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Henry « Pathé » Lehrman

p. 41-44


Texte intégral

1Henry Lehrman, sans doute le moins talentueux des grands créateurs du cinéma burlesque, reste, aujourd’hui encore, un personnage assez mystérieux, aucun historien du cinéma ne s’étant intéressé de près à sa carrière.

2D’origine autrichienne comme von Stroheim, et sans doute aussi mythomane que ce dernier, Lehrman, né à Vienne le 30 mars 18861, débarqua dans les studios de D. W. Griffith à la Biograph vers 1912 : il prétendait avoir travaillé en France dans les prestigieux studios Pathé (d’où son surnom). Il avait d’ailleurs un fort accent étranger qu’il cultivait soigneusement. Griffith ne fut sans doute pas dupe, mais ce jeune homme dynamique et plein d’idées de scénarios lui parut fort utile et il l’engagea. Mack Sennett, qui travaillait avec lui, le considérait aussi comme un « faux Français »2, et on prétendait que le seul travail qu’il avait pu trouver en France était celui de conducteur de tramway à chevaux3 !

3À ses débuts, Lehrman est l’homme à tout faire de l’équipe : acteur (médiocre), accessoiriste (débrouillard), gagman et scénariste (imaginatif), et bientôt metteur en scène. Lorsque Sennett fonde la Keystone, il sera en effet l’un des réalisateurs de la maison. En 1913, il est metteur en scène d’une seconde équipe créée pour augmenter la production de la Keystone ; les vedettes en sont Betty Schade et Lehrman lui-même. La même année, Lehrman découvre « Little Billy » (Paul Jacobs), un tout jeune garçon qui sera la vedette de comédies enfantines sous la direction de Robert Thornby (voir les Kid Series).

4En 1914, il dirige Ford Sterling, la grande vedette de la Keystone, et un débutant, Charlie Chaplin. Il est aussi probablement l’auteur des scénarios. Le comique de la Keystone est encore, à cette époque, assez primitif, mais on peut déjà différencier le style de Sennett et celui de Lehrman, le second étant tourné davantage vers la pantalonnade assez grossière, tandis que Sennett commence déjà à mettre en image des histoires plus élaborées. Chaplin entre rapidement en conflit avec Lehrman qu’il juge dangereux. En effet Lehrman, n’est pas souvent d’accord avec les idées de Chariot : usant de son autorité de metteur en scène et soutenu par Sennett qui lui fait confiance, il se permet de couper des scènes au montage et ce n’est pas du goût de Chaplin4. Ce dernier ne reste pas longtemps à la Keystone, bien qu’il ait réussi à se débarrasser de son pesant « director ». Quant à Ford Sterling, il veut, pour des raisons essentiellement financières, quitter Sennett. C’est ainsi qu’en février 1914, après avoir terminé Tango Tangle (Chariot danseur), Ford Sterling et Henry Lehrman, accompagnés de quelques autres (Paul Jacobs, Robert Thornby, Louise Fazenda, Peggy Pearce, George Jeske, Chester Franklin, Beverly Griffith et le jeune Olive Johnson), signent un contrat avec le producteur Fred Balshofer qui travaille pour Carl Laemmle (Universal). Ainsi est créée la Sterling Film Company. Les films sont tournés dans les studios de David Horsley5.

5Les Sterling Comedies ont un certain succès et Sterling, qui est payé 250 dollars par semaine, reçoit une forte prime (1 200 dollars) qu’il va dépenser aussitôt à New York. À son retour, des disputes éclatent avec Lehrman et le tournage n’avance pas : en deux semaines, une demi bobine seulement est tournée et Balshofer renvoie Lehrman. En octobre 1914, Lehrman, nullement découragé, fonde la L-KO (Lehrman-Knock Out)6 avec l’aide de quelques metteurs en scène dissidents (Rube Miller, George Nichols, Edwin Frazee, Harry Edwards). Les films produits par cette nouvelle maison seront distribués par Universal, mais ces comédies, destinées à concurrencer Sennett alors en pleine expansion, n’atteignirent jamais le succès ni la qualité des productions du Canadien. Lehrman a comme vedette un ancien de la troupe Fred Karno dont est issu Chaplin lui-même : Billy Ritchie (voir « Les imitateurs de Chaplin ») qui tâche, tant bien que mal, de copier Chariot dans une série de films tournés sous la direction de Lehrman lui-même. En 1915, il recrute Alice Howell qui, elle aussi, vient de chez Sennett. Surnommée en France « Totoche », puis « Lolotte », elle sera la vedette d’une série qui se prolongera jusqu’en 1919. Aux côtés de ces deux vedettes, on trouve Polly Moran qui deviendra plus tard la fameuse femme shérif, partenaire de Ben Turpin, Hank Mann (futur Bill Bockey), Virginia Kirtley, Louise Orth, Gertrude Selby, le gros Fatty Voss, Pop Rogers, Dick Smith, Gene Rogers, Henry Bergman et deux stars à leur tout début : Billy Bevan et Raymond Griffith. De nouveaux metteurs en scène surgissent : John G. Blystone, David Kirkland, Reggie Morris, Craig Hutchinson.

6Réputé intraitable, peu soucieux de la sécurité des acteurs, Lehrman est baptisé « Mr. Suicide7 » par son équipe ! Il recrute comme collaborateur un Anglais immigré, Victor Heerman, monteur, gagman, scénariste et réalisateur, qui le remplacera pendant six mois à la tête du studio pendant sa maladie. Lorsque Henri Lehrman reprend son poste, il se crédite immédiatement d’un film réalisé par Heerman. Comme ce dernier proteste, il est immédiatement remercié... et aussitôt embauché par Sennett8.

7En 1916, Lehrman, suivi par Hank Mann, quitte la L-KO, vendue aux frères Stern, pour travailler à la Fox comme directeur de production. La L-KO continuera jusqu’en 1919 à produire des comédies dirigées par Jay A. Howe, Vin Moore, Phil Dunham, Noel M. Smith, Archie Mayo, William H. Watson ou Charles Parrott. À la Fox, Lehrman travaille avec Billy Ritchie et Dot Farley ; il rencontre aussi Charles Parrott qui dirige une équipe avec Hank Mann et Lee Morris. Les metteurs en scène Walter C. Reed et Harry Edwards l’ont rejoint. Ces films seront distribués entre janvier et septembre 1917 sous le nom de Fox Comedies et, à la fin de la même année, de Fox Sunshine Comedies, dirigées par Lehrman, David Kirkland, F. Richard Iones, William Watson, Jack White, William S. Campbell, etc. Les vedettes sont Jimmy Adams, Charles Dorety, Lloyd Hamilton, Ethel Teare. Dans Movie Picture World du 10 novembre 1917, on peut lire ce jugement, assez surprenant, sur l’œuvre cinématographique de Henry « Pathé » Lehrman :

8« Avec les Sunshine Comedies, W. Fox croit avoir donné à la comédie un ton nouveau qui sera apprécié, non seulement par le public qui, après tout, est le juge suprême, mais aussi par tous les exploitants. Au lieu de compter sur les vieilles tartes à la crème consacrées par le temps, dans ses comédies de situation H. Lehrman – producteur chez W. Fox – a l’intention de faire rire en créant des situations qui seront le résultat d’événements naturels. M. Lehrman travaille sur une comédie tout comme un producteur sur un film dramatique. Ses scénarios sont élaborés à l’avance. Il ne fait pas de comédies brouillonnes. Quelques-unes des situations les plus drôles dans les Sunshine Comedies sont créées par l’introduction d’animaux sauvages ou domestiques. Les situations cocasses, dans lesquelles les animaux apparaissent, ne sont pas caricaturales mais naturelles, et peuvent se produire dans la vie quotidienne. Prenons par exemple l’apparition de trois lions dans la première Sunshine Comedy distribuée, Roaring Lions and Wedding Bells. “Dans ce film, déclare M. Fox, il y a de la vraie comédie et de la farce. Deux gardiens dorment dans un lit. Un lion saute au fond du lit où dorment les deux hommes et réveille ces derniers en leur chatouillant les pieds avec les balancements de leur queue. Cela paraît ridicule, évidemment, mais quand on le voit sur l’écran, c’est formidablement drôle.” M. Lehrman ne s’est pas contenté d’utiliser des lions, mais il a une foule d’autruches, de canards, de chiens, d’éléphants, de singes dressés et même une abeille. Lehrman a fait la preuve que les maquillages grotesques ne sont pas essentiels pour faire des comédies, mais que les jolies filles le sont, et dans toutes ses productions il en use libéralement. »

9Il semble donc qu’à cette époque, l’apparition de trois lions dans une paisible maison soit considérée comme un événement naturel...

10En avril 1918, Lehrman, assisté de David Kirkland, Jay Howe et Frank Griffin, est nommé directeur artistique des Sunshine Comedies de la Fox. Au cours de l’hiver 1917, il avait fait la connaissance de la jeune actrice Virginia Rappe dont il était tombé amoureux. Mais la jeune femme meurt tragiquement après une soirée en compagnie de Fatty le 9 septembre 1921 (voir la biographie de Roscoe « Fatty » Arbuckle) et Lehrman annonce dans une conférence de presse qu’il tuera de ses mains Fatty si ce dernier est acquitté9. Il ne mettra pas sa menace à exécution, bien qu’un troisième procès ait innocenté définitivement Fatty, et se consolera assez vite puisque, six mois plus tard, il se mariera avec une jeune danseuse, Jocelyn Leight10.

11Fin 1919, Lehrman passe avec L. Hamilton à l’Associated First National : il produit et supervise les Henry Lehrman Comedies dont A Came Lady (1921) avec Lloyd Hamilton et Phil Dunham. Peu à peu, il va abandonner les « shorts » burlesques et la réalisation de longs métrages (dernière mise en scène : New Year’s Eve, 1929) pour se consacrer au métier de scénariste. Il meurt le 7 novembre 1946 d’une crise cardiaque, ayant demandé que ses cendres reposent auprès de celles de Virginia Rappe.

12Les films de la L-KO eurent en France un succès certain. Les comédiens américains furent affublés, comme d’habitude, de surnoms comiques, sinon pittoresques, et il est bien difficile aujourd’hui de trouver à qui correspondent ces sobriquets. Nous avons pu identifier cependant Totoche (Alice Howell), Lapilule (sans doute Dan Russell), mais Bouftout reste mystérieux (peut-être Fatty Voss), de même que Ketty (Gertrude Selby ?), Radinoir, Ignace, Saturnin, Dubidon, Benoat ou Benoit, Gaby...

Notes de bas de page

1 Blair Miller, op. cit., pp. 141-142.

2 Mack Sennett, op. cit, pp.78 et 84-86.

3 Jack Spears, Hollywood, the Golden Era, New York, Castle Books, 1971, p. 228.

4 David Robinson, op. cit., pp. 78 et 84-86.

5 Gene Fertnett, « Balshofer’s Sterling Quality », in Classic Images, n° 142, avril 1987, pp. 32, C1-2.

6 Blair Miller, op. cit., pp. 146-147.

7 Ibid., p. 142.

8 Ibid., pp. 108-109.

9 Stuart Oderman, Roscoe « Fatty » Arbuckle, Jefferson, McFarland, 1994, p. 157.

10 Ibid., p. 157.

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