exploitant achète aujourd’hui environ 50 kg d’engrais par an au marché de Trisuli, et jusqu’à 100 kg pour les plus riches. Quelques villageois ont planté des arbres fruitiers pour tenter d’en tirer des produits monnayables sur le marché, malgré son éloignement, et des arbres fourragers apparaissent sur le bord des terrasses afin d’alimenter les animaux, de plus en plus gardés en stabulation. Dans quelques villages de l’Ankhu Khola, des appareils fonctionnant à essence font leur apparition, remplaçant le moulin à eau, le pressoir à main, la scie manuelle ou le pilon à levier pour décortiquer le riz.
20Ces différentes innovations font penser à la « révolution verte » si connue du reste de l’Asie méridionale, mais sans les aides techniques et financières qui l’accompagnaient. Ici, les moyens sont bien plus modestes et les nouveautés, en l’absence de route, se diffusent lentement. Ce sont le plus souvent les villageois eux-mêmes qui ont introduit de nouvelles semences, de nouvelles techniques ou de nouveaux outils, et plus rarement des agents de développement.
21Quelques innovateurs ont généralement copié ce qu’ils avaient observé plus bas, sur le chemin du marché, en direction de la capitale ou lors de migrations. Ils n’en reproduisent que ce qui répond à un problème posé sur leur versant.
Nouvelle organisation du versant
22Ces innovations sont l’occasion d’une nouvelle organisation du territoire, qui commence à se traduire par des échanges de terres. Les activités se recentrent autour de l’unité familiale, l’habitat a tendance à se disperser et le versant connaît un nouveau compartimentage.
Redistribution spatiale autour de l’unité familiale
23En comparant mes données avec celles du Programme Versant, on peut établir qu’une multiplication des rotations s’est faite sur les meilleures terres, accompagnée d’un abandon des terrasses les plus éloignées du lieu d’habitation ou les plus exposées aux ravages des prédateurs. Si, dans les années 1980, les villageois continuaient à défricher certaines parties de forêts afin d’étendre leur espace cultivé, aujourd’hui ces terrasses ont généralement été abandonnées. En revanche, des cultures de légumes dans les hauts pâturages, autour des abris fixes, se sont développées.
24L’introduction du riz rouge d’altitude, du blé précoce et du blé de bas de versant a permis une réorganisation des activités sur le versant. Certains villageois privilégient leurs champs du haut ou au contraire ceux du bas, puisque désormais ils peuvent, dans ces deux secteurs, cultiver riz et blé. Ils vendent parfois les champs qu’ils ne cultivent plus, ou les échangent contre d’autres terres mieux situées ou encore, plus souvent, les laissent en jachère longue, voire en friche.
25Ce regroupement des activités agricoles s’accompagne d’une dispersion de l’habitat qui se rapproche du lieu de travail principal. Le mouvement général de cette dispersion poursuit une descente progressive de l’habitat, déjà attestée dans l’histoire du peuplement, mais il entame aussi un rééquilibrage entre le sud et le nord du versant, ce dernier étant réinvesti, parfois même à une altitude supérieure au village central. Denis Blamont9 avait observé le même phénomène sur le versant de Kimtang, voisin de Salmé. Les pratiques culturales s’y étaient intensifiées dès les années 1950 et l’habitat s’était déjà dispersé dans les années 1980. Mais faute d’engrais, il lui semblait que les rendements n’augmentaient pas de façon satisfaisante, contrairement à ce que j’ai observé à Salmé ces dernières années.
Un compartimentage du versant
26Le regroupement des activités et des terres autour d’une nouvelle habitation entraîne une division de plus en plus nette entre le haut et le bas du versant, et entre le nord et le sud, de part et d’autre du glissement de terrain (pahiro). Celui-ci coupe physiquement le versant en deux et devient réellement difficile à traverser. Les villageois qui ont décidé de concentrer leurs activités en altitude et au nord, grâce à l’introduction du riz rouge, ont tendance à quitter le village central, situé au sud du glissement de terrain, pour s’installer sur l’autre partie, pourtant plus froide. Le nombre d’habitants augmentant au-delà du pahiro, une école a été construite en 1996 pour les enfants qui ne pouvaient plus traverser le torrent pendant la période de mousson.
27Ainsi, un versant qui était exploité communautairement sur trois étages par l’ensemble d’une population regroupée au sein d’un village central, se voit compartimenté en quatre secteurs de plus en plus indépendants les uns des autres, limitant ainsi les déplacements difficiles et le portage des récoltes (figure 54).
28À une échelle plus fine, on retrouve aussi un compartimentage, voire une privatisation, de l’espace, notamment dans la maisonnée. L’ancienne pièce unique du premier étage est parfois divisée en chambres, séparées par des cloisons de planches, dans lesquelles un lit et des affaires personnelles marquent une appropriation individualisée de l’espace. Les animaux, dont certains étaient intégrés à l’espace de la maison, sont éloignés dans des abris spécifiques. Les poules, l’éventuel bétail ou les abeilles par exemple, possèdent dans les nouvelles constructions, des abris distincts, hors de la maison10. Aujourd’hui, les maisons sont, si possible, séparées les unes des autres et non plus accolées, tandis que les anciennes terrasses communes sous les vérandas ont déjà été divisées par des murets de pierres dès les années 1980, individualisant l’espace situé sur le pas de la porte.
L’autosuffisance alimentaire atteinte
29Que retenir de ces différentes innovations et des changements qu’elles ont induits ? Le plus important est sans nul doute la hausse nette des productions agricoles. À partir du suivi de vingt exploitations agricoles à dix ans d’intervalle11, on observe que les productions céréalières ont été multipliées par deux. Ce sont les récoltes de riz qui ont le plus augmenté, elles ont été multipliées par trois, suivies par celles de maïs, multipliées par deux, d’éleusine, par un tiers, tandis que celles de blé mais surtout d’orge ont diminué. Ces deux céréales servaient surtout de soudure au printemps, dans l’attente des récoltes de maïs et ne sont plus vraiment utiles, depuis que l’autosuffisance alimentaire est atteinte12. En effet, il n’est désormais plus nécessaire aux villageois d’acheter des céréales une partie de l’année ; ils produisent suffisamment pour se nourrir depuis l’intensification des rendements et les hausses de production qui en résultent. C’est ce qu’attestent le suivi de ces vingt exploitations et les nombreux entretiens réalisés auprès d’autres villageois. Cette amélioration transforme l’économie des familles dans un contexte d’ouverture aux échanges.
Figure 54
Une nouvelle gestion des ressources communes
30Si les innovations agricoles ont permis une amélioration des situations économiques, le problème majeur rencontré par la plupart des familles est devenu celui du fourrage pour l’alimentation du bétail. L’accès aux ressources communes devient un enjeu suffisamment important pour qu’une nouvelle gestion soit mise en place par la population. Parallèlement, l’apport d’argent par les migrants, de plus en plus nombreux, permet de diversifier les matériaux auparavant prélevés parmi les ressources communes. Les toits en bardeaux de bois par exemple sont remplacés par de la tôle ondulée ou par des bidons martelés dans la Salankhu Khola, et le chaume par des ardoises dans l’Ankhu Khola. Cette diversification atténue d’une certaine façon la pression sur les milieux naturels13 et en même temps oblige chaque famille à investir des sommes d’argent plus ou moins élevées.
31La vaine pâture était généralisée sur les terrasses libérées de leurs récoltes jusqu’à la fin des années 1980. Mais, afin de permettre l’intensification des cultures selon des calendriers divers, de nouvelles règles s’instaurent, allant dans le sens d’une restriction de la vaine pâture et du mouvement du bétail sur le versant. De même, la forêt qui était en libre accès a été mise en défens ces dernières années. Il devient alors difficile de nourrir le bétail, qui reste pourtant nécessaire pour l’enrichissement organique des terres et pour le travail de labour.
Privatisation de l’accès à l’herbe
32Parallèlement à la dispersion de l’habitat et au regroupement des activités, l’usage de l’abri mobile, gora en tamang, diminue au profit des abris fixes, brang (tg.). La stabulation fixe du bétail permet de fabriquer davantage de fumier et de meilleure qualité. Ces abris sont construits à proximité des terrasses afin de limiter les déplacements et le portage du fumier. Le nombre de brang s’est ainsi multiplié sur le versant, chaque famille en possédant désormais deux ou trois, répartis selon la localisation de ses parcelles.
33Il était habituel, dans les années 1980, de laisser sur pied la paille de l’éleusine et du blé. Après les récoltes, les troupeaux étaient lâchés en vaine pâture, se nourrissant de la paille laissée sur place et enrichissant la terre de leurs déjections. Aujourd’hui, ces pailles sont coupées lors de la récolte. Celle de blé est utilisée pour la construction des toits des nouveaux abris fixes14, tandis que celle d’éleusine, plus longue depuis l’introduction d’une nouvelle variété améliorée, sert de fourrage aux animaux en stabulation dans ces abris. De plus, depuis l’intensification des rotations, les cultures monopolisent plus longtemps dans l’année les terrasses, ce qui prive donc le bétail de pâturage. La fertilisation du lekh par les animaux, par exemple, n’est plus possible d’août à septembre à cause de la présence du riz rouge. Mais la paille du riz rouge est très appréciée : excellente pour l’affouragement, elle est vendue à prix fort au sein du village, mais également aux villages voisins qui n’en possèdent pas toujours suffisamment. Nul doute que la qualité de cette paille a joué un rôle important dans la diffusion rapide du riz rouge15.
34La vaine pâture est ainsi de moins en moins pratiquée. Depuis la fin des années 1980, le propriétaire d’un champ plantait dans celui-ci un mât surmonté d’un bouquet de feuilles pour indiquer qu’il voulait utiliser pour son propre compte l’herbe ou la paille de son champ. La présence du mât interdisait à quiconque de couper cette herbe16. Depuis, l’usage privé des champs a été renforcé par l’interdiction récente de la vaine pâture, décision prise lors d’une réunion villageoise par les membres du « comité de développement villageois »17. Les responsables du ga.bi.sa. ont également interdit de couper l’herbe librement : désormais, il est autorisé de couper l’herbe uniquement sur ses propres champs. Si un individu ne compte pas utiliser l’herbe de ses champs, il peut l’échanger contre du beurre clarifié ou contre du fumier18.
35L’interdiction de la vaine pâture se retrouve aussi dans d’autres villages de l’Ankhu Khola. À Ri, le bétail porte même des muselières lorsqu’il se déplace sur le versant afin d’éviter d’endommager les cultures ou le fourrage. La disparition de la vaine pâture a permis la diffusion de nouvelles cultures sans qu’elles soient endommagées par le passage du bétail. Traditionnellement communautaire, l’accès au fourrage est ainsi privatisé. La privatisation accrue des terres, se traduisant aussi par l’apparition d’enclos de pierres ou de bois autour de parcelles, est encore accentuée lors de plantations d’arbres à usage privé, entre les terrasses. Ces arbres, généralement fourragers, permettent d’assurer un accès privé au fourrage, sans dépendre des ressources collectives19. Les plantations d’arbres sont cependant beaucoup plus nombreuses, et semble-t-il plus anciennes, en basse et moyenne Ankhu Khola qu’à Salmé. Différence qui a déjà été observée ailleurs au Népal, entre les basses et les moyennes montagnes20.
Protection de la forêt
36Sous le régime Panchayat, il n’y avait pas, à Salmé, d’organisation villageoise spécifique légiférant sur la forêt. Le District Forest Office (DFO) était censé gérer les forêts, mais en réalité, faute de surveillance, leur accès était libre. Dans les années 1980, certains chercheurs du programme Versant21 notèrent une forte dégradation de la forêt et un éloignement grandissant de celle-ci par rapport au village, au point, selon eux, de diminuer fortement la productivité du travail. Il y aurait eu des tentatives de mise en défens de la part de quelques villageois, mais elles n’ont pas été réellement respectées.
37En 1991, lors de la création d’un club de jeunes (appelé youth club par les villageois) à l’initiative des « jeunes instruits22 » du village, un de leurs objectifs prioritaires a été d’interdire la coupe d’arbres à proximité des hameaux, là où la forêt était le plus dégradée. Cinq jeunes furent désignés pour surveiller ces forêts. En 1993, des forestiers du DFO en visite à Salmé accueillirent favorablement cette initiative locale et la structurèrent sous la forme d’un « comité forestier » (ban samiti, nép.), tel que l’on en trouve dans le reste du pays. Les forestiers demandèrent que des élections soient organisées dans le village pour désigner les responsables de ce comité, tout en stipulant que seuls des personnes alphabétisées pouvaient se porter candidates afin de correspondre par écrit avec le DFO23.
38Le pouvoir des jeunes se voit ainsi renforcé officiellement et entre en concurrence avec celui des responsables élus du « comité de développement villageois » (ga.bi.sa.). Le comité forestier, grâce à son enregistrement auprès du DFO, s’est d’ailleurs doté des attributs d’une bureaucratie que les jeunes instruits utilisent pour renforcer leur position de nouvelle élite24.
La nouvelle réglementation
39La forêt communautaire (sāmudāik ban), c’est-à-dire celle qui est restée relativement proche du village, est désormais protégée. Il est interdit d’y couper des arbres, des branches de bois vert ou d’y faire pâturer le bétail. La collecte de bois mort et de feuillage reste tolérée25. Lorsqu’une famille a besoin de troncs d’arbres, pour la construction d’une maison par exemple ou pour la fabrication d’un araire, elle doit demander l’autorisation de les couper au comité et s’acquitter d’une certaine somme d’argent selon la quantité qui lui est nécessaire. Ces arbres devront alors être coupés dans la forêt gouvernementale, c’est-à-dire celle qui est la plus lointaine, sur les crêtes. Cette distance réduit d’autant le nombre d’arbres pouvant être transportés. Des amendes sont prévues selon les infractions et l’argent ainsi récolté est en partie transmis au DFO, en partie conservé par le trésorier local pour les besoins du comité.
40En 1996, des conflits entre différents groupes du village ont entraîné la dissolution du comité forestier du versant et sa division en autant de comités forestiers que de secteurs forestiers à surveiller et à protéger sur le versant. Ces nouveaux comités sont gérés par les villageois habitant à proximité des forêts concernées. Depuis 1996, certains se sont regroupés et, en 1999, quatre comités gèrent les forêts des quatre secteurs nord, sud, haut, bas, précédemment évoqués. Ainsi, la gestion de la forêt a elle aussi évolué vers un compartimentage du versant.
41Des différences apparaissent entre ces nouveaux comités selon les pratiques locales, révélant une différenciation dans la gestion forestière du versant. Par exemple, les villageois de Thulogaon ne se sont jamais vraiment intéressés à la gestion de la forêt et ont formé leur comité avec trois ans de retard, ils ne surveillent pas leur forêt et ne viennent pas aux réunions. Les habitants de Ghalegaon, parmi lesquels de nombreux jeunes instruits, avaient au contraire formé le premier comité du village et appliquent véritablement leur règlement. Quant aux villageois de Gunsa, ils fréquentent assidûment les chamanes de leur hameau, d’où de nombreuses coupes de branches vertes dans leur forêt pour un usage religieux, ce que dénoncent les jeunes instruits. Ils utilisent aussi beaucoup de feuilles d’arbres pour les mélanger au fumier et fabriquer ce qu’ils appellent le compost, pratique peu courante sur le reste du versant. À Hop, en bas de versant, des arbres fourragers ont été plantés autour des terrasses, d’où une utilisation très restreinte de la forêt par ailleurs plus éloignée. Ainsi, aujourd’hui, la forêt est gérée par des comités forestiers relativement indépendants les uns des autres26, des pratiques s’individualisent selon les lieux d’habitation et se répercutent dans un usage particulier de la forêt27.
42On observe le même phénomène dans l’Ankhu Khola voisine, par exemple sur le versant de Ri, où le comité forestier villageois a été divisé en neuf comités indépendants, correspondant aux neuf circonscriptions (ward) du versant, chacun ayant une forêt proche à sa charge. On retrouve donc, là aussi, un compartimentage au sein d’un même versant et un morcellement, dans l’espace, des pratiques communautaires.
Le règlement écrit
43À la demande du DFO, les jeunes instruits ont rédigé un règlement afin que le ou les comités forestiers villageois soient reconnus par la structure administrative du district. L’épreuve était de taille pour des jeunes qui avaient à rendre une copie suffisamment bonne pour recevoir l’aval de l’administration. Faute de savoir ce que le DFO attendait vraiment, le règlement a été en partie copié sur celui d’un village voisin, Barsenchet. Le texte est long, structuré en chapitres et sous-chapitres, et extrêmement administratif dans son contenu, accordant une grande importance à la procédure bureaucratique. Les interdictions y sont imprécises, se contredisent, ne sont pas en adéquation avec les ressources naturelles et ne se préoccupent pas des besoins locaux28. En revanche, il définit les fonctions et les devoirs des membres selon leur position hiérarchique. Ainsi le règlement écrit semble être plus un instrument de pouvoir politique qu’une mise en place de réglementation forestière, d’autant que, sur certains points, il contredit les interdictions orales diffusées par les mêmes comités.
Les diverses influences en matière forestière
44Si le règlement écrit nous renseigne finalement peu sur ce qui est réellement autorisé ou non concernant la forêt, il nous informe sur les diverses influences qui interfèrent dans sa gestion. Les idées diffusées à l’école y sont très présentes et se répercutent sur les actions entreprises par les jeunes générations. Les discours villageois nous renseignent aussi sur les influences extérieures. On relève ainsi que les informations diffusées par le DFO, par le département des forêts (ban bibhag) ou encore par le ministère des forêts, que ce soit par le biais de la radio, d’affiches publicitaires (figure 55) ou de formations, sont assez souvent entendues et prises en compte localement.
45En premier lieu, on s’aperçoit que la structure du règlement écrit villageois reprend à l’identique celle d’une annexe des règlements de 1995, en application de la loi forestière de 1993 à propos de la constitution de groupes d’usagers29. Les villa geois ignorent cette loi, mais elle s’est toutefois diffusée dans la région d’une manière ou d’une autre, puisque l’on en retrouve ici des traces. Concernant le contenu même du texte, les villageois déclarent vouloir « gérer, exploiter et protéger la forêt », ce qui correspond aux nouvelles incitations des administrations. De nombreux termes économiques (« productions de la forêt », « revenus forestiers », « profit », etc.) montrent que les discours des administrateurs forestiers, et derrière eux l’État30, présentant la forêt comme une ressource économique à gérer, ont été entendus.
46Le règlement stipule que si les ressources de la forêt doivent être exploitées, la forêt assure aussi une fonction de conservation des sols, idée largement diffusée lors des formations proposées par le département des forêts. Il y est fait grand état des feux de forêts, alors que ceux-ci sont très rares à Salmé en raison d’une grande humidité du versant et de l’absence de mises à feux de grandes surfaces de prairies avant la saison des pluies, comme cela peut exister ailleurs31. L’influence est, là encore, extérieure au village : le gouvernement opère de vastes campagnes préventives sur les feux de forêt, notamment par des annonces régulières à la radio et par des affiches de sensibilisation (figure 55). Les villageois de Salmé ont intégré ces informations à leurs préoccupations.
47L’école est la seconde source d’inspiration concernant l’environnement et sa gestion, à Salmé, mais aussi dans les autres villages de l’interfluve Trisuli-Ankhu Khola (figure 56). Présente dans la plupart des villages de la région, elle est le lieu d’un enseignement commun à l’ensemble du pays. Les manuels scolaires accordent une attention nouvelle à l’environnement et surtout à sa gestion, depuis les années 199032. Or, parmi les connaissances que les jeunes ont acquises à l’école, celles qui concernent l’environnement sont certainement les plus adaptées au contexte d’un versant de montagne tel que Salmé. Ils peuvent ici s’appliquer à améliorer l’environnement villageois par une meilleure hygiène et à gérer autrement les ressources communes, principalement la forêt, tel qu’il est fortement recommandé dans l’enseignement qu’ils ont reçu.
48Leur engagement dans les comités forestiers et, d’une manière plus large, dans les affaires politiques villageoises, révèle une prise de pouvoir nouvelle qui s’exprime dans le domaine de l’environnement, et plus spécifiquement, de la gestion forestière. Cependant, leur représentation dans l’administration du gāũ bikas samiti reste très faible.
Émergence du pouvoir politique des jeunes instruits
49Jusqu’à présent, les formes d’autorité traditionnelles reposaient sur une organisation clanique et sur des chefferies recrutées dans le groupe de descendance de l’ancêtre fondateur de la localité. Salmé était ainsi administré par des chefs de segment local de clan (mukhiyā), agréés par le pouvoir central33. Ces pouvoirs administratifs ont été abolis en 1951, remplacés par le « système pancayat », puis transformés lors de la démocratisation de 1990. Malgré ces réformes administratives, les anciens chefs de segment de clan ont longtemps conservé leur pouvoir communautaire en étant élus par la population à l’assemblée du village.
50D’autre part, l’autorité prévalant au sein des familles mais également au-delà, a toujours été celle des aînés, les plus jeunes leur devant un grand respect, caractéristique que l’on retrouve dans la plupart des relations sociales au Népal.
Une nouvelle légitimité fondée sur la maîtrise de l’écriture
51Le tamang ne s’écrivant pas et les villageois sachant parler le népali l’ayant appris, sauf exception, lors de migrations de travail, rares sont ceux qui savent écrire. Les jeunes générations, éduquées à l’école, détiennent une autorité nouvelle qui est fondée sur leur maîtrise de l’écriture et du népali. Face à une majorité d’analphabètes, cette maîtrise fascine et permet d’exercer une domination certaine sur la population. Elle s’exprime, par exemple, lors de cours du soir d’alphabétisation organisés par ces jeunes avec l’aide de l’UNESCO, où leur position renverse la hiérarchie traditionnelle : ce sont désormais les jeunes qui enseignent à leurs aînés. De même, dans les villages récemment christianisés de l’Ankhu Khola, ce sont les jeunes qui deviennent les « pasteurs », car ils sont les seuls à pouvoir lire les récits de la Bible aux villageois plus âgés. Là encore, leur influence est renforcée.
52Cette autorité se traduit en termes politiques. Selon de nouvelles normes implicites, il est devenu primordial de savoir lire, écrire et parler le népali, pour se porter candidat à une élection, ce qui exclut du pouvoir les analphabètes. Nombre de villages de la basse Ankhu Khola sont, depuis quelques années, administrés par des jeunes instruits, situation qui contraste grandement avec la décennie précédente. Les nombreuses créations de clubs de jeunes (au statut d’ONG locale) et de comités forestiers sont le fait de jeunes ayant été scolarisés qui peuvent ainsi concurrencer le pouvoir en place, tout en utilisant les pratiques de vote divulguées par la démocratisation.
Népalisation et désir d’intégration
53Les jeunes instruits se distinguent par une distanciation vis-à-vis des spécificités tamang de leurs semblables, qu’ils jugent archaïques. Ils tentent de reproduire de nouvelles façons de vivre citadines mais, en même temps, ils ont le sentiment d’être mis à l’écart par le reste de la société népalaise en général.
54Les jeunes qui ont poursuivi leurs études au-delà de l’école primaire, ont dû quitter leur village pour descendre à proximité des villes où sont localisées la plupart des écoles secondaires : à Trisuli, Dhading, Katmandou, ou même à Janakpur dans le Téraï pour les jeunes de Ri. Quand ils reviennent dans leur famille, non seulement ils sont empreints d’une culture nationale transmise par l’enseignement scolaire34, mais ils ont aussi acquis des comportements et des références de citadin. Ils refusent désormais de labourer les terres ou encore de porter des charges, jugeant ces activités dégradantes.
55Ces jeunes parlent entre eux en népali, langue qu’ils imposent aussi lors des réunions de club de jeunes, de comité forestier ou de toute assemblée villageoise. Ils s’habillent à la mode de Katmandou, écoutent à la radio des chansons népalaises qu’ils apprennent, contrairement aux chansons tamang. Ils ont des velléités de développement pour leur village, avec l’idée de transformer leur société et son environnement selon des normes qui gommeraient les particularités tamang, jugées dépassées. L’architecture des maisons nouvellement construites, par exemple, suit les formes de l’habitat « citadin néwar ».
56Cependant, ils souffrent de leur éloignement des centres de décision, de l’absence d’infrastructures routières qui les associeraient davantage au développement du pays, de l’absence d’électricité. Ils jugent que les administrations du district ne les intègrent pas suffisamment à leurs activités de formation. Ce sentiment d’exclusion, et souvent d’infériorité vis-à-vis des citadins, ne provoque pas de revendications identitaires comme on peut l’observer ailleurs au Népal depuis quelques années, mais, au contraire, se manifeste par un désir d’intégration à une société plus large que leur seul groupe ethnique. Appliquer ce qu’ils ont appris à l’école en matière environnementale leur permet d’avoir le sentiment de remplir leurs devoirs de citoyens et de participer ainsi à la société civile népalaise.
Mise en œuvre de conceptions nouvelles en matière environnementale
57Les jeunes instruits de Salmé se distinguent également du reste de la population par une conception de l’environnement qui leur est propre. Ils font, dans leurs discours et dans certains points de leur règlement écrit, une association directe entre déforestation et érosion provoquant des glissements de terrain, ainsi qu’ils l’ont appris à l’école. En ceci, ils se différencient de la majorité de leurs aînés, dont nombre d’entre eux ont attribué les glissements de terrain au mécontentement de divinités locales35 ou d’autres, à une fatalité inévitable. Des conceptions si différentes appellent des comportements très éloignés pour contrer les glissements de terrain. Les spécialistes religieux entreprennent depuis des décennies des rituels tendant à lutter contre l’élargissement du glissement de terrain principal36 ; à l’inverse, les jeunes instruits préconisent des plantations d’arbres et la construction de gabions37.
58Les arbres sont extrêmement valorisés par les jeunes générations qui leur attribuent toutes les qualités : ils contribuent à la présence d’eau pure, d’oiseaux, forts appréciés des Tamang, d’animaux sauvages, ils maintiennent le sol de leurs racines, fournissent les ressources utiles telles que fourrage, bois d’œuvre, etc. Cette valorisation est parfois poussée au fantasme lorsque les connaissances n’ont pas été bien assimilées ou qu’elles ont été transformées. Un jeune homme fort influent à Salmé, car considéré comme le plus érudit, indique que chaque homme aurait besoin de 500 arbres pour respirer et vivre correctement, grâce aux 500 kg d’oxygène qu’ils dégageraient. La dégradation de la forêt du versant de Salmé l’angoisse fortement, car le manque d’arbres par personne pourrait alors « faire augmenter dangereusement la température, diminuer le taux d’oxygène local et contribuer à l’explosion prochaine de la planète » (sic). Ce même jeune homme a planté des arbres autour de sa maison pour permettre à l’oxygène de pénétrer son environnement familial plus vite que s’il venait de la forêt, devenue trop lointaine, et éviter ainsi « l’étouffement ».
59Les jeunes instruits caricaturent le Tamang en coupeur d’arbres effréné qui ne saurait s’empêcher d’agir ainsi à cause de son passé lointain de défricheur, lorsqu’il dut s’installer sur des versants boisés. Les migrations en Assam comme scieur de long auraient encore renforcé ce trait de caractère. Cette image négative est illustrée par l’usage qu’ils font du terme népali jangali, « descendant de la forêt », pour désigner un Tamang ignorant. Ils rejoignent ainsi les accusations portées sur la paysannerie des collines à propos de la dégradation des milieux himalayens38, que l’on retrouve dans les manuels scolaires. Ils opposent le Tamang au paysan hindou de haut statut venant des plaines, qui, au contraire, planterait des arbres afin d’en récolter les bons fruits dont le Tamang, trop rustre, n’aurait que faire. Cette différence d’appréhension de l’arbre, caricaturale dans l’esprit des jeunes instruits, est illustrée sur le versant de Ri par l’histoire d’une famille de Chetri qui avait planté de très nombreux arbres autour de ses champs, arbres fruitiers, fourragers ou décoratifs. Lors de leur départ et de la vente de leurs champs, les nouveaux propriétaires, tous tamang, ont coupé ces arbres, au grand dam des jeunes instruits qui furent confirmés dans leurs conceptions radicales.
60La pollution de l’air, du sol ou de l’eau, est une hantise pour certains jeunes et elle est souvent abordée dans le règlement forestier comme un problème, non parce qu’elle concerne Salmé mais, vraisemblablement, parce qu’elle est effectivement omniprésente dans les manuels scolaires. Là aussi, la principale solution retenue est la plantation d’arbres, notamment dans les secteurs sans cultures, ainsi que l’indique le règlement écrit. Cependant, cette décision se heurte aux pratiques pastorales des bergers qui voient ainsi leurs espaces de pâturage diminuer.
61Les jeunes, finalement, se rapprochent beaucoup de la conception « conservationniste » de gestion des parcs naturels auxquels ils se réfèrent souvent39. Ils ont tenté, par exemple, d’interdire la chasse à Salmé et de confisquer les fusils à cet effet. Les villageois plus âgés acceptent difficilement ce type d’intervention et les conflits deviennent fréquents entre eux. Les jeunes regrettent fortement que leur versant ne soit pas inscrit dans les périmètres d’un parc et semblent ignorer les divers conflits qui existent ailleurs sur ces questions. Ce serait, selon eux, le meilleur moyen de protection permettant de conserver une forêt verdoyante regorgeant d’animaux sauvages, dont le tigre40, symbole national, et surtout d’attirer de nombreux touristes pour le moment absents de l’interfluve Trisuli-Ankhu Khola. Les aînés, au contraire, ont peur des dégâts que causerait un tigre par exemple, qu’ils ne considèrent pas particulièrement comme un symbole du pays, ce dont d’ailleurs ils n’auraient que faire. La protection de la forêt ne fait ainsi pas l’unanimité dans le village, notamment auprès des plus âgés et des femmes. Les premiers considèrent qu’il n’est pas nécessaire de restreindre l’accès à la forêt, puisqu’ils ont toujours pu l’utiliser ainsi. Quant aux femmes, elles sont les premières concernées par la protection de la forêt, car ce sont elles qui ont la charge quotidienne de trouver du bois et du fourrage. Par leurs pratiques, elles ont souvent acquis une grande connaissance des espèces arborées et des plantes médicinales41. Pourtant à Salmé, elles sont peu informées ou sensibilisées à la protection de la forêt, certaines ignorant jusqu’à l’existence d’une réglementation sur le versant. En effet, rares sont celles qui ont pu aller à l’école et elles sont peu nombreuses à comprendre le népali et donc à assister aux réunions villageoises, notamment à celles des comités forestiers. Elles n’ont pas été associées à l’élaboration de la nouvelle réglementation, ce que regrettent les forestiers du DFO qui tentent, ces dernières années, de renforcer le rôle des femmes dans la gestion forestière villageoise, à l’image de ce qui se fait dans les aires de conservation du pays et dans les programmes internationaux, où leur rôle est fortement valorisé.
62Ces différences renvoient à des conceptions du monde très éloignées. Les jeunes instruits disent distinguer l’humain (mānaba, nép.) de la nature (prakrti, nép.). Cette dichotomie entre nature et société s’oppose à la conception tamang de soi, qui n’est pas radicalement séparé des espèces du monde naturel42. Des conceptions religieuses divergentes engendrent également des désaccords sur l’usage religieux d’arbres ou de branches. Les jeunes, dont l’enseignement scolaire a laïcisé les croyances, opposent aussi la nature à l’artificiel, celui-ci regroupant les constructions matérielles et mentales de l’homme parmi lesquelles ils incluent les esprits malfaisants et les divinités. Ils reprochent ainsi à leurs aînés des pratiques religieuses empreintes de superstition et voudraient réduire (ou faire payer) le nombre de troncs d’arbres utilisés dans les rituels religieux, notamment lors des secondes funérailles (grale, tg.).
63Un clivage entre les générations jeunes-âgés se dessine autour de questions de gestion de l’environnement, révélant des conceptions radicalement opposées, et se manifestant par des conflits qui limitent finalement la portée des comités forestiers. Les responsables du ga.bi.sa., appartenant à une génération plus âgée que les responsables des comités forestiers, sont les premiers à ne pas respecter la nouvelle règle concernant la forêt ou la chasse, vraisemblablement afin d’amoindrir l’autorité des jeunes instruits. Or, même si un système d’amendes a été mis au point, il est très difficile de prouver une infraction et encore plus d’appliquer une sanction. C’est là une limite certaine au pouvoir des jeunes, qui n’ont finalement pas les moyens de faire respecter les interdictions mises en œuvre si une partie de la population refuse de les prendre en compte. De plus, l’écriture, si elle fascine effectivement les villageois, ne s’impose pas encore comme unique source de droit. Le décalage flagrant entre le règlement écrit forestier et les pratiques villageoises montre les limites d’un nouveau moyen de légiférer utilisé par les jeunes en matière forestière.
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64Nos observations sur le versant de Salmé montrent la capacité d’adaptation des Tamang à de nouvelles contraintes, lorsque les problèmes se posent. Depuis 1990, la population a mis en œuvre une série de transformations agricoles qui ont permis une nette amélioration des productions, en utilisant des techniques ou des intrants extérieures qu’ils ont su adapter à leur situation. L’organisation spatiale du versant en a été modifiée et tend au morcellement et à la privatisation de l’espace, tandis que des structures d’encadrement ont été mises en place pour assurer une gestion collective des forêts.
65En resituant ces changements dans le temps long de l’histoire de l’occupation de l’espace, je souligne qu’ils succèdent à d’autres adaptations, antérieures, effaçant parfois les précédentes traces laissées dans le paysage. Ainsi, les divisions de l’espace observées en 1985 par les chercheurs du Programme Versant et qui permettaient de définir des secteurs et de décrire l’organisation agricole du versant, ne sont plus valides quinze ans plus tard.
66Malgré l’éloignement des pouvoirs publics, les nouvelles lois de protection des forêts sont appliquées localement, réappropriées et plus ou moins adaptées par les villageois, sans toutefois qu’une analyse technique des ressources et une évaluation des besoins de la population interviennent dans cette nouvelle gestion.
67Les diverses influences identifiées ne touchent pas la population d’une manière homogène et des divergences d’appréhension de l’environnement apparaissent entre générations. Les types d’intervention sur l’environnement diffèrent donc, ce qui provoque des conflits internes au village. Comme souvent, la maîtrise de nouveaux concepts est un outil de choix pour tenter de conquérir un pouvoir, et les jeunes générations instruites s’y emploient.
68Le paysage résulte de ces différents enjeux, mais il reste souvent difficile d’y saisir les phases de transformations qui se succèdent et font parfois disparaître les marques précédentes ou, au contraire, tardent à s’y inscrire.
Notes de bas de page
1 Il n’existe pas d’archives pouvant nous renseigner sur l’histoire du versant de Salmé. les textes écrits, et qui sont entre les mains de descendants de mukhiyā (chef de village), sont peu nombreux et donnent de rares indications. Cependant, les recherches menées dans les années 1980 sur le versant (Toffin, meyer, Jest et Garine, 1986), ont permis de reconstituer certains éléments de cette histoire, à partir de légendes, de traditions orales et de souvenirs des villageois les plus âgés.
2 La culture sur brûlis accompagnant un déboisement est attestée par Joëlle Smadja (1986, p. 73) qui, à partir d’analyses des sols sur le versant, a montré que des horizons à charbon de bois apparaissaient dans les profils de sol, enfouis à des profondeurs variables. Pour autant, la date de ces brûlis n’a pu être fixée.
3 Jaubert, 1981.
4 Blamont (1983, p. 538) relève une date plus tardive de l’introduction de la culture du riz sur le versant de Kimtang, adjacent à celui de Salmé.
5 Colinet, 1984.
6 Voir Dobremez, 1986.
7 Notamment Bergeret et Petit, 1986.
8 Les anciennes terrasses sèches portant les cultures d’hiver étaient légèrement en pente pour permettre l’évacuation des eaux. Les rizières, au contraire, doivent être parfaitement planes et bordées d’une diguette afin de retenir l’eau pendant la culture du riz.
9 Blamont, 1983, p. 545.
10 La dynamique de compartimentage de l’espace à cette échelle est davantage visible dans la vallée de l’Ankhu Khola, à l’ouest, mais elle commence à être également perceptible à Salmé.
11 Cette comparaison s’appuie sur les enquêtes réalisées en 1984 lors du Programme Versant par les agronomes Bernadette et Jean-Philippe Risoud (Pierret-Risoud, 1985) et sur celles réalisées par l’auteur en 1995 et qui portent sur les récoltes de 1994.
12 Mais le blé et l’orge restent nécessaires, en petite quantité, pour la fabrication de galettes utiles à certains rituels, et du chang, bière locale.
13 Voir également à ce sujet J. Smadja, 1995.
14 Cependant en 1999, nous observions plusieurs abris fixes couverts de tôle ondulée, d’autres de toile plastique.
15 Sur cette question de l’importance de la paille de riz, voir l’article de Smadja. 1995.
16 L’usage de ce mât reprend celui qui est traditionnellement planté dans les pâturages communs pour préciser la volonté d’un villageois de conserver l’emplacement d’un abri mobile pour ses animaux.
17 Les villageois ont du mal à respecter réellement cette nouvelle règle. Les conflits sont nombreux, mais si des animaux détruisent malencontreusement une partie de récolte, on fait prévaloir les droits privés sur le droit communautaire en infligeant une amende au propriétaire des bêtes.
18 Il est intéressant de noter que cet échange se fait avec deux produits dérivés du bétail. Ainsi, un exploitant qui ne posséderait plus d’animaux et n’aurait donc pas besoin du fourrage fourni par ses champs, peut obtenir, grâce à son fourrage, les produits qui lui manquaient.
19 Voir Gilmour. 1988, à ce sujet pour des exemples dans les basses montagnes du Népal.
20 Smadja, 1995.
21 Notamment Wiart, 1983.
22 Par « jeunes instruits », nous entendons la première classe d’âge qui a été scolarisée en nombre et qui est arrivée à maturité dans les années 1990. Ils savent lire et écrire et c’est de là qu’ils détiennent un certain pouvoir sur les autres, même s’ils n’ont pas forcément suivi le cursus scolaire jusqu’à l’examen national (SLC). Le terme « instruit » ne signifie pas qu’ils sont érudits ou qu’ils lisent assidûment des ouvrages, mais ils sont empreints d’une culture nationale par leur passage à l’école et ils y ont assimilé certaines idées et valeurs communes, notamment en matière environnementale.
23 Cette intervention des forestiers correspond à la simple application des nouvelles lois nationales relatives à la gestion des forêts communautaires, aujourd’hui saluées comme un succès (Boisseaux. 1998).
24 Tels que tampon à encre avec le logo du comité, papier à entête, tampons personnalisés pour le président, le secrétaire, le trésorier, etc.
25 Ce qui ne fut acquis qu’après un long débat, engagé au sein du comité forestier, pour savoir s’il fallait l’interdire ou la faire payer. Finalement, d’après la dernière enquête en 1999, la collecte de bois mort et de feuillage reste autorisée et gratuite.
26 Si la multiplication du nombre de comités forestiers a l’avantage de limiter les conflits liés à des pratiques différentes, elle permet aussi, d’après les jeunes, de gonfler le nombre de personnes pouvant suivre une formation auprès du DFO et de recevoir plus de semences d’arbres ou de plants pour d’éventuelles pépinières.
27 Les rapides enquêtes de stagiaires agronomes à Salmé, en 1996, confirment que des pratiques forestières différentes sont identifiables selon la localisation des villageois sur le versant (Amiot et al., 1996).
28 Thierry Boisseaux observe le même phénomène dans la région des Annapurna (Boisseaux, 1998).
29 Voir les décrets d’application de 1995 (2051 VS) de la loi forestière de 1993 (ban niyamābali), Ministère des forêts et de la conservation du sol, HMGN/USAID, annexe 1 1, qui propose un plan en dix-sept chapitres pouvant être inclus dans le règlement d’un groupe d’usagers. Quinze de ceux-ci sont effectivement repris à l’identique dans le règlement de Salmé.
30 Voir le chapitre xii, « Des discours et des lois : gestion des ressources et politiques environnementales depuis 1950 » (B. Ripert, I. Sacareau, T. Boisseaux, S. Tawa Lama).
31 Toutefois, exceptionnellement au printemps 1999, plusieurs feux ont détruit une partie importante de la forêt de la région, conséquence d’une sécheresse de sept mois.
32 Voir l’encadré 20 du chapitre xii.
33 Toffin, Meyer, Jest et Garine, 1986, p. 90.
34 Voir sur ce sujet le travail effectué par Onta, 1996.
35 Voir le chapitre vi « Une lecture du territoire [...] » (J. Smadja).
36 Ben Campbell (1998, p. 126) confirme lui aussi que l’intervention de spécialistes religieux, chez les Tamang du district voisin de Rasuwa, est nécessaire pour calmer les divinités susceptibles de provoquer des catastrophes telles que les glissements de terrain par exemple.
37 Sur le versant de Ri par exemple, en Ankhu Khola, où les jeunes instruits sont particulièrement nombreux, le moindre signe de glissement de terrain est effectivement suivi de plantations d’arbres et de construction de gabions, financés par des subventions qu’ils réclament aux administrations du district.
38 Voir le chapitre xii et l’introduction.
39 Voir le chapitre xii.
40 G. Toffin (1985) atteste cependant que le tigre est aujourd’hui absent de cette région. Mais il reste présent dans l’imaginaire tamang.
41 Voir Saul, 1994.
42 Campbell, 1998.
Auteur
Chargée de recherche au Centre d’étude de l’Inde, géographe
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