Chapitre IV. Densités de population et ressources dans l’approche des paysages népalais
p. 143-162
Texte intégral
1Dans son Guerriers et paysans, Georges Duby voit dans le paysage le reflet de la « densité du peuplement » et du « système de culture1 ». L’histoire de la population et de sa répartition paraissent en effet d’un intérêt évident dans la recherche des déterminants du paysage. Encore faut-il s’entendre sur le rapport général entretenu entre l’évolution de la population et l’évolution des modes de production, ou si l’on veut la gestion des ressources.
2Selon la perception commune, la croissance de la population serait conditionnée par l’apparition spontanée d’une innovation technique permettant la constitution d’un surplus alimentaire. La relation de cause à effet est incontestablement inverse. Ester Boserup (1965) puis Marshall Sahlins (1976) ont montré que les données empiriques révélaient une tendance naturelle des sociétés à minimiser leur investissement en travail. C’est la croissance démographique, quelle qu’en soit la cause, qui en altérant l’équilibre population-ressources, et en se conjuguant éventuellement à d’autres facteurs, contraint à l’adoption de nouvelles techniques.
3Dès lors il est légitime de considérer la pression exercée par la population sur les milieux comme un des facteurs déterminants de l’évolution et de la diversité des paysages. L’analyse comparative et historique des paysages doit donc nécessairement prendre en compte les configurations démographiques de la région considérée, dans le temps et l’espace.
4Les difficultés de l’entreprise sont dans l’Himalaya de deux ordres. Le peuplement, d’abord, y est extrêmement mobile. Les données statistiques, ensuite, sont récentes et parcellaires.
5Le peuplement himalayen tel que nous le connaissons aujourd’hui ne s’est mis en place que très récemment et reste en pleine évolution. Il est le résultat de deux vastes mouvements migratoires, dont les circonstances précises sont encore mal connues, mais dont on peut esquisser les composantes culturelles, les orientations et la chronologie.
6Aucune donnée tangible ne permet de remonter en deçà du premier millénaire de notre ère – les fouilles ont été très rares. Cette période aurait vu l’entrée progressive sur le versant méridional de la chaîne de groupes aux langues tibéto-birmanes venus du Tibet, selon une direction nord-sud et est-ouest. Ce mouvement s’est poursuivi au cours du second millénaire et a touché tout l’Himalaya.
7Simultanément avançaient des populations aux langues indo-européennes, cette fois depuis l’ouest et le sud. Cet apport, qui représente l’aile nord du très vaste mouvement indo-aryen dans le sous-continent et qui toucha l’Himalaya occidental (Cachemire) au tout début du premier millénaire, n’aurait atteint la frontière occidentale du Népal actuel que dans les premières décennies du second millénaire (empire Malla). De là, il aurait avancé rapidement et massivement vers l’est au long d’une zone d’altitude modérée (800-2 000 m), à partir du xiiie siècle surtout dans le Népal central, touchant le Sikkim dès le xviiie au moins et se poursuivant sous incitation britannique aux xixe et xxe siècles en Assam, au Bhoutan et en Birmanie. C’est à ce mouvement que l’on attribue l’origine du peuplement très dense de la ceinture des basses montagnes, depuis le Cachemire jusqu’au Népal oriental. Seul l’Himalaya oriental (État indien de l’Arunachal Pradesh) est resté à l’écart des migrations indo-aryennes, conservant une densité extrêmement faible aujourd’hui encore (inférieure à 10 habitants par km2).
8Ces deux mouvements permettent de rendre compte de la configuration démographique actuelle de l’Himalaya, à condition d’en mentionner deux plus récents, l’un local et imperceptible, l’autre massif et brutal : d’abord les populations des basses montagnes, longtemps concentrées dans des foyers d’altitude modérée (1 500- 1 800 m), se sont aux xixe et xxe siècles étendues au long des crêtes et vers les fonds de vallée ; ensuite dans les années 1970, la plaine méridionale du Népal, longtemps peu peuplée, a été massivement colonisée par les montagnards sous l’incitation des autorités ; c’est à présent dans cette plaine du Téraï que vivent plus de la moitié des Népalais (9,6 sur 18,5 millions en 1991).
9Le schéma historique ci-dessus suscite bien entendu un certain nombre d’interrogations quant aux effets des deux grands mouvements migratoires – tibéto-birman et indo-aryen – sur l’évolution du rapport population-ressources dans cette région. En effet, ce sont non seulement d’effectifs importants dont il est question, mais aussi de la confrontation entre des cultures et donc des technologies et des économies différentes. Nous renvoyons aux passages de cet ouvrage qui traitent plus spécifiquement de l’histoire – faut-il dire des histoires – de l’agriculture dans l’Himalaya. Nous nous concentrerons ici sur la situation actuelle, en ne remontant qu’aux premiers recensements systématiques, celui de 1952-1954 pour le Népal. Nous présenterons une série de cartes et de graphiques qui tentent d’estimer quantitativement à l’échelle du Népal le rapport global de la population au sol. Ce rapport ne pourra pas bien sûr être tenu pour directement déterminant au niveau d’un bassin versant ni même d’un district. Son importance se situe sur deux autres plans. Si l’on admet que la plupart des régions népalaises sont intégrées aux contextes économique et démographique nationaux, voire à ceux du sous-continent, la prise en compte de la géographie et de l’évolution de la population à ces échelles est essentielle dans la compréhension des phénomènes locaux. On n’en voudra pour preuve que les formidables déplacements de population qu’a suscités l’ouverture de la plaine du Téraï : plus de cinq millions de migrants dans les cinquante dernières années. La démographie régionale est d’autant plus critique que se manifestent ici les densités de population montagnarde parmi les plus élevées au monde. Mais la cartographie des faits démographiques globaux révèle aussi des regroupements et des anomalies qui pourront être immédiatement confrontés à la diversité des paysages, afin de comprendre dans quelle mesure celle-ci reflète cette variable a priori essentielle que constitue la pression humaine sur le sol. On n’abordera guère les déterminations éventuelles entre population et modes de production, mais on tentera de dresser une classification des régions népalaises qui intègre les variables démographiques et économiques susceptibles d’avoir un impact sur la configuration des paysages.
10On ne considérera pas ici les listes de dénombrement transmises par les autorités locales à Katmandou de façon irrégulière et presque anecdotique au cours du xixe siècle. Leur utilité est grande pour des histoires locales, beaucoup moins à l’échelle himalayenne. L’État népalais procéda pour la première fois à un recensement de grande envergure en 1853-1856, mais dans quelques régions seulement et aux limites mal déterminées surtout, empêchant toute évaluation comparative. Celle-ci n’est réellement possible qu’à partir du dénombrement complet de 1952-1954, qui malgré ses approximations fournit quelques éclairages sur la carte démographique du pays au milieu du xxe siècle. Le Népal conduisit par la suite quatre recensements décennaux de 1961 à 1991. Leur examen ne révèle pas de travers si importants qu’ils affecteraient notre perception des tendances démographiques à l’échelle nationale. On croisera les données strictement démographiques aux statistiques agricoles régulièrement publiées par l’administration foncière et le ministère de l’agriculture. On se fiera surtout à la première source, qui comptabilise l’état des terres officiellement enregistrées par les propriétaires. Les statistiques portant sur le niveau des productions sont plus sujettes à caution car elles constituent un enjeu politique majeur pour l’État népalais.
Himalaya 1981 : densité humaine totale
11On a cartographié (figure 15) la densité totale de population par kilomètre carré pour les circonscriptions administratives de l’Himalaya en 19812. Les données sont issues des recensements indiens et népalais de 1981 et, pour le Bhoutan, d’estimations officielles (contestées par les Nations unies). Le recensement indien ne fournit pas de dénombrements pour les districts occidentaux du Cachemire, dont la souveraineté est disputée avec le Pakistan. Les unités de référence sont ici constituées par les districts (jillā) népalais, les districts (jillā) ou sous-districts (tahsil) indiens et les districts (dzongkhag) bhoutanais. Ces territoires ont le mérite de couvrir des superficies comparables. Cependant, plusieurs d’entre eux, notamment lorsqu’ils sont orientés nord-sud, couvrent plusieurs zones écologiques ; leur densité moyenne est donc susceptible de couvrir des écarts importants. On remarquera aussi que l’on a retenu, sur la frange sud, des districts qui ne sont pas situés dans l’Himalaya proprement dit, mais dans des régions de plaine rattachées administrativement aux zones montagnardes.
12L’altitude paraît déterminante. Les courbes des 1 000 et 3 000 m permettent de le vérifier globalement. Au-dessus de 3 000 m, c’est-à-dire pour l’essentiel en zone aride et froide où une seule culture annuelle est possible, la densité est partout inférieure à 20 habitants par km2. Sous les 3 000 m, un clivage net oppose l’Himalaya oriental aux régions plus à l’ouest : au Bhoutan, la densité dépasse rarement 50 habitants par km2, en Arunachal Pradesh, elle est partout inférieure à 20 habitants par km2 ; dans l’Himalaya occidental et central, les zones d’altitude inférieure à 3 000 m abritent toutes plus de 50 habitants par km2 mais révèlent des variations remarquables : moins de 100 dans le Népal de l’ouest, mais parfois plus de 200 ailleurs (moyenne du pays : 102 en 1981 ; 126 en 1991). Sous les 1 000 m, y compris sur les reliefs, la densité est toujours supérieure à 100 habitants par km2, à l’exception du Népal occidental.
Les concentrations urbaines
13Dans ce cas, les fortes densités ont caractère d’évidence.
14Les zones de concentration urbaine des piémonts. – On ne se trouve pas ici à proprement parler en zone montagnarde. Il s’agit de 14 districts situés en bordure de la plaine gangétique, qui portent plus de 200 habitants par km2 et dont la population est à plus de 30 % urbaine : au Cachemire, autour de la ville de Jammu (223 000 hab.) ; en Himachal Pradesh, dans les zones frontières du Pendjab ; en Uttar Pradesh, autour de Dehra Dun (367 000 hab.) ; au Népal, autour des agglomérations de Butwal-Bhairava (54 000 hab.) et de Biratnagar (93 000 hab.) ; autour de Darjeeling (282 000 hab.).
15L’abondance des terres, les cultures de rapport, l’industrie, le réseau routier, l’activité administrative aussi, justifient aisément du développement de ces villes, souvent récent, parfois encore modéré en valeur absolue comme au Népal, et de la concentration de population dans les campagnes avoisinantes. Les densités sont cependant ici équivalentes si ce n’est inférieures à celles des plaines de l’Uttar Pradesh, du Pendjab ou du Bihar.
16Les concentrations urbaines des montagnes. – Il s’agit de deux bassins : au Cachemire, la vallée de Srinagar (708 000 hab.), et au Népal, celle de Katmandou (766 000 hab.). Ce sont là des sites anciennement urbanisés, comportant de vastes zones de culture irriguée et constituant des nœuds commerciaux. La population strictement urbaine représente 47 % de la population totale dans la vallée de Katmandou, 80 % dans celle de Srinagar.
Les zones rurales de forte densité
17Trois zones se distinguent nettement en ce que leur forte densité n’est pas associée à la présence de pôles urbains.
18Les basses montagnes de l’Himachal Pradesh entre la Chenab et la Sutlej, particulièrement dans la bande des 2 000 m entre Dharamsala (Kangra) et Simla. Les petites villes y sont nombreuses (Simla, la plus importante, compte 73 000 hab.). La proximité du riche Pendjab doit sans doute être considérée, mais un regard sur les données démographiques anciennes devrait déterminer si le phénomène doit ou non être attribué à la dynamique économique des plaines voisines.
19Plus à l’est, en Uttar Pradesh au même étage altitudinal, le district de Garhwal ainsi que le sud des districts d’Almora et de Pithoragarh dessinent une aire de peuplement dense, encadrée par les zones moins peuplées du bassin de la Yamuna et du Népal occidental. Là aussi, les quelques petites villes telles Ranikhet (18 000 hab.), Naini Tal (26 000 hab.) ou Almora (23 000 hab.) ne suffisent pas à rendre compte de la densité de population dans des districts à 90 % ruraux. Il faut en outre noter que les plus fortes densités ne se rencontrent pas dans les districts les plus urbanisés, ce qui suggère, dans ce cas comme dans celui de l’Himachal, que les villes pourraient être des effets de la concentration de population plus que des pôles attractifs.
20La troisième zone rurale de forte densité est d’autant plus remarquable qu’elle est exclusivement rurale : il s’agit dans le Népal central des districts de Gulmi, Parbat et Syangja. Le passage dans cette région d’une ancienne voie commerciale transhimalayenne reliant Butwal au Mustang, devenue axe routier dans les trente dernières années, n’est pas à écarter parmi les facteurs attractifs, ni la tradition du mercenariat et ses apports de revenus non agricoles. Cependant, d’autres zones bordant la même voie en amont et en aval ne se distinguent pas par leur densité des districts d’altitude comparable.
21On notera enfin le poids des facteurs politiques : à la frontière occidentale du Népal, à celle qui sépare l’Inde du Bhoutan, et le Bhoutan de l’Arunachal Pradesh, apparaissent des ruptures que les variables physiques ne sauraient justifier à elles seules. Obstacles aux migrations et cadres de l’action économique des États, les frontières politiques ont une incidence parfois très directe sur la géographie du peuplement et donc sur celle des paysages.
Népal 1920-1991 : évolution de la densité humaine totale dans quelques districts
22Est-ce que les disparités démographiques actuelles remontent loin dans le temps ? Nous avons cherché à comparer les densités régionales au Népal (figure 16) à travers les recensements menés depuis 1920 – celui de 1911 est trop incomplet pour cela. La difficulté majeure dans ces comparaisons provient de la variation des unités territoriales à la base des dénombrements. En 1961, la plupart des anciens districts furent redécoupés, sur la base des thum (sous-districts), afin de constituer les entités plus réduites que sont les districts actuels. Mais cette refonte comporta aussi des transferts de territoire entre districts, si bien que la comparaison chronologique des densités implique une reconstruction méticuleuse des territoires de référence, ainsi que des effectifs de population correspondants. Enfin, les données de certains districts font défaut dans les recensements de 1920 ou de 1941.
23Une comparaison des densités sur les territoires où elle est possible fournit malgré tout de précieuses indications. On a retenu six entités, toutes dans des régions de basse et moyenne montagne. L’évolution de la densité reflète bien entendu celle de la population, et ces six régions ont connu un accroissement démographique très comparable à celui de la population népalaise globale : faiblement positive voire stationnaire jusqu’au début des années 1930, en accélération rapide à partir des années 1940. Les districts qui seront évoqués dans la suite de cet ouvrage ont connu la même progression. Nous noterons tout particulièrement ici que certaines disparités de densité révélées dans les recensements les plus récents existaient à l’identique en 1920 et se sont maintenues dans la période intermédiaire. On remarquera surtout le cas de Syangja-Parbat qui en 1920 abritait déjà la plus forte densité de population parmi les districts considérés.
24Les disparités démographiques actuelles dans les zones de basse et de moyenne montagne se situent donc dans une tendance datant de huit décennies au moins et que les grandes migrations vers la plaine n’ont pas bouleversée.
Népal 1991 : densité humaine totale
25Cette carte (figure 17) est surtout donnée comme référence aux cartes suivantes. Elle permet de souligner combien diffère la géographie des densités brutes de celle des densités à la superficie exploitée, meilleur indicateur de la pression humaine effective sur les ressources naturelles. Ainsi, alors que le district de Gulmi est en valeur absolue quatre fois plus densément peuplé que celui de Doti, d’altitudes équivalentes, il s’avère qu’à Doti la densité de population par superficie exploitée est plus de deux fois plus forte qu’à Gulmi. Cela peut signifier soit une pression élevée sur le sol, soit un poids plus grand de l’élevage. Les cartes suivantes nous éclaireront.
Népal 1991 : densité au km2 exploité et proportion de terres exploitées
26On dispose pour le Népal de la superficie de terres arables par district, fournie par le ministère de l’Agriculture. Cependant, il s’agit là d’estimations dont on peut jauger l’incohérence si on les met en regard des superficies enregistrées par les exploitants auprès de l’administration fiscale – les surfaces arables se révèlent généralement très inférieures à celles qui sont effectivement exploitées. Ainsi, à la classique carte des densités par superficie arable, nous avons préféré celle des densités par superficie exploitée (figure 18). Le mode d’utilisation des terres étant spécifié par l’exploitant lors de l’enregistrement, nous avons obtenu les superficies exploitées en additionnant les rubriques suivantes : cultures permanentes, cultures saisonnières, pâturages (privés), friches et étangs. Font défaut les prés de fauche (khar bāri), qui n’existent pas comme catégorie foncière officielle et qui peuvent être enregistrés indistinctement comme pâturages ou comme cultures. Les forêts privées constituent indéniablement une ressource essentielle, mais nous avons préféré les cartographier séparément.
27La densité par terres exploitées permet d’apprécier la pression humaine sur l’espace effectivement productif, sur les ressources alimentaires immédiatement disponibles. Elle attire l’attention sur les éventuelles disparités dans les productivités et sur les déséquilibres entre besoins et production. En effet, une forte densité par kilomètre carré exploité peut recouvrir soit une productivité à l’hectare élevée soit un déficit. Quoi qu’il en soit, les écarts au sein de zones écologiques comparables sont remarquables : dans les moyennes montagnes du Centre-Ouest, entre 603 hab/ km2 à Gulmi et 1 130 à Syangja.
28Nous avons introduit une seconde variable, la proportion de terres exploitées par rapport à la superficie du district. Cela permet, pour une même zone altitudinale, d’obtenir une idée approximative de la disponibilité des terres. On précisera que les pâturages collectifs n’étant pas enregistrés, ils n’influent pas sur cette variable.
29On peut ainsi proposer une première classification de la plupart des districts de basse et moyenne montagne en terme de pression humaine sur l’espace exploité. La pression humaine doit bien entendu s’entendre en comparaison, dans le contexte démographique d’un Népal globalement très peuplé.
L’extrême-ouest, hautes, moyennes et basses montagnes confondues, ainsi que les districts d’Argha-Khanci, Baglung, Kaski et Lamjung dans le Centre-Ouest, se caractérisent par une forte pression sur des espaces exploités relativement réduits. L’importance de l’élevage et des pâturages collectifs pourrait être déterminante, particulièrement dans le cas des zones arides d’altitude, moins pour les régions plus basses comme Acham et Doti.
À Syangja et Parbat dans le Népal central, l’espace exploité est relativement important et la pression humaine forte.
Dans les neuf districts de moyenne et basse montagne à l’est de la vallée de Katmandou, la pression sur les terres exploitées est faible et celles-ci sont relativement abondantes.
Quatre districts des dun (dépressions méridionales de Surkhet, Sindhuli, Udayapur, Salyan) abritent à la fois peu de population et peu de cultures.
30On admettra pour le moment l’hétérogénéité du Népal centre-ouest au regard de ces critères.
Népal 1991-1992 : parcellisation des terres exploitées
31Les données publiées par l’administration fiscale népalaise comprennent le nombre total de parcelles enregistrées dans un district. Cela permet d’évaluer le nombre de parcelles par exploitation, élément fondamental des modes agraires, mais aussi le nombre de parcelles par unité de surface exploitée, élément fondamental des paysages. C’est ce dernier que nous avons retenu ici.
32Globalement, la parcellisation semble croître avec l’altitude ainsi que d’est en ouest. On ne pourra, dans la comparaison, placer sur le même plan les hautes montagnes, dont l’agriculture dominante repose sur l’irrigation, et les moyennes et basses montagnes, où une part moindre des terres est irriguée. Pour les moyennes montagnes, on remarquera une corrélation nettement positive entre parcellisation et densité au kilomètre carré exploité. La moitié ouest du pays est caractérisée par une parcellisation élevée, généralement supérieure à six parcelles par hectare. Dans la moitié est, cette valeur n’est supérieure à cinq que dans deux districts (Okhaldunga et Khotang) et descend autour de deux à Ilam et Terhathum. Les différences dans les modes de transmission des terres, entre Tibéto-Birmans et Indo-Népalais, ainsi que l’implantation plus récente de ceux-ci dans l’est, jouent certainement un rôle dans ce contraste.
Népal 1991 : irrigation
33L’opposition entre terres non irriguées et terres irriguées est fondamentale tant dans les modes agraires népalais que dans les paysages. La cartographie de la proportion des terres irriguées dans l’ensemble des terres exploitées (figure 20) ne laisse cependant pas apparaître d’ensembles significatifs, hormis bien entendu la plaine du Téraï, où la culture irriguée est très largement dominante. L’interprétation de ces données est difficile et leur contradiction avec les observations empiriques est parfois telle que l’on doit mettre en doute leur validité. Ainsi dans plusieurs districts de haute montagne, où l’on sait que l’irrigation constitue la condition sine qua non de l’agriculture, la superficie de terres irriguées enregistrée est quasiment nulle3 (Mustang, Manang, Dolpo...).
Népal 1995-1996 : production de céréales dans les basses et moyennes montagnes (maïs et riz)
34Rapportées à la population, les productions de maïs et de riz – les premières céréales consommées au Népal – fournissent une indication de l’importance de l’agriculture dans la satisfaction des besoins alimentaires (figure 21). À ce titre, la vocation relativement pastorale de l’extrême-ouest est confirmée. À la condition que les données sur lesquelles elles reposent soient correctes, ces deux cartes figurent également l’importance relative des secteurs irrigués (riz) et non irrigués (maïs) dans le paysage.
Népal 1981 : élevage
35La prise en compte de la part de l’élevage (figure 22) dans les modes agraires permet de préciser les contrastes précédemment relevés. Nous avons rapporté à la population de chaque district respectivement le nombre de bovinés (zébus, yacks hybrides appelés dzo et buffles) et d’ovins-caprins. Ces deux cartes permettent de saisir l’extension sud-nord de l’élevage. Les zones d’élevage de l’étage montagnard paraissent associées à des zones d’élevage en contrebas. Ainsi, les tiers occidental et oriental du Népal se distinguent du tiers central, où, tous étages et animaux confondus, l’élevage semble occuper une place moindre. Parmi les basses et moyennes montagnes, l’extrême-ouest se distingue nettement comme une région d’élevage boviné en comparaison du centre-ouest surtout, depuis Pyuthan jusqu’à Katmandou. Or nous avons vu (figure 18) que l’extrême-ouest se distinguait également par une relative rareté des terres exploitées, donc privées. Il est ainsi possible d’avancer que l’élevage y repose plus qu’ailleurs sur des pâturages collectifs – ou sur la collecte de fourrage sur terres collectives.
Népal 1991 : forêts privées
36Une des catégories de terres enregistrées par les exploitants auprès de l’administration correspond aux « forêts ». La cartographie de la proportion de ces « forêts privées » dans l’ensemble des terres exploitées (figure 23) fait apparaître deux regroupements particuliers, sans rapport manifeste avec l’importance des forêts en général4. Dans le cas de l’extrême-est, le phénomène pourrait être rapporté à l’histoire foncière : les anciens domaines communautaires kipat, nombreux dans l’est, incluaient les forêts ; leur privatisation fut sans doute plus aisée. Dans le système raikar, prévalent à l’ouest, les forêts étaient au contraire placées sous l’autorité directe de l’État. En revanche, la région du centre-ouest allant de Pyuthan à Syangja ne relevait ni du kipat ni d’un régime particulier par rapport aux autres régions du Népal central et occidental. Dans cette région, le degré important de privatisation des forêts devra donc sans doute être recherché dans l’extension récente de certaines stratégies agraires.
Népal 1981 : population employée à l’étranger
37Les revenus issus de l’émigration doivent être considérés comme une ressource dont l’abondance relative a un impact sur les modes agraires et donc sur les paysages. Le centre-ouest, région de forte émigration vers l’étranger (figure 24), correspond au pays des Magar et des Gurung, traditionnellement recrutés dans les régiments gourkhas. À l’extrême-est, Rai et Limbu sont employés dans le Nord-Est indien depuis la période britannique. À l’extrême-ouest enfin, c’est vers les districts himalayens de l’Inde que des travailleurs saisonniers partent chaque année (récoltes et construction).
Népal 1991 : Indo-Népalais de haut statut
38On ne pourra ici entrer dans des recoupements entre données économiques et culturelles. Cependant, il nous a semblé indispensable de donner au moins une cartographie des groupes de haut statut indo-népalais : Bahun (brahmanes), Chetri et Thakuri. Ceux-ci sont généralement présentés comme les introducteurs et les meilleurs promoteurs de la culture irriguée au Népal. Or la mise en perspective des éléments présentés ici indiquerait que les zones où les Indo-Népalais de haut statut sont les plus nombreux ne sont pas les plus rizicoles5. L’extrême-ouest népalais, qui comprend les plus fortes proportions d’Indo-Népalais apparaît aussi comme la région où l’élevage joue comparativement le rôle le plus important.
Encadré 8
Les populations du Népal
Philippe Ramirez
Les populations népalaises (figure 26) se répartissent en deux familles linguistiques : indo-aryenne et tibéto-birmane. Cette bipartition renvoie aux deux grandes composantes de l’histoire du peuplement, qui sont visibles dans les types physiques (caucasien/mongoloïde) et qui ont vu se rencontrer des immigrants venus d’une part de l’ouest et du sud (Inde), d’autre part de l’est et du nord (Tibet, Yunnan). Les formes d’organisation sociale peuvent être caractérisées selon leur proximité vis-à-vis du modèle dominant, de type brahmanique.
Les quelque dix millions (1991) d’Indo-Népalais ou Parbatiya (« montagnards ») issus de la progression d’immigrants (xe-xiiie s.) le long de la frange sud de l’Himalaya, se rattachent à la civilisation nord-indienne : fondateurs de l’État népalais moderne à la fin du xviiie siècle, ils ont imposé leur langue, le népali (groupe Pahadi), et la hiérarchie des groupes de statut, les « castes ». Ils sont à présent majoritaires dans la plupart des districts. Les castes supérieures indo-népalaises (Bahun-Chetri) dominent les élites politiques et intellectuelles népalaises ; elles reconnaissent la supériorité sociale et religieuse des brahmanes et les sollicitent pour diriger leurs rites domestiques. Les castes inférieures (forgerons Kami, tailleurs Damaï...) fournissent des artisans à toutes les ethnies népalaises.
Très proches culturellement et socialement des habitants de la plaine gangétique, les quatre millions et demi de Madeshi (« gens des plaines »), castes de la plaine du Téraï, parlent des dialectes hindi et sont organisés en une hiérarchie comprenant de nombreux groupes professionnels spécialisés. Très majoritairement hindous, ils comprennent 600 000 musulmans. Ils côtoient dans la plaine – outre les immigrants montagnards récents (années 1970) – un certain nombre de groupes se considérant comme autochtones et socialement moins différenciés, notamment les Tharu (1 200 000).
Outre quelques poches septentrionales de culture spécifiquement tibétaine (Sherpa, Bhotiya), la famille linguistique tibéto-birmane est principalement représentée au Népal par cinq grandes ethnies aux contours identitaires et culturels très complexes mais dont l’organisation sociale repose sur des groupes de filiation relativement peu hiérarchisés :
– les Magar (1 300 000), dont certaines composantes entretiennent des rapports étroits avec les Indo-Népalais : ils peuvent ne parler que le népali et faire appel au prêtre brahmane ;
– les Gurung (450 000) et les Tamang (1 000 000), en contact avec la civilisation tibétaine (bouddhisme vajrayana) ;
– les Rai (525 000) et les Limbu (300 000), confrontés plus récemment à l’État (xixe s.) et dont la culture opère une transition entre l’Himalaya central et la région indo-birmane, dont ils sont venus.
Dans la vallée de Katmandou enfin, les Néwar (1 000 000), en grande partie citadins, profondément empreints des idées religieuses et politiques indiennes, et organisés en royaumes et en castes depuis plus d’un millénaire.
Notes de bas de page
1 Duby, 1973, p. 25.
2 Nous n’avons pas eu accès à l’ensemble des données locales du recensement indien de 1991.
3 Dans les hautes montagnes, les terres irriguées non destinées au riz n’ont apparemment pas été recensées.
4 Sur la cartographie des forêts népalaises, voir Karan et Ishii, 1996.
5 Ou alors faudrait-il remettre en cause l’unicité culturelle de la migration indo-européenne dans cette partie de l’Himalaya : les Indo-Népalais de certaines régions seraient traditionnellement plus riziculteurs que d’autres.
Auteur
Chargé de recherche au CNRS (UPR 299), ethnologue
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