Chapitre XIII. Protection des milieux, appauvrissement des hommes. Le village de Botan en bordure du parc de Rara
p. 403-416
Texte intégral
1Depuis une quarantaine d’années, le paysage de Botan, village du district de Jumla (ouest du Népal), a subi d’importants changements. Une bonne partie des forêts autour du village a été transformée en champs. Les villageois sont conscients de cette déforestation qu’ils déplorent. Elle n’est cependant pas un phénomène nouveau dans l’histoire de Jumla. Elle aurait débuté vers la fin de la dynastie Kalyal (fin du xviiie siècle), juste avant l’intégration de la région dans l’État-nation népalais1. Malgré ces antécédents les années 1950 auraient marqué, comme ailleurs au Népal, le début d’une déforestation massive, due à l’explosion démographique. Selon l’estimation de Bishop, en une année, 1969-1970, chaque maisonnée d’une moyenne de six personnes aurait utilisé approximativement 6 100 kg de bois de feu. En comparant des cartes topographiques fondées sur des informations de 1950 avec l’image Landsat de 1972, il a montré que 50 % environ des forêts ont été détruites entre les deux dates et que finalement, il restait moins de 20 % de forêts dans l’ensemble de la Karnali2. Le même auteur avait fait remarquer3 que si des mesures contre cette déforestation n’étaient pas prises, la zone serait dénudée à la fin du xxe siècle. Les prédictions de cet auteur se sont révélées largement exagérées, ce que nous ne discuterons pas ici, en revanche, nous verrons que les mesures prises pour protéger les forêts au cours des quatre dernières décennies ont eu surtout des effets négatifs à la fois sur les milieux et sur les populations qui les utilisaient.
2Après avoir décrit la situation géographique et économique du village de Botan, nous aborderons le découpage du territoire villageois en fonction de son exploitation et le mode traditionnel de gestion des ressources. Ensuite, nous discuterons plus particulièrement du contexte historique des déforestations dans le village, des mesures prises pour stabiliser ce phénomène – notamment de la création du Parc national de Rara en 1976 –, de leurs conséquences sur la vie des villageois et des adaptations à ces changements d’environnement.
Situation géographique et économique du village
3Botan se trouve au nord de Jumla Bazar, dans la région de la Karnali (figure 49). Il est situé à une altitude d’environ 2 800 m, en bordure du Parc national de Rara. Le village regroupe en tout 145 maisonnées, dont 4 de Lohar (forgerons) et 141 de Matwali Chetri (ou : Chetri qui boivent de l’alcool). Ces derniers appartiennent à cinq lignages différents : Rawot, Bura, Thapa, Airi et Lohar. Le village est divisé en plusieurs quartiers (bādo), constitués chacun d’une ou plusieurs pāgri, rangée de maisons mitoyennes formant un seul long bâtiment à toit plat. Les entrées principales de chaque maison (dhong), donnent sur la même terrasse (otālo), par laquelle on peut passer d’une maison à l’autre. Dans toutes les maisons, le rez-de-chaussée est utilisé comme étable et le premier étage sert d’habitation. En principe chaque bādo est habité par la même lignée.
4Aujourd’hui, l’économie des Botal (habitants de Botan) repose d’abord sur l’agriculture puis sur l’élevage, lequel est en régression mais joue encore un rôle important. En général, les Botal pratiquent des cultures non irriguées sur des champs en pente, non terrassés. Les récoltes majeures sont celles du blé et de l’orge en été, du millet et des pommes de terre en automne. Le maïs, l’amarante, les haricots, etc., sont également cultivés. L’introduction du riz y est assez récente : depuis quelques années, à la suite de la construction d’un canal, certains villageois ont transformé en terrasses irriguées les champs situés en contrebas du village, qui étaient suffisamment ensoleillés pour permettre la riziculture.
Les unités de paysage du territoire villageois
5Les pratiques d’agriculture et d’élevage s’inscrivent dans différentes catégories, compartimentées, du territoire exploité par les villageois.
6Le terme jyulā désigne les champs irrigués où le riz est cultivé. Les terres proches ou entourant la maison s’appellent bāri (potager). De petite superficie, le bāri est utilisé pour planter des légumes en été ; en hiver des vaches et des bœufs y sont parqués, attachés, pour qu’ils se réchauffent au soleil. Tous les champs non irrigués sont appelés bhuwā. Ce terme désigne également l’étage intermédiaire du versant, situé entre 2 800 et 3 000 m, où se trouvent la plupart de ces champs.
7Le lekh est associé à trois types de paysage : le sommet, les champs d’altitude ou les estives, selon le contexte. Si le terme lekh est utilisé en référence aux déplacements dans l’espace, il désigne avant tout la partie la plus haute d’une montagne par où l’on accède au versant opposé. Les lekhāli bhuwā (le plus souvent on dit lekh tout court ou bien lekhtirko jaggā) renvoient, eux, à des champs qui se trouvent à haute altitude, où les villageois cultivent des pommes de terre, du blé, de l’orge, du sarrasin, des haricots, et où il ne peut y avoir qu’une seule récolte dans l’année. Souvent la distance entre le lekh et la maison est de deux à trois heures de marche. Si le terme lekh est utilisé dans le contexte de l’élevage, il désigne alors des pâturages d’altitude, souvent situés au-dessus des terres cultivées du lekh. Durant l’été, le bétail n’est pas gardé dans le village, hormis les bœufs qui labourent et foulent les céréales pour les décortiquer. Les vaches et les moutons sont emmenés sur le lekh où les villageois possèdent une étable (lekh goth), distinguée de celle de la maison (ghar goth).
8Le pātan désigne un pâturage de haute altitude, souvent situé au-dessus de 4 000 m, à une distance de deux à six jours de marche du village. Il se trouve parfois à l’intérieur de la forêt ou bien au-dessus de celle-ci ; il peut résulter du défrichement de forêts4. On y garde des troupeaux de moutons, de chèvres et de chevaux, pendant deux ou trois mois durant l’été.
9Les mots ban et jangal, utilisés comme des synonymes, désignent tous les espaces sauvages forestiers.
10Cette dernière catégorie du territoire joue un rôle très important dans la vie quotidienne des villageois. Ils y prélèvent non seulement le bois de feu et le bois pour la construction des maisons mais aussi le bois pour l’outillage. La plupart des outils, y compris le soc de l’araire, sont en bois. Seuls les outils qui servent à couper sont en fer, on en compte une dizaine. La forêt fournit aussi des aiguilles sèches de pin qui jouent un rôle fondamental dans l’agriculture locale. En l’absence de fertilisants chimiques, les villageois dépendent entièrement des engrais traditionnels (porso), en l’occurrence des fumures animales mélangées avec des aiguilles de pin sèches (syāulā/piral) ; la technique consiste à étaler une couche d’aiguilles sèches dans l’étable pour qu’elles soient ramollies par la fumure. Après une dizaine de jours, le fumier est sorti et laissé à l’air libre pendant deux semaines pour qu’il soit bien décomposé avant d’être épandu sur les champs ; puis une autre couche d’aiguilles est remise en litière. Pour obtenir de bons rendements agricoles, il faut utiliser beaucoup d’engrais et, pour cela, disposer d’une grande quantité d’aiguilles de pin.
Gestion traditionnelle des ressources forestières
11Indépendamment de la réglementation gouvernementale de la forêt pour la coupe des arbres (dont nous parlerons ultérieurement), les villageois continuent à se référer à une institution traditionnelle pour la gestion des ressources forestières qui leur sont indispensables, afin que toute la communauté puisse en bénéficier. Cette institution coutumière (ban narālo) a toujours été chargée de surveiller le déplacement des animaux afin de protéger les versants herbeux (melā) avant la récolte des fourrages d’hiver, et de gérer la collecte des aiguilles sèches de pin (syāulā).
Les troupeaux et leur alimentation
12Traditionnellement les Botal sont plus connus pour être des bergers que des agriculteurs. Auparavant, ils vivaient des produits de la laine – tapis, couvertures et tissus – qu’ils troquaient avec leurs voisins contre du riz. Leurs troupeaux de moutons et de chèvres étaient aussi utilisés comme moyen de transport pour faire du commerce. On échangeait avec le nord (Humla, Mugu, le Tibet) du blé et de l’orge contre du sel5 et de la laine. Ils étaient ensuite en partie convoyés vers le sud (Surkhet) et troqués contre du riz et du sel indien. Après le passage du Tibet sous le contrôle de la Chine en 1959, les Botal ne pratiquaient presque plus ce type de commerce, mais jusqu’à la mise en place du parc de Rara les troupeaux étaient restés de bons garants financiers en cas de besoin.
13Les villageois ont toujours constitué d’importantes réserves de fourrage pour nourrir les troupeaux en hiver car, en cette saison, les pâturages les plus proches du village sont couverts de neige. En automne, des herbacées sont fauchées en quantité pour être séchées. Les villageois ne peuvent pas les couper n’importe où ; chaque maisonnée possède son propre lieu de prélèvement qui s’appelle melo/melā (pré de fauche) et qui ne peut être exploité que par son propriétaire. Bien qu’il ne soit pas inscrit dans le cadastre, le melo est traité comme les autres biens fonciers, champs ou maison. Il est partagé entre les frères lorsque les terres sont redistribuées.
14Avant le prélèvement des herbacées les versants herbeux doivent être protégés des troupeaux. Aussi, jusqu’à la création du parc national, les forêts et les pâturages les plus proches du village étaient-ils mis en défens de mi-juillet à mi-octobre. Mi-juillet les vaches étaient conduites aux pâturages d’altitude tandis que les bœufs étaient gardés dans le village pour travailler aux champs. Durant cette période, les bœufs étaient bien surveillés pour qu’ils ne pâturent pas dans les forêts fermées. La fréquentation de la forêt était à nouveau autorisée mi-octobre, après la coupe des herbacées.
Le ramassage des aiguilles de pin
15Les aiguilles de pin sèches, nous l’avons dit, entrent pour une grande part dans la fabrication des engrais traditionnels. Aussi, pour qu’il y ait une distribution égale entre les villageois, le ramassage des aiguilles de pin sèches était-il effectué collectivement deux fois par an dans différentes forêts du village. Les collectes étaient organisées une fois juste avant l’hiver, au mois de novembre-décembre (mangsir), et une fois au mois d’avril-mai (baisākh).
16Autrefois, l’institution coutumière fonctionnait grâce à un groupe d’hommes et de femmes choisis de façon informelle par les villageois pour faire respecter les réglementations forestières6 et, chaque année, le groupe était renouvelé. Cependant, s’il avait bien rempli sa fonction, le groupe pouvait être reconduit pour une année supplémentaire. En retour, chaque membre du groupe organisateur recevait de chaque maison, par année, un pāthi7 de haricots, un pāthi d’orge et un pāthi de blé.
17Le groupe décidait du jour de ramassage des aiguilles de pin et devait également vérifier qu’au moment de la collecte toutes les femmes étaient dans le village, car elles seules font ce travail. Si des femmes étaient absentes du village, leurs familles devaient être prévenues longtemps à l’avance pour pouvoir aller les chercher. En principe, les filles ne portent ni le bois, ni les engrais. Cependant, elles sont invitées à venir aider leur maison natale pour collecter les aiguilles de pin.
18Cette gestion traditionnelle a été en grande partie bouleversée par les différentes législations de protection des milieux depuis un demi-siècle, toutefois elle perdure en partie à Botan et, en 1994, les villageois ont désigné un garde forestier payé 600 roupies par mois par le ga.bi.sa. pour faire appliquer un règlement qui n’avait en fait jamais été totalement respecté. Depuis 1995, afin d’établir une répartition égalitaire des aiguilles de pin entre les villageois, une femme ne peut rapporter que deux charges dans la journée. Comme par le passé, une fois la date du ramassage fixée, le garde fait le tour du village en l’annonçant pour que les femmes soient présentes. Le jour du ramassage, toutes les femmes se réunissent tôt le matin sur la place du village. Puis le garde les accompagne vers la forêt afin d’éviter la fraude.
Le contexte historique de la déforestation des alentours de Botan
19L’histoire de la transformation du paysage de Botan ressemble à celle étudiée par Sagant pour l’est du Népal, qui souligne « l’implantation originale des populations que l’on trouve aujourd’hui : castes indo-népalaises dans les fonds de vallée ; Limbu, à mi-pente ; immigrés de dialectes tibétains, sur les crêtes. Avec cette lutte pour la terre s’accélérait le processus de transformation profonde du paysage agricole et, d’une façon générale, de tout le milieu technique8. »
20Autrefois, le village de Botan consistait principalement en étables de haute altitude (goth ghar) où les Sinjal (habitants de Hat Sinja, localité située à trois heures de marche) gardaient leur bétail durant l’été9. Progressivement, les Matwali Chetri de Hat Sinja (où n’habitent plus que des Thakuri, Brahmanes et artisans) furent repoussés vers Botan par les Thakuri et les étables furent transformées en village permanent. La croissance démographique a entraîné une densification de l’habitat ainsi que l’extension du village. Deux étables des Botal : Jiya, à deux heures de marche de Botan, et Gwati Khola, à une heure de marche, ont été aussi transformées en hameaux permanents. Botan n’a acquis son indépendance qu’en 1978-1979, devenant le Malika Botan ga.bi.sa. Avant, il faisait partie du Hat Sinja Pancayat (aujourd’hui Kanaka Sundari ga.bi.sa.). Cette séparation a fait perdre aux Botal une bonne partie des forêts qui autrefois étaient exploitées en commun. Elles sont passées sous la tutelle des villageois de Hat Sinja. Maintenant, l’accès à ces forêts est limité pour les Botal. Grâce à la coutume (riti thiti) qui consiste à offrir un mouton en sacrifice au moment de Dasain à la déesse Kanaka Sundari de Hat Sinja, les Botal qui habitent ou bien possèdent des champs bordant la forêt de Hat Sinja peuvent l’exploiter, surtout pour le fourrage herbacé et les aiguilles sèches de pin. Cependant, ils doivent se conformer à la réglementation des Sinjal en matière de date de prélèvements.
21Ainsi, l’agrandissement du village, la séparation du territoire de Botan de l’ancienne unité administrative de Hat Sinja Pancayat, la croissance démographique, puis la perte de terres cultivées du lekh, ainsi que la perte de forêts lors de la création du Parc national de Rara et, enfin, l’expansion des terres cultivées, ont largement contribué à une très forte déforestation au pourtour du village, laquelle fut facilitée par le fait que le cadastre a été établi très tardivement dans la région.
Interventions gouvernementales et mesures draconiennes pour préserver les forêts de 1950 à 1976
22Au Népal, après 1950, plusieurs interventions gouvernementales visèrent à la protection de la nature, parmi lesquelles figure la nationalisation de la forêt. La première loi à ce sujet fut promulguée en 1957. Elle était plus motivée par le désir du gouvernement démocratique10 de mettre fin au système féodal pratiqué par le régime Rana pendant une centaine d’années, que par un souci de gestion des ressources. D’ailleurs aucune compensation n’a été payée aux propriétaires des forêts au moment de la nationalisation11. En 1961 et 1967 suivirent deux lois sur la protection de la forêt (idem), la dernière interdisant toute exploitation forestière et donnant le pouvoir judiciaire au district forest officer qui peut dès lors pénaliser lourdement toute exploitation illégale12. En dépit des restrictions imposées par cette loi, elle a plutôt contribué à la déforestation qu’à la préservation de la nature.
23De façon anecdotique, on peut ajouter que localement, dans le district de Jumla, vers 1969-1970, le gouvernement a distribué des jeunes pommiers pour contribuer au reboisement et pour que les villageois aient quelques revenus supplémentaires. Faute de marché pour les pommes, cette initiative n’a pas eu de succès13.
24Après la nationalisation des forêts, la deuxième grande étape de l’action gouvernementale pour la protection de l’environnement a été la création de parcs nationaux. En 1973, a été promulguée une loi14 sur la création des parcs nationaux et la même année le Parc national royal de Chitwan fut créé, suivi en 1976 par les parcs de Rara, du Langtang et du Sagarmatha. Depuis, huit autres parcs nationaux, quatre réserves d’animaux, deux régions protégées et une réserve de chasse ont été mis en place. En tout, les parcs nationaux et les réserves couvrent 20 968 km2 sur 147 181 km2 de surface totale15. L’armée fournit des gardes forestiers pour assurer une protection de la forêt contre l’incursion des villageois à l’intérieur du périmètre des parcs.
25L’idée de parc national s’est inspirée du modèle de Yellow Stone aux États-Unis, où le premier parc national dans le monde avait été établi en 1872. Le gouvernement népalais a suivi les mêmes principes, interdisant en 1973 toute exploitation forestière et toute habitation humaine à l’intérieur des parcs et des réserves, afin de développer le tourisme. Cette loi a été modifiée en 1979 pour reconnaître le droit des indigènes sur les parcs nationaux16. Malheureusement, elle est entrée en vigueur trop tard pour les gens qui vivaient à l’intérieur des parcs nationaux de Rara et de Chitwan, qui en ont été expulsés ; les conséquences ont été désastreuses. En effet, le périmètre de ces parcs couvre des territoires qui étaient utilisés par les populations, et leur création a occasionné de lourdes pertes, non seulement pour ceux qui y résidaient, mais également pour ceux qui habitent toujours aux alentours. Le Parc national de Rara est entouré de onze ga.bi.sa., dont celui de Malika Botan.
Conséquences de la création du Parc national de Rara
26Afin de développer le tourisme dans le parc, toute exploitation forestière y a été interdite dès sa création – interdiction qui est devenue la principale source de conflits entre les villages limitrophes et l’administration du parc. Sa fréquentation touristique est pourtant restée négligeable par comparaison de celle des autres parcs nationaux où elle est mille fois supérieure. Durant mes séjours à Jumla (en 1997- 1998), une cinquantaine de touristes ont visité le parc. D’après le quotidien The Kathmandu Post (2000), 124 touristes ont fréquenté le parc de Rara en 1988, 106 en 1989 et 14 durant les deux premiers mois de 2000. Si les retombées économiques du tourisme restent infimes pour les populations locales, les conséquences négatives sont en revanche nombreuses pour les habitants des villages périphériques.
Une réduction du bétail
27La plupart des pâturages importants du village sont inclus dans le périmètre du parc et leur accès a été interdit dès sa création. De plus, les pâturages de haute altitude où les troupeaux se rendaient de mi-juillet à mi-octobre se trouvent maintenant également dans le périmètre du parc et leur accès a été limité à deux mois. De ce fait le bétail revient au village plus tôt, mi-septembre. Les pâturages dont disposent désormais les Botal ne suffisent plus à nourrir tous leurs animaux pendant les deux mois d’été durant lesquels les forêts du village ne peuvent être exploitées, sauf pour le bois de feu. Par conséquent, la ponction sur les pâturages proches du village est plus importante et la récolte de fourrage n’est plus suffisante pour nourrir les troupeaux durant l’hiver. Aussi les Botal ont-ils compensé cette perte par la distribution de paille, résidu de cultures qui est considéré de moindre qualité.
28Après de nombreuses protestations des villageois, le gouvernement a concédé une brève ouverture du parc pour les habitants des villages limitrophes. Moyennant l’achat de permis délivrés par l’administration du parc, les animaux sont admis dans son enceinte pour pâturer quelques mois en été, cependant, ils ne peuvent y passer la nuit, ce qui limite la pratique. Pour acquérir le permis d’entrée, une somme doit être versée à l’office du parc. Elle varie selon la catégorie d’animal : 2 roupies par mois pour une vache, 20 paisā par mois pour une chèvre ou un mouton. De plus cette autorisation n’est pas systématique. La décision de l’ouverture est prise lors d’une réunion qui a lieu une fois par an en baisākh (avril-mai) pendant deux jours, entre le directeur du parc, les représentants politiques des ga.bi.sa., les instituteurs des écoles et les villageois. Les problèmes auxquels ces derniers sont confrontés y sont discutés et l’administration du parc essaie d’apporter des solutions satisfaisantes. À l’été 1998, lors de mon départ, l’avenir du bétail restait incertain car le parc était resté fermé, la réunion avec son directeur s’étant soldée par un échec.
29La création du parc a ainsi conduit la plupart des villageois à vendre une partie de leur bétail, notamment leurs ovins et caprins. Pour compenser la perte financière causée par la réduction des troupeaux, les Botal sont actuellement obligés, en novembre, après les travaux agricoles, de partir en migration saisonnière vers Népalganj et l’Inde où ils s’adonnent au colportage : ils reviennent en février pour reprendre les travaux agricoles.
Une dégradation des ressources forestières
30Lors de la création du parc national, les villageois ont perdu leurs champs du lekh (lekhāli bhuwā) au profit du parc. Pour compenser cette perte, ils ont tout simplement défriché les forêts proches du village pour les transformer en champs. Il s’en est suivi une déforestation massive à la périphérie du village. Ainsi, l’interdiction de toute exploitation forestière dans le parc a accentué la détérioration des autres forêts du village. Les Botal utilisent non seulement du bois de feu, mais aussi énormément de bois d’œuvre, car les maisons sont reconstruites tous les vingts à trente ans et les réserves à grain (khāt) ainsi que la plupart des outils sont en bois. Depuis la création du Parc national de Rara, le fer est de plus en plus utilisé pour la fabrication d’outillage, y compris pour le soc de l’araire, car le bois utilisé auparavant pour les outils se trouve aujourd’hui dans le parc. Cette adaptation est contraignante, car le fer n’est pas disponible dans la région et doit être apporté de Népalganj. De plus, les villageois continuent à préférer les socs en bois de chêne ; ils estiment que les bœufs peuvent les tirer plus facilement que ceux en fer. Mais le chêne se trouve malheureusement à l’intérieur du périmètre du parc. De leurs forêts, les Botal ne peuvent utiliser que du pin, qui est de moins bonne qualité et ne dure pas aussi longtemps.
31Cette déforestation n’a pas eu comme seule conséquence une pénurie de bois, mais elle a eu aussi d’autres incidences sur la vie des villageois. Depuis quelques années l’apiculture a fortement diminué, alors qu’autrefois le village était connu pour ses ruches ; celles-ci représentaient une bonne garantie financière pour les villageois. Les plantes médicinales comme le Nardostachys jatamansi (jatâmansi), Orchis stracheyi (hatti jadi), Rheum emodi wall (padama chalnu/padamachal), Orchis latifolia linn (panch aungule) etc., sont devenues plus difficiles à trouver, ou bien leur récolte a été interdite alors qu’elles étaient autrefois une source de revenus.
32Une autre conséquence de la dégradation des forêts du village est le manque d’aiguilles de pin, indispensables pour produire les engrais. En raison de l’interdiction de ramasser des aiguilles dans le périmètre du parc national, la quantité d’aiguilles de pin récoltées aujourd’hui ne suffit plus et les villageois se sont mis à collecter également des bhay (feuillages qui ne sont pas utilisés comme fourrage), dont le ramassage se fait aux mois d’août-septembre (bhadau) pendant quinze jours.
33À force de persuasion et de négociation, l’administration du parc national a décidé d’ouvrir la forêt une fois par an pendant quinze jours pour le ramassage des aiguilles sèches de pin. Cette permission restreinte n’est pas suffisante. De plus, l’entrée du parc est surveillée par l’armée et si, pour une raison quelconque, les militaires sont mécontents des villageois, ils peuvent – comme punition collective et malgré la permission de l’administration du parc – barrer la route aux femmes le jour du ramassage.
Gestion récente des forêts hors du parc
34Après la création du parc national, des mesures concernant les forêts qui n’étaient pas dans son périmètre ont également été prises.
Les forêts gouvernementales
35Depuis la nationalisation des forêts sous le régime pancayat, celles de la région furent gérées par le district. En 1978, face à leur dégradation croissante, le gouvernement a promulgué une loi sur la création de Pancayat Ban (forêts de pancayat). Elle permet au Pancayat de faire une demande auprès du bureau des forêts du district (District Forest Office) afin que les forêts nationales qui se trouvent dans le territoire du district passent sous protectorat du pancāyat17. Ce que fit le pancāyat d’Hat Sinja. Quelques années plus tard, pour mieux gérer les forêts de la vallée de Sinja, le bureau central du district à Jumla a ouvert un sub-district forest office dans le village de Narakot, situé à cinq heures de marche de Botan en longeant la rivière Sinja. Les villageois pouvaient y obtenir un permis pour couper des arbres nécessaires à la construction d’une maison en payant une somme de 900 roupies auprès de l’officier de Narakot. Bien que le permis n’accorde que 50 feet cube (soit environ 16,5 m3) de bois, les villageois en coupaient bien plus, car les charpentiers utilisent la hache au lieu de la scie. Cependant l’office se montrait indulgent moyennant des pots-de-vin. Malheureusement Botan n’a pu bénéficier de toutes ces interventions, car le village n’a commencé à gérer son propre territoire forestier qu’à partir de 1978-1979. Depuis qu’il est séparé d’Hat Sinja, ses forêts sont directement gérées par le bureau central du district à Jumla.
La forêt communautaire
36Par ailleurs, en 1993, le gouvernement a promulgué une autre loi visant à mieux gérer les forêts qui étaient en dehors des périmètres protégés des parcs18. Cette loi classe les forêts en six catégories : gérées par le gouvernement, protégées, communautaires, louées (leasehold forests), religieuses, privées19. Concernant les forêts communautaires, elle reconnaît le droit aux usagers de les gérer et de les protéger. Malgré cette reconnaissance, le gouvernement reste seul propriétaire et peut reprendre une forêt communautaire si les conditions posées ne sont pas respectées20.
37Dans ce contexte, en 1993-1994, le gouvernement a restitué aux Botal une de leurs forêts, Salle pātā, qui se trouve au sud-ouest du village. Un comité forestier (ban samiti) a été formé pour protéger la forêt communautaire (sāmudāik ban), lequel samiti est sous contrôle du forestier du district. Le comité est composé de onze membres dont 4 femmes, qui, en réalité, ne participent guère aux réunions. Dès sa création, la forêt communautaire a été interdite à toute exploitation, à l’exception de la collecte des aiguilles de pin une fois par an, du ramassage du bois de feu et de la coupe de bois pour la construction des maisons.
38Bien que le comité forestier ait pour fonction de gérer la forêt communautaire, il surveille en fait l’ensemble des forêts du village et essaie d’appliquer le règlement de cette forêt à toutes les autres, afin de mieux les protéger. Les principales dispositions prises par le comité sont les suivantes :
Depuis la création de la forêt communautaire, toute exploitation est interdite, hormis le ramassage des aiguilles et la coupe de bois avec un permis. Le premier travail du comité est de surveiller la forêt pour qu’il n’y ait pas de fraude. Si du bois de construction est prélevé sans permis, il est confisqué et les voleurs sont pénalisés. Lorsque le délit est commis pour la première fois, le voleur est pénalisé de 100 roupies, pour la deuxième fois, il doit payer 200 roupies d’amende, et la troisième fois il est envoyé à l’office des forêts du district à Jumla Bazar pour y être jugé. De retour au village, il devra planter vingt-cinq jeunes arbres dans la forêt.
Pour le bois de feu, le bois sec peut être ramassé mais il est interdit d’abattre les arbres verts, cependant on peut couper les branches jusqu’à deux mètres de hauteur à partir du sol, une somme est alors à verser en fonction du poids. Si le bois de feu est prélevé en dehors des périodes autorisées, il est confisqué et les voleurs sont pénalisés ; lorsque le délit est commis une première fois, l’amende est de 25 roupies, une deuxième fois, elle est de 50 roupies, une troisième, elle est de 100 roupies.
Le comité décide des dates de ramassage des aiguilles de pin sèches et prélève 25 paisā par charge.
Enfin, il vend le permis autorisant la coupe d’arbres en vue de construire une maison. 50 feet cube sont alloués par maison pour le prix de 1 500 roupies. Des arbres peuvent être abattus, sans frais de permis, pour la reconstruction des maisons détruites par des calamités naturelles.
39Il était prévu qu’après cinq années l’office des forêts du district réexamine les statuts de la forêt communautaire de Botan. Si elle avait été bien protégée et si elle avait aussi généré un revenu, l’office des forêts devait restituer la deuxième forêt du village aux habitants.
40Mais, malgré la volonté du gouvernement et de la population locale de préserver la forêt, il y a un décalage entre ce règlement et les pratiques. Si le règlement stipule que seul le bois mort peut être ramassé et que les branches vertes ne peuvent être coupées que jusqu’à deux mètres de hauteur, il n’est pas aisé d’en vérifier l’application. Souvent, celui qui coupe du bois vert le fait sans témoin, et certains préparent à l’avance du bois sec en donnant çà et là quelques coups de serpe... Personne jusqu’à présent n’a été pénalisé. Malgré la décision de prélever une roupie par charge de bois et 25 paisā par charge de fourrage pour augmenter le revenu du ban samiti, la mesure n’a jamais été appliquée dans le village. En fait, le gouvernement a seulement promulgué la loi sur la forêt communautaire, cependant il n’adonné aucune instruction générale sur la façon dont il fallait la gérer21. Les villageois ont donc élaboré leurs propres règles qui ne sont pas toujours applicables dans la réalité.
41De plus, le rôle du gouvernement vis-à-vis de la forêt communautaire est assez ambigu. S’il incite très clairement à protéger la forêt, il exige également que le ban samiti fasse des recettes à partir de la forêt communautaire. Or, pour faire recette, le ban samiti doit vendre des permis d’achat de bois pour la construction des maisons. Afin que les villageois achètent les permis auprès du ban samiti plutôt qu’à l’office des forêts du district, le ban samiti les vend 1 500 roupies pour 50 feet cube tandis qu’ils coûtent normalement 2 800 roupies pour le même volume à l’office. La différence de prix encourage les villageois à acheter leur permis auprès du ban samiti, ce qui signifie aussi que les arbres de la forêt communautaire sont plus nombreux à être abattus. De surcroît, 50 feet cube ne suffisent pas pour construire une maison, il en faut 200. Les membres du ban samiti savent que les villageois achètent le permis pour 50 feet cube et en abattent 200, cependant ils ferment les yeux.
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42Bien que la dégradation forestière de l’ensemble du Népal est souvent attribuée aux villageois qui utilisent les ressources naturelles sans scrupule et à l’explosion démographique que le pays a connu depuis 195022, l’exemple de Botan montre que ces raisons ne peuvent à elles seules expliquer l’accélération de la déforestation autour du village. Cette déforestation a également été provoquée par l’intervention gouvernementale en matière de protection de la nature, qui n’a pas tenu compte des besoins des villageois et de leurs droits sur leurs ressources naturelles.
43Grâce à la connaissance de leurs milieux et à leur capacité à adopter de nouvelles ressources, les Botal continuent à exploiter leur territoire, malgré les changements dus à la déforestation et à la préservation de l’environnement. Toutefois, la création du parc a eu pour conséquences une dégradation des milieux à son pourtour, la diminution des troupeaux qui a entraîné la conversion de ce groupe de bergers en colporteurs, et leur appauvrissement.
Notes de bas de page
1 Bishop. 1990, p. 122-123.
2 Ibid., p. 268-269.
3 Bishop, 1978, p. 24.
4 Bishop, 1990, p. 46.
5 La demande en sel tibétain dans cette région est restée assez importante jusqu’à aujourd’hui.
6 Avant le système pcincayat, il était sous la juridiction du mukhiyā.
7 Un pāthi = 8 mana = 4,55 litres.
8 Sagant, 1976, p. 4-5.
9 D’ailleurs, les Jacauri Thakuri de Hat Sinja offrent encore deux récipients de lait au Mahadeu (divinité) du village de Botan, à la fête de la pleine lune de sāun (juillet-août) en souvenir de cette exploitation ancienne. Dans cette région, les troupeaux sont emmenés vers les hauts pâturages pour une durée de deux mois en été. Dès l’arrivée du bétail au goth, le berger donne une offrande de lait à la divinité du pâturage – souvent Mahadeu – pour qu’elle protège les troupeaux.
10 Voir le chapitre xii, « Des discours et des lois : gestion des ressources et politiques environnementales depuis 1950 » (B. Ripert, I. Sacareau, T. Boisseaux, S. Tawa Lama).
11 Graner, 1997.
12 Eagle, 1994.
13 Bishop, 1978, p. 21.
14 National Parks and Wildlife Conservation Act, 2029 VS.
15 Stevens, 1997a, p. 65.
16 « To reside in the park and to cultivate food crops, to graze domestic animais, and to cut fuel and gather dried leaves for their own use in such areas as shall be set asidefor that purpose by Warden » (Stevens, 1997a. p. 68).
17 Graner, 1997.
18 The Forest Ait of 1993.
19 Graner, 1997, p. 51.
20 Hobley et Malla, 1996, p. 88-89.
21 Graner, 1997, p. 53.
22 Ibid., p. 52.
Auteur
Doctorante népalaise, ethnologue
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