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Chapitre III. Sur quelques éléments structurants de la montagne himalayenne

p. 113-141


Texte intégral

L’Himalaya constitue l’autre dimension de la Terre, sa part d’immensité verticale. Au-dessus des sols immergés, il s’impose comme un continent en élévation, un ensemble singulièrement massif, mais dont la masse paraît détachée du reste du monde. Si déraisonnable soit-elle, cette sensation domine l’approche première de qui s’aventure entre le Gange et le Tibet. Là, le jeu des apparences dérègle les lois élémentaires, et la pesanteur ne soumet plus le regard. L’évidence des cimes excède les certitudes étalonnées de la plaine ; s’aborde alors un territoire où la réalité tient du rêve, où la vue engendre la vision.
André Velter, Le Haut Pays, 1988.

1Les guides touristiques ont popularisé une image de l’Himalaya, simple et spectaculaire : un versant en forte pente et pourtant très humanisé au premier plan, où s’échelonnent villages et champs en terrasses, puis, en second plan, un secteur plus élevé et sombre correspondant à la forêt d’altitude, d’où émergent comme d’un écrin les hautes cimes englacées qui occupent tout l’arrière-plan. Cette image, qui « écrase » volumes et dénivelées, n’est en fait qu’une représentation archétypique et très simplificatrice de la réalité himalayenne, tant les milieux, les formes d’occupation spatiale et les modes de mise en valeur des versants de cette montagne sont dans la réalité extrêmement diversifiés.

2On ne peut effectivement réduire cette chaîne de montagne, longue de 2 500 km et large de 500 km en moyenne, peuplée de groupes ethniques d’origine très diverse, présentant des degrés de développement très différents d’une région à l’autre, à un seul paysage, même si celui-ci offre, en raccourci, quelques-uns des éléments structurants de l’espace himalayen : reliefs vigoureux, milieux étagés aux ressources complémentaires, contrastes entre le bas et le haut, le chaud et le froid, l’humide et le sec, l’habité et l’inhabité, le domaine des humains et celui des dieux... Dans les lignes qui suivent, nous allons essayer de montrer, à partir d’une série de facteurs « invariants » et inhérents à la nature même de la montagne himalayenne (reliefs et tectonique, flux atmosphériques, gradients et mosaïques écologiques, disponibilité des ressources en eau), comment les milieux se sont diversifiés et comment on a pu aboutir à la complexité des paysages himalayens actuels. Cette analyse, précédée d’une présentation rapide des grandes unités géographiques, s’appuyera préférentiellement sur les exemples qui seront détaillés dans les autres chapitres de cet ouvrage, et sera donc surtout centrée sur l’Himalaya du Népal.

Un étagement de milieux diversifiés et complémentaires

3L’édifice himalayen, bourrelet situé en plein continent asiatique entre les 25°N et 36°N de latitude, est constitué d’un ensemble de reliefs plus ou moins parallèles et dissymétriques, qui s’élèvent du piémont indo-gangétique au sud jusqu’à la Haute Chaîne et le plateau tibétain au nord, offrant, sur une distance réduite, une succession de milieux aux caractéristiques inégalement tranchées.

4Le vaste glacis alluvial du Téraï, qui monte doucement (la pente n’excède en général pas 1 %) depuis la plaine d’inondation du Gange vers le front des montagnes, est formé par une série de cônes coalescents construits par les rivières himalayennes abandonnant leur charge au sortir de la montagne. Périodiquement dévastée par les inondations, cette bande étroite (50 km) de terrains caillouteux qui frange au sud l’espace népalais (dont elle représente 14 % de la superficie), porte des sols jeunes et une végétation subtropicale dense qui, avec la suppression de la malaria et l’extension de grands projets d’irrigation, est devenue en quelques décennies le grenier à blé et à riz du pays. C’est indéniablement la région qui offre le plus grand potentiel de développement. Une saison végétative qui dure toute l’année, des réserves d’eau souterraine illimitées, des terrains presque plats régulièrement fertilisés par les limons d’inondation ou l’irrigation, une infrastructure relativement bien développée permettant d’écouler facilement les productions sur le marché tant national qu’indien expliquent l’attraction qu’exerce ce secteur sur les populations descendues des montagnes himalayennes ou ayant quitté les terres surpeuplées du Bihar voisin.

5Les crêtes longilignes des Curiya sont les premiers reliefs qui se dressent au-dessus de la plaine et, comme tels, sont très arrosés. Ces collines et montagnes de piémont, basses (entre 300 et 1 000 m) et étirées, sont souvent dissymétriques, taillées dans des matériaux friables (« molasses » gréseuses ou argileuses des Siwaliks), déformés par la poursuite de l’orogénèse himalayenne. Ils forment, avec les dun qui les séparent (bassins allongés tels ceux d’Hetaura, Narayangarh, vallées de Dang et de Surkhet...), une mosaïque de milieux, où alternent pentes ravinées, longs versants boisés à sāl, et fonds de vallées inondables. Peuplées par les tribus de cultivateurs et défricheurs tharu, ces terres appartiennent à de grands propriétaires, hindous de haute caste de la plaine ou des montagnes, ce qui peut expliquer certaines pesanteurs qui freinent l’adoption d’innovations rendues nécessaires par la mise en valeur accélérée de cette région.

6La chaîne du Mahabharat Lekh, qui s’élève brutalement de 1 500 à près de 3 000 m au-dessus du Téraï et des Curiya, est une basse à moyenne montagne en pleine surrection et un obstacle climatique remarquable qui intercepte les pluies de mousson (photo 24). Les échines laniérées, orientées est-ouest, alternent rapidement avec d’étroites vallées, drainées par des rivières qui s’échappent vers le piémont par des gorges transversales au tracé caractéristique « en baïonnette ». Les villages peu nombreux occupent souvent les crêtes ou les éperons secondaires1. La raideur des pentes a entravé pendant longtemps les implantations humaines permanentes sur les versants, ce qui explique le relatif maintien de forêts subtropicales et tempérées secondaires, malgré la vigueur du décapage par l’érosion torrentielle et les glissements. C’est pourtant dans cette zone, géologiquement très instable mais bien placée entre les concentrations humaines des basses montagnes du Pahar et la plaine du Téraï, que de nombreux projets d’équipements hydroélectriques sont en train de voir le jour.

7Le Pahar qui s’étend plus au nord apparaît comme une région relativement déprimée entre le Mahabharat et les moyennes montagnes, contrefort de la Haute Chaîne. Constitué d’un ensemble de basses montagnes n’excédant guère 2 000 m d’altitude (les hills des auteurs anglo-saxons), aux crêtes souvent émoussées orientées est-ouest, il est aéré de larges vallées qui convergent localement en de vastes bassins de confluence (Pokhara, Besishahar, Arughat, Trisuli), dont les altitudes varient entre 500 et 1 000 m. Bien qu’accidenté et localement affecté par des glissements de terrain que favorise un substrat en prédominance schisteux, c’est un milieu privilégié où les forêts mixtes tropicales (sāl ou Shorea), subtropicales (Schima) et tempérées (Chênes) – sur sols fersiallitiques et sols bruns – ont été largement défrichées pour permettre une vie agricole intense sous l’influence d’une forte pression démographique. Les versants sont le plus souvent cultivés et aménagés en terrasses (sud de Pokhara) ou, dans certains secteurs (Gulmi, Argha Khanci, Palpa2), cultivés directement à même la pente. C’est la zone d’occupation traditionnelle des paysans népalais, où les champs bāri occupent une bonne partie des versants, tandis que les khet se trouvent préférentiellement en fond de vallée ou à proximité d’une source d’eau permanente.

Photo 24
Le Mahabharat Lekh

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Le Mahabharat Lekh est une chaîne de basses et moyennes montagnes qui domine au nord les collines des Curiya. C’est une zone de forte surrection des reliefs (près d’un centimètre par an), ce qui se traduit par une incision profonde des rivières qui entretient la raideur des pentes. Pendant longtemps, cette région est restée presque inhabitée. La colonisation des terres s’est faite par les crêtes, éléments les plus stables de versants sans cesse déstabilisés à leur base (certaines taches claires en bas de la photo sont des glissements de terrain). Les versants sont aujourd’hui de plus en plus occupés, du moins à mi-hauteur, tandis que la forêt a été transformée en broussailles arborées, comme ici au sud-ouest de Katmandou. Le fond des vallées est très étroit, ce qui laisse peu de place aux cultures (rizières dominantes) et les rend vulnérables aux inondations qui se produisent fréquemment pendant la mousson.

(Photo M. Fort, mars 1983)

8Dans cet ensemble du Pahar, la vallée de Katmandou, vaste cuvette perchée au-dessus des vallées de la Trisuli à l’ouest et de la Sun Koshi à l’est, est une exception. Les Néwars y ont très tôt développé une agriculture élaborée et minutieuse, appuyée sur un réseau d’irrigation mettant en valeur la microtopographie des terrasses et les aptitudes des différents terrains lacustres (sables et limons) qui colmatent le fond plat (1 200 m) de ce bassin. Les rendements sont supérieurs à la moyenne et. sur certains terroirs, il est possible d’obtenir trois cultures (dont deux de riz) annuelles.

9Le Pahar est bordé au nord par les contreforts de la Haute Chaîne. Cette région de moyennes montagnes est en fait formée de la juxtaposition de grands versants de plusieurs milliers de mètres de dénivelée (de 1 000 à 5 500 m), dont les pentes raides (de 30 à 50 ° en moyenne) sont découpées en serres par de profondes vallées orientées presque nord-sud, perpendiculairement aux alignements montagneux. L’étagement bioclimatique y est particulièrement marqué, et a été mis à profit au cours des siècles par les populations qui ont développé un système agro-sylvo-pastoral élaboré, bien que rudimentaire et à faible productivité, s’appuyant sur la complémentarité des terroirs : étage inférieur khet des rizières inondées (1 000- 1 500 m), étage pākho du maïs et de l’éleusine autour des villages (1 500- 2 000 m), étage lekh des céréales d’hiver (blé, orge) jusqu’à 2 400 m, forêt au-dessus. Deux cycles annuels de culture sont en général pratiqués. Les gens de castes se dispersent sur les pentes inférieures, tandis que les populations tribales tibéto-birmanes se concentrent plus haut sur les versants en de gros villages (Salmé, Bharpak, Ghandrung)3.

10Au-dessus des villages (à partir de 2 200-2 500 m), on passe à des formations forestières tempérées suintant l’humidité, qui s’agrippent aux versants et où se succèdent en altitude chênes, rhododendrons arborescents, sapins et bouleaux, avec des sous-bois de bambous. Puis, vers 3 800-4 000 m, la forêt fait place aux pelouses d’altitude installées sur les crêtes ou dans les vallons récemment déglacés. La lande – qui se substitue souvent à la forêt dégradée – et la pelouse sont, pendant la mousson, pâturées par de nombreux troupeaux d’ovins et de caprins. Les alpages sont reliés aux villages par d’étroits sentiers souvent en corniche, le long desquels des habitats temporaires, les kharkā, parfois entourées de quelques champs, jalonnent les étapes des troupeaux au cours de leur montée ou descente des alpages. La raideur spectaculaire de ce haut pays, l’abondance et la violence des abats d’eau, en font un secteur très sensible à l’érosion (glissements de terrain, coulées de débris torrentielles...).

11Les vallées intérieures des grands massifs sont un peu à part de ces moyennes montagnes. Situées au-dessus de 3 500 m, la plupart d’entre elles restent très isolées et leurs habitants vivent surtout d’activités pastorales, complétées d’une agriculture (orge, pommes de terre) à la limite des conditions écologiques (hautes vallées de la Buri Gandaki, du Rolwaling). On y observe très souvent le dédoublement de l’habitat, entre un village d’hiver et un village d’été. Dans le Khumbu et le Langtang Himal, le tourisme de randonnée et l’alpinisme, encadrés notamment par l’existence de parcs nationaux, ont procuré des revenus supplémentaires qui permettent le maintien des populations dans ces milieux.

12Au-dessus de 5 000 m, on se trouve véritablement en haute montagne. Les hautes vallées ou les croupes des alpages sont dominées par la Haute Chaîne ou l’Himal (« la demeure des neiges »), muraille de massifs élevés, souvent séparés les uns des autres par de profondes gorges. Les parois rocheuses des hauts sommets, ciselées par les glaces, alimentent par avalanches de larges bassins glaciaires, d’où s’échappent des langues vite morcellées, dont le front descend rarement en dessous de 4 000 m. Huit sommets népalais dépassent l’altitude mythique de 8 000 m, dont le Mont Everest (8 846 m), « troisième pôle de la terre », appelé encore Sagarmatha (en népali) ou Chomolungma (en tibétain). Territoire des caravaniers qui traditionnellement franchissaient l’Himalaya avec leurs yacks par des cols situés entre 4 500 m et plus de 6 000 m, ce domaine de haute altitude est désormais le royaume des « sherpas » (terme qui regroupe en fait les représentants de nombreuses ethnies, dont le métier est d’accompagner randonnées et expéditions) et des alpinistes en quête d’absolu, et l’attraction dont il est l’objet représente, du point de vue économique, une source de revenus non négligeable.

13La haute montagne himalayenne marque une limite bioclimatique remarquable, au-delà de laquelle les flux humides de la mousson ne pénètrent quasiment plus. En l’espace de quelques kilomètres, on passe en effet des milieux subtropicaux aux pentes dénudées et caillouteuses des déserts montagneux de l’Asie centrale. Ces régions occupent tout le nord du centre et de l’ouest du Népal (Manang, Mustang, Dolpo, Humla) et forment un ensemble de paysages très typés, que l’on retrouve également au Ladakh, à l’extrême ouest de la chaîne (photo 25) : les reliefs ne dépassent pas 6 500 m, les hautes vallées situées à plus de 4 000 m sont empâtées de débris. Ces régions froides et arides, battues par les vents, où la couverture végétale est rare et discontinue, sont peuplées par quelques habitants d’origine tibétaine en grande partie sédentarisés. L’échauffement estival permet, à ces altitudes, la pratique d’une agriculture d’irrigation ponctuelle (un seul cycle annuel de céréales d’hiver) et de l’élevage extensif mêlant yacks et dzo (croisement d’un yack avec une vache) aux ovins et caprins4. Mais les conditions sont souvent très rigoureuses l’hiver ; la plupart des habitants partent vers les villes du sud ou de l’Inde, laissant la garde des villages aux personnes âgées et aux enfants.

Photo 25
Deux fermes au Ladakh

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Au Ladakh, les possibilités d’occupation de l’espace, bien que réduites par le caractère montagneux de cette région, sont exploitées au maximum, ce qui entraîne parfois une dispersion de l’habitat. Ces deux fermes se sont installées à proximité d’une rivière torrentielle dont l’écoulement – saisonnier – est alimenté au printemps par la fusion de la neige et, en été, par la fonte des glaciers résiduels et de la glace contenue dans le sol des plus hautes pentes. La rivière, bordée d’une végétation rivulaire de saules auxquels s’ajoutent quelques peupliers plantés, permet l’irrigation, ce qui compense, grâce à l’ensoleillement abondant, la brièveté de la saison végétative. La rigueur et la longueur de l’hiver, effets de l’altitude (voisine de 3 500 m) et de la continentalité, imposent de se protéger du froid par une architecture compacte, des murs épais, et de constituer des réserves, entassées sur les toits et dans les greniers. La culture d’orge, à la base de l’alimentation. est prédominante.

(Photo M. Fort, août 1977, pendant la moisson)

14La différenciation de ces milieux et cadres de vie. si elle est le résultat d’évolutions complexes, est avant tout conditionnée par des données physiques, des éléments structurants et invariants – reliefs en surrection, climat de mousson contrasté, étagement bioclimatique et disparités des ressources en eau, instabilité des versants –, éléments qui relèvent de la nature même de la montagne himalayenne et dont l’influence s’exerce à une échelle de temps long, différente de celle de l’histoire du peuplement et de la mise en valeur des terres par plusieurs générations humaines. Nous nous attacherons ici à montrer quel est le poids dans les paysages actuels de ces invariants.

Une chaîne de montagne vieille de plusieurs millions d’années, qui se soulève toujours

15Le premier facteur qui structure ces milieux est lié à la présence des reliefs, allongés et parallèles à l’étirement général de la chaîne, qui s’élèvent par gradins jusqu’aux plus hauts sommets. L’origine et l’orientation de ces reliefs s’inscrivent dans une longue histoire et traduisent indirectement l’action de forces tectoniques qui ont donné naissance et continuent de construire l’édifice himalayen.

16Celui-ci résulte en effet du rapprochement et de la collision de deux continents, l’Inde et l’Asie. Le processus d’emboutissement, amorcé il y a plus d’une cinquantaine de millions d’années, n’est toujours pas achevé, et l’Inde se rapproche encore du bloc asiatique à la vitesse moyenne de 5 cm par an5. La forte résistance du bloc asiatique à ce mouvement entraîne le ploiement et la déformation du continent indien sur sa bordure nord : plissements et écaillage de la croûte, dont les copeaux s’encastrent et s’imbriquent les uns dans les autres sous forme de grands chevauchements et de nappes de charriage. Ces empilements de matériaux donnent naissance à des reliefs d’autant plus récents que l’on se déplace vers le sud (Mahabharat et Curiya) et vers le piémont de la chaîne, là où la déformation est aujourd’hui la plus manifeste6.

17Cette activité continue, mue par des forces tectoniques profondes, se traduit d’abord, dans l’ensemble du pays, par une séismicité récurrente, inégalement ressentie par les populations. Selon les données du Laboratoire de sismologie de Katmandou7, des centaines de microséismes sont enregistrés quotidiennement sur le territoire népalais, avec une densité plus forte le long des lignes de faiblesse de l’édifice himalayen, comme les failles de la Thakkhola ou de la Barigad, par exemple. Des séismes de magnitude moyenne (4 à 5 sur l’échelle de Richter) sont plus rares : ils se concentrent dans les secteurs compris entre le piémont et le front de la Haute Chaîne, et peuvent avoir de profondes incidences sur les versants, surtout lorsqu’ils se produisent pendant la saison des pluies. Dans ce cas, ils sont souvent à l’origine du déclenchement de glissements de terrain, qui emportent des portions de versants cultivés, voire des villages entiers, avec des effets perturbateurs durables sur l’hydrographie (disparition de sources, blocage de rivières entraînant de graves inondations...). Mais le Népal vit aussi sous la crainte d’un séisme de très forte magnitude, dont l’occurrence n’est pas à exclure dans un proche avenir. Des études de géophysique récentes, fondées sur des relevés de terrain et des chroniques historiques8, ont montré que les plus gros tremblements de terre, ceux qui dépassent la magnitude de 7 sur l’échelle de Richter, ont statistiquement une chance de se produire environ tous les 250 à 500 ans (les marges d’erreur sont inévitables dans ce genre d’estimation). Les secteurs qui n’ont pas connu de rupture sismique significative depuis plus d’un siècle ont donc, d’après les calculs, une probabilité plus grande d’être touchés dans le proche futur par un séisme très destructeur : c’est en particulier le cas de l’ouest du Népal.

18La gravité des séismes peut être localement accentuée par d’autres paramètres. Au niveau des contreforts de la Haute Chaîne, l’ampleur des dénivelées est indéniablement un facteur aggravant, qui pourrait entraîner des ruptures catastrophiques. Il semble que le cas se soit déjà produit il y a environ cinq cents ans dans le bassin de Pokhara (comme l’atteste par ailleurs une légende), qui fut entièrement submergé par une puissante coulée de débris engendrée par l’écroulement d’une paroi rocheuse et glaciaire, probablement détachée du flanc sud de l’Annapurna IV par un ébranlement sismique9. Au niveau du Mahabharat, des Curiya et du Téraï, la faible profondeur du plan de décollement (quelques centaines à quelques milliers de mètres seulement), le long duquel la plupart des ruptures sismiques se produisent, explique la vulnérabilité de ces régions aux tremblements de terre, en particulier celle de la plaine, de plus en plus peuplée.

19La vallée de Katmandou occupe une situation particulière. Située dans la zone géologiquement à risque, elle présente une sensibilité supplémentaire aux séismes du fait de la nature de son sous-sol, colmaté sur près de 500 m d’épaisseur de sédiments lacustres : ces terrains sont susceptibles de se gorger d’eau, de se liquéfier et d’amplifier considérablement les vibrations ressenties. Cette vallée fut frappée au cours du dernier millénaire par plusieurs tremblements de terre10 très destructeurs (probablement de magnitude supérieure à 8), notamment en 1255, 1408, 1681, 1833. Le dernier en date, en 1934 (« séisme du Bihar »), reste encore très vivace dans les mémoires, car il a fait de nombreuses victimes (8 619 morts recensés) et a causé beaucoup de dégâts parmi les temples et monuments historiques de la vallée, pourtant vieux de plusieurs siècles (photo 26 et encadré 7). Or, depuis 1934, les conditions de vie, la densité de l’habitat et les modalités de construction ont bien changé, augmentant la vulnérabilité des populations et des biens matériels ; il est à craindre qu’un tremblement de terre d’aussi forte énergie, s’il devait se produire aujourd’hui, provoque des pertes bien plus nombreuses et plus graves qu’en 193411.

Encadré 7
Contribution à l’étude historique des séismes au Népal1
Mahes Raj Pant
Le séisme dévastateur du 15 janvier 1934 a eu des conséquences si effroyables qu’il a poussé de nombreux chroniqueurs népalais à relater la catastrophe en détail. Le récit le plus remarquable vient de la plume de Brahma Shumshere Jung Bahadur Rana. Son livre, écrit en népali et paru quatorze mois après le tremblement de terre, comprend treize chapitres, le dernier d’entre eux étant consacré à une description des séismes qui ont frappé le pays dans le passé. Aussi cet ouvrage sert-il de support à ceux qui travaillent sur l’histoire sismique du Népal.
En m’appuyant sur des sources historiques, je me suis surtout attaché dans les lignes qui suivent à apporter des informations sur deux séismes qui n’ont pas été répertoriés par Rana et à rectifier les dates de deux séismes qu’il mentionne.
24 décembre 1223
Il existe un recueil de deux chroniques remontant à la fin du xive siècle – l’une écrite dans un mauvais sanscrit et l’autre en néwari – qui sont réunies en un manuscrit communément connu aujourd’hui comme la Gopālarājavamsāvalī. La chronique néwari fait référence à un séisme que Rana ne mentionne pas et qui serait advenu il y a un peu plus de sept siècles trois quarts, le 1er de la lune montante de Pausa 344 de l’année Nepālasamvat (NS), soit le 24 décembre 1223. Bien que quelques lettres du texte soient déformées et que certains mots ne puissent être compris, on peut sans aucun doute conclure qu’il s’agit du premier séisme répertorié dans une source historique authentique.
7 juin 1255
D’après Rana, la date du premier séisme connu de source historique serait le lundi 3 de la lune montante d’Āsādha en 1310 de l’année Vikramasamvat (VS) et en 374 NS. L’année NS correspondant à Āsādha 1310 VS devrait être décalée de 937 ans. Donc Āsādha 1310 VS ne correspond pas comme Rana l’indique à 374, mais à 373 NS. Il était habituel dans les royaumes néwar de donner les dates en NS. La source que Rana a utilisée était sans aucun doute ainsi datée et son erreur s’est produite lorsqu’il a convertit NS en VS.
Par ailleurs, un séisme enregistré dans les deux chroniques de la Gopālarā-javamśāvalí est daté différemment. Elles mentionnent toutes deux les faits suivants : « Un violent séisme s’est produit le lundi 22 de la lune montante du mois d’Āsādha de l’année 375, quand l’astérisme était Punarvasu et le yoga Dhruva. Le séisme détruisit beaucoup de maisons et de temples. Il tua un tiers de la population dont le roi lui-même qui succomba à ses blessures huit jours plus tard. Les gens ont quitté leurs maisons et ont vécu dehors pendant une période d’une quinzaine de jours à un mois après le séisme, alors que des secousses ont été ressenties pendant les quatre mois suivants. »
Bien que Rana ne précise pas ses sources, sa description du séisme est très proche de celle qui est faite dans la chronique en langue néwari. De même, il n’y a aucun doute que le décalage dans l’année donnée par Rana (374) provient de la lecture erronée d’un chiffre néwari dans la chronique néwari. Il semble qu’il n’a pas utilisé la chronique en sanscrit, qui mentionne la date en lettres et non en chiffres.
Comme une vérification astronomique des dates le confirme également, le séisme se produisit donc le 2 de la lune montante du mois d’Āsādha en 375 NS, soit le 7 juin 1255.
Après le séisme de 1833, Campbell rapporte : « Les brahmanes du Népal disent (et y croient fermement) qu’un tremblement de terre encore plus violent que celui-ci [1833] est enregistré dans leurs histoires. C’était il y a environ six cents ans et alors de nombreuses villes dont celles de Mangah et de Patan ont été totalement détruites et des milliers de leurs habitants ont été tués : la capitale moderne de Katmandou n’existait pas alors3. » Il s’agit sans aucun doute de ce tremblement de terre du 7 juin 1255.
14 septembre 1344
La chronique néwari rapporte un autre séisme qui s’est produit le 7 de la lune montante d’Āśvina 464 NS, correspondant au 14 septembre 1344. Rana ne dit mot de ce séisme. La chronique décrit le séisme comme aussi important que dans les deux cas précédents et de la même façon indique le moment de la journée où il s’est produit : dans le troisième prahara. Comme une journée complète est composée de huit prahara, un prahara est l’équivalent de trois heures. Si l’on tient compte de l’heure du lever du soleil dans la vallée à cette période de l’année, nous pouvons en déduire que le tremblement s’est produit entre midi et 3 heures de l’après-midi. Ce séisme, comme celui de 1255, a tué le roi. Mais cette fois-ci il mourut le lendemain de la catastrophe.
4 juin 1808
Rana décrit un autre tremblement de terre qui ébranla le Népal de 21 secousses dans le troisième prahara du jour de Daśaharā 1866 VS/930 NS, soit le 4 juin 1810. Comme dans le cas du séisme qui eut lieu en 1255, une erreur s’est glissée dans la conversion de l’année. Le jour de Daśaharā, précisément le 10e de la lune montante du mois de Jyestha VS correspondrait à 929 NS et non à 930 NS, et le même jour de 930 NS ne tomberait pas en 1866 VS mais en 1867 VS.
Bien que nous ne connaissions pas les sources de Rana pour sa description du séisme, elle correspond plus ou moins à une chronique en langue népalaise du xixe siècle. D’après cette chronique le séisme se produisit dans le troisième prahara, le 10 de la lune montante du mois de Jyestha 930 NS qui correspond à 1867 VS, soit en juin 1810, à trois heures de l’après-midi.
Or Daniel Wright, qui a traduit une version de cette chronique de langue népalaise et qui l’a publiée en 1877, n’est pas d’accord avec l’année du séisme qui y est donnée et l’a corrigée en 928 NS, soit 1808. Il devait tenir ses informations d’une autre version de la chronique, encore sous forme d’un manuscrit dans la collection du Samśodhana-mandala à Katmandou, qui date le séisme du 10 de la lune montante du mois de Jyestha 928 NS, l’année corrigée par Wright. Tous les autres manuscrits de la chronique, excepté celui utilisé par Wright, mentionnent la duré du séisme, soit précisément 21 palā. Un palā est équivalent à 24 secondes, et donc 21 palā représentent 8 minutes et 24 secondes, une durée vraiment très longue. Des scribes mal éduqués ont dû confondre le mot exprimant une fréquence, palta, avec celui exprimant une portion de temps, palā. La version du Samśodhana-mandala, elle, ne dit rien de la durée mais signale le même chiffre, 21, comme étant le nombre de fois où la terre fut secouée. De façon très intéressante, bien que Rana cite une date fausse, son affirmation relative aux 21 secousses du séisme est en accord avec ce que nous trouvons dans la version de la chronique mentionnant l’année correcte.
Deux autres sources contemporaines confirment la date donnée par Wright. L’une est un document bilingue, en sanscrit et en népali, qui décrit de façon poétique le séisme. L’autre est un almanach de 1865 VS dans lequel une note est ajoutée, enregistrant le séisme à la date spécifiée au-dessus. On peut en conclure de façon précise que le séisme se produisit à 3 heures moins 7 minutes l’après-midi du 4 juin 1808 et qu’il y eut 21 secousses.

20L’activité tectonique de la chaîne himalayenne se traduit également par une surrection généralisée des reliefs. Les dernières estimations font état d’un rythme de surrection qui peut varier de 4 à 8 mm par an en moyenne pour le Mahabharat Lekh et la Haute Chaîne12, par opposition avec des secteurs où la montée ne serait « que » de 1 à 2 mm par an (vallée de Katmandou, bassin de la Tinau). Cette surrection continue des reliefs himalayens oblige de fait les rivières soit à dévier leur tracé, soit à inciser toujours plus profondément leur vallée pour pouvoir maintenir leur jonction avec le réseau du Gange, qui collecte toutes les eaux issues du piémont himalayen. Cela explique le tracé « en baïonnette » des rivières du Pahar, du Mahabharat et des Curiya, et l’alternance, dans les vallées qui les traversent, de sections longitudinales (est-ouest) et de sections en gorges profondes subméridiennes, ce qui, dans certains cas, aboutit à un véritable cloisonnement des reliefs, difficiles à franchir.

Photo 26
Baktapur après le séisme de 1934

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En 1934, le séisme du Bihar a fait de nombreuses victimes (près de 9 000 morts) dans la vallée de Katmandou, causant de nombreux dégâts au patrimoine architectural. Les vibrations de la croûte terrestre ont en effet été amplifiées par les terrains limoneux qui colmatent le fond de la vallée, autrefois occupée par un vaste lac, ce dont certaines chroniques témoignent encore. Ici la ville de Baktapur après le séisme.

(Photo publiée dans Rana, 1935)

21Cette tendance au creusement des rivières a pour conséquence majeure la déstabilisation de la base des versants, avec des répercussions quasi inévitables sur la partie supérieure, les instabilités se propageant du bas vers le haut de la pente ainsi que latéralement. Des nuances existent néanmoins, car les matériaux qui constituent les versants ont une cohésion plus ou moins grande qui leur permet ou non de résister durablement à cette érosion. Ainsi, dans les Curiya, les terrains marneux et argileux résistent moins bien à l’érosion que les grès massifs, mais les dénivellations ne dépassent pas quelques dizaines de mètres et donc les glissements restent circonscrits. Dans les montagnes du Mahabharat, la présence de versants taillés sur plus d’un kilomètre de dénivelée dans des terrains (mica) schisteux faiblement résistants favorise en revanche le développement de glissements de terrain de plus grande extension. Enfin, les versants développés sur les contreforts et dans la Haute Chaîne himalayenne sont souvent très raides, car ils sont constitués de terrains métamorphiques (gneiss) cohérents et massifs, qui résistent en général mieux à l’érosion, mais qui peuvent soudainement être affectés de mouvements de masse de grande ampleur (éboulement de paroi rocheuse, coulée de débris...) aux conséquences catastrophiques. Certains de ces mouvements de masse se sont produits il y a fort longtemps (plusieurs milliers, voire dizaines de milliers d’années), mais leurs matériaux glissés ou éboulés peuvent à l’heure actuelle être repris par des dynamiques superficielles et faire courir aux populations des dangers bien réels (photo 27). Ces instabilités de versant, bien que différentes d’une région à l’autre, ont reçu en népali le nom générique de pahiro, qui recouvre en fait une grande variété de formes et de dynamiques, comme on le verra plus loin.

Photo 27
Instabilité des versants au Pakistan

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L’instabilité des versants est l’une des caractéristiques des milieux himalayens. Le rythme de soulèvement rapide des reliefs, les fortes valeurs de pentes, la nature des terrains et le climat de mousson en sont les principaux facteurs. Cette dynamique affecte pourtant les milieux secs nord-himalayens, comme ici le long de la Karakorum Highway, où la circulation est fréquemment interrompue par des chutes de pierres et coulées de débris. Celles-ci sont alimentées par une masse très volumineuse de matériaux pulvérulents, résultat d’un glissement qui s’est produit il y a plusieurs milliers d’années. Aucune technique, même la plus sophistiquée, n’est capable de contenir durablement cette instabilité ; aussi les Pakistanais ont-ils préféré placer des bulldozers à demeure sur le site, de telle sorte qu’ils puissent intervenir très rapidement pour débloquer cette route hautement stratégique.

(Photo M. Fort, août 1989)

Les flux atmosphériques et les effets de façades

22Le climat de la chaîne himalayenne est avant tout commandé par deux flux atmosphériques majeurs : un flux dominant de mousson, aux abats d’eau concentrés sur quatre mois pendant l’été et qui rythment le calendrier agricole, et un flux atténué d’ouest, surtout sensible en hiver, qui apporte d’abondantes précipitations neigeuses sur les reliefs13. L’expression « subtropicalité à caractère continental » résume assez bien ces deux influences : d’une part, parce que les écarts entre les moyennes mensuelles du mois le plus chaud et du mois le plus froid dépassent 10 °C et atteignent localement 15 °C et, d’autre part, parce que les températures peuvent exceptionnellement descendre en dessous de 0 °C à des altitudes qui restent encore peu élevées (1 500 m).

23Les mécanismes climatiques sont régis en été par l’arrivée d’une masse d’air chaud et humide venu du sud-est (du golfe du Bengale), qui vient heurter de plein fouet la façade montagneuse. D’une façon générale, cette masse d’air contribue à égaliser les températures et à écraser les gradients thermiques14. L’Himalaya appartient alors saisonnièrement au domaine tropical. Il ne s’agit pourtant pas d’une uniformisation totale, loin s’en faut. Les quantités moyennes de pluie tombées pendant cette période diminuent considérablement de l’Assam vers le Karakorum, car les masses d’air perdent progressivement leur humidité en balayant la chaîne d’est en ouest. Au Népal, cet épuisement progressif de la mousson se traduit par des variations de pluviométrie très nettes à partir du massif des Annapurna. À l’est de ce massif, les quantités de pluie tombées pendant l’été excèdent plusieurs mètres, tandis qu’à l’ouest elles ne dépassent guère deux mètres. Ceci est en partie compensé par le fait que, quel que soit l’endroit, l’intensité des pluies peut être partout forte, plusieurs dizaines de millimètres par heure, et peut provoquer des dégâts importants, tant sur les versants (mouvements de terrain) qu’aux abords des rivières (crues).

24Des nuances existent néanmoins. À l’échelle de l’Himalaya, le contraste principal résulte de l’effet de barrière opposé par la Haute Chaîne aux flux humides de mousson : au nord de la Haute Chaîne, les masses d’air qui se sont délestées de leur humidité redescendent à des altitudes comprises entre 3 000 et 5 000 m, s’affaissent et se « réchauffent » relativement. Elles sont à l’origine de climats d’altitude très secs : Jomossom (2 700 m) reçoit en moyenne 270 mm de précipitation par an ; la station de Leh (3 600 m) au Ladakh, située plusieurs dizaines de kilomètres au nord de l’Himalaya, ne reçoit plus que 70 mm par an.

25À l’échelle régionale, d’autres contrastes apparaissent entre des façades sud bien arrosées (effet d’ascendance orographique qui s’exerce pleinement sur les fronts montagneux des Curiya, du Mahabharat et de la Haute Chaîne) et des versants orientés au nord, en position d’abri relatif. Cette opposition est par ailleurs renforcée par le fait que les versants sud sont aussi les plus chauds : mieux exposés et ensoleillés, ils s’assèchent vite et peuvent donc paradoxalement souffrir d’un déficit hydrique, encore accentué par des pentes plus raides ; les versants nord, en revanche, ombrés et moins pentus car en position de revers, conservent des sols humides presque toute l’année.

26Ces contrastes s’expriment le mieux là où les crêtes sont orientées est-ouest, c’est-à-dire au niveau du Pahar, du Mahabharat et des Curiya, alors que sur les contreforts de la Haute Chaîne, où les crêtes sont orientées nord-sud, ces contrastes sont moins évidents. Ces deux domaines s’opposent également sur la durée de la saison pluvieuse. Les collines et montagnes de la partie inférieure de l’Himalaya connaissent un climat de mousson typique, avec une saison pluvieuse de quatre à quatre mois et demi, suivie par une longue saison sèche ; l’irrégularité interannuelle de la mousson peut d’ailleurs être la cause de sécheresses sévères, d’autant plus marquées vers l’ouest du Népal. En revanche, les moyennes montagnes directement adossées au flanc sud de l’Himalaya reçoivent, en plus des précipitations de mousson, des précipitations orageuses de printemps, ce qui allonge d’autant la période d’humidité. Dans le secteur de l’Annapurna, où le front montagneux se redresse de façon particulièrement rapide, les ascendances sont très fortes et se combinent avec les phénomènes de convection (du fait des fortes chaleurs et des grandes quantités d’humidité qui s’évaporent au-dessus des forêts) pour donner des précipitations dont la moyenne annuelle dépasse largement les 5 mètres. Cette forte teneur en eau de l’atmosphère est à l’origine d’une nébulosité prégnante qui apparaît fréquemment, entre 2 500 et 4 000 m, et entretient des milieux très hygrophiles.

27En saison froide, l’Himalaya est essentiellement sous la dépendance de perturbations « méditerranéennes » venues d’ouest, apportant des précipitations cycloniques aux effets plus marqués à l’ouest de la chaîne qu’à l’est. Au-dessus de 2 500-3 000 m, ces précipitations tombent sous forme de neige et affectent surtout la Haute Chaîne et ses contreforts, ainsi que les régions nord-himalayennes (Mustang, Dolpo, Ladakh), où les chutes de neige peuvent être très abondantes. Cependant, la neige peut aussi tomber sur le Mahabharat, dès lors que les altitudes dépassent 2 600-2 700 m.

Gradients et seuils écologiques

28La combinaison de l’altitude et des facteurs climatiques se manifeste dans la distribution de la végétation, des sols et, d’une façon générale, des processus agissant à l’interface des reliefs-eau-atmosphère. Les gradients thermiques et pluviométriques conditionnent des phénomènes d’étagement, tandis que les gradients topoclimatiques imposent des effets de dominance, sensibles à l’échelle des grands versants et/ou des vallées méridiennes qui naissent au nord de la Haute Chaîne.

29La répartition de la végétation himalayenne est conforme aux lois de l’étagement observées dans toute montagne : avec l’altitude, la pression de l’air diminue, les températures s’abaissent et avec elles la capacité hygrométrique de l’air, ce qui entraîne une zonation altitudinale de la végétation. Aux étages inférieurs subtropicaux succèdent, dès 2 000 m, un mélange d’espèces subtropicales et « tempérées » ; puis, à partir de 3 000 m, les feuillus cèdent peu à peu la place aux résineux, tandis que les arbres disparaissent au-dessus de 4 000-4 200 m, au profit d’une pelouse arbustive ou herbeuse, adaptée au froid et à la sécheresse15. Ces « étages » de végétation, identifiables à l’échelle du paysage par leur physionomie, sont définis par quelques seuils ou discontinuités remarquables.

30La première discontinuité est matérialisée par une ceinture permanente de brouillards – au-dessus de 2 400 m –, qui se traduit par l’abondance des mousses, des lichens et épiphytes. Cette limite correspond souvent au passage des espèces subtropicales (comme Schima et Castanopsis) aux espèces tempérées montagnardes (Chênes ou Quercus). En dessous de la limite des brumes, on se trouve dans le domaine chaud subtropical, marqué par des abats d’eau importants en mousson, une saison sèche et chaude longue, des températures moyennes généralement supérieures à 18 °C et des effets de gel négligeables. Importante dans les paysages, cette limite correspond souvent au passage des sols rouges, bien visibles en saison sèche lorsque les champs sont incomplètement couverts de cultures, aux sols bruns forestiers. L’essentiel des villages des moyennes montagnes se trouve en dessous de cette limite qui marque, vers le nord, le passage aux contreforts directs de la Haute Chaîne (sud des Annapurna ou du Dhaulagiri, par exemple) ; dans le Mahabharat, cette limite sépare les pentes défrichées et cultivées des forêts fortement exploitées pour le bois, le fourrage et le pâturage forestier.

31Autre discontinuité notable : la limite inférieure de la neige « active », géomorphologiquement, pédologiquement et biologiquement. Cette limite se place dans l’Himalaya central entre 2 600 et 3 000 m. Elle est largement commandée par les données de l’exposition et de la circulation atmosphérique locale ; elle est donc très variable, d’un versant à l’autre, d’une année à l’autre. Elle peut descendre à 2 600 m sur les versants à l’ombre et monter à 3 200 m sur les adrets. Cette limite est contraignante pour certaines cultures comme le maïs et le millet, mais ne l’est pas pour celles qui sont bien adaptées aux milieux d’altitude comme le blé, l’orge, le sarrasin et la pomme de terre, cultivés chez les Sherpa du Khumbu ou les Thakkhali (vallée de la Kali Gandaki). Dans les domaines secs (Thakkhola, Dolpo, Ladakh), elle est même un atout supplémentaire en pourvoyant un peu d’humidité au sol, nécessaire pour la germination des céréales. Au-dessus des zones cultivées, l’alternance répétée de chutes de neige et de phases de fusion peut entretenir la dynamique superficielle des versants en dehors de la période humide de mousson.

32La limite supérieure de la forêt et des arbres est élevée et irrégulière. Elle peut être commandée par la sécheresse d’altitude, la fraîcheur estivale, et abaissée par l’intervention des pasteurs. Les formations arborées ouvertes et basses (Bouleaux Betula, Genévriers Juniperus) peuvent atteindre 4 200-4 300 m tandis que les vraies forêts (bétulaies d’altitude) et les forêts à sous-bois de rhododendrons ne dépassent pas 4 000 m. Les grands sapins (Abies spectabilis) atteignent 4 000 m sur les versants humides et les pins (Pinus excelsa) montent en formation claire jusqu’à 3 700-3 800 m sur les versants d’adret dans les vallées du sud du Khumbu. Ces limites ne sont ni naturelles ni stables dans le temps. Elles résultent d’un double phénomène, apparemment antagoniste : le réchauffement du climat et l’activité humaine. D’une part, on note la remontée historique des arbres sur les versants par suite d’un réchauffement général, lequel se marque notamment – là comme ailleurs dans le monde – par un recul des glaciers, et qui se traduit par la bonne régénération, en particulier des Abies, à leur limite supérieure. D’autre part, les aménagements pastoraux ont étendu la pelouse aux dépens de la forêt, favorisant le développement d’espèces buissonnantes et rampantes (Berberis, Juniperus, Rhododendrons) et donc la modification des topoclimats par assèchement du sol, ce qui contrecarre la régénération forestière. Celle-ci est par ailleurs entravée par le piétinement du bétail qui tasse le sol, l’imperméabilise et provoque une recrudescence de l’érosion superficielle (petits gradins, arrachements, suffosion).

33Enfin, la limite supérieure de la vie végétale, qui est aussi celle des activités pastorales, se situe vers 5 000-5 200 m, limite qui peut localement fluctuer en raison de la topographie et de la nature des sols. Dans les hautes vallées intérieures, tapissées de matériel morainique comme dans le Khumbu, cette limite est particulièrement élevée du fait d’une humidité modérée et d’un été à mousson atténuée, qui permettent le développement de plantes à cycle biologique court, souvent d’origine tibétaine. Ailleurs, il convient de distinguer les massifs avancés (Gosainkund, contreforts du Ganesh Himal ou du Lamjung Himal), où replats et cuvettes d’origine glaciaire offrent une topographie favorable, bien arrosée et en partie abritée, propice aux alpages, par contraste avec d’autres secteurs beaucoup plus raides (contreforts de l’Annapurna I, flanc sud du Dhaulagiri), dominés par des parois rocheuses, qui ne laissent guère d’espace à l’herbe et aux troupeaux. On passe là à des effets de dominance, qui sont le propre de cette grande montagne.

Effets de dominance

34Les effets de dominance traduisent à la fois le continuum des phénomènes qui se relaient du haut en bas d’un versant ou d’un flanc de montagne et la dominance exercée par la partie haute de ce versant (ou flanc de montagne) sur ses parties inférieures16. Ces effets de dominance sont sensibles à différentes échelles et concernent différents aspects du milieu physique (sols, mouvements de terrain, vents). Ils sont particulièrement développés au niveau de la Haute Chaîne et de ses contreforts (photo 28).

Photo 28
Haute montagne, Dhaulagiri dominant la vallée de la Kali Gandaki

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La haute montagne himalayenne, surmontée de sommets englacés (Dhaulagiri, 8 172 m), domine de profondes vallées (Kali Gandaki, 2 350 m). Les effets d’étagement et de dominance sont ici particulièrement développés. À la forêt de résineux succède, vers 4 000 m, une zone couverte par la pelouse pâturée pendant tout l’été par les troupeaux de yacks, d’ovins et de caprins, qui à son tour cède progressivement la place aux pentes rocheuses dénudées et aux glaciers (altitude inférieure à 4 800 m). Des avalanches de neige, des coulées de débris, des éboulements déclenchés dans les parties supérieures de la montagne menacent directement, quoique de façon imprévisible et invisible, les villages thakhali. Ceux-ci, installés sur des terrasses, sont ainsi relativement protégés des vents violents qui balaient du sud (à gauche) vers le nord (à droite) l’immense plaine alluviale et caillouteuse de la Kali Gandaki, emportant sables et limons vers les secteurs les plus secs de l’Himalaya.

(Photo M. Fort, octobre 1977)

35À l’échelle d’un versant, ces phénomènes sont liés à la gravité, qui permet la mobilisation et la redistribution de l’eau et des débris sur la pente, et l’apparition de sols. En altitude, le gel fragmente les parois rocheuses et fournit des débris grossiers. Ceux-ci, entraînés par les glaces ou les écoulements torrentiels, arrivent à des altitudes plus basses où, du fait de l’augmentation des températures et de l’humidité ambiante, les phénomènes de désagrégation mécanique et d’altération chimique prennent le relai. Des sols se développent, de plus en plus épais et potentiellement de plus en plus riches au fur et à mesure que l’on descend vers le bas de la pente : aux sols minces, très appauvris de la zone des alpages (« rankers ») succèdent des « nivosols », marqués par la neige, puis des sols bruns plus ou moins « lessivés » de type « podzol ». Ces derniers, caractérisés par leur acidité et par des phénomènes de redistribution et d’accumulation du fer, ce qui leur donne souvent des teintes rouille à noirâtre, sont liés à l’entraînement des éléments les plus mobiles, les plus fertiles en fait (bases), vers le bas du versant (phénomène de « lessivage »), entraînement favorisé par la pente mais qui peut être accéléré par les déboisements.

36Souvent cependant, les sols n’ont pas le temps de se former ou de s’épaissir, car la raideur des pentes rend cette pellicule meuble instable et provoque sur le versant l’apparition de mouvements de terrain, ou pahiro. Ceux-ci sont très fréquents. Au départ de ces formes, il y a toujours une discontinuité, une rupture d’équilibre, qui peut être engendrée par un événement climatique (très fortes pluies concentrées, épisodes pluvieux prolongés, fusion brutale du manteau neigeux) ou sismique, ou par une déstabilisation de la base du versant, naturelle (creusement de rivière) ou artificielle (liée à une activité humaine comme la construction d’une route par exemple). Leur répartition montre que s’ils sont localement associés à certains terrains (notamment la présence de schistes), ils peuvent en fait se produire un peu partout.

37C’est l’ampleur des dénivelées qui déterminera le volume des matériaux mobilisés par ces pahiro, qui peut varier de quelques dizaines de mètres cube à plusieurs millions de mètres cube. En haute montagne ou dans les sections en gorge des rivières les plus puissantes (Buri Gandaki, Marsyangdi, Kali Gandaki), des écroulements de parois rocheuses de forte magnitude peuvent se produire17, mais leur fréquence dans le temps reste faible, même si localement certains secteurs apparaissent particulièrement menaçants, comme la vallée de la Kali Gandaki, au niveau de Таtopani18. La situation la plus commune est liée au dispositif en marche d’escalier des reliefs (orientés est-ouest), qui opposent des fronts abrupts et rocheux, tournés vers le sud, où des éboulements se produisent par intermittence, et des longs revers, en pente douce et ombrée, sièges plutôt de glissements-coulées (photos 29 et 30), souvent d’ailleurs repris par des ravinements19. Ces glissements peuvent être complexes et évoluer rapidement, comme le pahiro de Jharlang, dans l’Ankhu Khola20. On constate par ailleurs qu’une bonne part des versants actuellement affectés par les mouvements de terrain sont des versants ayant été antérieurement déstabilisés, comme à Salmé21 : il y a ainsi un effet de dominance sur la durée.

38Enfin, le déclenchement brutal d’un pahiro peut avoir des conséquences directes sur les fonds de vallée ; en effet, la masse glissée peut obstruer temporairement la vallée, bloquer les écoulements de la rivière, et entraîner la formation d’une retenue lacustre en amont, menaçant du même coup de submersion les populations installées en amont, tandis que les villages situés en aval sont sous la menace d’une rupture brutale du barrage et d’une inondation catastrophique.

39Cette dominance de l’amont sur l’aval, du versant sur le lit de la rivière, est d’autant plus inquiétante que le glissement se produit en altitude (parfois même dans la zone des glaciers), loin des zones habitées et du regard de témoins éventuellement susceptibles de donner l’alerte22. C’est en particulier le cas des coulées de débris qui, déclenchées par des épisodes de fusion rapide de la neige en altitude (souvent liés à un réchauffement brutal de l’atmosphère), dévalent en quelques minutes les couloirs torrentiels pour détruire les installations humaines en contrebas (la ferme expérimentale de Marpha et les vergers nouvellement plantés furent ainsi en grande partie détruits en 1973). Les ruptures de lacs glaciaires d’altitude sont également très redoutables23. Ces phénomènes de grande ampleur sont caractéristiques des moyennes et hautes montagnes associées à la Haute Chaîne.

40L’effet de dominance peut enfin apparaître au niveau de vents de vallées, en particulier des grandes vallées méridiennes qui relient les domaines subtropicaux du sud de la Haute Chaîne aux hautes terres froides et désertiques du nord24 Le phénomène de vents alternatifs, commun à toutes les montagnes (« brises » de vallée et de montagne), prend ici un caractère très spectaculaire. Les contrastes thermiques entre l’aval et l’amont engendrent des courants de compensation d’autant plus violents qu’ils sont canalisés par des gorges profondes de plusieurs milliers de mètres. Dans la vallée de la Kali Gandaki par exemple, on passe en quelques dizaines de kilomètres seulement d’une ambiance subtropicale surchauffée (c’est le cas à Dana, à 1 300 m, où poussent des orangers) à une atmosphère fraîche et sèche (Jomossom, 2 700 m) : au nord de Lete (2 400 m), la « brise » de vallée (dont l’air tiède remonte de l’aval vers l’amont) commence à souffler vers 9 h 30-10 h 00 le matin, avec une vitesse de vent pouvant dépasser les 100 km/h. et ne cesse qu’à la tombée de la nuit. Le relаі est ensuite pris, vers 19 h 30, par la « brise » de montagne, dont l’air froid plus sec, descendu des montagnes, s’écoule vers l’aval de la vallée. Ces vents sont surtout puissants au printemps, lorsque le réchauffement diurne des versants est rapide. Pendant la mousson, les masses d’air sont plus homogènes et les gradients thermiques atténués, les mouvements d’air sont donc plus lents. En hiver, les coulées froides descendantes l’emportent, et peuvent atteindre les basses vallées. Alimentées en air issu des versants enneigés et des grands amphithéâtres glaciaires, elles peuvent être localement soutenues par les nappes d’air glacé de l’anticyclone pelliculaire qui recouvre alors le plateau tibétain, et peuvent provoquer de gros dégâts aux cultures.

Photo 29
Benighat en 1978

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Benighat, installée à la confluence de la Kali Gandaki (en bas) et de la Mayangdi (en haut à droite), s’est considérablement développée en l’espace d’une vingtaine d’années, notamment sous l’influence du prolongement de la route reliant Pokhara à Baglung, bien visible en travers de la photo de droite. L’instabilité du versant que longe cette nouvelle route est liée à la présence de terrains schisteux, qui peuvent pendant la mousson emmagasiner beaucoup d’eau, prendre une consistance visqueuse et, à partir d’une zone d’arrachement, s’écouler jusqu’à la Kali Gandaki. En 1978. cette rivière fut bloquée pendant plusieurs heures par un tel phénomène.

(Photo M. Fort, 1978)

Photo
30 Benighat en 2000

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Benighat. vingt-deux ans plus tard. Le site est, dans sa partie inférieure, en cours de stabilisation grâce à des mesures conservatoires prises par les habitants (plantations d’aulnes. Aluns nepalensis) ; mais de nouveaux arrachements apparaissent en amont, indices d’une instabilité persistante de l’ensemble de ce versant.

(Photo M. Fort, 2000)

Atouts et contraintes

41Les plantes, les sols et l’eau sont les ressources essentielles du milieu à partir desquelles les activités humaines ont pu se développer.

Des ressources végétales variées et complémentaires

42La nature de la chaîne himalayenne, formée de la rencontre de deux continents, véritable pont assurant la jonction entre l’Orient et l’Occident, explique la diversité et la richesse du patrimoine biologique rencontré. Quatre grands stocks s’y mêlent en effet : stock tropical indien au sud, tropical de mousson à l’est (Yunnan), méditerranéen semiaride à l’ouest, et stock de l’Asie centrale sèche et froide au nord. Selon les régions considérées, le « dosage » des espèces rencontrées sera différent : ainsi le nombre d’espèces de rhododendrons, en grande partie originaires du domaine subtropical oriental, diminue de l’est vers l’ouest du Népal. De même, les cèdres déodar et les cyprès torulosa, venus de l’ouest, ne dépassent respectivement pas vers l’est le massif du Dhaulagiri et la vallée de la Kali Gandaki. En fait, de nombreux mélanges ont pu se produire et des espèces endémiques, propres à la montagne himalayenne, se sont développées25.

43La variété des espèces végétales, l’abondance de la biomasse forestière, ont fait que cette ressource a été abondamment utilisée pour satisfaire des besoins divers : besoins en bois (combustible, construction, outillages et forges), en fourrage, en plantes médicinales. L’étagement des milieux physiques a permis, à l’échelle des communautés villageoises, une complémentarité dans l’usage de ces ressources, mais aussi, à certaines périodes, une exploitation intensive plus ou moins directement encouragée par le pouvoir politique, qui s’est traduite localement par un état de déforestation avancée26. Depuis quelques décennies, on constate une mutation progressive des modes de gestion de la ressource arborée, avec la multiplication de plantations d’arbres, en particulier dans les champs, ce qui permet, dans certains secteurs comme dans les districts de Palpa et d’Argha Khanci, de remplacer et de s’affranchir peu à peu de la ressource forestière27.

Des mosaïques de sols

44Si les sols de la montagne népalaise présentent une grande variété, liée à la nature des terrains et des milieux bioclimatiques représentés, ils offrent presque tous, aux altitudes habitées, des potentialités agricoles. Si l’on met à part le cas des terres irriguées, le point commun des sols cultivés réside dans la facilité avec laquelle les roches qui constituent leur soubassement – gneiss, grès et schistes, pour la majorité – s’altèrent, grâce au climat subtropical de mousson. Températures élevées, humidité abondante, permettent en effet la désintégration des minéraux des roches et la production de matériaux fins abondants (les altérités), faciles à travailler.

45Dans le détail, les modalités de l’altération sont réglées par un certain nombre de facteurs qui agissent séparément ou en combinaison. La pente est l’un des plus importants (voir supra). En particulier, c’est au pied des versants, au niveau des ruptures de pente, que l’on va trouver les sols potentiellement les plus riches, car c’est là que se concentrent les éléments fertilisants entraînés depuis la partie supérieure du versant. Dans les moyennes et basses montagnes, les dénivelées sont moindres, les pentes s’adoucissent, les replats plus nombreux, ce qui contribue à créer sur les versants une mosaïque d’altérites28 : replats à altérités rubéfiées, altérités brunes des terrasses de culture, sols plus clairs des pentes moyennes, régolithes (sols minces à forte pierrosité) sur les pentes plus fortes. Interviennent également l’âge du matériel parental (sols très jeunes des lits de mousson) comme la nature du matériel rocheux. Si l’altération des gneiss ou des grès libère à la fois des fragments rocheux et une fraction sableuse importante, qui assurent au sol une bonne porosité et néanmoins une bonne tenue sur la pente, l’altération des terrains schisteux fournit davantage d’argiles, souvent rubéfiées (à cause du fer qu’elles contiennent), qui présentent dans l’ensemble de moins bonnes qualités agronomiques mais qui sont davantage « tenaces » sur terrain en pente ; cependant, du fait de leur faible perméabilité, ces sols peuvent être sensibles aux ravinements si l’on ne prend pas un minimum de précautions dans leur mise en culture29.

46Les sols irrigués présentent un cas particulier. Dans l’Himalaya aride (Mustang, Dolpo, Ladakh), ces sols – au départ squelettiques et souvent très caillouteux – ont été créés de toute pièce au cours des siècles par les hommes, grâce à des apports répétés de matière organique (fumures animales) et de sédiments fins (limons) charriés par les eaux descendues des zones englacées et amenés par les canaux d’irrigation30 (photos 31 et 32). Les sols des rizières de fond de vallée (bagar et kholā khet) sont également souvent le résultat d’atterrissements provoqués par la décantation de particules fines apportées en suspension par les rivières en crue.

Photos 31 et 32
Cône cultivé dans la haute vallée de l’Indus en juillet et en septembre

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Dans l’Himalaya aride (pluviométrie inférieure à 300 mm/an), situé au nord de la Haute Chaîne, la forte insolation permet la mise en culture à des altitudes élevées, limitée néanmoins par la brève durée du cycle cultural, du fait des températures, de la sécheresse et de la minceur des sols. Les paysans se sont adaptés à ces conditions en développant l’irrigation, en amendant leurs sols (apports de sédiments fins et de fumure), en limitant les effets d’ombre. Dans la haute vallée de l’ Indus (3 500 m). en aval de Leh, la capitale du Ladakh, ces deux clichés montrent, à quelques semaines d’intervalle (fin juillet et début septembre), la vitesse de maturation des champs d’orge, ainsi que la très bonne utilisation de l’espace, puisque les bordures de parcelles, où se développent les graminées, seront soigneusement fauchées afin de procurer un appoint de fourrage aux animaux, bloqués dans le bas des maisons pendant tout l’hiver.

(Photos M. Fort, juillet 1979 et septembre 1981)

L’eau

47L’eau est l’élément du milieu le plus mal réparti, dans le temps et dans l’espace. À peu près partout, on est frappé par la juxtaposition de portions de versant rocailleux et desséchés et de secteurs suintant l’humidité, de la coexistence dans une même formation végétale des formes hygrophiles (Usnées) et xérophiles. Mais c’est là un trait des milieux subtropicaux et de la topographie montagnarde, qui conduit à appliquer ici à l’eau la loi du minimum écologique : l’eau devient le facteur limitant qui domine la dynamique des milieux. Ainsi, dans la plupart des régions décrites, on a une sécheresse prononcée, due soit à la longue saison sèche du climat de mousson, soit au déficit hydrique engendré par le froid des hautes altitudes, soit encore à l’écoulement rapide de l’eau ou à son infiltration dans des volumes rocheux. Seuls les contreforts des hautes montagnes, qui reçoivent un peu de neige en hiver, des précipitations d’orage au printemps, et de forts abats d’eau pendant la mousson, font figure de milieux assez humides. Ailleurs, la sécheresse contraste avec les abondantes précipitations, concentrées dans le temps – trois à quatre mois –, et dont les effets écologiques sont limités par l’importance du ruissellement sur les pentes raides.

48Aussi, à partir de ces remarques très générales, peut-on noter plusieurs types de stockage qui permettent, dans le temps et dans l’espace, une certaine redistribution de la ressource eau. 1) Les stockages profonds, de type géologique, existent – comme dans le Mahabharat ou au nord de la chaîne – là où les terrains sont fortement redressés et les volumes rocheux broyés et diaclasés. Malgré la raideur des pentes, cela permet en saison sèche la restitution – sous forme d’émergences au pied des versants – d’une partie des eaux tombées pendant la mousson ou libérées par fusion nivale puis infiltrées. Ces sources, qui contribuent à l’alimentation des rivières et peuvent permettre l’irrigation, ne jouent cependant que peu de rôle dans la pédogénèse et la vie végétale, sauf très localement. 2) Les réserves souterraines (nappes phréatiques) sont peu développées dans la montagne ; elles ne subsistent, en dehors de la mousson, que dans les bassins alluviaux des Curiya (Dun) et surtout dans la plaine du Téraï au niveau des lits caillouteux des rivières asséchées. Dans ces secteurs, les réserves sont considérables et renouvelables (elles se rechargent durant chaque mousson pendant la période de hautes eaux), et peuvent, par pompage, permettre le développement de larges périmètres irrigués. 3) Il peut exister temporairement (à la suite de périodes pluvieuses) des réserves d’eau proches de la surface (écoulements hypodermiques), stockées dans les manteaux d’altération des basses et moyennes montagnes, notamment dans les altérités développées au détriment des schistes de Kunccha. Mais ces réserves, précieuses pour l’agriculture, restent néanmoins limitées et s’épuisent le plus souvent en cours de saison sèche. Cette forme de stockage est plus marquée et plus durable en ubac qu’en adret, ce qui contribue à accroître les effets de dissymétrie, notamment en ce qui concerne le tapis végétal et la dynamique des versants (ces stocks d’eau peuvent favoriser le déclenchement de glissements superficiels). 4) La rétention d’eau sous forme nivale n’existe qu’à partir de 2 800 m : là encore, il s’agit d’un stockage temporaire, plus marqué en ubac qu’en adret. Il explique, au moins en partie, des dissymétries dans le modelé, le tapis végétal et l’occupation humaine des versants de moyenne montagne, situés en contrefort des hauts massifs. 5) En haute montagne, les lacs et surtout les glaciers stockent l’eau sur la longue durée ; une faible partie de cette eau est libérée sur les marges glaciaires pendant la période chaude estivale, et vient s’ajouter aux flots des rivières grossies par les précipitations de mousson. Sur le flanc nord de l’Himalaya, ces eaux sont précieuses pour l’irrigation : c’est particulièrement vrai au Ladakh, où la fusion des seules neiges hivernales ne suffirait pas à maintenir une alimentation suffisante en eau pendant toute la durée de la saison agricole.

49L’eau des rivières, qui est aussi source d’énergie, est en principe disponible toute l’année. Mais les variations de débit, liées au régime de mousson, sont souvent une entrave aux utilisations possibles de cette ressource et ce d’autant plus que les rivières transportent une quantité énorme de sédiments en suspension. D’où le recours à des dérivations, voire à des bassins de décantation, nécessaires dès lors que l’on veut turbiner les eaux, pratique qui tend à se développer avec les besoins croissants en électricité et le désir d’accéder à une certaine modernité (éclairage et télévision en particulier). Par ailleurs, la stabilité des berges ou des pieds de versant est loin d’être acquise (voir supra), et des crues brutales peuvent balayer, en quelques heures, tout un fond de vallée, faisant disparaître villages, ponts, champs et troupeaux, comme cela s’est produit dans les moyennes et basses montagnes du bassin versant de la Bagmati en 199331. Enfin, la traversée des rivières, surtout en période de mousson, a toujours été une difficulté, et l’on comprend pourquoi les chemins de crête, moins dangereux, ont toujours été préférés. Les moyens de construction modernes (ponts suspendus à câbles et tabliers métalliques ; ponts en béton) tendent à se généraliser le long des trajets les plus fréquentés, là où les routes et pistes carrossables progressent. De ce fait, les fonds de vallée, longtemps craints (paludisme, vulnérabilité à l’érosion et aux crues), deviennent paradoxalement des zones d’attraction, ce qui n’en fait pas pour autant disparaître les dangers potentiels, bien au contraire.

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50Terres de risques, terres de labeur, les versants himalayens offrent des potentialités et des complémentarités illimitées, mises à profit par les différents groupes ethniques qui ont peuplé, par migrations successives, les pentes de ces montagnes. Les paysages actuels, s’ils sont l’expression de forces naturelles en interaction (forces profondes de la montagne qui se soulève, forces superficielles du climat et de l’érosion, interfaces des sols et de la couverture végétale), sont aussi le reflet de l’ingéniosité avec laquelle les hommes ont su, au cours des âges, façonner et exploiter les ressources de ces milieux. Les paysages que nous observons aujourd’hui sont les témoins de temps différents – temps de la nature et temps des hommes – qui ont imprimé leurs marques dans les lieux et nourrissent la mémoire32 : aux temps de la nature (temps long de l’orogenèse ; temps intermédiaires des changements de climats, de l’érosion des rivières et des glaciers ; temps courts des saisons, des catastrophes naturelles) répondent les temps des hommes (temps long des migrations néolithiques ; temps intermédiaires des modes d’occupation des sols, de la déforestation ou/et des plantations d’arbres, de l’éradication de la malaria ; temps courts des récoltes, de l’arrivée de l’électricité dans un village, d’une rupture politique...).

51Rien n’est jamais défini une fois pour toute. Atouts et contraintes des milieux sont des notions conjoncturelles, variables selon l’époque et le niveau socioéconomique des populations en présence. La montagne himalayenne serait, selon certains, actuellement le théâtre d’une crise écologique33 : rien ne semble devoir le prouver, tant les phénomènes naturels observés aujourd’hui sont dans la continuité des processus qui édifient la chaîne depuis plusieurs millions d’années. En revanche, les conditions de vie des montagnards himalayens ont, au cours des dernières décennies, considérablement évolué sous l’influence de la pression démographique, des progrès techniques et d’une ouverture au monde extérieur obligeant les populations à s’adapter, à identifier de nouveaux atouts, mais parfois aussi à subir de nouvelles contraintes de la part du milieu physique. Par exemple, l’ouverture d’une route offre aux villageois des moyens d’écoulement de leur production vers les marchés ; elle les rend aussi plus vulnérables aux aléas (glissements de terrain, inondations) susceptibles d’interrompre brutalement les flux commerciaux nouvellement créés. D’une façon générale cependant, on peut remarquer que le paysan himalayen connaît remarquablement bien le milieu dans lequel il vit ; il a toujours su trouver, à son échelle et indépendamment des rituels religieux suivis, les solutions les plus adéquates pour lutter contre l’érosion : réfection immédiate de terrasses de culture éboulées, plantations d’arbres ou mises en défens – voire abandon – de terres sous la menace de mouvements de terrain, construction d’épis ou de gabions le long des berges de rivières pour en limiter le sapement pendant la mousson... Dans bien des cas d’ailleurs, ces solutions n’ont pu être mises en œuvre qu’en commun, en développant et renforçant les solidarités villageoises.

52Si le poids des facteurs physiques ne peut donc être nié, à l’échelle d’un versant ces facteurs ne constituent pourtant qu’une trame plus ou moins prégnante, à partir de laquelle les hommes ont su modeler leur espace de vie. Les chapitres suivants montrent les diverses façons dont les populations ont intégré et se sont approprié au cours des siècles et des ans les particularités de chaque milieu pour mettre en valeur les terres et gérer toute la gamme des ressources offertes par l’environnement himalayen.

Notes de bas de page

1 Comme à Masyam ; voir le chapitre xvii, « Un paysage de bocage. Masyam et le hameau de Kolang » (T. Bruslé, M. Fort, J. Smadja).

2 Voir ibid.

3 Voir les chapitres vi (« Une lecture du territoire et du paysage des Tamang de Salmé », par J. Smadja), xiv (« Gestion des ressources et évolution des paysages au sein de l’Annapurna Conservation Area Project. L’exemple de la Modi Khola », par I. Sacareau), et xv (« Morcellement, privatisation mais gestion collective de l’espace et des ressources du versant de Salmé », par B. Ripert).

4 Blamont, 2001.

5 Valdiya, 1998.

6 Delcaillau, 1992 ; Lavé et Avouac, 2000.

7 Pandey et al., 1999.

8 Bilham et al., 1995 ; Pandey et al., 1999.

9 Fort. 1987a.

10 Pour plus de précisions, voir l’encadré 7 de Āaheś Raj Pant.

11 Bilham et al., 1995.

12 Jackson et Bilham, 1994 ; Bilham et al., 1997.

13 Durand-Dastès, 1969 ; Dobremez, 1976.

14 Thouret, 1983.

15 Dobremez, 1976.

16 Bertrand et Dollfus, 1973.

17 Fort, 2000a.

18 Fort, 2001.

19 Exemple du versant de Sikha, entre Tatopani et Ghorepani, dans le district de Myagdi ; Fort, 1974.

20 Thouret, 1983.

21 Smadja, 1992.

22 Fort, 1987b.

23 Vuichard et Zimmermann, 1987 ; Mool, 1995.

24 Schweinfurth, 1968.

25 Dobremez, 1976.

26 Mauat et al., 1986.

27 Smadja, 1995.

28 Voir le chapitre xvii « Un paysage de bocage. Masyam et le hameau de Kolang » (T. Bruslé. M. Fort, J. Smadja).

29 CARVER et al., 1995.

30 Fort, 2000b.

31 Dhital et al., 1993 ; Fort, 1997.

32 Smadja, 2000.

33 Voir l’introduction de cet ouvrage.

Notes de fin

1 Ce texte est traduit de l’anglais par J. Smadja. Les sismologues s’intéressent de très près à tous les faits historiques relatifs aux séismes, à leur périodicité, à des fins éventuelles de prévisions. Les rétablissements de données historiques effectués ici par Mahes Raj Pant sont donc du premier intérêt. Cet encadré n’est que le bref résumé d’une recherche très approfondie, effectuée dans le cadre de notre programme, que nous ne pouvons publier dans son intégralité. Nous renvoyons le lecteur intéressé à la version complète du texte paru en anglais dans Adarsha, n° 2, 2002. (J.S.)

2 D’après la chronique néwari le séisme se produisit le 3, alors que la chronique en sanscrit mentionne le 2. Une évaluation de tous les éléments chronométriques dans les deux chroniques prouve que la secousse eut lieu le 2.

3 Campbell, 1833, p. 565.

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