Chapitre premier. Unités géographiques et paysages au Népal. Terminologies locales1
p. 51-89
Texte intégral
1La classification et la définition des unités géographiques et des paysages au Népal sont très variables, qu’elles proviennent des populations locales ou des textes scientifiques népalais comme étrangers. Aucune règle n’étant fixée, chacun adopte sa propre terminologie sans toujours la définir et il est parfois malaisé de savoir exactement ce que recouvrent les mots employés. Les dictionnaires népalais ne sont d’aucune aide dans ce domaine. Ils sont récents, la langue n’est pas encore normalisée, ni codifiée, et les définitions concernant notamment le vocabulaire géographique ne sont pas encore bien arrêtées. Quant aux textes administratifs népalais (les recensements, les plans...), ils adoptent souvent une terminologie anglo-saxonne et ajoutent à l’imprécision du vocabulaire népalais celle d’une traduction approximative de termes mal définis. Au final, les traductions en français qui empruntent aux uns et aux autres sont parfois surprenantes. Sans avoir la prétention de remédier au problème, dans ce chapitre nous avons pour objectif d’apporter quelques éléments qui devraient permettre plus de rigueur dans les tentatives de classification.
Unités géographiques et paysages à l’échelle du pays
2« Qu’est-ce qu’une montagne ? » demande à la suite de bien d’autres2 le géographe népalais Harka Gurung dans son ouvrage Mountains of Asia (1999). Et l’on peut ajouter, qu’est-ce qu’une montagne en Himalaya ? tant le terme est employé sans que l’on sache réellement sur quel critère. L’administration népalaise, par exemple3, réserve le mot mountain aux espaces dont l’altitude est comprise entre 8 848 et 4 877 m4 et celui de hill aux régions comprises entre 4 877 et 610 m !... Le fait que les Britanniques ont été les premiers à cartographier le Népal et à appliquer une terminologie anglo-saxonne aux grandes unités géographiques de ce pays a quelque peu brouillé les pistes. Il est vrai que toute terminologie est relative et relève de la perception de ceux qui l’emploient. Mais dès lors que l’on tente d’établir une classification des unités géographiques et des paysages, une nomenclature cohérente doit prévaloir.
3En népali, le mot himāl, qui signifie « séjour des neiges », est attribué à toute la haute chaîne enneigée, de plus de 8 000 m à environ 4 800 m d’altitude. C’est le domaine de la haute montagne non ou peu exploitée qui présente, à peu près, les mêmes caractéristiques que la haute montagne alpine, andine ou autre... Aussi n’est-il pas problématique de traduire himāl par « haute montagne ». De fait, la plupart des auteurs s’accordent sur ce point, à l’exception de ceux qui ont appelé ce secteur « haut Himalaya5 » expression redondante et impropre comme l’ont déjà relevé Gurung et Khanal6.
4En revanche, la terminologie relative aux différentes unités situées en aval de la haute chaîne est très générale, voire confuse. Les habitants de la vallée de Katmandou désignent par le mot sanscrit parbat toutes les montagnes et tous les reliefs habités situés en dehors de la vallée. Les populations occupant ces terres sont, par extension, appelées parbatya et leurs langues parbate, termes qui ont une connotation péjorative, de « sauvage », en opposition à la société « civilisée » de la vallée. Mais le terme le plus communément utilisé dans le pays, tant du point de vue administratif que géographique, est celui de pahār. Dérivé du sanscrit, il signifie « pierre, rocher », et des mots comme pahāro, « paroi rocheuse », en sont issus. Il est employé de façon très vague et générale pour dénommer l’ensemble des terres situées entre la haute chaîne et le Mahabharat quand ce n’est pas jusqu’à la plaine du Téraï. Il devient, de plus, ambigu, lorsqu’il est traduit par hills en anglais et plus encore lorsqu’il est rendu par « collines » en français, expression pourtant largement répandue dans toute la littérature française sur le Népal depuis des décennies. En anglais, comme en français, la stricte définition des mots hill et « colline » est la même : « petite élévation de terrain de forme arrondie7 » ; « Relief isolé de faible hauteur dont les versants ne comportent généralement pas d’escarpements8 » ; « A usually rounded natural elevation of land lower than a mountain 9». Et enfin nous trouvons dans le Dictionnaire franco-anglais des sciences de l’environnement10 : « Hill = colline : relief isolé, plus ou moins circulaire et de faible altitude relative. » Si, en anglais, le terme hill peut recouvrir indistinctement le sens de colline ou de montagne – la précision terminologique en ce domaine étant jugée, semble-t-il, de peu d’importance –, et s’il peut éventuellement désigner d’une façon générale, quoique impropre, des reliefs, voire des reliefs habités11, en français rien ne justifie le fait d’employer le mot « colline » en traduction de hill pour toute étendue située au pied de la haute chaîne himalayenne et présentant un dénivelé. En effet, le vaste ensemble de reliefs habités regroupés sous le vocable de pahār ou hill présente des unités géographiques variées qui ne correspondent pas uniquement, loin s’en faut, à des collines et qu’il nous paraît important de différencier.
5La réflexion sur le terme hill renvoie au débat qui, en 1886, lors de la dénomination du Mont Everest, opposa Freshfields, d’une part, à Waugh et Walker, d’autre part12 :
Mr. Freshfield « joins issue directly » on the designation Mont13 Everest, which he rightly calls « a curious hybrid ». I defend the hybrid. The French word mont means a single elevated mass, great or little, as distinguished from montagne, which means a congeries of such masses, if we may accept the authority of Littré’s Dictionnaire de la Langue Française, in which montagne = suite de monts qui tiennent l’un à l’autre ; the English « mount » is not equally distinctive, being not unfrequently employed as an abbreviation of « mountain », and a mountain may be many-headed. Waugh’s object was to show that he was naming the great pinnacle itself and not the masses of which it is the culminating point. He employed the prefix which he thought most suitable for his purpose ; and, with all due deference to literary purists, I submit that a hybrid which conveys a distinct and definite meaning is preferable to a purism which does not14.
6On peut regretter que cette discussion n’ait pas eu lieu pour le mot hill qui, depuis son usage par les Britanniques, est véhiculé avec plus ou moins de bonheur par les uns et par les autres.
7L’imprécision des noms pahār et hill et, de ce fait, la difficulté à les utiliser, a été évoquée par différents chercheurs. Certains ont essayé de trouver des substituts à cette terminologie « floue » (tableau 2). Hagen (1960), et de nombreux auteurs à sa suite, appellent le secteur situé entre la haute chaîne himalayenne et le Mahabharat Nepal Midlands. Traduite par « Moyen Pays népalais », l’expression, très générale, n’est guère explicite et ne rend pas compte de la diversité des unités qu’elle recouvre. Metz (1989), qui tente une classification rigoureuse des unités népalaises, retient les suivantes : le Téraï, les Siwalik, le Mahabharat, le pahār ou hills, la haute montagne. Il écrit :
La FAO (Nelson, 1980) et le LRMP (1983) divisent les hills en une partie supérieure et une partie inférieure. Les deux appellent la partie inférieure « moyenne montagne » [middle mountains], mais la FAO appelle la partie supérieure « transition », alors que le LRMP l’appelle « haute montagne » [high mountain]. La limite topographique entre ces deux secteurs est difficile à identifier, c’est pourquoi je ne les distingue pas et appelle toutes les régions au sud des principaux sommets les hills. [P. 155.]
8Ives et Messerli qui retiennent les mêmes divisions que la FAO et le LRMP, appelant la partie supérieure transition belt et la partie inférieure middle mountains, expliquent : « l’expression “moyennes montagnes”, que nous retenons, fait référence en fait à la région conventionnellement reconnue sous le terme de hill15. »
9Si la terminologie employée par ces derniers auteurs ne nous paraît pas appropriée, l’expression « zone de transition » étant, pour le moins, vide de sens, et celles de « moyenne montagne » et de « haute montagne » n’étant pas, à notre avis, attribuées aux unités adéquates, en revanche leur subdivision est totalement justifiée ; nous leur sommes gré d’avoir supprimé le terme de hill et nous récusons le choix de Metz de ne conserver qu’une unité globale. D’ailleurs, les Népalais divisent cette vaste unité et distinguent les lekhali (gens des hauteurs), population de la partie supérieure, des paharī, ceux des montagnes de la partie inférieure. Ce que confirme Harka Gurung (1999) qui établit une distinction entre : l’himāl, qu’il traduit en anglais par range, et définit comme une chaîne de montagne aux neiges permanentes, non utilisée par l’homme ; le lekh, traduit par ridge, qui correspond à une crête recevant des précipitations neigeuses l’hiver et qui est exploité de façon extensive ; le pahār qu’il traduit par hill, mais auquel il donne une définition plus restrictive, celle d’un secteur sans neige exploité intensivement. Si cette division est la plus pertinente et prend bien en compte deux zones différentes, bien définies, entre la haute montagne et le Mahabharat, il nous semble que la terminologie pourrait être simplifiée, moins prêter à confusion et que l’on peut donner un contenu géographique plus précis à ces subdivisions, ce qui conduirait alors à une traduction autre en anglais et, partant, dans les autres langues. En effet, le terme de lekh est peu précis et très relatif, il désigne l’étage supérieur d’un versant16, la crête, les « terres du haut », mais en fonction des personnes qui l’emploient et de leur position dans l’espace, ce « haut » peut se trouver à des altitudes très variables. Dans certains secteurs, les villageois signalent qu’il a la particularité de pouvoir recevoir des précipitations neigeuses en hiver17, c’est que le haut de leur versant est à une altitude élevée (supérieure à 2 000 m). Or, dans la plupart des basses montagnes, des sommets culminant à 1 500 m d’altitude et ne recevant guère de précipitations neigeuses sont aussi appelés lekh, le terme désignant simplement la partie supérieure du versant. C’est le cas par exemple pour les sommets de Kolang dans le district de Palpa, où le terme lekh est employé dans la toponymie : Lekh, Telgha lekh18... Ainsi des hauts de versant sont souvent appelés lekh dans des secteurs de pahār tels qu’ils sont définis par H. Gurung, qui ne sont pas couverts de neige en hiver. Quand à sa traduction de pahār par hills, nous avons déjà exprimé ce que nous en pensions.
10Ces tentatives de nomenclature posent deux problèmes qui finalement n’en font qu’un. Certaines englobent dans une seule unité l’ensemble des reliefs du pied de la haute chaîne au Mahabharat, voire au Téraï. Celles qui opèrent des distinctions dans ce vaste ensemble ne posent pas correctement les limites des sous-unités reconnues et leur dénomination est différente, ou même contradictoire, d’un auteur à l’autre. Aucune de ces typologies et terminologies associées n’est totalement satisfaisante. De plus, elles ne sont pas au même niveau de langage. Les unes font référence à des unités morphologiques, les autres à de simples localisations, d’autres plus rares prennent en compte les modes d’occupation des terres. Or ni l’orographie, ni les conditions physiques des milieux, ni leur utilisation, ni les paysages n’autorisent pareille confusion.
11Contrairement à ce qu’avance Metz nous considérons qu’il existe entre la haute montagne (himāl) et le Mahabharat deux unités géographiques différentes, offrant des paysages particuliers, qu’il nous semble essentiel de distinguer. Nous pouvons les décrire de façon sommaire comme suit19.
12La première unité (photo 1, figure 4) se situe au pied de la haute chaîne. Elle se caractérise par de longs versants (d’une dizaine de kilomètres), compris entre 4 800- 4 000 et 1 000 m d’altitude, orientés nord-sud et exposés est-ouest, qui diffèrent très nettement de ceux qui sont localisés plus au sud. Elle englobe les étages écologiques de l’Himalaya (ou Alpin) inférieur au Subtropical inférieur. Les villages y sont composés en forte proportion de Tibéto-Birmans, des Tamang, Gurung, Magar... Les densités de population ne dépassent pas 100 habitants au kilomètre carré. L’habitat est plutôt groupé. Les cultures, pratiquées le plus souvent sur des champs en terrasses, y sont généralement le riz irrigué dans les bas de versant, le maïs et l’éleusine dans l’étage intermédiaire et enfin dans l’étage dit « du lekh » le blé, l’orge et les pommes de terre20. La forêt, de 2 400 à 3 600 m, y est encore dense. De ce fait les arbres sont peu présents dans le secteur cultivé. Des pâturages, nombreux, témoignent de l’importance de l’élevage. Ces versants sont caractérisés par une bonne alimentation en eau, car, outre des pluies de mousson l’été, ils bénéficient des pluies d’orage au printemps, de précipitations orographiques et de l’eau de fonte des neiges tombées sur les sommets21.
13La deuxième unité (photo 2, figure 5) se situe au sud de celle-ci. Elle recouvre les étages écologiques du Collinéen au Tropical. Les reliefs qui sont parfois (mais pas toujours) de forme arrondie et bien délimités sont moins élevés, ils n’atteignent guère plus de 2 400 m d’altitude et culminent le plus souvent entre 1 500 et 2 000 m. Ils sont principalement alignés est-ouest et offrent des oppositions de versant très marquées entre ceux qui sont exposés au sud et ceux qui sont exposés au nord. Cette unité diffère net tement de la précédente. Les pentes sont beaucoup moins longues et ne comptent que deux étages de culture ; généralement seules celles qui sont exposées au nord sont cultivées, celles au sud, très escarpées, étant réservées à des prés de fauche. La riziculture irriguée dans les fonds de vallée et les bas de versant y est plus développée. Sur les versants, les champs non irrigués dévolus au maïs, à l’éleusine et au blé peuvent être en pente. La population est multiethnique, composée d’Indo-Népalais et de Tibéto-Birmans. Les densités de population sont beaucoup plus élevées, de l’ordre de 200 à 300 habitants au kilomètre carré. Quand les crêtes ne dépassent pas 1 700 m, elles sont le lieu privilégié d’un habitat linéaire, mais les maisons sont aussi souvent dispersées sur les pentes cultivées, à proximité des points d’eau. Les forêts sont moins présentes22, en revanche les arbres privés sont nombreux dans le secteur cultivé, allant parfois jusqu’à former un réseau de haies denses et un bocage. Cette unité a la particularité de connaître des saisons très contrastées et un déficit en eau marqué en dehors de la mousson, car elle ne bénéficie ni des pluies d’orage, ni de l’eau de fonte des neiges23.
14Les points communs entre ces unités sont nombreux, les systèmes de production étant dans les deux cas agro-arboro (ou sylvo)-pastoraux, mais le relief, le climat, l’étagement de la végétation, les groupes de population, les pratiques agraires, ainsi que les modes d’élevage, de fumure et d’exploitation des ressources naturelles, ne sont pas identiques. Aussi convenait-il de les dissocier. Quelle terminologie attribuer alors à ces unités ? Si l’on nomme « hautes montagnes » les milieux compris entre environ 8 000 et 4 800 m d’altitude, couverts de neige et non ou peu habités ou exploités par l’homme, il convient de décliner cette expression. La première unité que nous venons de décrire, au pied des hautes montagnes, caractérise alors ce que nous appellerons des « moyennes montagnes ». Avec leurs versants pouvant atteindre, voire dépasser 4 000 m de dénivelé, elles ne peuvent être confondues avec des collines. On ne peut non plus les réduire à des crêtes enneigées, lekh selon l’acception d’Harka Gurung, car ces moyennes montagnes englobent une série d’étages écologiques, du Subtropical, ne recevant jamais de neige, à l’Alpin. Elles comprennent d’ailleurs un étage appelé lekh qui ne correspond qu’à la partie supérieure des versants cultivés. Le terme lekh ne peut donc, d’un point de vue géographique, caractériser cette unité dans son ensemble. La deuxième unité décrite, dont les reliefs ne dépassent généralement pas 2 000 m, recevra l’appellation de « basses montagnes et collines ». Nous considérons qu’au sein de cette unité seuls quelques reliefs bien délimités, et aux formes arrondies, peuvent être qualifiés de collines, les autres étant « simplement » des basses montagnes (photo 3). C’est l’unité qui pourrait correspondre au pahār défini par Gurung, à condition que le terme ne soit pas traduit par celui, restrictif, de hill ou « colline ». Aussi, que le terme de pahār soit utilisé pour désigner une seule unité, du pied de la haute chaîne au Mahabharat, voire au Téraï, ou qu’il soit réservé aux reliefs non enneigés l’hiver, il ne correspond dans aucun cas à un ensemble de collines et ne peut donc être traduit comme tel.
15Plus au sud, le Mahabharat, les Curiya24, les dun (plaines intérieures) et la plaine du Téraï (appelée madesh en népali) ne posent guère de problème d’identification – quoique, de façon étonnante, le Mahabharat n’est retenu ni par la FAO/HMG/UNDP ni par le LRMP. Les chaînes du Mahabharat et des Curiya, orientées est-ouest, s’apparentent, par leur fonctionnement et leurs paysages, à l’unité des basses montagnes et collines, si ce n’est sur certaines hauteurs où, dépassant 2 500 m d’altitude, le Mahabharat présente des caractères de moyenne montagne. Cela étant, par leurs formes bien individualisées, par leurs particularités géographiques et géologiques, par leur peuplement plus récent que dans le reste du pays, il est important de les différencier des autres unités. Quant au terme « Siwalik » qui est souvent employé pour désigner les Curiya, il correspond en fait aux reliefs indiens qui ont donné leur nom à la formation géologique qui les composent tout au long de la chaîne. Il est plus approprié au Népal, lorsque l’on fait référence à l’unité géographique, d’utiliser le terme de « Curiya ».
16Aussi, pour résumer, proposons-nous de distinguer à l’échelle du Népal : les hautes montagnes (himāl) et leurs hautes vallées intérieures (comme celles du Mustang, du Dolpo...), les moyennes montagnes, les basses montagnes et collines, les basses et moyennes montagnes du Mahabharat, les basses montagnes et collines des Curiya, les plaines intérieures des dun et la plaine du Téraï (figure 6, tableau 2).
17Dans le cadre de cet ouvrage, nous nous intéressons plus spécifiquement aux moyennes montagnes ainsi qu’aux basses montagnes et collines, y compris celles du flanc nord du Mahabharat.
Encadré 4
Les unités territoriales
Joëlle Smadja
En moyenne montagne, les limites des territoires exploités par les villageois sont généralement marquées par la crête en altitude et la rivière en aval (figure 4). Dans les basses montagnes et collines, l’organisation territoriale est semblable ou se fait souvent de part et d’autre d’une ligne de crête, le versant exposé au sud n’étant généralement pas cultivé, celui exposé au nord étant cultivé. Les rivières de part et d’autre de la crête forment alors les frontières du territoire villageois (figure 5).
Il est donc très net qu’au Népal, si le bassin-versant est une unité d’étude pertinente dans le domaine de l’hydrologie, de la géomorphologie ou de l’écologie, il est rare qu’une communauté villageoise exploite un bassin-versant. L’unité pertinente pour étudier un territoire villageois et son exploitation est le versant ou l’interfluve « crête-versants ». À notre connaissance, les villageois n’ont pas de terres de part et d’autre des rivières en raison, tout au moins jusqu’à ces dernières années, de la difficulté à les franchir, notamment en période de mousson. Même si les limites administratives de communes peuvent être celles de bassin-versants, comme à Masyam (voir le chapitre xvii), il n’y a aucune communauté de bien ni de répartition des terres de part et d’autre de la rivière entre les différents hameaux qui composent la commune. Ainsi, bien souvent, les frontières au Népal ne sont pas les crêtes, mais les rivières. Les frontières des anciens royaumes du Népal étaient d’ailleurs aussi fréquemment des rivières.
Les composantes des paysages à l’échelle des versants dans les moyennes et basses montagnes
18Nous avons répertorié, dans des textes et d’après les relevés des chercheurs du programme sur leur terrain, les terminologies afférentes aux unités de paysage à l’échelle des versants. Nous ne présenterons ici que la terminologie népali qui est généralement connue de tous, en sachant que de nombreux termes locaux sont employés dans le pays – ils seront seulement mentionnés dans le tableau joint (tableau 3) quand nous les connaissons. De même ne seront commentés que les termes relatifs au secteur cultivé, car ils ne recouvrent pas tous les mêmes réalités en fonction de ceux qui les utilisent. Pour les autres, communément admis, seuls une définition et un dessin ou une photo sont exposés.
19D’une façon générale, dans les milieux de moyennes et de basses montagnes, les fonds de vallée et les bas de versant sont réservés aux rizières irriguées. Puis, jusqu’à environ 2 400 m, les pentes sont affectées à des champs non irrigués de maïs, éleusine, blé, orge, pommes de terre et légumes ou, en exposition sud, à des prés de fauche. L’habitat est le plus souvent implanté dans le secteur des champs non irrigués quoique, depuis l’éradication de la malaria dans les années 1950, les fonds de vallée commencent à être occupés. Au-dessus de l’espace cultivé, les escarpements rocheux, les pâturages et les forêts dominent. Des glissements de terrain, éboulements, ravinements, faisant partie intégrante des paysages népalais, entaillent fréquemment les versants.
20Dans de nombreuses localités de moyenne montagne la population divise le secteur cultivé en trois unités qui portent des dénominations variables. Certains emploient les termes besī, gāũ et lekh. Le besī, aussi appelé aul, qualifie à la fois des milieux chauds, bas et impaludés, c’est le domaine des rizières. Le gāũ, qui signifie « village », correspond alors à l’étage des terres non irriguées où sont cultivés le maïs et l’éleusine et au cœur duquel sont localisés le village ou les hameaux. Le lekh. dans la partie supérieure, est consacré aux cultures du blé et de l’orge. Sur certains versants comme à Salmé25, dans les moyennes montagnes du Népal central, ces étages sont appelés khet, pākho, lekh. Dans le district de Salyan, ils sont associés à la possibilité d’y cultiver certains arbres fruitiers et sont dénommés comme suit : le belaute bāri, « étage des goyaves », où se trouvent les rizières26, le suntala bāri, « étage des mandarines », où sont cultivés le maïs et l’éleusine, et le syau bāri, « étage des pommes », où sont cultivés le blé et l’orge. En basses montagnes et collines les versants ne sont divisés qu’en deux unités : khet et bāri.
21Quoi qu’il en soit, dans tout le Népal l’expression khet-bāri, « rizières-champs non irrigués », sert généralement à désigner l’ensemble des terres d’une exploitation.
Les rizières irriguées ou khet
22Les fonds de vallée et les bas de versant, jusqu’à 1 600-1 700 m d’altitude environ, sont le plus souvent occupés par des rizières irriguées appelées khet. Ce mot vient de kaith qui, en népali ancien, signifiait « un champ, une plantation », et désignait une unité de mesure de 5 beewas, soit 8 721,5 litres27. Progressivement il a été employé pour désigner les bonnes terres, les plus fertiles, bien irriguées, pour, finalement, ne plus correspondre qu’aux rizières, terres les plus valorisées au Népal et qui ont été les seules pour lesquelles, pendant longtemps, les populations ont eu à payer des impôts. D’ailleurs, la plupart des législations anciennes relatives à l’agriculture portent sur la protection et la mise en culture de rizières, sur l’entretien de leurs canaux. Cela étant, l’ensemble des récoltes, toutes cultures confondues, est appelé kheti, dérivé de khet.
23Le point commun de toutes les khet est d’offrir de parfaites surfaces planes permettant l’irrigation et le maintien de l’eau sur la parcelle. Elles sont toujours bordées d’une diguette, āli ou ālo. qui les singularise dans le paysage.
24La terminologie afférente aux rizières offre un registre détaillé et renseigne sur les aptitudes et les qualités des terres. Des substantifs permettent de caractériser différents types de khet, ils donnent des indications sur la morphologie du lieu et/ou sur son alimentation en eau28.
25Les fonds de vallée alluviaux, en raison des températures élevées qui y règnent, de leur planéité, de la facilité qu’ils ont à être irrigués et des sédiments fertiles qui y sont déposés, sont propices à la culture du riz. Différentes situations sont répertoriées et ont donné lieu à des terminologies spécifiques.
26Les crues, bādhī, fréquentes en période de mousson, laissent dans le lit majeur des rivières des terres fertiles très vite aménagées en rizières après le retrait des eaux. Des murets de dérivation et de protection sont construits, délimitant des parcelles sur lesquelles l’atterrissement du sol permet progressivement la culture du riz. Ces terres – aux sols alluviaux très grossiers emportés épisodiquement par les flots, appelés bagar –, sont dénommées bagar khet, rizières alluvionnaires de crue. Leur dénomination traduit leur caractère éphémère, mais, si elles sont cultivées pendant trois années consécutives, elles deviennent propriété de celui qui les a cultivées (figures 5, 7, 8, photos 4, 5).
27Lorsque le lit de la rivière est plus ou moins stabilisé et cultivé de façon pérenne, les rizières qui y sont installées sont appelées des kholā khet, « rizières de berge », si leur surface reste réduite. Elles sont très répandues dans le secteur des basses montagnes et collines népalaises. Elles peuvent occuper également la partie inférieure de cônes de déjection.
28Si elles occupent de vastes vallées ou bassins alluviaux, des phāt, les rizières sont appelées phāt khet. D’une grande richesse, ces phāt khet offrent souvent la possibilité de pratiquer trois cultures par an, dont au moins deux cultures de riz. On les trouve, par exemple, dans la luxurieuse vallée alluviale de la rive gauche de la Bari Gad dans le district de Gulmi (photo 6), ou encore dans le vaste phāt de la Tinau Khola (district de Palpa). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’eau des grandes rivières, difficile à maîtriser et extrêmement turbide pendant la mousson, sert rarement à l’irrigation. L’eau d’irrigation provient souvent des torrents affluents. Leur débit, permanent ou temporaire, conditionne alors les possibilités de cultures.
29Des terrasses alluviales perchées, offrant de vastes surfaces planes, sont appelées tāret sont occupées fréquemment par des rizières, dénommées alors tār khet. Elles ne sont pas irrigables par l’eau des rivières, mais uniquement par celle des torrents. À l’instar des phāt, il s’agit souvent de terres luxuriantes surplombant de grandes rivières ayant puissamment creusé leur lit, telle que la Bari Gad, dont le grand tār d’Aslewa est une illustration (photo 7), ou bien la Bheri, dans l’ouest du pays, dont les terrasses alluviales sont composées d’énormes galets roulés qui servent à la construction des maisons.
30Les rizières modelées en terrasses dans les pentes de bas de versant sont souvent appelées pākho khet29, « rizières sur pente ». Dans les secteurs où les champs non irrigués sont en pente, elles forment des unités de paysage bien individualisées et facilement identifiables, car leur surface est parfaitement nivelée et elles sont finement laniérées en terrasses (photo 8). En revanche, dans les secteurs où les champs non irrigués sont eux aussi en terrasses, le seul moyen de les distinguer lorsqu’elles ne sont pas cultivées est la petite diguette qui les borde en aval pour retenir l’eau d’irrigation (photo 9).
31L’irrigation des rizières se fait par dérivation à l’aide de canaux d’amenée d’eau, kulo ou nahar, le plus souvent à ciel ouvert. Aussi les disponibilités en eau du milieu conditionnent-elles directement l’aménagement des terres en rizières et la nomenclature utilisée apporte-t-elle des renseignements en ce domaine.
32Les thari khet sont des petites rizières de versant en bordure immédiate des torrents, dont elles bénéficient de l’eau pour l’irrigation.
33Les gairi khet sont des rizières qui, installées sur des surfaces déprimées, de cuvettes, ont un accès aisé à une source ou à une alimentation en eau.
34Les sim khet sont des rizières localisées dans des secteurs humides, sur des surfaces hydromorphes.
35Les dhāp khet sont des khet installées sur des marécages, elles sont donc alimentées en permanence de façon naturelle.
Encadré 5
L’irrigation des rizières : inscription technique et sociale dans le paysage Olivia Aubriot
Les réseaux d’irrigation traditionnels des basses et moyennes montagnes du Népal disposent tous d’aménagements techniques d’apparence simple, utilisant le mouvement gravitaire de l’eau : des retenues sommaires, composées de branchages et de pierres dévient l’eau de torrents ; des canaux en terre transportent cette eau (parfois celle d’une résurgence ou des eaux de ruissellement) et alimentent les rizières. L’organisation de l’irrigation n’en demeure pas moins diversifiée, les situations variant de la simple dérivation de l’eau gérée de façon informelle à la structure minutieusement dessinée à laquelle est associée une gestion précisément réglementée1 L’architecture des réseaux peut ainsi donner une idée de la précision du partage de l’eau : une simple séparation des canaux conduit à un partage approximatif, tandis qu’un partiteur divise le débit en proportions connues ; un chevelu développé de rigoles permet une alimentation directe de chaque parcelle, à l’inverse des canaux courts ou en nombre réduit qui obligent l’eau à s’écouler de rizière en rizière.
Par leur infrastructure hydraulique rigide et visible, ainsi que par l’aménagement des parcelles en surfaces planes délimitées de diguettes, les réseaux d’irrigation s’inscrivent nettement dans le paysage. Cette inscription technique reflète également une inscription sociale. En premier lieu, ils marquent (généralement dans les limites du village) le territoire approprié par les utilisateurs de l’eau. Plusieurs canaux peuvent desservir les terres d’un hameau, chacun d’entre eux ayant été construit par un clan ou par un lignage. Ensuite, l’arrangement même des canaux de distribution de l’eau peut accentuer des distinctions sociales, qui trouvent déjà leur transcription dans le foncier. Ainsi, dans un réseau construit à la fin du xviiie siècle à Aslewacaur, dans le district de Gulmi, l’aménagement hydraulique est aujourd’hui encore le reflet de l’organisation de la parenté (figure 9) : chaque branche de lignage dispose d’un canal d’irrigation qui alimente ses terres, la division des canaux correspondant aux divisions des branches. Un canal apparaît alors comme la représentation matérielle d’une branche de filiation et les partiteurs d’eau (tronc d’arbre taillé d’encoches et placé en travers du canal) comme le symbole des intersections à partir desquelles se détachent les branches de filiation. La structure segmentaire des groupes de filiation est ici concrétisée dans la structure de répartition de l’eau.
Tous les systèmes d’irrigation2 ne reproduisent pas aussi parfaitement l’organisation sociale de la communauté utilisatrice de l’eau. Une organisation informelle où chacun dérive l’eau à sa guise repose sur un consensus et sur des accords tacites. Une gestion de l’eau précisément réglementée s’inscrit davantage dans une logique donnée, au sein de laquelle le tracé des canaux peut détenir une symbolique sociale (tel canal est associé à tel lignage par exemple) qui limite les modifications de tracés et renforce l’apparente « inertie structurelle » du système d’irrigation. Dans tous les cas, la gestion de l’eau est le résultat d’un « construit social, historiquement produit, mais jamais totalement figé, car générateur de contingences et donc porteur d’évolution en fonction de tous les imprévus3 » et doit donc être considérée et analysée comme interface entre environnement, technique et société.
Les champs non irrigués, les bāri
36Kirkpatrick (1811) puis Turner (1931) définissent les bāri comme des jardins non irrigués de fruits ou légumes, qu’ils opposent aux rizières ; dans la région de Jumla30, ils correspondent toujours à cette définition. Pourtant aujourd’hui, presque partout ailleurs au Népal, il s’agit d’un terme générique désignant l’ensemble des champs – remplaçant en cela l’ancien mot kaith –, mais qui est réservé le plus souvent aux cultures non irriguées et se trouve défini comme tel dans le Dictionnaire de l’Académie royale du Népal. Situées au-dessus des rizières, ces terres non irriguées portent des cultures de maïs, éleusine, blé, orge, sarrasin, et une grande variété de légumes, oléagineux et tubercules.
37Dans plusieurs localités, le terme bāri est remplacé par celui de pākho qui répond à différentes acceptions. Le mot pākho signifie littéralement « la pente, le versant », il peut s’agir de la pente du toit de la maison et pākhe désigne une personne rude, frustre. C’est en ce sens qu’il est utilisé dans certains secteurs pour dénommer des essarts dont la surface topographique est en pente31, des terres de pâtures non cultivées32, des pentes non cultivées et infertiles33, ou des terres très pentues, de pente supérieure à 30°, érodées et non cultivées ou non cultivables34. Ainsi, dans bien des cas, le terme de pākho fait référence à des terres non cultivées et considérées comme non cultivables car trop pentues35. Cette interprétation des terres pākho est très restrictive et peut induire en erreur lorsqu’elle est donnée comme une définition générale et absolue du mot, dans la mesure où, dans bien des secteurs, ces terres sont cultivées. Ainsi le terme pākho peut être aussi utilisé pour désigner toutes les terres au-dessous des lekh et consacrées aux cultures non irriguées. C’est le cas par exemple dans les moyennes montagnes de Salmé où le terme bāri est rarement utilisé et où celui de pākho en revanche désigne les champs de maïs et d’éleusine. De la même façon, plusieurs auteurs36 les répertorient comme des champs non irrigués, des champs secs. Dans ce cas, pākho et bāri sont synonymes. D’ailleurs, dans des documents administratifs du début du siècle, les pākho sont répertoriés comme des terres cultivées non irriguées37.
38Le lekh, nous l’avons vu, est l’étage supérieur d’un versant38. Il n’est pas toujours cultivé. Lorsqu’il l’est, c’est de façon extensive et les cultures, généralement du blé, de l’orge et des pommes de terre peuvent monter en moyenne jusqu’à 2 400 m d’altitude. Dans ce cas l’ensemble des champs de cet étage porte le nom de lekh ou de lekh bāri.
39Contrairement aux rizières dont la morphologie est toujours identique, les champs non irrigués peuvent avoir des formes variées, en terrasses ou en pente, révélatrices de pratiques agraires différentes. Leur mise en œuvre ne nécessite pas le même travail, les modes de fumure et de culture de la terre ne sont pas semblables. Toute la dynamique des versants s’en trouve modifiée. Une terminologie spécifique est attribuée à chaque type de champs.
40On utilise généralement le terme de swānra pour un versant non irrigué et cultivé en terrasses. Les champs en terrasses peuvent aussi être appelés samma bāri, « champ plat », gara bāri, « champ en terrasse » (photo 10). Dans le district de Palpa, pour ce type de champs on parle de gara sudar, « le bienfait des terrasses ». On oppose généralement les champs offrant des terrasses planes suffisamment grandes pour être labourées à l’araire, les pātābāri, aux champs sur des pentes très fortes, découpés en petites terrasses sur lesquelles les bœufs et l’araire ne peuvent passer, qui sont appelés pākhera bāri.
41Les terrasses des bāri peuvent ne pas être nivelées et offrir une pente douce entaillée de rigoles de drainage, bhal khand, qui permettent l’évacuation de l’eau. Les champs de pente douce, entre champs en terrasses et champs en pente, sont appelés damsāilo bāri.
42Dans certains secteurs de l’ouest du Népal, où les champs non irrigués sont tous en pente, comme dans la région de Palpa, le terme de bāri renvoie sans autre précision aux champs en pente. Dans d’autres secteurs où il n’y a que des terrasses, les auteurs ont traduit bāri par « champ non irrigué en terrasse ». On le voit, cette dernière définition est, elle aussi, trop restrictive puisqu’elle ne peut s’appliquer aux bāri de l’ensemble du pays. Contrairement aux champs en terrasses, les champs en pente ne sont pas taillés, creusés dans la pente. Le talus qui les borde, appelé dhik, se forme de façon naturelle par accumulation de terre sur un obstacle, généralement végétal. Il correspond à ce que l’on appelle, en France, un « rideau » (photo 1 1). La haie ou la clôture qui borde le champ est appelée bār. Les champs cultivés en pente sont appelés pākho(e) bāri, – pākho est alors employé dans son sens de pente –, bhirālo pākho, ou encore bhirālo bāri, bhirālo signifiant « pentu ».
43Dans l’ouest du Népal, certains champs en pente cultivés de façon permanente depuis des décennies sont encore dénommés khoriyā, ce qui semble être une rémanence puisque, théoriquement, les khoriyā sont des champs situés directement en bordure de la forêt, isolés, ou au cœur de la forêt et récemment conquis sur elle (photo 12), des essarts (abattis-brûlis), et dans la majorité des cas le mot est employé dans ce sens. Le synonyme de khoriyā, bhasme (qui correspond à l’essart cultivé), est aussi mentionné par Sagant (1976) chez les Limbu, ainsi que par Turner (1931). Dans le district de Palpa, le mot khoriyā est réservé à l’acte du défrichement-brûlis. L’année suivante, quand la parcelle défrichée est cultivée, le champ est appelé lohase bāri. Une fois le champ abandonné, il est appelé porti bāri (friches). Le terme de khoriyā est aussi utilisé pour désigner des champs dont la pente est si forte qu’ils ne peuvent être labourés à l’araire, et Narendra Khanal (1993) utilise pour ces mêmes champs l’expression bhote khorea : les brûlis des tibétains.
44Par ailleurs, certaines terres, quoique en fond de vallée, ne peuvent être irriguées, et n’y sont cultivés que du maïs, du soja, du millet, etc. À Palpa elles sont appelées besī bāri39.
45Quand les terrasses alluviales d’altitude ne peuvent être irriguées, les tār khet y sont remplacés par des tār bāri (champs non irrigués sur terrasse alluviale perchée), mentionnés à Pyuthan et Rolpa ; ils sont appelés tārkhya à Jajarkot.
46Le ghar bāri est un champ non irrigué sur lequel est installée la maison et qui sert éventuellement de jardin. Le terme de « jardin », lui, est celui de bagaicā ou de phul bāri (champ de fleurs).
47Enfin, des prés de fauche localisés sur des pentes fortes généralement exposées au sud et dont les graminées servent au chaume des toitures ou, de plus en plus, à l’alimentation des troupeaux, sont appelés khar bāri ou khar pākho. Peu présents en moyenne montagne, ils jouent en revanche un rôle économique fondamental dans les basses montagnes et collines (photo 2, figure 5). Depuis quelques années, des arbres privés y sont plantés pour suppléer à l’alimentation en fourrage foliaire et en bois, et des essais de graminées fourragères y sont tentés.
48Les troupeaux, dont une des principales fonctions est de fumer ces terres cultivées, sont soit gardés en stabulation à proximité des maisons, soit laissés en vaine pâture directement sur les terrasses à fumer (photo 13), soit encore conduits dans la forêt et dans différents types de pâturage : des pâturages sur secteur cultivé, caran (photo 14), ou des pâturages d’altitude, kharkā (photo 15). Les pâturages au pied des grands massifs himalayens, déneigés seulement quelques mois pendant la mousson, sont appelés bugyen.
49Tels sont au Népal les paysages et leurs composantes sur lesquels nous avons travaillé. Leur agencement relève en partie de facteurs physiques qui seront présentés dans le chapitre suivant. Mais chaque élément de ces paysages, des crêtes, aux forêts, aux chemins qui les parcourent, aux rivières qui les bordent, est aussi doté d’une signification particulière pour les populations, ce que nous verrons dans la deuxième partie de cet ouvrage et que nous montre d’emblée Pramod Khakurel dans l’encadré 6.
Encadré 6
À propos de quelques éléments du paysage dans la Likhu Khola Pramod Khakurel
Les données de ce texte ont été recueillies en partie lors d’enquêtes menées dans la région de basses montagnes de la Likhu Khola dans le district de Nuwakot dans le Népal central, où se côtoient Bahun-Chetri et Tamang.
La ligne de crête d’une colline ou d’une montagne, appelée ḍāḍā, est un élément qui tient une grande place dans la représentation des paysages et qui alimente de nombreuses expressions népalaises. Des ḍāḍā, les individus dominent leur environnement, leur univers familier, et le mot ḍāḍākānḍā est employé pour désigner le paysage qui entoure un village ou une région. Quand le paysage est verdoyant il est dit que ḍāḍākānḍā hariyā chhan (les ḍāḍā sont vertes), quand il pleut de tous côtés, que ḍāḍākānḍā dhākera pāni āyo (les ḍāḍā sont couvertes, il pleut). C’est de la ḍāḍā qu’un crieur annonce à tous les habitants d’un village les messages importants, ce qui s’exprime en népali par l’expression katuwāle lagāune. Si un membre d’une famille vocifère des propos qui ne doivent pas être entendus en public, on lui demande d’aller crier dans la ḍāḍā : dādāmā gaera karāunu (après être allé sur la crête, tu pourras crier). Autrefois, si une femme commettait une faute grave, comme l’adultère avec un homme de caste intouchable, on la chassait, selon la loi coutumière, quatre ḍāḍā plus loin après avoir coupé la natte de ses cheveux : cultho kātera car ḍāḍā katāunū. L’expression ḍāḍā pāri est souvent employée dans les chansons pour désigner un monde inconnu. Quand on part neuf ḍāḍā plus loin, on est dans mouglān, un monde lointain et inconnu : nau ḍāḍā kāṭī gayo niṣṭhurīle māyâlu lāï birsera... (en oubliant son amour le cruel est parti neuf ḍāḍā plus loin). Certaines ḍāḍā sont sacrées, ce sont souvent des lieux de pèlerinage. Des temples d’une ou plusieurs divinités y sont installés. On trouve ainsi un temple de Shiva sur la ḍāḍā de Shivapouri, un temple de Bhaïrawi sur la ḍāḍā de Nuwakot. Pour les Tamang de la région, certaines ḍāḍā sont sacrées, car les rites funèbres s’y déroulent, elles sont appelées chihānḍāḍā : ḍāḍā d’incinération.
La forêt, ban, est un milieu inhabité, mais pas inhabitable. Selon la philosophie religieuse hindoue, après l’âge de cinquante ans, les hommes doivent abandonner la vie familiale, partir vivre en forêt et se préparer pour obtenir le salut, moksa. La forêt est aussi considérée comme un lieu de méditation, notamment pour les yogis. Mais, dans la vie de tous les jours, l’espace forestier n’est pas compatible avec la vie familiale. Selon une expression courante, banko bās hune bhayo ou banko bās garāune bhae, on a une vie dans la forêt quand on est rejeté par sa famille. Lorsque quelqu’un ne supporte pas les membres de sa famille on lui suggère d’aller vivre seul dans la forêt.
Les escarpements rocheux, les précipices, sont appelés bhir. Ils sont souvent mis en relation avec la mort. On considère qu’une personne fautrice de troubles est « bonne à jeter par le bhir » (bhirbāta goultyāoune khālko), qu’une personne qui escalade un bhir « cherche la mort », kālkhojnou. La situation d’un individu qui tente de commettre une action hors du commun tout en sachant qu’il risque la mort est illustrée par le proverbe : bhirbāta hāmfālne gāïlāï rāmrām vanna sakinchha kandh hālna sakinna (litt. : quand une vache se jette dans un précipice, on ne peut dire que « hélas », on ne peut pas la porter sur l’épaule). Autrement dit, si quelqu’un cherche délibérément la mort, on peut lui conseiller de ne pas le faire, mais rien de plus.
Les parois, essentiellement rocheuses, sont appelées pahāro et sont considérées comme des éléments forts et rigides. Quelques expressions y ont trait : pahāro sanga kasaïko jod chaladaïna (on est incapable de faire force contre le pahāro) ; pahāro jasto baliyo (fort comme un pahāro) ; pahāro rasāoulā barou nisthouriko man/hridaya rasāoundaïna (le rocher peut suinter, mais le cœur du cruel ne suinte pas) ; on emploie aussi l’expression dhungo jasto sāro man (un cœur dur comme une pierre).
Il existe différentes catégories de chemins : bāto. Le mulbāto est le chemin principal d’un village. Tout individu et tous les animaux peuvent le suivre sans problème. La procession funéraire doit obligatoirement emprunter ce mulbāto, car tout autre chemin s’en trouverait souillé et la mort y rôderait. De nos jours, en raison de l’installation de nouveaux villages, le chemin principal peut être abandonné ; pourtant, les processions funéraires et les animaux continuent à emprunter cet ancien mulbāto. Il peut également exister des goretobāto, chemins où peuvent passer les bœufs et d’autres animaux et des godretobāto, chemins empruntés par les chevaux et les animaux transportant des marchandises ou des matériaux. Le lieu de convergence ou d’embranchement de deux chemins est appelé dobāto ; de quatre chemins au moins, chaubāto. Les deux mots chaubāto et dobāto sont souvent confondus dans l’usage. À ces carrefours se rencontrent des passants venant de différents horizons et le plus souvent y sont installés un pasal (magasin), ou un bhatti (lieu où l’on peut boire de l’alcool local). Les dobāto/chaubāto sont aussi considérés comme des lieux de prédilection des esprits maléfiques : les bhut, pret, pichās, bir, chhaunda. Toujours aux aguets, ils y attendraient leurs victimes à l’aurore, à midi, au crépuscule et la nuit, moments où, par prudence, l’on interdit aux enfants d’y jouer. Toute personne malade est censée être possédée par un mauvais esprit. Pour la guérir un chamane est chargé de diagnostiquer la nature de l’esprit et de faire des offrandes ou un exorcisme qu’il effectue à ces carrefours. Par extension, on utilise l’expression dobātomā laguera mansane khālko pour une personne malveillante qui crée souvent des ennuis et qui est « bonne à envoyer dans le dobāto ». L’adjectif dobāte, quant à lui, désigne quelqu’un qui a le caractère d’un mendiant.
La rivière, kholā, a une valeur religieuse ; pour les Indo-Népalais, elle représente le Gange, et toutes les rivières népalaises rejoignent le Gange, fleuve sacré. On se rend à la rivière de temps en temps pour faire des ablutions, des offrandes et organiser certaines cérémonies religieuses, notamment des rituels commémoratifs destinés aux ancêtres : shrāddha, bhāgawat mahātmya qui durent sept jours ou d’autres pujā comme harekirtan. Le jour de tij, une fête religieuse des femmes, ces dernières vont à la rivière la plus proche pour se baigner. La confluence de deux ou plusieurs rivières, appelée dobhān, est considérée comme un endroit lié à la mort. En effet, toutes les communautés, sauf les Tamang de la région, y transportent les dépouilles mortelles pour les incinérer. Le cadavre est réduit en cendre selon un rituel religieux prescrit par un prêtre. Cette cendre est lavée ensuite dans l’eau courante de la rivière. Pour les Bahun-Chetri il est interdit de brûler les morts dans les endroits où il n’y a pas d’eau courante. Les mauvais esprits, notamment les masān, errent dans les dobhān et menacent les individus qui les fréquentent. De façon péjorative on traite de masāne quelqu’un qui est très noir ou qui est rescapé du feu. Les dobhān peuvent être des lieux sacrés de pèlerinage, dans ce cas on les appelle des ghāt. À Nuwakot, le ghāt le plus connu est Devighat ; il est localisé à l’endroit où se rejoignent la rivière Tadi et la rivière Trisuli. Chaque année, de nombreux pèlerins s’y baignent. Quand on considère qu’une personne malade ne va pas survivre au-delà de quelques jours, on l’amène dans le ghāt. Mourir dans ce lieu sacré aiderait l’individu à être pardonné de ses péchés.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier Ram Panday et Pramod Khakurel avec lesquels les discussions sur ce thème ont toujours été fructueuses.
2 Voir entre autres à ce sujet Debarbieux, 1999, et les travaux du Séminaire international de recherche sur la montagne : « La montagne : un objet de recherche ? », Autrans-Grenoble, 4-7 juin 2000.
3 Voir Statistical Year Book of Nepal, 1991.
4 Ces altitudes sont ainsi libellées dans le Statistical Year Book of Nepal car elles sont une conversion de mesures exprimées initialement sur les cartes topographiques en feet.
5 Notamment, la FAO, Food and Agriculture Organization ; le HMG, His Majesty Government ; l’UNDP, United Nations Development Programme et le LRMP, Land Ressource Mapping Project (Gurung et Khanal, 1987 ; Metz, 1989 ; Ives et Mersserli, 1989).
6 Cités dans Ives et Messerli, 1989, p. 22.
7 Petit Robert.
8 Georges, Dictionnaire de géographie, 1974.
9 Webster’s Ninth New Collegiale Dictionary, 1991.
10 Parent, 1990.
11 Dans ce cas il ne devrait être employé que lorsque pahār inclut également le Mahabharat et les Curiya, ce que fait l’administration népalaise (voir supra).
12 Nous avons choisi de ne pas traduire ce texte pour mieux en savourer le langage utilisé.
13 En français dans le texte.
14 Walker, 1886, p. 262-263.
15 IVES et Messerli, 1989. p. 22. Cette citation et les suivantes sont traduites de l’anglais par J. Smadja.
16 Turner, 1931.
17 D’après les enquêtes de Pramod Khakurel (1997) : « Pour les villageois de la Likhu Khola le mot lekh désigne communément la partie supérieure du versant, lieu où il fait froid, où il neige en hiver, où il pleut le plus souvent, où le brouillard est fréquent, où les torrents prennent leur source, où il y a le plus de forêt, où la culture du maïs dure six mois, où on ne peut pas cultiver de riz. Les Bahun-Chetri qui occupent la partie inférieure du territoire disent souvent du lekh qu’il s’agit de l’endroit où habitent les Bhote (les Tamang). Les Tamang eux ne considèrent pas toujours qu’ils habitent le lekh. » Nous pouvons, entre autres, opposer à ces propos le fait que, sur le versant de Salmé (voir les chapitres vi et xv), l’étage du lekh a été converti en rizières irriguées depuis 1986.
18 Voir le chapitre xvii, « Un paysage de bocage [...] » (T. Bruslé, M. Fort, J. Smadja).
19 Soulignons au préalable que cette description très schématique correspond à une situation « moyenne » du Népal central. Elle peut connaître des variations notables d’est en ouest du pays, mais aussi en fonction de la latitude et de la morphologie des versants étudiés.
20 Cette présentation est très schématique. Depuis quelques années des secteurs de lekh ont été transformés en rizières (voir le chapitre xv, « Morcellement, privatisation [...] », par B. Ripert).
21 Voir Smadja, 2000.
22 Ce n’est pas le cas partout et notamment dans l’ouest du pays.
23 Voir Smadja, 2000.
24 Le mot « Curiya » est écrit de différentes façons dans la littérature : Churia, Chure. Celle que nous proposons ici est la transcription littérale du népali à partir du Turner (1931).
25 Voir les chapitres vi (« Une lecture du territoire et du paysage des Tamang de Salmé », par J. Smadja) et xv (« Morcellement, privatisation [...] », par B. Ripert).
26 bāri est alors utilisé comme un terme générique pour « champs », car usuellement il signifie « champs non irrigué » et ne peut inclure de rizière (voir infra).
27 Kirkpatrick, 1811.
28 Cette typologie ne correspond pas à celle élaborée pour l’Asie par Y. Abé (1995) qui distingue, entre autres, « les rizières irriguées des rizières irriguées en terrasse », ces dernières se caractérisant par leur système hydraulique à fonction de captage et de contrôle des eaux de ruissellement. Or. au Népal, il est difficile de distinguer ces deux types de façon systématique (note due à O. Aubriot).
29 Le terme pākho khet peut être aussi quelquefois utilisé pour les champs de riz sec : gayā dan, non irrigués. Mais, généralement, les khet sont supposées être toujours irriguées.
30 Voir le chapitre xiii, « Protection des milieux, appauvrissement des hommes [...] » (S. Shrestha).
31 Dictionnaire de l’Académie royale du Népal, 1983.
32 Gurung, 1989.
33 Johnson et al., 1982.
34 Zurich, 1999.
35 Il est alors peut-être employé pour celui de pākhā qui signifie « friche ».
36 Gurung, 1980 ; Messerschmidt, 1976 ; Regmi, 1965 et 1971 ; Shrestha, 1993, à Jumla.
37 Voir Regmi Research Collection, microfilm inédit conservé au Département d’archéologie à Katmandou, rouleau n° 2412/2, p. 160-162, doc. n° 10 (p. 17), doc. 11, p. 163 (p. 18) et microfilm n° 2422/2, doc. 26, p. 611-613 (p. 30), 1930 ; textes traduits par Āaheś Raj Pant.
38 Turner, 1931.
39 Miller, 1990.
Notes de fin
1 Comme par exemple des droits d’eau individuels, des horaires d’irrigation et l’obligation d’entretien du canal au prorata du droit d’eau. Voir Aubriot, 1997.
2 Un système d’irrigation se compose du réseau d’irrigation, qui représente l’infrastructure hydraulique, des utilisateurs de l’eau et des règles de gestion de l’eau.
3 Sabatier et Ruf, 1992, p. 5-8.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS (UPR 299), géographe
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