Chapitre II. Les composantes du paysage ladakhi
p. 91-112
Texte intégral
1Situé entièrement sur le versant Nord de la chaîne himalayenne à une altitude partout supérieure à 2 700 m, le Ladakh (figure 10) appartient au domaine des hautes montagnes subtropicales sèches, à fortes affinités continentales. Les basses températures et le gel prolongé limitent la saison de culture d’avril à septembre. La faiblesse des précipitations, associée à l’évapotranspiration intense en été font que partout l’irrigation des cultures est indispensable. De fait, l’installation humaine se limite à des oasis situées le long des cours d’eau. Ainsi sur les 60 000 km2 que couvrent les districts de Leh et de Kargil, si l’on exclut l’Aksai-chin sous occupation chinoise depuis 1962, moins de 200 sont cultivés. Certaines oasis se déploient dans les larges plaines qui, par endroits, jalonnent le cours de l’Indus et de ses affluents (Shyok, Zanskar). Elles sont localement dénommées « gya shod1 » (rgya shod2), terme qui insiste sur leur caractère étendu (rgya) et leur situation de basse altitude au regard des reliefs qui les entourent (shod). De part et d’autre de ces plaines, les chaînes de montagne sont découpées par de petits torrents d’origine nivale ou glaciaire. Ces derniers alimentent un autre type d’oasis qui s’allongent dans d’étroites vallées ascendantes ou s’étalent sur les cônes de déjection élaborés au débouché de ces vallées. Du fait de leur situation plus élevée et des températures par conséquent plus fraîches qui s’y font sentir, ces oasis sont dénommées « poulak » (phu lhags3) (figure 11, photo 16). En dehors des zones cultivées et des rives des cours d’eau peuplées de saules et d’espèces arbustives (Salix, Hippophae, Myricaria), la couverture végétale est indigente. Elle se compose principalement de plantes en coussinets et d’épineux. Forêts et prés de fauche sont absents.
2Dans ce milieu aride, où le naturaliste dénombre une dizaine d’écosystèmes, le paysan du Ladakh distingue – et oppose – plusieurs unités de paysage, qu’il définit selon des critères à la fois topographiques, biogéographiques et fonctionnels.
3Une première dualité fondamentale oppose le village « youl » (yul) caractérisé par la présence humaine, aux zones inhabitées ou « vides »– stong pa 4– de la montagne ri et de la gorge rang. Entre ces deux pôles se partage le monde habitable.
La montagne et la gorge : des espaces « vides »
La montagne, ri
4La montagne5 commence aux limites du village yul, espace construit et ordonné par des hommes qui en ont fait le leur. Désignant un relief, et surtout « l’autre du village6 », aucune unité écologique ne la caractérise. Un même terme générique, ri ou ri ga, s’applique aux versants schisteux ou sableux des chaînons latéraux, aux vallons et moraines, aux pelouses d’altitude parsemées l’été de primevères et de saxifrages, aux pics granitiques et aux sommets englacés. Quelle que soit sa végétation naturelle, la montagne est l’archétype du monde sauvage ; non pas celui inquiétant des forêts épaisses et de la végétation luxuriante, mais celui d’une nature valorisée comme bonne et pure. L’altitude et surtout sa position en hauteur au-dessus du monde habité la dotent d’une charge positive7 qui imprègne les différents éléments qui s’y trouvent (eau, terre, pierres et plantes) et rejaillit sur les animaux qui la peuplent et les êtres qui la visitent. Lieu de ressourcement moral, les hommes à la recherche de l’absolu s’y établissent, méditant dans des grottes naturelles, « ri pouk » (ri phug), ou des ermitages dénommés « ri töt » (ri khrod). La montagne est également le domaine des aigles et des choucas, oiseaux réputés pour leur longévité ; le refuge des grands mammifères à cornes (ri dwags/ri bdag 8) et en particulier du bouquetin, symbole de fertilité ; le lieu de cueillette des fleurs pures, seules dignes d’être déposées sur les autels, et de l’encens offert aux dieux. L’herbe, souvent rase, n’en est que plus goûteuse et nourrissante. Elle condense en elle les sucs, l’essence (bcud) même de la montagne, dilués à l’inverse dans les herbages des régions plus arrosées. Bonne à manger, elle ne fait pas gonfler le ventre des animaux. De même, l’eau des torrents qui la parcourent est légère, au contraire de celle du fleuve qui, qualifiée de lourde, porte sur l’estomac.
5Espace non cultivé, la montagne n’est pourtant pas sans ressource, au contraire. Zone privilégiée de cueillette et de collecte, elle procure aux villageois le combustible, sous forme de bouses et d’espèces ligneuses (Caragana brevifolia, Artemisia spp.), mais aussi différentes plantes à usages alimentaire, religieux ou médicinal (Rhodolia cranulata, Nepeta glocosa, Waldheimia stoliczkai, Gentiana spp.)– Sur ce terrain de parcours pour les troupeaux, le cheptel trouve l’essentiel de sa nourriture : les chèvres et les moutons sur les versants arides et caillouteux peuplés d’une végétation clairsemée de plantes xérophiles en coussinets et de graminées aux systèmes racinaires puissants ; les chevaux, les yacks et autres bovidés dans les pâturages d’altitude. Ces derniers sont désignés par le terme « pou » (phu9) qui, dans son sens premier, signifie « l’amont, le haut d’une vallée » par opposition au terme « da » (mda’) ou « do » (mdo 10) désignant l’aval, le confluent. De nombreux chants populaires louent la qualité de l’herbe de ces hauts pâturages et la beauté des fleurs qui les ornent telles « des turquoises et des coraux enchâssés dans des reliquaires d’argent ».
6Dans les phu, les bergers installent leur campement près d’une source ou d’un torrent, sur un replat ; il est composé d’enclos (ra ba), de quelques cahutes en pierres sèches appelées « poulou » (pu lu11) et parfois de tentes, remplacées aujourd’hui par les toiles blanches des parachutes de l’armée indienne (photo 17). Ce lieu particulier où, chaque jour, sont traites chèvres, brebis et mdzo mo 12, est dénommé « jhönsa » (bzhon sa13) : « l’endroit (sa) du cheptel donnant du lait (bzhon ma) ». Par sa configuration et les activités – centrées sur le lait et sa transformation – qui y sont conduites, il se distingue des autres habitats d’été, « doksa » (’brog sa 14) ou « yarsa » (dbyar sa 15), situés aux confins de l’espace cultivé, « loung » (klungs), et caractérisés par de petites maisons au toit plat construites en briques de terre crue ou en pierres, dans lesquelles un ou plusieurs membres de la famille demeurent de mai à octobre. Alors que les ’brog sa sont toujours situés en altitude en amont du village, près des « champs de montagne » ou « ri jing » (ri zhing) (photo 18), les dbyar sa peuvent l’être également en aval au milieu des vergers d’abricotiers et de pommiers.
La gorge, rong
7Au contraire de la montagne connotée positivement, la gorge (rong) est un lieu craint, car elle est – dit-on – le repaire d’esprits malveillants et notamment des démons (btsan), rouges et sans dos. Les villageois s’y rendent pour couper des branches de tamaris et de saule, mais évitent d’y passer la nuit. L’hiver, il y gèle ; le soleil n’y entre pas. L’été, au contraire, la gorge se transforme en fournaise (photo 19).
L’espace cultivé, klungs : un espace construit
8Aux antipodes des espaces vides de la montagne et de la gorge, le champ est l’espace domestiqué par excellence : épierré, nivelé, irrigué par une eau maîtrisée par l’homme, il est régulièrement fumé, labouré et sarclé. Dans la vallée de l’Indus, large et plane aux environs de Leh, les terres arables se déploient en continu sur un sol argileux, hors des zones marécageuses et des taillis d’épineux et de tamaris enserrés dans les bras du fleuve. Dans les vallées latérales et sur les cônes de déjection drainés par des torrents, les champs sont aménagés en terrasses dont la hauteur et la forme épousent la topographie. D’un point de vue terminologique, les paysans du Ladakh central ne distinguent pas les champs en fonction de leur forme, de leur orientation, de leur altitude ou encore de la nature de leur sol. Qu’il soit en terrasse ou non, situé en adret ou en ubac, doté d’un sol argileux ou sableux, un seul et même terme, « jing » (zhing 16), désigne le champ ou, s’il s’agit d’une très petite parcelle, « taou » (grwa gu 17), littéralement « petit coin ».
Le champ et la terminologie qui lui est associée
9Dans cette région aride, où toutes les terres cultivées sont irriguées, l’essentiel du vocabulaire relatif au champ concerne les aménagements qui en permettent l’irrigation. La technique consiste à faire ruisseler une nappe d’eau sur une surface plane, légèrement inclinée. Pour cela, le champ est nivelé puis divisé en plusieurs bandes ou planches d’irrigation (shag gu 18), délimitées par de petites levées de terre d’une dizaine de centimètres de hauteur. L’ensemble du dessin formé par les levées de terre est appelé shag ris 19. Selon les dimensions de la parcelle, son propriétaire peut tracer une ou plusieurs rangées de planches. Chaque rangée (nang20) est alors séparée de la suivante par une rigole d’irrigation, nang ri mo 21. Par ailleurs, une planche est généralement divisée en deux compartiments de tailles inégales par une courte diguette appelée ske nur22 ; nur, forme abrégée de nu ru23, qualifiant les diguettes intérieures (figure 12, photo 20). Au cours de l’irrigation d’une planche, l’eau inonde en tout premier lieu ce petit compartiment. La levée de terre transversale (ske nur) est alors entaillée à de multiples endroits, à l’aide d’une pelle, afin de permettre une pénétration plus uniforme de l’eau dans le compartiment principal. La richesse du vocabulaire décrivant le système de planches n’a d’égal ici que la minutie de la technique d’irrigation qui lui correspond24.
La classification des champs zhing
10Si, nous l’avons vu, les Ladakhi ne distinguent pas les champs selon des caractéristiques morphologiques, hydrologiques ou pédologiques, ils les classent en revanche en trois catégories, hiérarchisées selon leur localisation au sein de l’ensemble des terres cultivées et la proximité de la maison avec laquelle ils forment un domaine « jing khang » (zhing khang25) (litt. : champs [et] maison) (figure 13). Ainsi les « ma jing » (ma zhing), « champs principaux » ou « champs-mère », sont les plus valorisés. Généralement grands, ils sont situés à proximité de la maison qui les détient. Parce que le trajet à effectuer pour le transport du fumier et pour le sarclage est court, ce sont les champs les plus riches et les mieux entretenus du domaine. Partant, ils donnent les meilleurs rendements. Chaque exploitation en possède au moins un : le ma zhing par excellence, une terre inaliénable qui se transmet de génération en génération à l’aîné(e) avec la maison et où, chaque année au printemps, est célébré un rituel de même nom marquant le début du labour et des semis. Les « bar jing » (bar zhing), « champs entre – », encore appelés « joung jing » (gzhung zhing), « champs du milieu », sont des champs intermédiaires, tant par leur emplacement, que par le rendement « moyen » qu’ils offrent. Les « thajing » (mtha’zhing) enfin, « champs à la périphérie mtha’ », se trouvent aux confins du domaine cultivé, dans des secteurs où l’autorité du lo ra pa26chargé de la surveillance des futures récoltes n’est plus de mise. Situés loin des habitations, rarement fumés et guère sarclés, soumis aux éboulements de pierres et de graviers dévalant les pentes qui les bordent, piétinés, voire broutés par les animaux échappant à la vigilance de leurs gardiens, ce sont des terres de faible rendement : « une à deux mesures de grains récoltées pour une semée ». De fait, les paysans les cultivent essentiellement pour le chaume qu’ils procurent. Aujourd’hui où, en raison de la scolarisation des enfants et du départ vers la ville de leurs aînés, la main-d’œuvre vient à manquer, ces champs comme les « champs de montagne » (ri zhing) qui en constituent une sous-catégorie, sont les premiers abandonnés. De zhing, ils deviennent alors des friches, des « terres vides » (sa stong) ou « champs en ruine » (zhing gog27). Au Ladakh, le terroir s’organise sous la contrainte de la distance autour de « la maison » (khang pa28), pivot de l’organisation sociale et familiale. S’éloigner du centre, équivaut à descendre dans l’échelle des valeurs. Dans l’organisation spatiale comme dans celle de l’espace domestique, un même système de valeurs fonctionne qui valorise le pur, le haut et le centre, et les oppose à l’impur, au bas et à la périphérie.
11Le cas particulier du village de Yangthang dans le Bas-Ladakh mérite d’être considéré. Entièrement situé sur les terres du monastère voisin de Ridzong, il se distingue par l’utilisation d’une typologie différente qui substitue aux catégories usuelles précédemment citées – le terme ma zhing y sert cependant à désigner les plus anciens champs – des catégories reposant sur la nature des charges associées à l’exploitation de chaque champ29. Sont ainsi différenciés les « shas zhing30 » pour lesquels une redevance annuelle – correspondant au double de la quantité de grains nécessaire à l’ensemencement du champ – est prélevée par le monastère, les « cha zhing », cultivés sans le paiement d’un loyer mais liés à d’autres services, et les « thong ros », nouvellement mis en valeur, qui demeurent exempts de charges pendant une durée de quatre ans – au terme de cette durée, ils sont alors intégrés à la première ou à la seconde catégorie.
12Ailleurs dans l’aire de culture tibétaine, des classifications différentes sont en usage. À Dolpo par exemple, au nord du Népal, seules deux catégories de champs sont distinguées : les zhing kha qui occupent le fond de la vallée dans sa partie inondable, de 3 950 m à 4 250 m d’altitude, et les ri zhing aménagés sur des terrasses plus élevées, à proximité du confluent de deux torrents. Dans chaque catégorie, les champs sont ensuite classés selon leur surface, évaluée d’après le nombre de mesures de semences qu’ils nécessitent ; ainsi, un « grand champ » (zhing kha che) peut recevoir soixante à quatre-vingts mesures, un « champ de dimensions moyennes » (zhing kha bar ma) quarante, un petit champ « grand comme le sommet d’un rocher » (zhing kha hrag rtse) de cinq à dix31. Plus à l’ouest, à Humla, les Nyingba distinguent au sein des terres cultivées (sa zhing), les champs d’altitude (la zhing), situés au-dessus de 3 300 m, plus arides et sur lesquels seule une culture par an est possible, et les basses terres (shod zhing), au-dessous de 3 300 m, qui peuvent être irriguées et porter deux cultures annuelles. Selon N. Levine, ce système de classification découle probablement des catégories utilisées par le gouvernement népalais pour le système d’imposition foncière. Les terres y sont différenciées en khet, terres propres à la culture du riz ou du blé, et en pakho, hautes terres arides moins fertiles32.
La classification des terres sa
13Au Ladakh, la classification des terres privilégie le degré de mise en valeur du sol, plutôt que ses qualités pédologiques intrinsèques. Les terres sont nommées et hiérachisées en fonction de leur couverture végétale. Les plus valorisées sont les terres céréalières, « jing sa » (zhing sa) plantées d’orge, de blé et, dans les vallées les plus basses, de sarrasin. Puis viennent les terrains humides et enherbés, « spang sa » (spang sa) et les luzernières, « ol sa » (’ol sa, de ‘ol : luzerne), jugés de même valeur, les sols de futaies, « Ichang sa » (Icang sa, de Icang : arbre33), et pour finir les sols caillouteux, « shak sa » (shag sa, de shag : gravier).
14Les terres maraîchères dénommées « tsass » (tshas34), « jardins », n’entrent ni dans cette classification, ni dans celle des champs. Accolés à la maison, clos de murs, ces jardins sont avant tout potagers, bien qu’on y fasse également pousser des fleurs et même parfois des arbres fruitiers (pommiers, abricotiers). Ces carrés de légumes amoureusement soignés sont les lieux d’acclimatation des plantes nouvelles. Aux côtés des navets et des oignons, légumes autochtones, ils ont vu naître les premières carottes apportées d’Asie centrale par les marchands caravaniers, prospérer les pommes de terre introduites par les missionnaires chrétiens à la fin du xixe siècle et échouer les plantations de maïs tentées à la même époque par les administrateurs britanniques. Plus récemment, de nouvelles variétés de radis et de choux s’y sont développées, apportées du Cachemire voisin ou de pays occidentaux par des touristes de passage35.
15Il est intéressant de noter qu’en 1901, lors du premier Land Settlement Act du wazarat du Ladakh36, l’administrateur chargé du cadastre conserva la terminologie ourdou (U.) en vigueur dans le reste de l’État du Jammu et Kashmir pour désigner : les terres en jachère depuis moins de trois ans « banjar jadit » (U. banjar jadid37) et celles en jachère depuis plus de trois ans « banjar kadim » (U. banjar qadim38), les terres inexploitables car bâties ou trop caillouteuses « gehr mumkin » (U. gher mumkin39) et les peupleraies « sapedahzar banjar kadim » (U. safed40 azar banjar qadim). En revanche, il adopta la terminologie ladakhi et la classification des champs en « majing », « barjing » et « thajing » (sic), ajoutant dans le groupe des terres cultivées les catégories « öl thang » (’ol thang) et « chass » (tshas) pour désigner respectivement les luzernières et les potagers.
Thang et spang, des espaces potentiellement cultivables
Les plaines arides, thang
16Les thang (thang41) sont au Ladakh des étendues arides, planes et généralement vastes. Elles peuvent être qualifiées de « sèches », « thang skam » (thang skam), de « vides », « thang long » (thang stong), ou bien encore définies par la présence de sable et dénommées alors « péma thang » (bye ma42 thang). Le terme composé « tsa thang » (rtswa thang) qui, dans d’autres régions de culture tibétaine, désigne les plaines herbeuses, n’est pas employé. Selon les villageois interrogés, cette expression constituerait un non-sens : un thang étant par définition une étendue aride, non irriguée, elle ne saurait être couverte d’herbes. Paradoxalement, les mêmes nomment ’ol thang les luzernières.
17Les thang constituent des réserves appréciées de pierres et de sable, matériaux essentiels à la construction, mais aussi de combustible (plantes ligneuses et crottins de chèvres, de moutons ou d’ânes). En effet, malgré leur grande aridité, elles ont vocation de pâturage pour les troupeaux d’ovins et de caprins, et l’été, pour les ânes gardés au village comme animaux de bât.
18L’absence de pente forte distingue les thang des versants steppiques qui, quoique peuplés d’une végétation analogue (Artemisia, Astragalus, Caragana, Stachyis tibetica), sont inclus dans la catégorie « montagne » (ri43) (photo 21). Leur caractère résolument aride et leur végétation clairsemée les opposent aux spang 44ou pelouses humides.
Les pelouses humides, spang
19Les « spang » (spang) sont des terrains enherbés, humides, voire marécageux. Ce sont généralement des lieux de résurgence d’eaux souterraines. Ils se caractérisent par une herbe rase et drue, parsemée de touffes de joncs et de mousses qui « ne sèchent jamais ». Les spang – insistent les Ladakhi – « demeurent verts » toute l’année. Ânes, chevaux, vaches et mdzo mo y sont conduits pendant l’hiver quand la neige ne les contraint pas à la stabulation ; l’été, les animaux gardés au village pour fournir le lait quotidien y paissent. Ni le relief, ni la taille ne sont des critères pertinents pour les définir. Un spang peut indifféremment être modelé par le gel ou présenter une surface au sol régulière, couvrir plusieurs acres en pente ou quelques mètres carrés en lisière de champ (photo 22).
Du thang et du spang au champ
20À l’intérieur des limites du terroir, thang et spang sont reconnus comme des espaces potentiellement cultivables.
21La transformation d’une plaine aride en espace cultivé implique d’une part d’y amener de l’eau à l’aide de canaux, d’autre part d’enrichir le substrat sableux par l’apport de fumure ou, processus plus rarement cité, par la culture de luzerne. La mise en valeur de tels espaces est mentionnée dans les Chroniques royales du Ladakh 45à partir du règne du roi mythique sPu Ide gung rgyal. Selon ce texte, elle fut alors réalisée grâce à la construction de réservoirs, « dzing » (rdzing), et de canaux d’irrigation, « youra » (yur ba), mais surtout grâce à l’invention d’un araire en bois doté d’un soc en fer et attelé à un couple de bovins de même taille46.
22La mise en culture d’une pelouse humide, formulée dans le dialecte ladakhi par l’expression « briser le spang » (spang bcag byes), passe également par la maîtrise de l’eau et l’élaboration d’un sol. La pratique consiste tout d’abord à drainer la zone en détournant l’eau qui y circule, à briser et ôter les rochers nombreux dans ces espaces, à piocher la terre et enfin à niveler le sol et élever des murs de soutènement lorsque l’existence d’une pente l’exige. Dépeints généralement comme « plein de rocs et de pierres », les « spang brisés » ne sont pas considérés comme des terres arables de bonne qualité.
23La transformation de spang et de thang en terres emblavées, évoquée par les Chroniques, les récits de voyageurs et la présence au sein de l’espace cultivé de toponymes tels que « spang chak » (spang bcag : « le spang brisé ») ou « thangpoché » (thang po che : « le grand thang »), est une activité actuellement en régression dans les oasis du Ladakh central. En effet, depuis une dizaine d’années, l’appropriation des spang et des thang se fait essentiellement par la plantation d’arbres (saules ou peupliers). Ce phénomène, qui n’est pas récent, prend aujourd’hui une ampleur jusqu’alors inconnue sous les effets conjugués de la scolarisation des enfants et des politiques incitatives gouvernementales47. À l’opposé de l’agriculture ou de l’élevage, les futaies ne demandent ni travail quotidien, ni berger, un avantage considérable pour des maisonnées manquant de main-d’œuvre. De plus, le gouvernement indien offre deux à cinq roupies indiennes par plant, finance la clôture – généralement du fil de fer barbelé – et, pour les plantations d’envergure, salarie un gardien à l’année pour les surveiller. Parallèlement, il encourage les paysans à délaisser les cultures céréalières en leur vendant à bas prix du riz et de la farine de blé importés du Pendjab. De fait, se nourrir des produits de ses terres en faisant appel à une main-d’œuvre extérieure lors des labours-semis et de la moisson afin de pallier la pénurie domestique revient aujourd’hui plus cher aux habitants de Leh et des alentours que d’acheter riz et farine dans les rations stores mis en place par le gouvernement.
24Plantés de saules et de peupliers, plus rarement d’arbres fruitiers, enclos par des murets de pierres sèches ou des rangées de barbelés, spang et thang changent non seulement de nom, mais aussi de statut. De biens communaux, « yulpai sakyat » (yul pa’i sa skyad), ils deviennent sous le nom de « jardins » (tshas ou U. bagh) ou de « futaies » Icang sa, des biens privés, « tongpai sakyat » (grong pa’i sa skyad).
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25Au regard de l’extrême diversité terminologique rencontrée au Népal, le faible nombre d’unités de paysage relevées au Ladakh et la stabilité de leur dénomination sur l’ensemble du territoire frappe. Le fait s’explique assurément par la grande homogénéité climatique, biogéographique, mais aussi ethnique, de cette région de haute altitude située au nord de la chaîne du Grand Himalaya, où seules les zones irrigables peuvent être mises en culture, et dont les habitants partagent – en dépit d’une appartenance religieuse parfois différente48 – une même langue, une même culture et de mêmes pratiques agraires. Les termes désignant les grandes unités paysagères identifiées au Ladakh (ri, lung, rang, klungs, thang, spang) (photo 23, figure 14) se révèlent également pertinents pour l’ensemble de l’aire culturelle tibétaine, même si la réalité qu’ils recouvrent varie parfois un peu d’une région à l’autre.
Notes de bas de page
1 La prononciation locale est donnée entre guillemets, la translittération tibétaine selon le système Wylie est indiquée en italique.
2 rgya shod = lower and milder places. Sur le sens détaillé de chaque terme : rgya, rgya can = having extent (Jäschke, 1980, p. 105) ; shod = the lower, the inferior part of a thing (Jäschke, p. 564).
3 phu lhags = higher situated and colder places (Jäschke, p. 342) ; phu = uppermost part of a valley (Hamid, 1998, p. 166) ; lhags pa = freezing wind (Hamid, p. 302).
4 Sur la notion de terres « nues », vides de cultures, quel que soit l’état de la végétation, et l’opposition village/désert-forêt, dans l’Inde brahmanique, voir Malamoud, 1976. Pour le Népal central, voir Lecomte-Tilouine, 1988.
5 ri, ri ga = mountain, hill (Jäschke, p. 526 ; Hamid. p. 258).
6 L’expression est empruntée à Malamoud (1989, p. 95) à propos de la forêt dans l’idéologie brahmanique.
7 Meyer, 1987.
8 Si le terme littéraire désignant le gros gibier à cornes est ri dwags, les Ladakhi emploient souvent l’homonyme ri bdag signifiant « maîtres des montagnes » (de bdag, bdag po : maître).
9 phu = the upper part of an ascending valley or ravine (Jäschke, p. 342) ; uppermost part of a valley (Hamid, p. 166). phu shing (litt. bois des phu) terme générique désignant le combustible, « esp. wood and dry dung » (Hamid, p. 166).
10 mdo = a lower part of a valley (Hamid, p. 135) ; synonyme de mda’ = the lower part of a valley, where it merges into the plain (as opposed to phu), more frequently the place where one valley opens into another (Jäschke, p. 273).
11 pu lu = shepherds’ hut, doghouse (Hamid, p. 156) ; hut, built of stones, like those of the alpine herdsmen (Jäschke, p. 324).
12 Une mdzo mo est l’hybride femelle obtenue après croisement d’un yack et d’une vache.
13 bzhon ma = milk cow (Hamid, p. 234), milking cow (Jäschke, p. 484) ; bzhon phyugs = dairy cattle (Hamid, p. 234), milking cattle (Jäschke, p. 484).
14 ’brog sa = house in the high pasture (Hamid. p. 188) ; synonyme de ’brog gnas = pastureland (Jäschke, p. 402).
15 dbyar sa = summer house, summer place (Hamid, p. 184).
16 zhing =field, ground, soil, arable land (Jäschke, p. 475) ; field (Hamid, p. 229).
17 grwa gu : vocable formé par l’adjonction du diminutif -gu au terme grva signifiant « angle ».
18 shag gu : terme à l’étymologie incertaine, probablement issu de l’une des formes du verbe gshag palgshog pa = to cleave, to split (Jäschke, p. 566), augmentée du diminutif -gu.
19 shag ris : littéralement « dessin des shag gu » ; ris = drawing (Hamid, p. 260).
20 nang = the interior, the inside (Jäschke, p. 301).
21 nang ri mo : terme composé de nang (voir la note 20) et de ri mo = drawing, picture, sketch (Hamid. p. 258).
22 ske nur : terme composé de ske signifiant le « cou » et de la forme abrégée de nur ru (voir la note 23).
23 nur ru : terme à l’étymologie incertaine, probablement issu du verbe nur ba = to move a little (Jäschke, p. 305) auquel le diminutif -ru a été ajouté.
24 Sur le vocabulaire et la technique d’irrigation dans les oasis du Ladakh central, voir Labbal, 2000.
25 zhing khang = property : fields and house (Hamid, p. 229).
26 Le « gardien des récoltes » (lo ra pa) est un villageois chargé de protéger jour et nuit, depuis l’émergence des premières plantules jusqu’aux moissons, l’espace cultivé. Il est habilité par la communauté villageoise à infliger des amendes aux propriétaires d’animaux vagabonds.
27 sa stong = unused ground (Hamid, p. 281) ; zhing gog = afield lying waste (Jäschke, p. 72).
28 Sur le concept de maison khang pa, sujet véritable de droits et de devoirs, voir Dollfus, 1989.
29 Herdick, 1997, p. 15.
30 Les termes Ladakhi ont été conservés tels qu’ils ont été écrits par Herdick.
31 Jest, 1975, p. 105.
32 Levine, 1977, p. 38.
33 Icang, lcang ma désigne le saule, et par extension l’arbre ; l’autre terme générique pour désigner les arbres étant shing, bois.
34 tshas = garden (Hamid, p. 215) ; Western Tibet for tshal = garden (Jäschke, p. 447).
35 Voir le chapitre ix, « Les cultures à l’épreuve du temps. Esquisse d’une histoire de l’agriculture en Himalaya » (P. Dollfus, M. Lecomte-Tilouine, O. Aubriot).
36 Land Settlement Act of 1901 VS (Wazarat of Ladakh) : The records of rights – Leh Archives.
37 En ourdou, banjar signifie « terre inculte ou en jachère » et jadid : nouveau, récent.
38 qadim (U.) : vieux.
39 gher mumkin (U.) : impossible.
40 safed (U.) : blanc.
41 thang = flat country, aplain, steppe (Jäschke, p. 228) ; plain, plateau, fiat area (Hamid, p. 1 15).
42 bye ma = sand (Jäschke, p. 378 ; Hamid, p. 181).
43 L’expression « limite entre plateau et montagne » (ri thang mtshams), qui évoque une « zone d’affrontement de deux contraires sous l’aspect d’une rupture radicale de pente », est employée dans la littérature médicale pour décrire le traitement des fièvres par des drogues de nature froide (Meyer, 1987).
44 spang : turf, greensward, meadow, moss (Jäschke, p. 329) ; meadow, grassy area (Hamid, p. 158).
45 Ensemble de manuscrits hétérogènes et souvent contradictoires compilés en tibétain au xviie siècle.
46 Voir le chapitre ix.
47 Voir ici les encadrés 18 (chapitre xii) et 21 (chapitre xiv).
48 Selon le recensement de 1981, le dernier publié par le Jammu et Kashmir à ce jour en raison de l’instabilité politique régnant dans cet État de l’Inde, le Ladakh (district de Leh et district de Kargil confondus) comptait 51 % de bouddhistes, 46 % de musulmans (sunnites et chiites) et une infime minorité (à peine deux cents âmes) de chrétiens moraves, le reste étant composé d’immigrés hindous et sikhs constituant une population non agricole.
Auteurs
Chargée de recherche au CNRS (UPR 299), ethnologue
Postdoctorante, agro-ethnologue
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