Chapitre VIII. Partage du territoire entre chrétiens et hindous du village magar de Pathardi
p. 259-270
Texte intégral
1Dans une communauté magar hindouisée – le village de Pathardi, dans le district de Tanahun au Centre-Ouest du Népal –, elle-même inscrite dans un Népal fortement hindou, se trouve implantée, depuis 1978, une minorité évangéliste. Elle s’est mise en place par le biais du dispensaire du village. Le médecin, en fonction de 1988 à 1995, était lui-même le fils du fondateur du premier mouvement chrétien, l’INF (International Nepal Fellowship), installé au Népal après 1950. Actuellement, l’INF représente l’un des mouvements protestants les plus puissants du pays. Il est implanté sur tout le territoire, particulièrement au sein des minorités ethniques, comme les Magar.
2Le cas de Pathardi n’est pas très représentatif du rayonnement actuel de la christianisation au Népal où, dans certains districts comme celui de Dhading, des villages entiers se convertissent. Cependant, il est intéressant de voir comment une minorité chrétienne a pu se former dans un village magar et comment sa présence a engendré une division spatiale entre territoire hindou et territoire chrétien.
Un monde chrétien à part
La situation géographique
3Le district de Tanahun se trouve dans la zone de basses et moyennes montagnes comprise entre la plaine du Téraï et les sommets de l’Himalaya. Les reliefs sont escarpés, profondément entaillés par les vallées fluviales, les champs aménagés en terrasses s’étagent au long des pentes. Les villages occupent le flanc des versants.
4Pathardi est localisé dans le ward 6 du ga.bi.sa (comité de développement villageois) de Bhanumati (figure 42). Ce ward inclut également une partie du hameau de Paimi, perché en haut d’une colline, où la population est majoritairement constituée de Magar et de quelques familles d’Indo-Népalais Kami (forgerons), Sarki (tanneurs-cordonniers) et Damaï (tailleurs-musiciens). Plus bas, dans le hameau du col de Rithabhajyang sont installées six maisons magar. Puis les hameaux d’Aspardi et de Badanda, situés en contrebas de ce col sur un versant orienté au nord, sont peuplés surtout de Magar mais aussi de Chetri, de Thakuri, et de Brahmanes. À la différence des autres hameaux constituant ce ward, Pathardi est le seul à être exclusivement habité par des Magar.
5Pathardi se situe entre 800 et 900 m d’altitude, sur une colline orientée est-ouest, la partie basse du versant nord appartenant au hameau d’Aspardi. Le versant sud, moins peuplé, est couvert de forêts et cultivé. L’ouest est consacré à la forêt et aux cultures, et l’est comprend la presque totalité des habitations de Pathardi. La plupart des hameaux de la région occupent les versants est des collines. Cette exposition faste est importante pour l’implantation des habitations, et les maisons chrétiennes construites plus récemment l’ont respectée. Le territoire villageois comprend, dans sa partie inférieure, des champs irrigués appelés khet, puis, à mi-versant, des champs de cultures sèches où dominent le maïs et l’éleusine et où la concentration de l’habitat est plus forte. La zone supérieure, peu habitée, est occupée essentiellement par des pâturages et des bois (figure 43).
Le contexte social
6Les Magar, de langue et de culture tibéto-birmane, représentent 20 % de la population totale du district de Tanahun, selon le recensement de 1991. Influencés par l’hindouisme, ils ont toutefois conservé des traditions propres dans le système de parenté et les règles de mariage1. Les spécialistes considèrent ainsi qu’ils forment une tribu intégrée dans la hiérarchie sociale du Népal structurée par le système des castes. La question se pose maintenant de savoir si, sous l’influence du christianisme, les Magar continuent à respecter leurs traits culturels propres. À ce sujet, il convient de rappeler que l’organisation sociale du Népal est restée longtemps sous l’influence d’un absolutisme hindou. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, le terme Népal désignait la vallée de Katmandou, elle-même constituée de trois royaumes : Katmandou, Patan et Bhadgaon2. À cette époque, une poignée de missionnaires visita ces territoires. En 1768, Prithvi Narayan Shah, chef du royaume de Gorkha, s’empara de Katmandou et unifia différentes principautés de l’Himalaya central. L’unification politique fut suivie de mesures sévères lancées contre toute présence chrétienne à l’intérieur du pays, mesures qui furent renforcées par le régime Rana à partir de 1846. Dès lors, une fermeture totale du pays aux étrangers, puis l’application d’un code de lois hindou, érigé sur le modèle des règles de castes, visèrent à l’intégration des différentes ethnies occupant le royaume. Il s’agissait d’un prosélytisme hindou3. En 1950, le pays ouvrit pour la première fois ses frontières à l’extérieur. Les chrétiens népalais, réfugiés dans les territoires voisins, s’installèrent alors plus librement au Népal. Cependant, les lois restèrent très strictes et les conversions chrétiennes demeurèrent interdites. Seul, l’hindouisme dominait le pays4. Le 9 novembre 1990, une nouvelle constitution institua une relative liberté religieuse. À vrai dire, les convertis chrétiens sont dès lors tolérés en fait, non en droit5. Un bref aperçu de l’histoire de la formation de la communauté chrétienne de Pathardi est indispensable pour comprendre comment elle a pu évoluer malgré un contexte social et politique qui lui était défavorable.
L’installation de la minorité évangéliste à Pathardi
7Hilda Steele, missionnaire évangéliste appartenant au courant chrétien fondateur de la première église du Népal, décida en 1959 de rendre visite à deux femmes converties dans le village de Pyersingh (district de Syangja). En 1962, avec l’assentiment du conseil de ce village, elle y fit construire une clinique. En 1967, une autre missionnaire, Mary Cundy, se joignit à elle. En 1978, les deux femmes, en butte à des problèmes locaux, choisirent de fermer le dispensaire de Pyersingh pour s’installer à Pathardi où les convertis étaient plus nombreux et où le pasteur, issu du lignage fondateur du village, avait pu acheter les terres nécessaires à l’édification de l’établissement médical6.
8C’est ainsi la crête de Pathardi, où se tient un lieu-dit du nom de Carghare (car : quatre, ghar : maisons), qui a été choisie pour l’implantation du dispensaire mis en place par les missionnaires, puis tenu par des chrétiens du village. Par la suite, un véritable hameau chrétien s’est développé alentour. Aujourd’hui Pathardi est occupé par une cinquantaine de maisonnées, dont onze sont chrétiennes. Ailleurs dans le ward, les convertis sont moins nombreux : par exemple, à Paimi, sur un total de quatre cents maisonnées, quatre sont chrétiennes ; à Rithabhajyang, sur six familles, deux sont converties ; à Aspardi il n’y a qu’une maison chrétienne sur un total de quarante environ, et à Birgule, sur cinq maisons, une seule est chrétienne. Ainsi, le ward 6 compte au total dix-neuf maisons chrétiennes dont certaines ont entre elles des liens de parenté et qui se trouvent en majorité dans le village de Pathardi.
9Une limite très nette sépare chrétiens et hindous. En effet, sept maisons de convertis, dont celle du pasteur, se situent à Carghare, près du dispensaire, dans la partie haute du village. En 1978, cet espace était le domaine de la forêt considérée par les hindous comme la demeure des esprits malfaisants ; il symbolisait un monde sauvage et dangereux. Le chemin contournant la crête de Carghare pour se rendre à l’école effrayait les enfants. Cette partie du versant était connue comme le domaine par excellence des bhut, des pret et des masan, divinités malfaisantes. Il semble que les villageois n’ont pas laissé d’autre choix aux chrétiens que de s’installer sur des terres où personne n’allait avant la construction du dispensaire. Par leur implantation spatiale, les chrétiens se laissent donc assimiler aux esprits malveillants et nuisibles pour l’homme. Ils passent pour avoir de mauvaises influences et, de ce fait, leur dieu ne vient en aucun cas rivaliser avec les divinités traditionnelles locales.
10L’univers religieux villageois étant fortement marqué dans le paysage, c’est aussi par lui que le christianisme prend sa valeur. Je m’appuierai dans ce qui suit sur des exemples de la vie villageoise au quotidien, mettant en relation chrétiens et hindous pour essayer de montrer à quoi correspond le territoire chrétien dans l’esprit des habitants.
Les temps et les lieux de rencontre
11Il existe des événements particuliers au cours desquels chrétiens et hindous se rencontrent, notamment à l’occasion de fêtes hindoues auxquelles les chrétiens ne restent pas insensibles, mais aussi lors des mariages mixtes, et enfin, dans une moindre mesure, pour le travail agricole.
Les occasions de fêtes
12Les fêtes villageoises sont bien souvent, pour les Magar, un moyen de réunir la famille, les amis. Elles donnent aussi aux chrétiens l’occasion d’échanges avec les hindous. Le cycle des fêtes dans le village de Pathardi s’appuie sur le calendrier indo-népalais, en usage dans tout le Népal7.
13La majorité des villageois suit les fêtes hindoues et les chrétiens les célèbrent aussi à leur façon, en particulier celle de Tij, la fête des femmes, et celle de Dasain. Lors de Tij, les chrétiens calquent leurs cérémonies sur celles des hindous : dans les deux communautés, seules les femmes se réunissent. Les femmes chrétiennes chantent et étudient la Bible. La séance est menée, à tour de rôle, par des jeunes filles du village qui, pour cela, s’installent devant l’autel. Lors d’une cérémonie, l’une d’entre elles, habillée en sari, est venue derrière l’autel pour faire quelques tours de danse sur les airs chantés par l’assemblée. Elle a expliqué quelques passages de la Bible, aidée parfois du pasteur. Des femmes hindoues ont été conviées par une chrétienne du village à assister au culte, mais aucune d’entre elles n’a semblé intéressée par cette nouvelle doctrine religieuse.
14Il n’est pas rare que les chrétiens organisent un culte ou des séances récréatives le jour d’une fête hindoue. Ainsi, en 1996, les chrétiens ont organisé un spectacle sur le col de Parpokhari, près de Rithabhajyang, point de passage obligé entre les différents hameaux, à l’occasion de Dasain, fête nationale hindoue. Des places d’honneur étaient prévues pour des hommes hindous de Pathardi, pour des personnalités administratives de Paimi et pour le pasteur. Théâtre et danses étaient au programme et, selon un des principaux organisateurs, le message religieux soulignait les méfaits de la drogue, le droit de choisir son partenaire conjugal et le pouvoir de guérison des chrétiens sur la maladie. Ce programme fut peu apprécié par la population, car, finalement, l’objectif était de montrer la supériorité du christianisme sur les coutumes locales. Le jour de la remise de la tika, lors de la fête de Dasain, un culte qui réunissait quarante personnes environ se tenait dans l’église.
15Il arrive que les chrétiens convient les hindous à une séance cinématographique en se déplaçant de village en village. Les chrétiens essaient de faire découvrir leur religion au moyen de films qui font ressortir la force des prières chrétiennes pour lutter contre les maladies et les pouvoirs miraculeux de Jésus capable de guérir les souffrants. En fait, il semble que ce type de manifestations n’intéresse guère les hindous qui quittent les lieux bien avant la fin de la séance.
16Ces périodes de fêtes chrétiennes, calquées sur le calendrier religieux hindou, marquent donc un échange entre les deux communautés spirituelles, favorisé en particulier par les chrétiens. Ces derniers en profitent pour faire connaître leur enseignement à la population villageoise. Avec des moyens sophistiqués, ils attirent leurs voisins hindous, mais, malgré tout, ceux-ci restent plutôt réfractaires à leurs convictions. Au travers de cet exemple, le territoire chrétien peut apparaître comme une aire de jeux où l’on découvre le cinéma, la musique occidentale. Cette approche prend alors un air de fête.
17Les mariages sont également une occasion de rencontres entre les chrétiens et les hindous. Lors du mariage entre un garçon, dont les parents sont convertis au christianisme, et une jeune fille chrétienne, mais dont la famille pratique l’hindouisme, les deux futurs époux s’unirent selon le rite chrétien, puis une cérémonie hindoue eut tout de même lieu dans la maison des parents de la jeune fille, où la nuit se passa à danser et chanter. Certains rites du mariage sont les mêmes chez les chrétiens et les hindous : présence de témoins, remise de la bague, cadeaux. Cette analogie encourage certainement les rencontres entre les deux communautés religieuses. Toutefois ces moments sont rares.
18En fait, les chrétiens ne se déplacent pas dans la partie basse du village, si ce n’est lors des événements religieux traditionnels.
Les activités agricoles
19Des nécessités agricoles rapprochent aussi chrétiens et hindous, soit que les chrétiens possèdent des terres en territoire hindou, soit que les hindous fassent appel à l’aide des chrétiens pour constituer des équipes de travail.
20L’agriculture et l’élevage restent les principales activités économiques du village, comme partout ailleurs au Népal, et les deux communautés religieuses ne se distinguent pas à cet égard. La nourriture principale des villageois est le riz. Ils alternent parfois avec la bouillie de maïs, mélangée aux légumes de saison : lentilles ou pommes de terre achetées au bazar le plus proche, Bhimad.
21Les hommes, aussi bien hindous que chrétiens, ont la tâche de passer l’araire dans les champs, de travailler à la houe, tandis que les femmes sèment, plantent et récoltent. Cependant, certains jours considérés de mauvais augure, il est interdit aux hindous de passer l’araire, de bêcher, de travailler dans les équipes de travaux collectifs, parma, sous peine de se voir infliger une amende par le comité villageois. Les chrétiens, eux, ne tiennent nul compte de ce qu’ils estiment être des superstitions. Le premier mercredi du mois, jour de natle, un crieur hindou rappelle aux villageois ces interdictions. En n’observant pas les coutumes de la localité, les chrétiens se mettent donc à l’écart.
22Les habitants travaillent en équipes et chaque participant reçoit ainsi, à tour de rôle, l’aide de cette main-d’œuvre collective. Si l’on peut observer quelques échanges ponctuels entre chrétiens et hindous – les chrétiens forment des équipes à part mais font parfois appel à leurs voisins hindous si besoin est et vice versa –, les deux communautés vivent en général séparément. Le domaine agricole ne semble donc pas un terrain propice à la communication entre les deux groupes.
23Enfin, les hindous se déplacent, si besoin est, en terre chrétienne pour se rendre au dispensaire. Cela ne les empêche certes pas de recourir d’abord à un guérisseur local, lama, mais le dispensaire reste un point de rencontre entre les deux communautés.
24À part ces rares occasions, chrétiens et hindous n’entretiennent aucune relation entre eux. Les rapports n’existent qu’entre personnes de même confession, ou, en dernière instance, du même lignage, étant entendu que les chrétiens ont souvent converti les membres de tout un lignage.
25À la rareté des échanges avec leurs voisins hindous, s’ajoute un autre trait qui différencie les chrétiens : l’absence d’emblèmes religieux au sol ou plutôt leur concentration en un lieu.
Territoire chrétien et territoire hindou, symboles et paysages religieux
26Tandis que des lieux de culte jalonnent le territoire hindou qui, d’ailleurs, est entièrement divinisé, les chrétiens, eux, ne vénèrent pas de divinité du sol et hormis l’unique temple et le cimetière, ils ne manifestent leur dogme par aucun insigne religieux visible.
Hindouistes et chrétiens face aux divinités locales
27Il semblerait que les Magar hindouistes de Pathardi se tournent essentiellement vers les petites divinités du territoire ou du sol qui ont leur lieu de culte spécifique sur le territoire local et ont aussi un rôle bénéfique sur l’agriculture et l’élevage. Les grandes divinités maîtresses de la nature les laissent indifférents, tout comme le dieu tout-puissant des chrétiens pour lequel ils n’éprouvent pas de curiosité. Par exemple, le culte à Siddha, divinité des crêtes dispensatrice de pluies et maîtresse de l’élevage bovin, que les Magar traditionnellement honorent, ne semble plus être l’objet d’un culte important pour les villageois. En revanche, la fête de nāg pancami consacrée aux nāg, serpents divins habitant le monde souterrain, qui ont une influence sur les récoltes, reste importante. Le rituel est célébré à proximité de plusieurs sources d’eau, padhera, sur le versant de Pathardi. Il est destiné à écarter les attaques des serpents, maîtres du sol et de la pluie, car les villageois pensent qu’ils peuvent provoquer des catastrophes naturelles comme les sécheresses ou les glissements de terrain. Un autre rituel, dédié à Jal Jhankri – divinité forestière qui résiderait dans les champs irrigués, les eaux stagnantes et les ruisseaux8 –, met aussi en évidence le lien que les hindous établissent entre leur milieu et les divinités. Plusieurs petits autels en pierre où s’effectue le rituel lui sont consacrés : près de la Pathardi Khola et près des champs bari. Cette divinité est associée à la récolte du riz parce que les villageois la vénèrent en particulier à cette période, au mois de kartik (novembre-décembre).
28Les nouveaux convertis au christianisme, eux, n’ont pas le souci de protéger leurs champs de riz bien que cette céréale reste la base de leur alimentation. En effet, par manque de main-d’œuvre familiale les chrétiens ont vendu leurs rizières ou bien en possèdent très peu. De ce fait, leur abandon du rituel de Jal Jhankri peut paraître une évidence. De façon plus générale, ils ont complètement effacé les cultes agraires et n’effectuent aucune prière particulière pour la protection des champs. Ils semblent n’avoir pas cherché à combiner leurs croyances traditionnelles avec leur nouvelle religion qui réfute toute forme de pratiques idolâtres. La croyance des nouveaux convertis en un seul dieu, qui assure à lui seul la protection de tout ce qui les entoure, est une raison suffisante pour qu’ils ne participent pas aux cultes locaux. L’absence de participation des chrétiens aux cultes rendus aux divinités du territoire les met en marge du rythme agricole villageois. Ils ne sont pas inclus dans la réglementation des travaux des champs et labourent même le jour de natle. Le pasteur lui-même n’hésite pas à bêcher ces jours-là les champs de riz non irrigués (gaia dan). Certains récits de convertis du village concernant leur expérience religieuse, relatent la force du dieu chrétien triomphant des puissances démoniaques qui s’emparent parfois des animaux. Les chrétiens se sentent protégés par leur dieu tout-puissant sur la nature. Ils se retrouvent donc exclus de tous les événements importants qui soudent l’unité villageoise, notamment le rituel de Bhaer, divinité du sol.
Symbolisme des hauteurs boisées
29Deux divinités hindoues, Candi et Mandali, ont leur temple placé en haut de la colline, dans la forêt. Celui de Candi, divinité nuisible pour le bétail, fait l’objet d’un culte collectif par ward, rendu près d’un arbre (simal) situé dans un lieu de passage. Mandali est considérée comme une divinité malfaisante et errante. Certains villageois indiquent qu’autrefois les morts étaient vénérés à Kolpadanda, endroit où les villageois rendent toujours un culte à Mandali. Parallèlement, Kawakita9 montre que les pierres représentant Mandali dans le village de Sikkha se trouvent près des tombes. Le choix du lieu du temple, dans la communauté de Pathardi, peut donc être lié à l’idée que Mandali entretient une relation particulière avec les morts. Les villageois du ward 6 honorent cette divinité tous les premiers mercredis de chaque mois, correspondant à natle, hormis au mois de saun (juillet-août). Son influence nuisible explique sans doute pourquoi les villageois interdisent certains jours d’utiliser les outils agricoles et de travailler la terre. Cette approche de la géographie sacrée du territoire hindou rappelle que le sommet boisé est plus fortement associé à un espace divin maléfique pour l’homme et ses activités agricoles, en rapport avec les morts. La mort est aussi présente dans les endroits de passage où les villageois ne restent pas. Les chrétiens eux-mêmes ne se déplacent jamais dans le cimetière qu’ils ont installé sur les terres en friche du haut de la colline de Pathardi, près de la maison du pasteur. Il s’agit d’un endroit peu facile d’accès, peu visible. On y trouve une tombe en ciment et une croix plantée au sol à l’intention de deux femmes chrétiennes. C’est, avec le temple protestant, le seul symbole religieux visible sur le sol chrétien.
30Quant à la situation du temple protestant au sommet de la colline, elle peut, de manière ambivalente, rappeler l’existence du kot, arsenal-temple érigé par les rois en haut des versants. Un kot, symbole du pouvoir divin du roi, est construit à Paimi. Les missionnaires, en bâtissant leur église au sommet, ont pu chercher à acquérir, sur le modèle traditionnel, un double pouvoir à la fois divin et politique. Actuellement, le kot n’est plus fréquenté par les villageois de Pathardi, même pour Dasain ; cependant il l’était encore lors de la construction du temple chrétien. Cet emplacement religieux en haut d’une colline avait donc, durant l’époque des pancayat, une connotation très forte qui renvoyait au kot. L’association de l’autorité politique et religieuse dans la tradition locale se retrouve également dans la fonction des yogis, renonçants hindous longuement étudiés par V. Bouillier (1997). Leurs monastères sont « situés sur des zones frontières, souvent aux marges, ce sont des têtes de pont de la civilisation10 » ; « les yogis ont été associés d’une façon ou d’une autre (par la mythologie, les rituels, la gestion de l’État, etc.) à la souveraineté11 ». Monastères yogis et temples chrétiens répondent aux mêmes règles de localisation : « La jungle ou la forêt, l’espace sauvage qui s’oppose au monde socialisé du village, sont le terrain commun au roi et à l’ascète. C’est dans la solitude, loin des règles du monde, que le renonçant pratique la méditation dans un état de paix et d’harmonie avec l’environnement naturel12 » ; « chaque hameau de yogis a son cimetière [...] dans l’enceinte près du temple13 ». Sans aller jusqu’à penser que les missionnaires se veulent yogis, le temple protestant prend vraiment l’allure d’un ermitage yogi. Le lieu de culte chrétien de Pathardi fut en effet érigé sur des terres de forêt réputées dangereuses, à l’écart de l’espace villageois, où les chrétiens entretiennent un jardin de fleurs, et il se dégage autour de ce temple chrétien une atmosphère de paix et d’harmonie avec la nature environnante. Comme pour le monastère yogi, un cimetière existe en contrebas du temple chrétien. Associé au pouvoir royal des kot situés au sommet de la colline, ce lieu de culte a vraiment acquis toutes les caractéristiques du monastère yogi14. Les sanctuaires ascétiques dans la région de Gulmi occupent en particulier les sommets boisés15.
Chrétiens et possession
31Les cultes de lignage des hindous sont entièrement bannis chez les nouveaux chrétiens qu’on pourrait croire insensibles à toute attaque d’esprits morts de malemort, ce qui n’est pas le cas. Pour se protéger et chasser les maux qui viennent troubler les hommes, la pratique très souvent utilisée par les chrétiens est l’imposition des mains. En revanche, pour lutter contre les maladies des animaux ils usent de médecines vétérinaires et adressent des prières à Dieu pour favoriser la guérison. Comme leurs voisins hindous, ils attribuent la cause de leur maladie à des divinités malfaisantes qu’ils nomment également bhut, pret. Si les hindous agissent individuellement et implorent Baraha pour chasser le trouble, les chrétiens, eux, opèrent des prières collectives et n’hésiteront pas pour un problème survenu chez un de leurs membres, à se réunir pour prier. Les chrétiens ont donc leur propre remède pour pallier les dangers des mauvais esprits qu’ils reconnaissent, comme les hindous, nuisibles. Ils s’arment contre ces fonctions négatives par des cultes où certains participants entrent dans un état de possession qui les libère de ce mal. Les chrétiens, lors de culte de possession, se laissent emporter par la force de Dieu qui semble les aider à vaincre les forces du mal, source de leurs problèmes présents. Selon Höfer (1973), la possession est le privilège de spécialistes et elle n’est pas accessible aux laïcs. Il précise, à propos du groupe ethnique Tamang, que « la possession peut-être considérée comme une solution logique au voyage chamanistique de l’Autre Monde. La possession et le voyage visent un contact direct avec un surhomme. Tandis que, dans le voyage, l’homme va vers les dieux, dans un état de possession, les dieux vont vers l’homme. » En effet ici, pour les chrétiens, l’état de possession est comparable à celui du chamane, seul capable de communiquer avec les dieux. Ainsi la possession pour les chrétiens est accessible à tous. Ils deviennent des chamanes en puissance. Ils peuvent appeler Dieu quand bon leur semble. Robert Deliège (1992) parle alors de possession volontaire, et c’est ce qui semble caractériser aussi les chrétiens de Pathardi. Pour eux les mauvais esprits ne sont pas réincarnés comme dans l’hindouisme populaire. Ils ont donc transformé le sens local des bhut, mauvais esprits parfois de personnes victimes de malemort, en en donnant une signification simple d’esprits maléfiques qui rôdent dans les forêts, sur les chemins, bien souvent la nuit. L’homme se débat donc dans un monde de mauvais esprits qui, pour un chrétien assidu, ne le condamne pas à subir ces mauvaises influences pour la prochaine vie. Cette réalité ouvre la possibilité de vivre sous de bons auspices grâce à Dieu.
32Les nouveaux convertis chrétiens n’ont donc plus aucun culte lié au sol. La nature ne porte plus en elle l’aspect divin hindou. Il n’y a plus de relation entre les hommes, la nature et le divin. Leur territoire n’a pas la même dimension religieuse, il présente un aspect neutre mais aussi marginal par rapport à celui de leurs voisins hindous.
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33Du côté hindou, les hommes, la nature et le divin entretiennent des relations. Des dieux résident dans les espaces cultivés, sauvages ou habités, et c’est avec eux que les hommes négocient. Leur paysage est jalonné d’autels dédiés à leurs nombreuses divinités. Les chrétiens semblent, en contrepartie, s’entendre avec un dieu tout-puissant qui protège le territoire. Des prières quotidiennes et un culte principal hebdomadaire, donnant lieu parfois à des séances de possession, suffisent à affronter les contraintes de la nature. Le cimetière est le seul marquage au sol existant, bien que difficile d’accès parce que caché derrière des broussailles, dans la forêt.
34Comme le montre Marie Lecomte-Tilouine, la forêt sous-tend le « monde des morts, qui restent », c’est-à-dire que leur esprit rôde encore autour des hommes, et « le monde de ceux qui ont perdu la culture16 ». Le territoire chrétien est ainsi assimilé par les Magar hindouistes au domaine des morts du fait que les chrétiens y ont installé leur cimetière. La forêt est aussi pour les hindouistes le lieu de la maladie et seul le chamane peut s’y rendre pour vaincre la maladie de ses patients. Ce n’est peut-être pas un hasard si les chrétiens ont bâti un dispensaire à cet endroit. Ils répondent ainsi aux catégories de l’espace employées dans la pensée magar hindoue et se dotent d’éléments symboliques dans le paysage qui rappellent le chamane aux pouvoirs de guérison, s’exilant en forêt pour communiquer avec le divin et restaurer l’ordre.
35Finalement, les chrétiens ont su largement utiliser les représentations magar pour leur implantation. Cependant, occupant le secteur boisé, ils restent considérés par les hindouistes comme associés aux démons malfaisants. De plus, en ne divinisant plus le territoire, les chrétiens se coupent d’une partie de la vie sociale. La coupure entre les deux communautés, déjà effective dans l’espace, ne fait que s’accentuer.
Notes de bas de page
1 Lecomte-Tilouine, 1993, p. 33.
2 Gaborieau, 1994, p. I.
3 Gaborieau et Clémentin-Ojha. 1994, p. 6.
4 Gaborieau, 1978, p. 250.
5 Gaborieau, 1994, p. 12.
6 Voir Cundy, 1994.
7 Gaborieau, 1982, p. 12.
8 Lecomte-Tilouine, 1993, p. 265.
9 Kawakita, 1974, p. 116.
10 Bouillier, 1997, p. 155.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 65.
14 Lecomte-Tilouine, 1993, chap. 9.
15 Ibid., p. 307.
16 Lecomte-Tilouine, 1987, p. 68.
Auteur
Doctorante, Université de Nanterre, Paris 10, ethnologue
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