Chapitre V. Le paysage népalais, exégèse et appropriation du pays
p. 165-196
Texte intégral
La vision que l’œil enregistre est toujours pauvre et incertaine. L’imagination l’enrichit et la complète, avec les trésors du souvenir, du savoir, avec tout ce que laissent à sa discrétion l’expérience, la culture et l’histoire, sans compter ce que, d’elle-même, au besoin elle invente ou elle rêve.
Roger Caillois, L’Écriture des pierres, 1981.
1Il n’est pas notion plus floue que celle de paysage si l’on s’en tient à son acception usuelle : ce que l’on voit d’un pays. La difficulté, notamment pour celui qui étudie une culture exogène, tient à l’appréhension de la vision, faculté tout à la fois subjective et culturellement déterminée. Le problème est d’abord méthodologique : dans une société où l’écrit est fort peu utilisé et où il n’y a guère de représentations picturales, on pourrait être tenté de croire qu’il n’y a pas de notion de paysage parce qu’il nous manque des œuvres au travers desquelles une vision particulière du monde se dévoilerait. À cette première difficulté s’ajoute une lacune linguistique : il n’existe pas d’équivalent du terme « paysage » dans la langue népali, et si le pays est bien modelé par l’homme de façon particulièrement spectaculaire à travers la pratique de l’en terrassement, l’aspect purement esthétique de l’aménagement de la nature, le jardin (bagaicā), est d’un usage limité aux palais1. Pourtant, le pays est vu et donc conçu. Le seul terme que l’on peut rapprocher de notre idée de « paysage » est d’ailleurs précisément drsya, « la vue2 », que l’on emploie principalement dans le sens de « panorama ». La « vision » du pays en tant que telle n’est donc remarquable et conceptualisée dans le langage que lorsqu’elle est particulièrement étendue.
2Une dernière difficulté liée au contexte népalais est la diversité des groupes ethniques qui s’y côtoient. Bien que le népali soit la langue officielle et la lingua franca du pays, les concepts véhiculés par cette langue ne sont pas intériorisés par tous, et il n’est jamais possible de parler des Népalais en général. Si, par exemple, les Magar, qui vivent traditionnellement à mi-hauteur des versants et en altitude, considèrent la vue dégagée comme un des attraits de leur habitat, le domaine des populations fluviales comme les Majhi s’arrête précisément à la hauteur des brumes matinales. Ce groupe de pêcheurs et de passeurs vit au rythme de la rivière, depuis leurs villages denses établis sur les terrasses alluviales.
Paysage et émotions
3Sans qu’ils l’écrivent ou le théorisent, les Magar, eux, aiment s’asseoir sur les points culminants, se percher au bord des éperons rocheux surplombant les précipices et suivre des yeux les rapaces planant dans le vide, sans l’ombre d’un mouvement. Manifestant rarement leurs sentiments, leur amour du pays est l’un de ceux qu’ils laissent le plus facilement transparaître, notamment lorsqu’ils en sont loin, ou face à l’étrangère. Je me souviens d’un ami magar qui me surprit en s’exclamant lors d’une promenade sur la crête de son village : « Ah, si tu t’étais mariée là, tu aurais pu voir ça tous les jours », englobant d’un geste circulaire l’extraordinaire succession de montagnes et vallées qui s’offrait à nous. Ce paysage avait donc un tel attrait à ses yeux qu’il déplorait qu’on pût en vivre loin. Ceux qui y vivent en vantent les points de vue dégagés, considérant comme « enfermés » ceux qui sont installés dans des « coins » (kunā), fonds de vallée, bords de torrents, gorges ou versants très rapprochés, et ce sentiment d’enfermement est apparemment si pénible que plusieurs femmes m’ont confié avoir refusé d’épouser un homme habitant un tel « coin ».
4Dans les montagnes où vivent les Magar et les gens de castes indo-népalaises, la beauté du pays trouve une expression dans les longues marches que les villageois sont prêts à entreprendre, prenant prétexte de deux ou trois chèvres à garder, pour admirer la vue du haut de la crête, ou pour aller, tout en bas du versant, s’asseoir au bord de l’eau et y chanter. Les jeunes femmes, lorsqu’elles reviennent de la forêt, déposent leurs charges de fourrage ou de bois de feu aux cols pour invoquer magnifiquement Deorali, la déesse du lieu, à laquelle elles confient leurs peines dans leurs chants. Dans le fond de la vallée, c’est le flot du torrent qui rend les Népalais mélancoliques. Son murmure évoque le chant déchirant des femmes en chemin vers leur résidence maritale, depuis la maison natale qu’elles affectionnent car la rivière est une image de la condition de la femme, poussée hors de chez elle par ceux-là même qui l’ont fait naître. Elle incarne également et plus profondément le temps qui passe, l’amour qui file, la séparation des amants et, pour finir, son courant emporte les cendres des hommes (photo 33).
5La forêt, quant à elle, inquiète, non parce qu’on peut s’y perdre, la pente des versants offrant toujours des points de repère à l’horizon, mais à cause des dangers qu’elle recèle, brigands et esprits terrifiants. Elle est en même temps le lieu des rencontres, loin des regards des adultes, celui des chants alternés que l’on entonne avec un inconnu ou avec un jeune homme dont on reconnaît la voix dans le lointain :
Comme tu répètes le nom de Ram,
moi je répète le tien.
Allons briser des branchages
dans le Bois de la Reine3.
6Les arbres sont appréciés des villageois qui aiment contempler la rondeur des houppiers non émondés et s’installer sous leur feuillage pour discuter ou faire la sieste. Aussi le bord des chemins est jalonné de haltes aménagées par les hommes en vue de mérites, de l’obtention d’un fils, ou en souvenir des morts. On peut déposer sa charge sur ces édifices en pierres plantés d’un couple d’arbres sacrés et s’y adosser à l’ombre ou à l’abri des intempéries. Au centre du village enfin, le maidān, replat souvent artificiel, est le lieu des réunions et l’aire de jeux des enfants.
7Chaque catégorie du paysage évoque ainsi des sentiments, des émotions, et déjà à travers cette poétique du monde, le pays est décrit comme un milieu, un environnement, dont l’homme n’est pas le spectateur, mais un élément à part entière, qui en participe, et avec lequel il vibre à l’unisson.
Le pays comme biotope
8D’une façon générale, le monde habité est divisé en trois étages : les terres basses (aul), comprenant les plaines et fonds de vallées, les basses montagnes et collines (pahād), enfin les moyennes montagnes4 (lekh). Cette division s’applique non seulement à l’ensemble du pays mais aussi à chaque versant, dont le bas, le milieu et le haut se voient attacher les mêmes caractéristiques, formant de véritables biotopes propres aux différents groupes de population et qui contribuent à définir leurs occupants. Pour les gens des pahād, le madesī, l’homme des plaines ou des fonds de vallée, « a le teint noir, les jambes longues, il est malin et fourbe, se nourrit de riz et de poissons » ; ceux des hauteurs, les lekhālī, sont « trapus et ont les joues rosées, résistants, ils sont honnêtes et ne comprennent pas la ruse, leur alimentation est rustique et carnée ». De façon caractéristique, pour savoir s’ils ont affaire à un lekhālī ou à un madesī, face à une personne dont le pays leur est inconnu, les Népalais demandent souvent si l’on y trouve des sāl (Shorea robusta) ou des khasru (Quercus semicarpifolia), arbres respectivement caractéristiques des basses et des hautes terres – le sāl ne dépassant pas 1 000 m et le khasru ne se rencontrant qu’à partir de 1 800 m. C’est ainsi que les différents groupes ethniques du Népal se sentent particulièrement liés à un milieu, leur hāvā pānī (vent, pluie), termes qui désignent non seulement le climat mais aussi ce qui lui est lié : la flore, la faune, le type de culture, d’habitat, etc. Le « climat » d’origine est décrit comme idéal et seul convenable. Les Magar, par exemple, sont nombreux à renoncer à un poste en Inde ou dans le Téraï, n’en supportant pas le climat, en particulier « l’eau chaude » (garam pānī) des plaines. De fait, on observe très peu d’adaptation vestimentaire lors des pérégrinations que les villageois sont souvent conduits à entreprendre à travers les différents milieux qui caractérisent l’Himalaya : les gens des montagnes descendent avec leurs manteaux de laine et ceux des basses terres montent en simples vêtements de coton et en longs. Pour ceux des basses et moyennes montagnes, seul leur milieu forme un cadre de vie possible, pris en étau entre deux zones, les hautes montagnes au nord et la plaine au sud, décrites comme « empoisonnées ». Dans la plaine, l’air, l’eau et les rayons du soleil sont à leurs yeux sources de maladie. L’air y est pestilentiel, chargé des haleines mortelles des serpents qui transmettent la malaria ; l’eau y coule tiède, signe qu’elle n’est pas potable, car la température est le seul critère par lequel les paysans des collines estiment qu’une eau est bonne, la testant de la main avant de boire. Le soleil, enfin, y est terriblement brûlant. Quand ils s’y rendent, ils racontent comment les gens y vivent la nuit, labourent à la clarté de la lune à la façon des mauvais esprits, comment ils y ont maigri et à combien de dangers ils ont échappé. Moins fréquents sont leurs déplacements vers le nord, surtout depuis que le commerce du sel avec le Tibet a cessé. On ne s’y rend plus que pour des pèlerinages, à Dhorpatan ou à Muktinath, ou encore pour récolter des plantes médicinales, mais les anciens racontent comment le poison de l’air les affectait lorsqu’ils allaient chercher le sel à Tukuche ou Maikot. L’air des hautes montagnes est selon eux irrespirable à cause d’une plante qui le vicie, le bhutkeś (« cheveux de mauvais esprit bhut »), et il fallait se résoudre à manger de la crotte de chien noir, seul remède contre ce mal. Le soleil, plus jaune, rend également malade. La Haute Chaîne est toutefois valorisée en tant que domaine des grands dieux, comme le couple créateur Shiva et Parvati ou encore la déesse de l’abondance en grains Annapurna, tandis que la plaine du Téraï, puis celle du Gange, ne sont pas sacralisées en tant que telles, car comme le disait le vieux Om Bahadur de Darling : « Tous les dieux habitent au Népal, seul Krishna se trouve en Hindusthan. »
Les quatre bornes et les diagrammes divins
9Comme les hommes, les lieux se définissent d’abord par ce qui les entoure, chaque point étant déterminé par ses quatre orients. L’espace est ainsi conçu comme un environnement, un contexte particulier qui donne sens aux éléments qui s’y trouvent. Le mode traditionnel d’inscription au cadastre, par exemple, était de nommer les quatre noms des propriétaires des terres encadrant le champ à délimiter, sans qu’aucune frontière précise à nos yeux fût mentionnée. Lorsqu’il s’agit de localiser une unité de plus grande importance, les repères d’orientation sont généralement des sanctuaires qui, bien souvent, forment un réseau de quatre dieux, renvoyant à cette structure fondamentale de la spatialisation que sont les cār killā, ou « quatre bornes5 » (figure 27).
10Le pays est parsemé, quadrillé, de lieux saints, jalons proéminents organisés en réseaux. Les purāna décrivent comment Shiva erra à travers le monde en tenant le cadavre de son épouse Sati, dont les soixante-quatre morceaux décomposés tombèrent sur terre en y laissant de saintes traces. Elles sacralisent et hiérarchisent l’espace dans la pensée traditionnelle hindoue. Au Népal comme en Inde une géographie divine structure le pays, tel un mandala superposé à l’espace habité, aux différentes catégories du paysage. Il lui donne sens et forme. La chronique Rājabhogamālā varnsavālī6 décrit la genèse de cette organisation du monde dans la vallée du Népal : au Kali Yuga, les hommes étaient entourés d’une multitude de dieux, masse informe qui réclamait de toutes parts des offrandes et des sacrifices. Un prêtre eut l’idée de les organiser en une figure rituelle unique, liée au territoire, le dieu du Népal mandala, qui les incarnait toutes et à laquelle il était enfin possible de rendre des cultes.
11Les réseaux de dieux définissent des espaces aux caractéristiques particulières, comme l’ont fort bien montré les travaux de Niels Gutschow. Ainsi la ville Néwar est formée au centre par la divinité lignagère du roi, entourée des dieux des différents quartiers, dont les plus importants sont les Ganesh ; puis par une enceinte de mères, les Matrika, à l’extérieur de laquelle vivent les groupes intouchables. Les cercles des mères entourant les anciennes capitales de la vallée sont à leur tour englobés en des réseaux plus vastes, comme celui des quatre Narayana, des quatre Varahi, des quatre Ganesh, qui structurent la vallée de Katmandou et en forment l’unité, nonobstant les divisions politiques en plusieurs royaumes.
12Toutefois les diagrammes spatiaux qui parcourent le pays ne sont pas seulement des cosmogrammes, des modèles idéaux plaqués sur un espace neutre7 comme ceux que les brahmanes ou les lamas dessinent sur les surfaces planes des autels, car le pays sur lequel ils s’inscrivent et qu’ils contribuent à définir à leur tour est formé d’éléments qui font sens : rivières, sommets, forêts, précipices, grottes, rochers et sources... D’une certaine façon, le pays est en lui-même un mandala dont le tracé est intrinsèque et dont les hommes ne font que l’exégèse : le Népal est ainsi conçu comme l’espace compris entre les Sapta Gandaki et les Sapta Koshi, rivières sacrées qui l’entourent et le définissent, au sens le plus large.
13Au milieu décrit comme naturel, à la façon d’un biotope, se superposent donc des territoires rituellement définis, au sein desquels l’individu s’oriente. Ces points d’ancrage attestent l’inscription des dieux dans le territoire et leur rôle prépondérant dans l’élaboration d’un paysage.
14Sans revenir ici sur les correspondances entre les catégories de l’espace et les divinités qui les habitent8, il nous faut maintenant souligner la manière dont les dieux se manifestent dans le pays et le façonnent, comment ils sont reconnus par les hommes et comment les sites sacrés « naturels » ancrent un pouvoir ou une identité dans un territoire. Pour aborder ce sujet délicat, il n’est guère d’autre recours que d’examiner un grand nombre d’exemples, qui pourront passer pour autant d’anecdotes, car les idées relatives au paysage ne sont pas systématisées en un lieu ou une œuvre unique, qu’il suffirait d’étudier. Nous puiserons des exemples significatifs à la fois dans nos données ethnographiques et dans des textes, en particulier le Himavant khanda, récit de type puranique concernant l’Himalaya, rédigé en sanscrit au xviie siècle9. Les éléments pris çà et là forment un ensemble d’idées cohérentes sur le pays qui soulignent en premier lieu à quel point il est vu à travers un filtre religieux, combien le paysage est avant tout mystique, même si cette mystique peut être instrumentale dans la formation de l’identité du groupe et si elles ont pu être forgées toutes deux de façon concomitante. Cette appropriation symbolique du pays par différentes communautés et à différentes époques produit une superposition de géographies sacrées où les sites les plus célèbres font partie d’un patrimoine religieux commun à divers groupes de population. Chacun le fait sien par l’élaboration de mythes spécifiques qui le rattachent au site, y honorant parfois des divinités différentes, ou y pratiquant un culte qui se distingue de celui des autres par sa date, le type de prêtre ou d’offrande. Tel est le cas des grands sanctuaires de la vallée de Katmandou, où hindous et bouddhistes possèdent légendes et cultes distincts attachés aux mêmes lieux, ou encore du confluent de Varaha Kshetra, où deux grands rassemblements annuels voient venir, à date différente, les hindous des plaines et des basses montagnes d’une part, les populations tribales Kirant des basses et moyennes montagnes de l’autre. Ce chassé-croisé des dévots et des représentations autour d’un même lieu saint, ou encore les rassemblements de populations très hétéroclites qui s’y produisent, suggèrent que le monopole du site sacré octroie un pouvoir légitime sur le pays difficile à conserver de façon exclusive. Ces lieux de pouvoir jouent un rôle prépondérant dans la construction des rapports intercommunautaires, qui s’ordonnent dans l’espace et le temps dans une même reconnaissance des sites divins, à défaut des dieux qui les occupent et plus encore des modalités de leur culte.
L’univers, la terre, le pays comme corps des dieux
15Dans l’hindouisme, tout l’univers naît du démembrement créateur d’un être primordial appelé Purusha. De son corps naît l’eau, la terre, les montagnes, les céréales. De son esprit la lune, de son regard le soleil, de son oreille le vent, de sa bouche le feu, de son nombril l’étage intermédiaire entre le ciel et la terre, de son crâne le ciel10. On retrouve cette cosmogonie dans une version plus spécifiquement népalaise de la création du monde, exposée dans le Swasthānī vrat kathā, où la déesse extrait les différentes composantes du corps d’un démon pour en fabriquer les éléments du monde, montrant clairement l’analogie entre les monts et les os, la couche terrestre et la peau, etc. Comme les os forment la charpente du corps, les monts encadrent le monde, supportent la terre et le ciel. Le mont Kailash et par extension tous les sommets himalayens forment, d’après Yogi Naraharinath, le lieu de l’origine de l’homme et sa destination ultime, après la mort. Dans la vision de l’univers de cet ascète népalais, le monde est composé de différents centres (kendrd), qui forment de véritables pôles d’attraction :
Les nuages crèvent lorsqu’ils parviennent aux montagnes et il pleut, mais le « centre » de l’eau étant la mer, tous les ruisseaux et les rivières s’en vont rejoindre la mer. Parce que la terre est le « centre » des choses terrestres, la terre et les pierres, même lancées dans le ciel, reviennent sur terre. Le soleil est le centre de la splendeur (tej) et quand on allume un feu, les flammes se dirigent vers lui. De la même façon, le principal centre de l’élévation (udgamkendra) de l’homme étant le Kailash et les autres montagnes, ceux qui savent ce secret, où qu’ils aillent durant leur vie, prennent à la fin le chemin du nord, comme Prithvi Narayan Shah, Amar Singh Thapa et les Pandava11.
16Pivots du monde, les montagnes sont en même temps étrangement présentées comme mobiles à l’origine.
Dans l’Himavant khanda, le mont Meru et l’Himalaya sont les deux fils de Brahma. Pour les marier, Brahma demanda aux ancêtres de créer des vierges, et quand elles atteignirent l’âge de sept ans, il envoya Narada en demander deux pour ses fils. Mais les ancêtres refusèrent, arguant que les montagnes étaient stupides, sans caste et sans aucune qualité. Sous l’emprise de la colère, Brahma fit alors des ailes à Himalaya et s’apprêtait à en fabriquer aussi à Meru lorsque les dieux l’arrêtèrent en lui faisant valoir qu’avec leurs ailes, les montagnes allaient détruire le monde12. Pour consoler son fils Meru déçu, Brahma le maria à six filles d’ancêtres. Puis Himalaya épousa à son tour l’une d’elles, Mena, qu’il délaissa toutefois pour ses servantes. La pauvre Mena alla se plaindre à ses pères les ancêtres qui maudirent la montagne, de sorte que toutes les filles qu’il aurait avec ses servantes se transforment en rivières. Himalaya fit alors la guerre aux dieux avec ses ailes qui le rendaient terrible, si bien que Vishnu finit par les lui couper, mais lui accorda en consolation de devenir le roi des montagnes13. Il obtint de sa femme Mena sa fille Parvati, « celle de la montagne », qui laisse couler la sueur de son corps en ces deux groupes de sept rivières déjà évoqués, les Sapta Koshi et les Sapta Gandaki, qui encadrent la vallée du Népal. Ces rivières prirent naissance lorsque la déesse se livra à d’extraordinaires pratiques d’ascèse pour obtenir Shiva comme époux. Au mois le plus chaud de l’année, elle se tint en méditation sur le site de Gosainkund, entourée de feux et faisant face au soleil. Sa sueur s’écoula de son corps en deux groupes de sept fontaines. De ses pieds se forma la Koshi où le rsi14 Kushik se baigna. Puis la déesse se rendit sur un mont où se trouvaient des mines, suivi du rsi Sanatkumar ; là, de la sueur coula de sa cheville et prit la couleur du cuivre, formant la rivière Tamakoshi ; Parvati s’installa ensuite sur le mont d’or Hiranyashekhar, suivie du rsi Sanatana et la sueur coula de la commissure de ses lèvres : la rivière reçut le nom de la couleur dorée de ses eaux, Sunkoshi. La déesse se rendit encore à un sommet suivie du rsi Sananda et la sueur coula du coin de ses yeux ; elle alla alors sur un mont où se trouvaient des mines d’argent, accompagnée du rsi Sanaka et de l’eau rouge coula de ses joues, formant l’Arun. Sur un autre mont, la sueur s’écoula de ses boucles en une rivière ; puis elle s’installa sur un mont couvert d’herbes kus en compagnie du rsi Kushika et une rivière de sueur prit naissance en son front15. Après quoi la déesse se déplaça vers l’ouest et de sa moitié gauche – son pied gauche, son œil gauche, etc. – coulèrent depuis sept monts, les sept Gandaki16.
17Chacune de ces rivières est associée à une partie spécifique du corps de la déesse, à un mont, à une couleur et à un rsi, formant un réseau de correspondances entre l’univers sensible du pays, les toponymes et les acteurs divins qui leur donne forme et sens.
18Ce mythe donne l’impression que la déesse est immense, car la sueur de son corps forme de puissantes rivières. Cette impression est renforcée par le fait que l’est du Népal est irrigué par la sueur de la partie droite du corps de la déesse, et l’ouest de sa partie gauche, laissant imaginer, nonobstant les déplacements relatés par le texte, une divinité gigantesque et immobile, faisant face au nord, un pied de part et d’autre du Népal. Le corps de la déesse innerve de la sorte tout le pays. Cet écoulement de sueur ne représente pas, il me semble, une pollution17, mais bien plutôt une fertilisation divine de la terre. En effet dans la liste des êtres créés par Brahma dans le Rudrāksāranayamāhātmyam 18, la sueur est une des substances génératrices de vie parmi d’autres, puisque le texte distingue : « ceux qui naissent d’œufs, ceux qui naissent de matrices, ceux qui naissent de la sueur, ceux qui naissent de la terre ».
19En fait, toutes les rivières du Népal forment, d’après Yogi Naraharinath19, des groupes de sept. Il cite, d’est en ouest, sept groupes de sept rivières : les sapta Mai, les sapta Kaushiki, les sapta Mati, les sapta Gandaki, les sapta Bheri, les sapta Karnali et les sapta Kali. Chacune de ces rivières donne son nom à la région (pradeś), qu’elle traverse, à condition qu’elle « fende » la chaîne du Mahabharat. Les sapta Bheri, qui se jettent dans la Karnali avant le Mahabharat, ne forment donc pas une région20.
20Pensée à la fois comme purifiante et dangereuse, la rivière est extrêmement ambivalente dans la pratique religieuse populaire des gens des collines et montagnes népalaises. Si son caractère sacré et purifiant est souvent répété dans les textes, ce sont dans les faits surtout ses confluents qui sont vénérés. Il n’est pas rare que les rivières, elles, naissent d’une malédiction et que leur sort soit décrit comme triste et solitaire. C’est pourquoi le confluent, union avec une autre rivière, est conçu comme une rédemption. Lieu de la mort, des cadavres qu’on y brûle ou qu’on y enterre sous des rochers, l’eau est un élément neutre qui absorbe l’impureté et neutralise la contagion, au contraire du feu qui transmet les substances par les fumets. En cas de mort par maladie contagieuse, le cadavre n’est donc pas incinéré, mais enterré sous des pierres de la rivière. Cette neutralité de la rivière fait écho à son aspect politique. Le cours d’eau est une frontière qui sépare les localités comme il séparait les royaumes, et le confluent, une sorte de point de convergence neutre entre divers territoires : ainsi le confluent sacré de Deughat fait la jonction entre les royaumes de Makwanpur et de Tanahun et celui de Ridi est à l’intersection des anciens territoires de Palpa, de Gulmi et de Grahon. Comme les cours d’eau et les territoires royaux, les hommes convergent en ces points de jonction avec l’au-delà que sont les confluents, où règne, autre signe de leur neutralité, le renoncement (photo 34).
Les pierres, révélations divines « naturelles »
21Parallèlement à cette sorte de sacralisation des éléments du monde, nombreux sont les sites considérés comme sacrés en raison des légendes qui s’y rapportent, sans que la marque des dieux soit observable dans leur apparence physique. Ainsi, dans la région de Janakpur, le lac Gangasar est dit être formé par les eaux de la Ganga et de la Yamuna qui vinrent en personne voir l’enfant Mithi créé là par les sages et qui donna son nom au royaume du Mithila ; non loin de là, le lac Dhanusar renferme l’arc de Shiva et celui d’Aragaja soigne toutes les maladies car Sita venait s’y baigner.
22D’autres lieux sont bien plus intrinsèquement liés au divin, qui s’y trouve inscrit de façon perceptible. Ces « stigmates » sont des signes manifestes de la présence de la divinité. Ainsi, dans maints endroits au Népal, des traces sont appelées « empreintes de pieds » de Ram, de Sita ou encore de Bhimsen, lorsqu’elles sont de grandes dimensions. Ces traces sanctifient le pays et sont la marque de la délivrance accordée aux êtres condamnés à la pétrification qu’elles foulent (photo 35).
23Pour les hommes des montagnes népalaises, les représentations des dieux les plus vénérées sont celles qu’ils qualifient de « naturelles » (prakrtik), tels les rochers dont la forme (svarup), évoque celle des dieux. Ainsi, lors d’une visite à Élephanta, un jeune brahmane népalais de Syangja qui m’accompagnait déclara en décelant le choc esthétique que suscitaient en moi les magnifiques statues de Shiva de ce site, que celles-ci n’avaient pas une telle importance à ses yeux, puisqu’elles n’étaient pas prakrtik (naturelles). Il argumenta en me laissant entendre que les œuvres des hommes ne peuvent atteindre le même degré de sacralité que les œuvres spontanées et incréées présentes dans la nature, véritables révélations divines, et qu’il avait vu dans des grottes du Népal des images divines autrement plus remarquables. De fait, dans les basses et moyennes montagnes du Népal, les dieux ne sont généralement pas représentés par des œuvres humaines, et lorsqu’ils le sont, il s’agit le plus souvent de statuettes bon marché, achetées sur des marchés indiens et placées aux côtés d’une pierre aniconique, qui est la représentation principale du dieu. Ces pierres brutes, icônes « naturelles » des dieux, sont appelées śilā, terme qui désigne une « pierre sacrée » en opposition aux pierres ordinaires dénommées dhungā. Différents facteurs font d’une simple pierre dhungā, un śilā. Souvent, on peut y déceler l’apparence du dieu ou de ses attributs : ainsi les ammonites sont conçues comme des manifestations du disque de Vishnu. On les trouve en abondance sur les berges de la Kali Gandaki, appelée aussi pour cette raison Cakravati, « Pourvue de disques21 ». Souvent également, la pierre a été transportée au cours d’un déplacement et s’est d’elle-même ancrée en un lieu très particulier qu’elle n’a plus voulu quitter, devenant insoulevable. Nombreux sont les mythes où il est question d’un lignage se déplaçant en transportant sa divinité lignagère dans une hotte ou un palanquin. Parvenue à un sommet généralement, la pierre devient si lourde que son porteur la pose. Elle se fiche alors dans le sol pour toujours, obligeant le lignage à s’installer là. D’autres fois, il s’agit de jeunes gens qui découvrent par hasard, lors du jeu très populaire de celo qui consiste à lancer ou à entasser les pierres les plus grosses possibles, que l’une des pierres qu’ils ont coutume de soulever pour mesurer leur force est devenue insoulevable22. Enfin, les śilā sont aussi ces pierres qui se déplacent seules, en volant, et que l’on découvre un jour en un lieu familier, signe de leur divinité.
(Photo M. Lecomte-Tilouine, 1989)
24Dans ces représentations « naturelles », c’est la manifestation d’une « œuvre » ou d’une « force » dans la nature qui est d’abord reconnue comme signe du divin. Si la statuaire n’intéresse que peu le paysan des montagnes, la contemplation d’un objet naturel « que l’on dirait fabriqué par l’homme » (mānchele banāeko jastei) force l’admiration et suscite un extrême intérêt. Les cristaux procurent ce sentiment, de même que les pierres polies ou les concrétions de calcaire. La sélection de ces œuvres, leur mise en valeur et leur contemplation constituent une forme d’art religieux, remplaçant les activités d’art plastique, lesquelles sont extrêmement rares et principalement limitées à des rosaces sculptées sur les porte-faucilles ou peintes sur les murs des maisons. Ces deux faits conjugués : la non-représentation et la sélection d’œuvres incréées, nous renseignent sur la perception du paysage. Il s’agit pour les hommes de décrypter les signes de la présence des dieux qui parsèment leur pays. De les reconnaître, de les identifier et de les adorer. Sans que cela soit clairement formulé, ce mode de représentation des dieux n’est pas une négation de la figuration, mais une façon d’exprimer qu’il s’agit d’une activité vaine si elle n’est pas divine, d’un mouvement allant des dieux vers les hommes, qui se donnent ainsi à voir à des individus qu’ils élisent personnellement et que l’art des hommes consiste à être attentif à ces présences. Ainsi cet homme rencontré un soir sur la Barigad, racontant comment il avait vu en rêve, alors qu’il était en Inde, Mahadev lui disant qu’il se trouvait dans ses prés (khar bārī). Poussé par une très forte impulsion, il était alors rentré chez lui au plus vite et s’était rendu à l’endroit indiqué, où il s’avéra que se trouvait l’étroite entrée d’une grotte très profonde, au fond de laquelle il avait pu voir des statues de Mahadev et un immense serpent divin (nāg). Et sur la route à plusieurs étapes, on nous parlait de cette découverte, dont la renommée s’était déjà étendue à un ou deux jours de marche.
25Les récits extraordinaires de ce type sont nombreux et passionnent. D’ailleurs, s’il est une forme de communion avec le divin que tout un chacun connaît dans sa vie au Népal central, région où la prière est presque inconnue, c’est bien cette forme d’élection, de rencontre inopinée avec des œuvres divines « naturelles ». Quotidiennement, les hommes et les femmes découvrent des pierres qui attirent leur attention lors des travaux des champs ou de leurs déplacements. De la poche de leur veston, les villageois, des vieillards aux enfants, sortent avec précaution ces pierres qu’ils ont trouvées : des pierres polies de couleur noire qu’ils appellent « pierres-éclairs » et qui, disent-ils, tombent du ciel avec les éclairs ; des ammonites, révélations du dieu Vishnu, des cristaux de roche, des grenats bruts... La sélection des œuvres naturelles forme non seulement en elle-même une activité artistique, consistant à séparer et à mettre en valeur des éléments remarquables du paysage pour en faire des objets de culte, des icônes, mais l’attention qu’on leur porte relève sans doute d’une autre dimension également. Rappel de l’existence des dieux, elles forment les preuves les plus manifestes de leurs interventions dans la nature et posent la nature tout entière comme œuvre divine.
26Ces śilā sont généralement ramassés et offerts à un sanctuaire à l’occasion de la formulation d’un vœu, ou encore placés aux côtés des dieux du lignage dans le sanctuaire de la maison. Les plus « extraordinaires » peuvent devenir l’objet d’un culte, en tant que divinité principale et sur le lieu même de leur découverte. Leur caractère « extraordinaire » est là encore difficile à définir, n’étant pas uniquement lié à l’aspect de l’objet, mais souvent également aux circonstances ou au lieu de sa découverte, car on ne cherche pas nécessairement dans les pierres une représentation divine figurée ; quand bien même il y en aurait une, celle-ci n’est jamais pensée comme le double d’une représentation humaine ou un jeu de la nature, mais comme une forme authentique de la divinité, une révélation23. Aussi les circonstances de la découverte importent-elles autant que l’aspect iconique. Le śilā de la grotte de Gupteshvar à Pokhara s’est ainsi manifesté la nuit même de Shiva rātrī, attestant son authenticité et affichant son identité par la date univoque de sa découverte.
27D’ailleurs, si les jeunes gens modernistes affichent souvent un désintérêt, voire même un mépris envers certains aspects de leur religion, tels les rituels qui occasionnent des rassemblements lignagers ou villageois, ou encore les cultes brahmaniques, ils sont en revanche très sensibles à ces manifestations, aiment écouter ou raconter des récits de découverte de ces formes divines « naturelles » et plus encore partir en exploration dans les grottes en ce but (photo 36). Car les grottes, « matrices » de la terre et habitation des hommes saints, renferment des divinités inscrites dans la roche dont la lecture est faite par le prêtre ou le guide qui vous y conduit, à l’aide d’une lampe électrique. Dans la grotte de Gupteshvar, découverte à proximité de la chute d’eau de Pokhara en 1992, une fillette dévoile aux pèlerins les dents de Mahadev, son trident, une tortue, un serpent et bien d’autres choses encore, contenues dans les formes de la roche (photo 37).
28En fait le śilā n’a de cesse que de dévoiler sa nature aux hommes, déployant de manière particulièrement démonstrative son caractère actif et vivant. Il transcende le règne minéral pour se rattacher au végétal lorsqu’il « prend racine », à l’animal ou à l’humain lorsqu’il se déplace seul, se prend à brouter les cultures ou affiche tous les signes de son être organique : battements de cœur et saignement. Il émane de la pierre une puissance qui défie la loi de la gravité : tantôt si légère qu’elle s’envole et tantôt si lourde que personne ne peut la soulever, malgré sa petite taille. Certains śilā grossissent régulièrement, d’autres s’enfoncent dans le sol inexorablement ou encore émettent des décharges électriques. Leur vie intérieure et leur volonté propre se manifestent également dans leur fréquent refus d’être enfermés dans un temple, lorsqu’ils détruisent régulièrement les tentatives d’édifices entreprises par les hommes24. Les śilā vivent. Celui de Sikhari à Purkot fait entendre un énorme bruit de déglutition lorsqu’on lui fait des libations. La pierre de Bhagesvar à Doti laisse toujours couler du sang depuis que le dieu, qui avait l’habitude de traire une vache sous forme humaine, a été attaqué par le propriétaire de l’animal à coups de faucille25. D’autres śilā enfin, comme celui qui représente le roi de Béni dans le temple de Jagannath de Dholathan, laissent entendre un battement de cœur. On raconte qu’il s’agit de la forme prise par ce roi qui n’avait pas d’os et ne pouvait par conséquent se déplacer, lorsque les Gorkhali sont venus attaquer sa capitale et que tous ses sujets ont fui, le laissant seul face à l’ennemi26. Sur la colline surplombant le très saint confluent de Deughat, une pierre noire et recouverte d’ammonites est vénérée sous le nom de Cakravarti. Tantôt considérée comme une forme de Narayan ou de la Déesse, cette pierre est surtout priée parce qu’elle est puissante (saktiśali) parce qu’elle exauce les vœux et qu’elle-même grossit constamment. Certaines personnes la disent vieille de 7 000 ans et venue par les airs depuis le mont Kailash. D’autres racontent qu’il s’agit de la forme prise par Mukunda Sen, le roi de Palpa, qui fut le premier des 91 rois initiés par Gorakh Nath. À l’époque des Sen, rapporte Dharmaraj Thapa27, un pêcheur Bote suivit le cours de la Kali Gandaki depuis Ridi. Parvenu à la hauteur de Deughat il prit dans son filet une pierre qu’il rejeta sur la berge. Depuis ce jour, où qu’il pêchât, dans les eaux de la Kali ou de la Trisuli, toujours remontait-il cette pierre qu’il finit par projeter violemment contre un gros rocher, sous l’emprise de la colère. Du sang s’en écoula. Tremblant de peur, le pêcheur emporta la pierre chez lui, l’enduisit de bouse et l’encensa. Or, lorsque le pêcheur était de sortie, la pierre jouait avec les enfants ou sortait brouter les feuilles de moutarde dans les champs, jusqu’au jour où il eut un rêve : « Je suis Mukunda Sen. Je me trouvais sous forme de śilā dans les eaux de la Kali Ganga où le sable m’avait recouvert. Toi seul as pu m’attraper avec ton filet. Désormais, établis-moi en tel lieu. » Le rêve avait donné son sens à la pierre. Elle fut emportée dès le lendemain, dans un palanquin précédé d’une fanfare, jusqu’au sommet qu’elle avait elle-même désigné.
29La pierre, enfin, est créatrice. Lorsqu’un śilā parvient en volant dans la cour d’un paysan et que ce dernier reconnaît comme il faut la présence divine ainsi manifestée, sa prospérité s’accroît, les récoltes gonflent dans ses silos, mais s’il n’y prête pas garde, c’est l’inverse et bien souvent, dit-on, le feu ravage alors sa maison. Le pouvoir créateur du śilā est parfois encore plus directement montré aux hommes. Ainsi, celui qui passe son bras dans le trou du śilā de Grand-Mère à Thulo Lumpek, doit faire une demande de vœu à haute voix, me raconta un Magar du village de Pyugha. « On entend alors une réponse et on reçoit quelque chose dans sa main : un papier, un caillou, une fleur. » Lui, confia-t-il, a reçu une fleur.
30Ces pierres vivantes et divines brouillent les limites entre les catégories du monde, le mobile et l’immobile28, le vivant et l’inerte : le śilā participe tout à la fois de la création, de la créature et du créateur, un peu à la façon des ascètes rsi aux pouvoirs créateurs, devenant minéral ou végétal29 lors de la méditation. Dans une version locale d’un célèbre mythe hindou, le roi Yayati et sa fille parvinrent un jour au lac Dudh Pokhari du royaume de Lamjung, au cours d’une partie de chasse. Là, le rsi Cyavan se tenait en ascèse, ressemblant avec le temps à une fourmilière. Il émit un son. La fille du roi, se demandant ce dont il pouvait bien s’agir, perça d’une aiguille le tertre, qui laissa couler du sang. Elle avait percé les yeux du sage30.
31Une autre catégorie de représentations se rattache à ces œuvres « naturelles » : il s’agit de statues à nos yeux sculptées par la main de l’homme, mais dont la découverte s’apparente à celle des śilā. Exhumées lors d’éboulements de terrain, de travaux de terrassement, ou encore lors du passage de l’araire dans les champs, elles sont censées provenir d’un âge mythique ou être des productions divines, dévoilées à des hommes élus. C’est ainsi que la célèbre statue de Rikheshvar à Ridi aurait été découverte dans les eaux de la Kali Gandaki par le puissant monarque Mukunda Sen de Palpa ou que beaucoup plus récemment, en juin 1992, une femme médium s’avançait vers une décharge, armée d’un trident qu’elle planta dans les ordures, affirmant qu’il y avait là un dieu souillé. Le Shiva linga qui y fut exhumé fait depuis l’objet d’un pèlerinage particulièrement fréquenté par les habitants de la vallée de Katmandou, à la mesure de la souillure faite au dieu. La personnalité du découvreur et les circonstances de la découverte de l’icône lui confèrent son authenticité, en font une manifestation divine.
32Ce concept de révélation divine, amplement souligné dans la religion populaire népalaise, est en fait un trait fondamental de l’hindouisme jusque dans ses formes les plus savantes et urbaines, car les dieux hindous, quelle que soit la façon dont ils sont représentés, se dévoilent, se donnent à voir (prakat hunu), au dévot qui en reçoit personnellement « la vision » (darśan).
Les transformations du paysage
33Les dieux manifestent aussi leur présence dans le pays par des phénomènes de plus grande envergure, façonnant véritablement le paysage. C’est ainsi que Manjushri creusa la vallée de Rolwaling avec son araire et fendit d’un coup de son épée la montagne qui retenait prisonnières les eaux du lac qui recouvrait la vallée du Népal31 ou que Bhimsen ouvrit la mine de Pandav Khani d’un seul coup de massue, posant ses pieds sur chacune des deux montagnes qui l’entourent. Il fit jaillir çà et là des sources en frappant le sol de son arme et jeta le corps de Jarasandha32 dans la rivière Karmanasa (district de Doti), qui en devint impure au point qu’aujourd’hui encore les gens ne boivent pas son eau pour cette raison. À bien des égards, Bhimsen fait figure de Gargantua, géant brave et brutal qui transforme le paysage à son passage.
34Moins connu est le rôle créateur des sorcières de la région du Dhaulagiri, qui marquent elles aussi leur passage dans le paysage, qu’elles s’amusent à modifier par leurs « jeux ».
Il y a très longtemps, un homme avait neuf filles. Puis, après ces neuf filles, il lui naquit un fils. Mais ces neuf sœurs eurent l’idée d’apprendre la formule des sorcières. La maîtresse sorcière leur dit : « Vous devez m’offrir, en sacrifice au guru, votre petit frère et en manger vous aussi le sang, le cœur et le foie. Seulement alors, je ferai de vous des sorcières. » C’est pourquoi les neuf sœurs offrirent leur petit frère en guru pujā et devinrent sorcières. Une fois sorcières, elles se promenèrent tantôt à l’est, tantôt à l’ouest, tantôt au nord et tantôt au sud, et de cette façon parvinrent au village de Kol, situé au nord de Mahat. À cette époque, il y avait une rivière au sud de ce village. Parce que les sorcières n’arrivaient pas à la traverser, elles se mirent à construire un pont avec des pierres rouges à l’endroit appelé Chamare, en bas du village. Mais alors qu’elles n’avaient pas encore terminé le pont, il se mit à faire jour, et, entendant le chant du coq, elles se dirent : « c’est maintenant le jour, les gens vont nous voir » et elles laissèrent ainsi le pont inachevé [que l’on peut toujours voir]. Puis elles se rendirent à l’endroit appelé Birgung où elles accrochèrent une grosse corde à un arbre jumlyāhā pour en faire une balançoire. Là elles jouèrent et, prenant le sang, le cœur et le foie des animaux des alentours, elles les mangeaient, dit-on. On peut toujours voir cet arbre jumlyāhā à Birgung, depuis l’endroit appelé Dikhundanda, sur le chemin qui mène, quand on va au nord-est depuis Mahat, à Takasera.
Ces neuf sœurs sorcières construisirent aussi un barrage sur la Syarpu Khola, ce qui forma un lac. Elles y jetèrent des feuilles d’un arbre appelé tusāro et l’on dit qu’elles se transformèrent en poissons. Aujourd’hui encore, il y a une multitude de poissons dans le lac Syarpu33.
35Comme ce court texte le montre, l’eau est un élément particulièrement mobile et ses mouvements sont souvent interprétés comme des actions divines. Ainsi le lieu de pèlerinage de Dhor Baraha se situe à la source de l’Uttar Ganga, dont les gens soulignent qu’elle commence à couler vers le nord, cours sacré car à l’inverse de la direction attendue sur le versant sud de l’Himalaya et vers un orient particulièrement faste.
36Les mythes de création de lacs ou d’assèchement de vallées par les dieux sont très nombreux. Citons pour l’exemple l’histoire du lac de Rukum, dont la trame est associée à bien d’autres lacs, comme celui de Pokhara : « Sous le lac Kamalpokhari, il y avait autrefois un village appelé Gairi. Un soir Mahadev y est venu, mais personne, hormis une vieille femme, ne voulut l’accueillir. Le comportement des villageois souleva la colère de Shiva et le lendemain matin, il dit à la vieille de se tenir sur le toit de sa masure, et de ne pas en descendre. Lui-même gravit la colline d’où il submergea le village. » Cet événement est marqué dans le paysage par une pierre qui émerge des eaux du lac et qui est appelée « la maison de la vieille Kutuni34 ».
37Si l’on peut voir en ces mythes de déluges et d’assèchements une mémoire populaire de mouvements tectoniques, il semble qu’ils soulignent également, et sans doute avant tout, l’idée que l’ordre du monde est en conformité avec un ordre humain, qu’il soit moral, rituel ou social. Ainsi, le terrible tremblement de terre de 1933 a été relié aux péchés des hommes bien sûr, mais aussi à l’absence du roi, en visite à l’étranger, qui contribuait au chaos général35. L’univers tout entier est animé de la présence des dieux et les éléments du monde, composés de corps divins ou d’habitats des dieux, sont pris dans un vaste mouvement dès lors que les hommes ne se conduisent pas comme il se doit. Il est des sites en particulier, comme les ermitages, les lacs ou les sommets, que l’homme ne doit pas souiller ou cultiver36. Victime de pollution, le lac de Mahat par exemple, a pris l’initiative de se déplacer jusqu’à Rukum (figure 28) :
Un serpent est descendu de la montagne et est arrivé sur un pâturage (caur) au milieu de Mahat, où il a disparu, transformant ce pâturage en lac. Mais les gens de Mahat jetaient des choses impures dans ce lac, comme la peau des vaches, les cornes de bufflesses, les excréments de cochon et y lavaient des choses sales. Alors le dieu du lac se mit en colère et de nouveau, sous forme de serpent, il alla à Rukumkot. Là aussi il disparut dans un grand pâturage. Et de même qu’à Mahat, il s’y forma un grand lac. Comme le village de Rukumkot était situé au sud de ce lac, les gens n’y jetèrent pas de saletés et jusqu’à aujourd’hui le nāg n’est pas parti. Un touriste américain est entré dans ce lac pour voir combien il était profond, mais il n’en est toujours pas ressorti. Aussi, personne ne sait quelle est sa profondeur. Pour y élever des poissons, [les gens] tentent d’y acclimater des alevins pêchés ailleurs, mais ils ne survivent pas. On l’appelle Kamaldaha car il y pousse des lotus, kamāl37.
38On peut lire dans cette légende Kham Magar, le distinguo entre les eaux situées en amont, les sources, les lacs, la pluie, considérées comme pures et celles situées en aval, souillées par les impuretés qu’elles emportent38. L’incompatibilité entre habitations en amont et eaux stagnantes en aval est telle que ce sont les éléments du paysage eux-mêmes, comme le lac, qui viennent se mettre en conformité avec cette conception du monde, par la volonté de son genius loci. Car l’eau pure est le biotope nécessaire aux serpents divins et marque leur présence, tout comme la terre doit restée inculte autour des temples de Shiva et des ermitages.
39L’étonnante mobilité d’un élément aussi ancré à nos yeux qu’un lac se retrouve dans les récits de pierres ou d’arbres qui volent, dans le mythe des montagnes ailées.
La sémiotique du monde
40Les modifications du paysage ne sont jamais dues au hasard et si chaque grêle dévastatrice, chaque tremblement de terre, crue ou éboulement de terrain, fait l’objet d’exégèses en tant qu’ils sont des signes divins, dans certains lieux l’augure perceptible dans le paysage est un véritable langage, une sémiotique dont la signification est univoque. L’étang Bhavisyavakta du district de Bhojpur, par exemple, devient rouge quand il arrive une personne remarquable dans le district39. Quant au temple de Sai Kumari, à Dingre (Rukum district), des trois fontaines situées sous le sanctum de la Déesse, on dit que l’eau ne coule de celle du centre qu’au moment des cultes. Si elle ne coule pas alors, c’est le signe qu’il va y avoir une famine40. De la fumée sort de la grotte de Jvalamukhi à Doti lorsque le pays connaît une défaite, et du feu quand il va y avoir un tremblement de terre41. Enfin, du sang émanant de la déesse Kalika de Gorkha coule dans la grotte Siddha Gupha, à plusieurs kilomètres de là, lorsqu’une calamité vient à s’abattre sur le pays42. À travers ces exemples, on relèvera encore combien les signes manifestés dans le paysage sont conçus comme des messages divins pourvus d’un sens à décrypter et dont la connaissance assure aux hommes un pouvoir supérieur. Celui qui sait voir évite bien des obstacles et discerne les avertissements, les tentatives de communication ou les pièges des êtres de la surnature. Cette vigilance visuelle est particulièrement importante en forêt, domaine des êtres sauvages, esprits et animaux, et permet de déjouer les pièges, tels les lassos que ces créatures placent sur le chemin pour attraper les hommes insouciants, et permet en retour de repérer par ses traces et ses excréments le gibier.
41Si le plus souvent, seuls de petits et discrets éléments viennent rappeler aux hommes la présence des dieux dans le monde, il existe certains sites où la nature tout entière est perçue comme « un temple », comme un véritable parcours mystique et initiatique au terme duquel l’homme parvient au sanctum. Les difficultés de progression physique sont là des épreuves que seules les personnes de mérite peuvent franchir sans faiblir43 :
Pour atteindre le lac [de Kalingcok], il faut traverser des forêts denses [...] [puis] traverser un passage de pierre que l’on appelle « la porte du Dharma », car on dit que seules les personnes dharmiques peuvent y passer. On parvient au lieu saint des dieux par deux chemins, venant [respectivement] de l’est et de l’ouest. Depuis l’est, il faut gravir cent cinquante-cinq marches. Parce que l’on dit que les pécheurs ne peuvent gravir ces degrés creusés sur une paroi effrayante, on les appelle pāpitārā, « l’escalier des pécheurs ». Depuis l’ouest, on rencontre une échelle de vingt-deux échelons qui relie deux éminences séparées par un gouffre très profond44.
42À l’instar du temple, ce type de site présente des seuils, qui sont ici marqués par des passages terrifiants. Mais à la différence du seuil du temple qui marque et sanctionne un ordre social, séparant les castes pures des autres, ou les prêtres et initiés des laïcs, le temple de la nature sanctionne avant tout un ordre moral, sans souci de statut45. Le pays est comme créé à dessein pour former un parcours initiatique qui distingue les bons des mauvais, de manière implacable ; il se fait révélateur divin, affichant au grand jour la nature profonde de chacun, qui s’exprime par des qualités manifestes comme la force (de soulever la pierre) ou le courage (de traverser le précipice).
43Mais la nature du site sacré est plus complexe puisque, suivant une tout autre logique, certains lieux ont une telle vertu intrinsèque que leur contact transfigure l’homme de façon mécanique, quels que soient son statut rituel et ses valeurs morales. Le Himavant khanda raconte comment un pêcheur eut l’aplomb de jeter son filet devant l’ermitage d’un rsi qui, dans un élan de colère, le transforma en sanglier. Après avoir erré sous cette forme honteuse pendant mille ans, il parvint au mont Tamracud et s’y installa à proximité d’un lac. Par les vertus de l’eau, il retrouva sa forme normale et se trouva bientôt emporté par un engin volant jusqu’au ciel de Shiva. La sacralité du bain fut telle que le groupe de pêcheurs Majhi tout entier se vit dès lors promu au rang des dieux pour une période de mille ans accordée par Shiva.
44Les vertus du lieu s’organisent d’autres fois en une sorte d’arithmétique opérant la démultiplication des qualités obtenues par l’exécution du rituel. On en trouve un exemple dans le Himavant khanda46 qui fournit une typologie précise des mérites obtenus en chaque site, lors du rite sandhyā : exécuté à la maison, la qualité est multipliée par un, à la rivière par dix, dans une étable à vaches ou un foyer d’Agni par cent, dans un lieu saint, un tirtha47 ou un temple, par un milliard et mille, dans un sanctuaire de Shiva par l’infini, sur les crêtes des hautes montagnes et au pied des arbres kimśuk par des dizaines et des dizaines de millions, etc.
45De même que certains lieux provoquent par simple contact, comme dans un mouvement tellurique, la multiplication des mérites du rituel ou la sanctification du pécheur, le degré de spiritualité offre en retour une modification de la vision du pays, soulignant combien le paysage ordinaire n’est qu’une apparence masquant la nature divine du monde. Il n’apparaît sous sa véritable forme qu’aux purs et reste masqué aux autres, de la même façon que l’accès au sanctuaire est réservé aux élus. Ainsi l’Himavant khanda décrit un groupe de barbares arpentant l’Himalaya à la recherche de gisements de minerai à exploiter. Il arriva que l’un d’eux, nommé Karang, parvenant le quatorzième jour de la quinzaine claire de sāun au bord d’un lac sacré où se trouvait le linga de Dravyeshvar, but de cette eau, puis s’en lava les pieds, les mains et la tête, exécutant sans le savoir les gestes de l’ablution brahmanique.
Il s’assit alors au bord de la rivière Changorure et s’exclama : « Ma chère, mes fils, mes frères, cette montagne est comme un pic resplendissant. À son ouest, à son nord, à son est, et de tous côtés, il en est ainsi [...], regardez les monts d’où coulent les Gandaki ! Ils sont tout en or et couverts d’une multitude de joyaux, regardez devant vous ! » Ses suivants lui répondirent : « Maître, nous ne voyons pas ces montagnes couvertes d’or, mais seulement d’arbres, de lianes, de feuilles et de pierres. » Karang dit : « Ô mes fils, cette eau pure ouvre les yeux. »
46Et tous en burent, y firent leurs ablutions et virent48.
Sites sacrés, sources d’autorité
47Le particularisme du pays est étroitement lié à l’identité de ceux qui y résident, établissant un lien stable, si ce n’est incorruptible, entre un groupe, un lieu et un événement divin dont le groupe est le dépositaire. Le site sacré, le sanctuaire, forment ainsi des attaches tangibles au pays par la mémoire, le savoir et les pratiques qui s’y rapportent et demeurent l’exclusivité du groupe local qui les a produits ou repris à son compte. L’immense dalle rocheuse de Pyungha est un exemple sans doute un peu outrancier du rôle fondamental que joue le site remarquable dans la construction de l’identité de groupe, mais souligne très clairement par son caractère démesuré un phénomène qui se greffe ailleurs sur des manifestations de moindre envergure49. Le gigantesque rocher de Pyungha est tenu en haute sacralité par les Magar du lieu, qui le nomment Koti Lung, « la pierre grain-de-beauté ». Dans le défilé qu’il présente se trouve un sanctuaire à Sahakali, déesse qui apparut à un passeur Bote, sous la forme d’une jeune fille. Parvenue de l’autre côté de la Kali Gandaki, alors qu’il lui demandait le prix de la traversée, la jeune fille ouvrit son corsage et exhiba un poitrail creux, rempli de cordons sacrificiels. Si tout naturellement le passeur lui établit aussitôt un sanctuaire dans le défilé de la dalle, ce n’est pas elle qui la sanctifie. La valeur très particulière qui lui est attribuée se rattache à sa formation première et miraculeuse, car le « grain de beauté » se serait détaché du versant situé de l’autre côté de la rivière Kali Gandaki pour venir s’implanter en ce lieu. Il possède pour les Magar une importance cruciale, comme point d’ancrage de leur identité et signe de la primauté de leur occupation du territoire. Ce groupe tient à garder pour lui l’exclusivité du privilège qui l’attache au site et toutes les parcelles de prairies qui se trouvent situées dessus ne peuvent appartenir qu’à un Magar, dit-on. De même, si l’espace est bien exploité malgré son accès pour le moins périlleux, il y est strictement interdit d’y commettre des souillures ou d’y tirer les oiseaux.
48Dans une image analogue mais inverse de celle où le dieu vient naturellement trouver sa place sur un site sacré, certains lieux sont conçus comme le corps de dieux. De nombreuses collines, comme celle où est situé Kirtipur dans la vallée de Katmandou, sont constituées par le corps d’un serpent nāg. D’autres dieux moins clairement chthoniens se révèlent faire partie intégrante du pays, comme le montre la légende de Bhageshvar à Doti :
Un jour le roi tibétain Jhampal entra dans Doti et ôta tous les dieux des sanctuaires pour les emporter au Tibet. Il chercha également à emporter Bhageshvar et même son temple, quand le dieu lui déclara : « Mes pieds sont la berge de la Seti, les rivières des montagnes sont ma tête et mes racines s’étendent aussi loin qu’elles coulent. C’est pourquoi tu ne pourras m’emporter. Si tu me fais trembler, il y aura des tremblements de terre à tous les sanctuaires », et [le roi], sentant qu’il avait perdu, s’en retourna50.
49« Enraciné » comme il l’est, Mahadev manifeste au roi étranger qu’il est une puissance du pays, dont on ne peut s’emparer. En cela, il est pour toujours lié à un pouvoir autochtone ou, tout au moins, local. Son réseau d’intervention sur le territoire passe par tous les sanctuaires qui, dans cette image saisissante, apparaissent comme un gigantesque réseau d’armes défensives protégeant le pays. L’enracinement du dieu ne dénote pas nécessairement l’autochtonie ou même l’ancienneté de l’occupation, car il s’agit aussi d’un phénomène décrit comme subit et imprévisible dans les mythes d’origine des groupes de hautes castes qui ont migré depuis l’Inde vers l’Himalaya. Ce thème récurrent lie symboliquement et à tout jamais dans le paysage le groupe à son nouveau territoire, lui en garantit l’exclusivité. Voici par exemple, comment les brahmanes Bhusal ont symboliquement ainsi que tout à fait réellement pris possession du nord de Purkot, à Gulmi, interdisant l’accès au sanctuaire et au sommet où il se trouve, à toute personne n’ayant pas reçu l’initiation des Deux-fois-nés. Quand l’ancêtre des Purkote Bhusal se mit en marche depuis Argha, portant un śilā dans sa hotte, avec l’intention d’aller « là où sa bande de portage le mènera », il parvint au sommet de Guranse, où, épuisé, il déposa sa charge. Là, celle-ci devint si lourde qu’il ne put la reprendre, car le śilā s’était planté en terre et y disparut. Lorsqu’il revint accompagné d’hommes portant des pierres et des instruments, ils furent arrêtés dans leur montée par une terrible grêle. Et à peine rebroussaient-ils chemin que le soleil se mit à briller. Ils en conclurent que la déesse Malika, matérialisée dans le śilā, refusait que l’on construisît un temple au-dessus d’elle, car cela est contraire à son caractère sauvage (jãgali). Dans ce mythe, la pierre divine choisit elle-même son pays, affichant aussitôt sa maîtrise des éléments comme moyen de communication avec les hommes afin de fixer les modalités de son culte. Elle assure par ailleurs le pouvoir des brahmanes Bhusal sur ce lieu d’estive commun à tous qu’était visiblement à l’origine la grande forêt de Malika. On peut sans doute rapprocher le mythe de l’implantation du dieu d’une pratique dont on ne sait pas grand-chose, mais qui consiste à accaparer un lieu en y plantant un pieu (kilā). Ainsi deux frères Gurung chassés de partout par leurs ennemis Ghale finirent, dit-on, par s’installer à Yangjakot après y avoir planté un pieu51 et les chroniques de Gorkha racontent comment Prithvi Narayan Shah envoya de nuit un émissaire exécuter ce même geste dans le camp ennemi de Nuwakot pour s’en assurer la prise.
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50La vision du pays telle qu’elle se dégage de ces légendes, de la religion populaire, dévoile une religiosité particulière où le monde est parsemé de présences divines. Les dieux hindous entretiennent un très étroit rapport avec les éléments de la nature en lesquels ils se résument souvent. La plupart des grands temples du Népal sont issus de sites sacrés naturels ou plutôt, devrions-nous dire, manifestement surnaturels, comme Pashupati où les anciens vénéraient un Linga de lumière, Muktinath et Jvalamukhi où brûlent des flammes de gaz, sans compter les confluents, les grottes, les sommets, les sources... qui sont lieux de culte.
51Mais au-delà de la sacralité accordée aux phénomènes extraordinaires de la nature et aux images que forment certaines catégories de l’espace, les idées népalaises relatives au paysage apparaissent comme un jeu conceptuel sur le thème de la création, où chaque élément du monde est susceptible de transcender son registre propre. La création inanimée devient créature et le créateur, création. La pierre est source de réflexion, source de pouvoir. Alliée au rêve, qui bien souvent lui donne son sens, c’est autour d’elle que les communautés s’ordonnent en un site, s’approprient un territoire, en excluent les étrangers ou encore les autochtones.
52Au Népal, le paysage est religieux, mystique ; l’homme y vit comme entouré par une forêt de symboles, selon l’expression du poète. Les points d’ancrage des dieux donnent sens au milieu, l’informent. Ils lient intrinsèquement le pays à ceux qui l’habitent et qui en connaissent le sens, dans un mouvement perpétuel, et sans cesse alimenté par de nouvelles révélations. Ainsi la multitude de légendes qui se rapportent aux sites remarquables du paysage – qu’il s’agisse d’une simple pierre ou d’une montagne tout entière – possèdent sans doute une dimension qui dépasse le folklore et l’anecdote. Ces récits établissent et formalisent les relations entre les différentes composantes du monde. Ils soulignent à quel point la nature est pensée comme une œuvre, comme une surnature dont la connaissance permet aux hommes de composer avec elle et d’en tirer parti. Ainsi le roi de Doti mit fin au conflit qui l’opposait au roi du Tibet, son ami de naguère, « lorsqu’il apprit que c’était à cause d’une ammonite », dont l’apparition coïncidait avec le début de la guerre. Il la fendit en deux moitiés égales d’un coup de son sabre, scindant sans doute symboliquement par ce geste, le territoire de façon équitable52.
53Et quant à l’ignorant ou l’étranger qui passe devant l’une des pierres jumelles en forme de crapaud à Chainpur, il se verra immédiatement emporté dans les airs jusqu’à l’autre pierre53, car il faut prendre garde aux apparences et apprendre à composer avec les forces invisibles du monde qu’elles dévoilent.
Encadré 9
Paysage, mythe et identité d’une communauté de tantristes
Nicolas Sihlé
Ch’ongkor (Chos-’khor) est une communauté villageoise de religieux tantriques tibétains (ngakpa, sngags-pa), située dans le haut de la vallée de Muktinath, au Mustang inférieur. Comme la plupart des tantristes, les religieux de Ch’ongkor pratiquent avant tout des rituels à orientation mondaine (rites apotropaïques, etc.). Plus particulièrement, ce sont des spécialistes d’exorcismes puissants, de rites « terribles », dakpo (drag-po).
Le lieu de fondation de Ch’ongkor se distingue par ses caractéristiques géomantiques : « le sol en triangle, le ciel en triangle » (sa duk-sum nam duk-sum, sa gru gsum gnam gru gsum), comme le dit une expression connue dans la vallée. Le « triangle du sol » est formé par deux rivières (Dzong Tsangbo et Tanggar-gyung) et la paroi rocheuse de la montagne Dügukor, qui ensemble encadrent Ch’ongkor, formant effectivement un parfait triangle (photos 38 et 39). Le « triangle du ciel » consiste en trois angles sur la ligne d’horizon, chacun étant formé par les versants de deux montagnes voisines. À vrai dire, à Ch’ongkor personne ne semble savoir les identifier avec précision. En admettant que ce triangle ait pu avoir une détermination précise dans le passé, maintenant oubliée, ce second « triangle » est aujourd’hui surtout le double ou le complément céleste de celui du sol.
La figure du triangle nous renvoie à la symbolique tantrique. En effet, dans la classification courante des rites en rites de pacification, d’augmentation, de subjugation et rites terribles (shi gyä wang dak, zhi rgyas dbang drag), c’est le triangle qui symbolise la dernière catégorie. Il en est une figure récurrente à l’instar de l’enceinte triangulaire qui apparaît dans nombre d’entre eux. Ce lieu se signalait donc comme propice à la pratique tantrique, et particulièrement à celle d’une divinité courroucée, comme Manjushri Yamantaka sur lequel la tradition locale est centrée. Lama Tsapgyäpa, fondateur de Ch’ongkor, s’y serait établi en vertu de ces caractères géomantiques favorables.
Si le triangle sur lequel la communauté est installée peut être considéré comme maîtrisé, dompté, en revanche l’ouverture triangulaire d’une grotte située dans la paroi rocheuse du Dügukor, juste derrière Ch’ongkor, est un élément crucial du paysage. Un maître tibétain, de passage dans la région dans les années 1950, l’a diagnostiqué comme un « ennemi du sol » (sa-da, sa-dgra), la « bouche béante » d’une « démone de la paroi » (dak-sinmo, brag srin-mo). Pour suivre son conseil, les villageois l’ont (partiellement) rebouchée, mais elle est de nouveau béante, ce qui suscite quelque inquiétude. L’analogie formelle avec la bouche d’une divinité courroucée, représentée sur le gâteau rituel (forma, gtor-ma) qui lui sert de support dans un rituel, est frappante, et ce d’autant plus que cette montagne, selon la tradition locale, est en somme un torma.
En effet, parmi les hauts faits du lama fondateur qu’exalte la veine narrative locale, l’on raconte volontiers que trois sommets situés derrière Ch’ongkor, dont le Dügukor, auraient été visualisés par Lama Tsapgyäpa comme substituts de forma. Ces sommets sont donc en quelque sorte associés, par l’intermédiaire du rituel, aux trois divinités tutélaires principales de Ch’ongkor que sont Padmasambhava, Manjushri Yamantaka et Vajrapani1.
Ainsi, cette communauté de religieux retrouve dans son paysage ses mythes fondateurs, son identité religieuse même.
Encadré 10
Désordre et multiplicité des géographies sacrées
Nicolas Sihlé
En Himalaya, népalais notamment, les conceptions relatives à la géographie sacrée sont très variables, et ce même au niveau local d’une vallée ou d’un espace villageois. Le paysage est une sorte de reflet de celui qui le contemple, et entre autres de sa religion, panthéiste, aux traits parfois animistes. Ces systèmes religieux ouverts s’accommodent de la différence, l’intègrent plus qu’ils ne la rejettent. Le paysage en vient ainsi à accumuler les influences, les strates de lecture.
Prenons la vallée de Muktinath, au Mustang inférieur, dominée par le célèbre lieu saint, hindou et bouddhiste, du même nom. Les représentations de certains éléments du paysage associés au lieu saint sont largement partagées dans l’ensemble de la vallée. La tradition savante bouddhique y a mis son sceau : le lieu saint de Muktinath et les versants environnants sont inscrits dans une structure classique de mandala, décrite dans un guide des lieux saints de la région2. Les divinités hindoues du sanctuaire ont une seconde identité, bouddhiste3 L’élément le plus prééminent dans le regard local consiste toutefois en deux pierriers, sur le versant derrière Muktinath, aux pierres respectivement gris clair et gris foncé, les « Pierres blanches et noires » (De’u Kar-nak ; Rde’u dkar nag), qui entourent le « Miroir du karma » (Lä-gi Melong, Las kyi melong). L’ensemble est une représentation des bons et mauvais karmas du monde entier.
Pour le reste, la vallée peut paraître, à bien des titres, comme une juxtaposition assez hétéroclite de thèmes, de schémas, à la fois généraux par leur récurrence à travers le monde tibétain4, et purement locaux par l’ignorance réciproque dans laquelle ils se tiennent, d’un village à l’autre.
Ainsi, à Ch’ongkor, communauté de tantristes, le lieu, par son caractère triangulaire et à travers les montagnes qui l’entourent, se définit avant tout par sa référence à la pratique de rites tantriques5.
À Dzong, la résidence des seigneurs nobles s’élève sur la tête d’un garuda. D’autres éléments du paysage de Dzong se rattachent au corps de l’oiseau mythique, mais ce modèle est finalement d’étendue limitée. En amont de la rivière voisine, un « pays caché » (bayül, sbas-yul) aurait été découvert, et l’on trouverait parfois dans l’eau des fruits ou des graines échappées de ses moulins à grain. Les stûpas, les arbres, les étangs, les grottes, tous ont leur histoire, cruciale ou anecdotique6.
L’espace de Purang, quant à lui, s’ordonne selon « quatre étangs et quatre stûpas » : au pied de celui de Muktinath, lui tournant présomptueusement le dos, l’on retrouve le mandala.
Enfin, dans une vallée adjacente, à Lubra, se dégage avant tout le thème classique de la soumission par le lama fondateur du genius loti7. S’y ajoutent des récits selon lesquels les champs auraient été jadis cultivés (et les grottes de méditation du lieu, façonnées) par les divinités protectrices. Ce dernier élément se retrouve dans les récits concernant une grotte près de Ch’ongkor, sans référence au cas de Lubra, s’entend : la sacralisation du paysage ne cite pas ses sources.
Les travaux de Ramble8 sur le Mustang montrent clairement aussi qu’un élément comme le nom d’une divinité peut apparaître, selon les panthéons locaux (villageois), avec des attributions extrêmement variées. Ramble nous présente des textes de libations qui ordonnent l’espace et ses dieux, définissant, par la séquence des sites divins, « une carte imaginaire du royaume ». Toutefois, les textes de libations ne sont pas tous porteurs d’autant de sens. Un texte semblable de Ch’ongkor ne suggère guère aux religieux qui le récitent une réelle mise en ordre de leur espace. Par ailleurs, l’ensemble hétéroclite formé par les divinités locales propres à la communauté est particulièrement dénué de traits qui l’organiseraient.
À la fois dans le regard local et dans celui du chercheur, le besoin de mettre de l’ordre, de voir une unité dans le paysage sacré semble devoir rester limité par une irréductible diversité.
Notes de bas de page
1 Le terme de « jardin », bagaicā, existe bien, mais il s’agit d’un emprunt au persan, comme une grande partie du vocabulaire relatif à la cour et à l’administration. De fait, on ne rencontre de jardin que dans l’enceinte du palais royal de Katmandou et quelques parcs publics de création récente. Les temples, monastères et les particuliers cultivent pour leur part des fleurs, autour de l’habitation, dans le « champ à fleurs », phulbārī. En revanche, le Bois de la Reine (rānī ban) est une zone de forêt protégée que l’on pourrait rapprocher du jardin : décrit comme paradisiaque, regorgeant de fruits et de fleurs odorantes, c’est un havre pour toutes les créatures et le lieu des ébats amoureux.
2 Bouillier, 1987.
3 Chant de mariage (silak), chanté à Isma dans le district de Gulmi.
4 De façon spécifique, la plaine du Téraï est appelée Madesh (Pays du milieu), tandis que le terme de aul (lié à la chaleur et à la fièvre paludéenne) est générique et désigne toute terre de basse altitude ; besī est synonyme de aul ; lekh désigne le sommet de toute élévation et les moyennes montagnes, tandis que le terme himāl (lieu enneigé) ne s’applique qu’aux hautes montagnes.
5 Les quatre bornes du Népal, par exemple, sont définies dans la Bhāsā vamśāvalī (Paudel éd., 2020 VS, p. 5) par ces repères sacrés : « À l’ouest les sept Gandaki, à l’est les sept Kausi, au nord Nilakantheshvar, au sud Srinatarambheshvar, que celui qui se rend dans ce lieu éminent qu’est le Népal, à l’intérieur de ces quatre bornes, le serve par sa connaissance. Qu’il reçoive la délivrance. »
6 Ancient Nepal, vol. 8, 1969, p. 20.
7 Certains réseaux semblent cependant répondre avant tout à la nécessité d’un modèle : ainsi des quatre Varahi de la vallée – citées par la Bhāsā vaniśāvalī et de nombreux informateurs –, trois seulement sont clairement identifiables, la quatrième étant rattachée à différents sanctuaires.
8 Lecomte-Tilouine, 1987, 1993.
9 Édité et traduit en népali par Yogi Naraharinath. L’abréviation HK fera référence à cet ouvrage dans la suite du texte.
10 HK4, p. 53-58.
11 Naraharinath, 1880 Sake, p. 9.
12 Ce thème mythologique se retrouve sous la plume du poète Dharmaraj Thapa (2041 VS. p. 341), « tel un vautour écartant les ailes, l’Himalaya semblait prêt à s’envoler ».
13 HK7.
14 rsi : sage ou voyant de statut divin.
15 HK 82, p. 16-70.
16 Texte résumé de HK 44, p. 1 -80. Les Gandaki portent le nom du rsi Gandaka, qui se baigna en premier dans la sueur qui coula du pied gauche de Parvati, depuis le mont Nilkut. Puis la déesse se rendit au mont Raupya śrnga et de sa cheville sortit une rivière où se baigna le rsi Marici ; après quoi elle alla se placer sur le sommet élevé du Mahakut et de la commissure gauche de ses lèvres sortit une rivière de couleur jaune dans laquelle Ganda rsi se baigna ; de nouveau elle se déplaça jusqu’au mont Smanikut d’où coula de sa tête une rivière blanche, la Seti, aux flots très puissants. La déesse s’en alla alors au mont Ratnashringa d’où la sueur coula de ses boucles. Elle s’installa ensuite à quelque distance de là sur le mont Ekashringa d’où coula de son front une eau aussi blanche que le lait. Depuis le mont Dvikut, une rivière de sueur coula du coin de ses yeux, d’un bleu sombre, comme de l’encre sur un papier blanc. Elle confia ensuite, sous sa forme de Jal devī, déesse de l’eau, le nom des sept sources au rsi Gandak et s’en retourna vers l’est.
17 Comme l’écrit M. Carrin-Bouez (1997, p. 12).
18 Texte obtenu par le « roi » Tarakbahadur Shah, édité par Yogi Naraharinath (1880 Sake, p. 22).
19 1880 Sake, p. 18.
20 La région telle que la définit Yogi Naraharinath est une entité à la géométrie variable. Si le Népal, dit-il, est divisé en six pradeś portant le nom des six grands cours d’eau qui « fendent » la chaîne du Mahabharat, il donne p. 26 une autre division du pays en quatre pradeś appelés Kirat, Magarat, Khasan, Jadan, noms qui se réfèrent aux groupes de population occupant ces territoires : les Kirant à l’est, les Magar au centre, les Khas à l’ouest et les Jad (populations tibétaines) au nord. Pour cet auteur (p. 27), à chaque région est associée une forme divine particulière : les graines de rudrāksa à celle des sapta Kaushiki, les fossiles śaligrām aux sapta Gandaki, les flammes [de gaz naturel] aux sapta Karnali.
21 L’ammonite est la forme que prit Vishnu après avoir été maudit pour avoir séduit la femme de Jalandhar. Elle est renfermée dans le śaligrām, pierre noire et sphérique que l’on fend en deux pour y découvrir la forme divine qu’elle contient. Trois formes peuvent se révéler à l’intérieur du śaligrām : le disque, ammonite, le linga, fossile d’un coquillage conique, et l’œil, sphère métallique contenue dans la pierre.
22 Soulever la pierre est un jeu qui s’apparente à l’élection divine, la force étant reconnue comme une manifestation de pouvoir. Dans le sanctuaire de Varaha Kshetra, les pèlerins tentent tous de soulever une pierre veinée de cuivre, aux dimensions modestes, mais dont le poids est, selon le yogi qui propose aux gens de se mesurer à cette forme de Narayan, de 84 kilos.
23 Roger Caillois (1981) décrit l’intérêt qui fut porté en Occident à ces « jeux de la nature » à partir de la Renaissance. En opposition avec la tradition occidentale médiévale de ne pas signer les œuvres religieuses, se développa à partir de la Renaissance la notion d’auteur démiurge, l’idée d’individus d’exception qui enfantent leurs œuvres comme par parthénogenèse. Dans le même mouvement, peut-être, le paysage inscrit dans la pierre devenait simple jeu de la nature et objet de curiosité.
24 La pierre vénérée comme Devi à Dedhabau, localité du Mahabharat central, était à l’origine un poids que lançaient les jeunes bergers. Elle se mit à grossir un jour et devint l’objet d’un culte. Lorsque les villageois voulurent lui construire un temple, elle fit parler un chamane lāmā, en ces termes : « Ce n’est pas la peine de me construire un toit, je vais m’en construire un moi-même. » De fait, font remarquer les villageois, les frondaisons des arbres lui forment comme un toit aujourd’hui (information collectée par Netra Lal Pandey).
25 Voir Cause, 2039 VS, p. 63. Mais de façon générale, les pierres qui saignent sont extrêmement nombreuses au Népal.
26 Mecīdckhi Mahākālī, 2031 VS, vol. 3, p. 627.
27 2050 VS, p. 218.
28 En Grèce ancienne, les statues sont conçues comme les formes immobiles des dieux : « l’objet matériel est le dieu lui-même mais en position statique, au repos dans l’espace du mouvement » (Detienne, 1997. p. 38).
29 Ainsi, si les brahmanes ne mangent pas de champignon, c’est parce que cela serait comme manger le corps des rsi, les ascètes immobiles en méditation voyant leur corps se couvrir de champignons : « les Khas brahmanes ne mangent pas de champignon jusqu’à aujourd’hui, se rappelant que manger des champignons est équivalent à manger la chair des rsi » (Thapa, 2041 VS, p. 185). En méditation, on dit que les ascètes se nourrissent des substances de la terre, boivent les rayons de la lune et du soleil, tels des végétaux.
30 Thapa, 2041 VS, p. 187-188.
31 C’est-à-dire l’actuelle vallée de Katmandou.
32 Roi du Maghada assimilé à un démon, ennemi de Krishna.
33 Ce lac se trouve dans le ga.hi.sa. de Baphikot, district de Rukum. Ces données sur Mahat ont été recueillies et rédigées par Chitre Bahadur Gharti, en poste dans ce village. Je l’en remercie.
34 Mecīdckhi Mahākāh, 2031 VS vol. 4, p. 64.
35 Sharma K., 1959.
36 Le labour en particulier étant assimilé à une souillure du sol.
37 Mythe recueilli et rédigé par Chitre Bahadur Gharti.
38 Sur ce thème chez les Kham Magar, voir Anne de Sales, 1997, qui décrit des mouvements entre ces deux catégories d’eau lors d’un rite consistant à faire tomber la pluie.
39 Mecīdekhi Mahākālī, 2031 VS, vol. l, p. 618.
40 Ibid., vol. 4, p. 63.
41 Calise, 2039 VS, p. 117.
42 Acarya, 2055 VS, p. 35.
43 En fait, plus généralement, le gravissement de chaque montagne, la traversée de chaque rivière sont présentés comme des épreuves placées sous le patronage des divinités du lieu : la déesse des cols Deorali étant susceptible de rendre à ceux qu’elle désire punir la montée plus raide ou le fardeau plus lourd et les serpents Nag ou les mauvais esprits Masan de la rivière pouvant susciter la perte de celui qui traverse leur domaine.
44 Mecīdckhi Mahākālī, 2031 VS (1974), vol. 2. p. 98.
45 Il faut toutefois relativiser cette remarque en rappelant que l’ordre social est également pensé comme résultant d’un ordre moral.
46 H K 10, p. 42-49.
47 Lieu saint situé le long d’une rivière.
48 HK 8, p. 26-62.
49 Le village de Pyungha est situé dans le district de Syangja, dans la boucle de la rivière Kali Gandaki.
50 Calise, 2039 VS, p. 63.
51 Thapa, 2041 VS, p. 397. On peut plus généralement se demander si les très nombreux piliers de pierre que l’on trouve dans l’ouest du Népal ne venaient pas également « implanter » le pouvoir des souverains dans le sol. Entre le terme kilā (dérivé du sanskrit) qui signifie « pieu, clou » et celui de killā (dérivé du persan) qui désigne à l’origine un fort et par extension les frontières ou les bornes d’un territoire, il y a comme un champ sémantique commun en népali en sus de, ou superposé à, leur homophonie.
52 Cause, 2039 VS, p. 59 : cette ammonite fendue se trouve à proximité du temple de Tedi, Mahadevsthan gaun pancayat, Doti. Le passage est le suivant : « Autrefois, le roi du Tibet et celui de Doti entretenaient de bonnes relations. Chacun rendait visite à l’autre. Mais avec l’apparition de l’ammonite, le roi du Tibet se mit à faire beaucoup de nuisances. Quand le roi [de Doti] apprit que c’était à cause de cette ammonite qu’il y avait ces nuisances, il la brisa en deux avec son sabre [...]. » Il est dit plus haut dans le texte que les deux moitiés de la pierre sont parfaitement égales.
53 Sharma S.R. (2014 VS, p. 13) : « À l’endroit appelé La Pierre-Crapaud, il y a une pierre qui a la forme d’un crapaud. Les gens qui marchaient sur ce chemin autrefois, s’ils passaient leur chemin sans offrir de fleurs à la pierre, il [le crapaud] les faisait s’envoler et les lâchait plus bas, sur la crête de Madi. Là, il y a une autre pierre en forme de crapaud et ceux qui marchaient là sans l’honorer étaient [inversement] emportés de là-bas jusqu’ici. »
Notes de fin
1 Les moines du monastère sakyapa voisin préfèrent voir dans les sommets environnants une triade un peu différente, plus classique, à savoir celle des « Protecteurs des Trois Familles », Avalokiteshvara, Manjushri et Vajrapani. L’analogie formelle avec les forma, par ailleurs, est parfois poussée plus loin, les neiges éternelles des trois sommets étant comparées aux ornements en beurre (kargäin, dkar-rgyan, « ornements blancs ») des gâteaux rituels ; la blancheur des neiges renvoie à celle du beurre, toutes deux des symboles particulièrement fastes.
2 Macdonald, 1979 ; Snellgrove, 1979.
3 Jest, 1981, p. 58-59.
4 Meyer, 1987.
5 Voir l’encadré 9.
6 Saul, 1998, chap. 10.
7 Voir Tucci, 1980, p. 168
8 Ramble, 1995, 1996, 1998.
Auteur
Chargée de recherche au CNRS (UPR 299), ethnologue
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