Mack Sennett
p. 26-33
Texte intégral
« Que peut-on espérer de mieux que les
premières comédies de Mack Sennett ? »
(André Breton, in Arts du 8 octobre 1953)
1Théodore Huff a résumé en quelques phrases l’apport essentiel de Sennett à la comédie :
2« Sennett est très justement considéré comme le père du cinéma comique américain. Malgré une certaine influence de la farce française et des films à truc, le mouvement déchaîné, le slapstick, le jeu avec le chaos physique, le non-sens inspiré, la moquerie de toutes les conventions et de toutes les institutions sacrées ou non, tout cela est profondément américain1. »
3Si l’on excepte Stan Laurel, Snub Pollard, Clyde Cook et Jimmy Aubrey, tous les grands (et moins grands) du burlesque ont un jour tourné pour le grand Mack. Certains – les vrais pionniers du slapstick – l’ont accompagné, depuis la Biograph, pour fonder la Keystone : Mabel Normand, Ford Sterling, Fred Mace, Charles Murray, Mary Prevost. D’autres ont fait leurs débuts au cinéma sous sa direction : les frères Chaplin (Charlie et Sydney), Harry Langdon, Hank Mann, Edgar Kennedy, Chester Conklin, Alice Howell, probablement Monty Banks, Slim Summerville, Bobby Dunn, Mack Swain, Andy Clyde, Al St. John, Harry Gribbon... Enfin, après avoir débuté chez des concurrents, quelques-uns effectuaient sous sa tutelle un fructueux apprentissage – tels Charley Chase, Raymond Griffith, Bobby Vernon, Sid Smith, Max Davidson – ou épanouissaient avec lui leur talent (Billy Bevan, Ben Turpin, Roscoe Arbuckle, Louise Fazenda...), tandis que certaines vedettes (et non des moindres) tournaient épisodiquement avec lui : Oliver Hardy (un film), Harold Lloyd (trois films), Larry Semon (deux films), Buster Keaton (un film) et Lloyd Hamilton (un film). Il n’est donc pas surprenant que, pour le grand public, Mack Sennett soit synonyme de cinéma burlesque.
4Né le 17 janvier 1880 à Danville2, province de Québec, Michael Sinnott, doté d’une belle voix de basse, se destinait à l’art lyrique contre l’avis paternel, mais avec le soutien indirect de sa mère. Il poursuit des études secondaires sans enthousiasme à Lake Megantic jusqu’en 1897, date à laquelle sa famille au grand complet s’installe aux États-Unis à East Berlin (Connecticut). Mack travaille comme ouvrier, tout comme ses frères (John et George), à l’American Iron Work, tandis que sa mère tient une modeste pension de famille : dix pensionnaires dont un professeur de musique qui donne gratuitement des leçons de chant à Michael. Au bout d’un an, la famille déménage pour Northampton où les Sinnott travaillent dans la sidérurgie. En 1902, Michael rencontre Marie Dressler, alors chanteuse et en tournée dans la région, qui lui donne une lettre de recommandation pour David Belasco, le célèbre imprésario. Ce dernier n’est pas très optimiste quant à la carrière lyrique de Michael : il lui conseille vivement de faire du vaudeville. Suivant ce judicieux avis, Michael parvient à se faire engager à New York au Bowery Burlesque Theatre et prend alors le nom de Mack Sennett. Il part ensuite en tournée avec la compagnie Frank Sheridan’s Burlesque ; il chante, danse, fait le clown et apprend les dures lois du music-hall. Toujours en 1902, on le trouve dans les chœurs de la comédie musicale A Chinese Honeymoon en compagnie de Fred Mace, une de ses premières vedettes de cinéma. Durant les quelques années que dure sa carrière théâtrale, il demeure dans l’anonymat et reste un obscur chanteur-danseur de second plan.
5En 1909, il décide de tenter sa chance dans le cinéma, qui connaît alors un essor important. Le jour de ses 29 ans, si l’on en croit son autobiographie, Sennett se présente à la Biograph chez Griffith. En réalité, il semble qu’il soit apparu dans les films de cette compagnie dès 1908. Engagé par Wallace McCutcheon, il se contente au début de faire de la figuration dans des films en une bobine, mais au bout de quelques mois il joue le rôle principal, comme dans The Curtain Pole (15 février 1909) de D. W. Griffith.
6Observateur et curieux, Sennett regarde travailler Griffith, l’interroge et apprend avec lui la technique de la mise en scène. Il ne pouvait trouver meilleur maître : Griffith est déjà très apprécié par le public et la critique pour la qualité de ses films. C’est au cours de cette période que Sennett rencontre Mabel Normand avec qui il aura une liaison orageuse (voir la biographie de Mabel Normand), ainsi que deux acteurs – également metteurs en scène – Del Henderson et Henry « Pathé » Lehrman. Sur les conseils de Mary Pickford, semble-t-il, Mack commence à écrire quelques scénarios. À la Biograph, Frank Powell et son équipe sont spécialisés dans la réalisation des films comiques ; Powell, malade, est remplacé par Sennett, qui depuis quelque temps convoitait le poste. Il réalise donc son premier film, Comrades (13 mars 1911), une comédie, où il joue en compagnie de Del Henderson. Il dirigera ainsi une centaine de comédies pour la Biograph. Parmi elles, une série de films (1911-1912) avec son vieux complice Fred Mace, dans laquelle ils incarnent deux détectives un peu bornés et qui connaîtra un certain succès.
7En août 1912, Mack Sennett parvient à convaincre deux ex-bookmakers reconvertis dans le cinéma d’investir 2 500 dollars dans une nouvelle compagnie, baptisée Keystone, et dont il sera le directeur. Il a maintenant les mains libres : il a entraîné dans son aventure une partie de l’équipe « comédie » de la Biograph (Mabel Normand, Ford Sterling, Del Henderson, Henry Lehrman, etc.) et va pouvoir se spécialiser dans le burlesque. Après quelques échecs, Sennett présente simultanément (le 23 septembre 1912) ses deux premières comédies (en une demi-bobine) au public : Cohen Collects a Debt et The Water Nymph. L’accueil de la critique est mitigé. Cependant, avec la même équipe, Sennett, installé à Edendale (près de Los Angeles) dans les studios de la Bison de Th. Ince, tourne avec régularité deux petits films par semaine. Pour augmenter sa production, il monte une seconde équipe dirigée par Henry Lehrman avec Betty Schade et Lehrman lui-même comme acteurs. Sennett se consacre à la première équipe, entouré de Mabel Normand, Fred Mace et Ford Sterling. La série des deux détectives (Two Sleuths) reprend en 1913.
8Au début de la même année, la firme produit toujours deux petits films par semaine. Les scénarios sont généralement des trames fournies par Sennett lui-même en collaboration avec Karl Coolidge (directeur du département des scénarios jusqu’en mai 1913), puis avec Reed Heustis qui le remplace, ou avec d’autres membres de l’équipe. Le réalisateur et les acteurs improvisent sur ce canevas. Sennett est producteur, metteur en scène, parfois acteur, et enfin monteur, coupant les scènes qui lui paraissent manquer de rythme. De nouveaux comédiens sont engagés ; dès 1912, Chester Conklin, Edgar Kennedy ; l’année suivante, Hank Mann, Roscoe Arbuckle, Al St. John, Minta Durfee ; en 1914, Mack Swain, Slim Summerville, Charles Murray, Nick Cogley, Alice Davenport, Horace McCoy, Phyllis Allen. Fin 1913, il lance les Kid’s Pictures (voir les Kid Series) avec le jeune Paul Jacobs. Les films en deux bobines apparaissent à la Keystone à la fin de la même année. Le premier, The Fire Bugs (réalisé par Mack Sennett), est présenté le 23 août 1913. L’accueil du public est excellent : parodies, poursuites, explosions, déshabillages, chutes spectaculaires, bagarres sauvages se succèdent à un rythme d’enfer à la grande satisfaction du public. Quant aux fameux Keystone Cops (ou Kops), ils apparaissent pour la première fois selon Blair Miller3 dans The Bangville Police (24 avril 1913). La première équipe des Cops est un sujet de controverses. Toujours d’après Blair Miller, elle était composée de Billy Hauber, Billy Gilbert, Slim Summerville, Bobby Dunn, Charles Avery qui venait de la Bison, Charley Chase, Edgar Kennedy et Frank Hayes.
9En janvier 1914, la cadence de tournage est d’environ deux ou trois films en une bobine par semaine. Sennett fait édifier un nouveau studio. Roscoe Arbuckle et Mabel Normand se mettent à la mise en scène. Chaplin est engagé et placé sous la direction de Henry Lehrman, ce qui ne va pas sans poser des problèmes car le génie du premier s’accommode mal avec le talent mineur du second. Un nouveau réalisateur débute, George Nichols, qui va à son tour diriger Chaplin avant que ce dernier prenne lui-même en main la mise en scène de ses films avec, probablement4, Twenty Minutes of Love (sorti le 20 avril 1914). Les 35 films que Chariot tourne pour la Keystone comptent évidemment parmi les plus grandes réussites de cette compagnie. Toujours en 1914, Sennett tourne son premier long métrage (6 bobines) : Tillie’s Punctured Romance (novembre), avec Chaplin en vedette. Cependant, Ford Sterling, Henry Lehrman, Robert Thornby (réalisateur) et sa vedette Paul Jacobs quittent la Keystone pour travailler avec Carl Laemmle de l’Universal tandis que Hank Mann passe à la L-KO avec le réalisateur George Nichols.
10Au début de l’année 1915, Charlie Chaplin abandonne la Keystone pour des raisons financières, mais de nouveaux comédiens sont arrivés : son demi-frère Sydney (en 1914), Harry Gribbon, Mae Busch, Max Davidson, Polly Moran, Louise Fazenda, et, dès 1914, de jeunes réalisateurs – Del Anderson, Charles Avery, Charles Parrott puis Edwin Frazee (1915) – font leurs premières armes. De nouvelles séries apparaissent avec comme héros Ambrose (Mack Swain – en France : Ambroise), Droppington ou Walrus (Chester Conklin – en France : Joseph), Fatty (Roscoe Arbuckle), Hogan (Charles Murray – en France : Alcide), que le public retrouve chaque semaine avec enthousiasme. Le 20 juillet 1915, Griffith, Ince et Sennett fondent la Triangle avec H.E. Aitken, qui dirigeait la Mutual (distributrice de la Keystone) comme président. Sennett, dont le succès va sans cesse grandissant, tourne des films en deux, trois ou quatre bobines à raison de deux par semaine avec encore de nouveaux réalisateurs : F. Richard (Dick) Jones, Frank Griffin, Walter Wright, Walter C. Reed. En 1916, viennent s’ajouter Clarence Badger, Glen Cavender (encore un ancien comédien), Fred Fishback, Victor Heerman, William S. Campbell et Edward (Eddie) Cline qui deviendra un des plus grands spécialistes du burlesque jusque dans les années trente. Mack Sennett lui-même se fait de plus en plus rare comme metteur en scène et se contente de superviser ses productions. Il a jusqu’à douze équipes qui travaillent simultanément. Nous sommes alors loin des conditions de travail de la Keystone. On part d’un découpage très élaboré établi par des spécialistes avec des gags soigneusement étudiés, mais Sennett refuse de faire entièrement confiance aux scénaristes : pour lui, il ne faut pas séparer le script, le tournage et le montage. Le scénario sera plus ou moins respecté, remanié plusieurs fois, recomposé au tournage ou encore au montage. Il faut donc que les auteurs et gagmen fournissent un maximum d’idées parmi lesquelles quelques-unes seulement seront retenues. Le film est bâti généralement sur un crescendo bien orchestré, se terminant par une poursuite, ou une bagarre. Trente à quarante jours sont nécessaires pour tourner un film en deux bobines.
11En 1917, l’équipe Sennett est renforcée par Ben Turpin, l’homme qui louche, venu de Mutual-Vogue rejoindre Bobby Vernon (arrivé fin 1915), Bobby Dunn (en 1916), Wallace Beery et Gloria Swanson (tous deux en 1916). Cependant, la même année, Fatty qui cherche à prendre plus d’indépendance quitte Sennett pour la Paramount, emmenant avec lui son neveu Al St. John. Fred Mace abandonne, lui aussi, son vieil ami Sennett, mais il meurt quelques mois plus tard.
12À la suite de désaccords, Sennett quitte la Triangle-Keystone le 25 juin 1917, abandonnant la marque Keystone à H.O. Davis qui va continuer à produire des films comiques sous cette étiquette. Sennett garde cependant son studio d’Edendale et produit ses films pour la Paramount à partir d’octobre 1917. La plus grande partie de son équipe le suit, à l’exception des metteurs en scènes Charles Avery et Harry McCoy (tous deux également acteurs). Sennett continue à tourner deux films en deux bobines par semaine avec comme principales vedettes Ben Turpin, Charles Murray, Louise Fazenda (Maggie – en France : Philomène), Billy Bevan (à partir de 1920). Les réalisateurs nouveaux sont Erle C. Kenton, Albert Austin, Malcolm St. Clair, Frank Powell, Noel Smith, lames Davis, Roy Del Ruth. C’est la grande époque de Mack Sennett, baptisé alors « King of Comedy », « Czar of Laughter ». Les Bathing Beauties font leur apparition...
13En 1921, les films Sennett sont produits pour Associate-Producers pendant quelques mois, puis cette compagnie est absorbée par la First National pour qui Sennett travaillera jusqu’à la fin de 1922. L’année suivante, Sennett signe un contrat d’association avec Pathé où il se trouve en rivalité directe avec Hal Roach qui tourne pour la même maison. Cette collaboration va durer jusqu’en 1928.
14En 1924, Sennett qui produit deux à quatre films en deux bobines par mois, découvre un génial débutant5 : Harry Langdon (premier film : Picking Peaches, sorti le 5 février 1924), qui, associé au massif Vernon Dent, crée un personnage de clown triste aux gestes inachevés, toujours victime de catastrophes aussi improbables que destructrices. On peut s’interroger sur les contributions respectives de Sennett, Langdon et Frank Capra – un des nouveaux gagmen, bientôt réalisateur – à la construction du personnage. Quoi qu’il en soit, il est certain que Sennett eut l’intelligence de soigner particulièrement scénario et mise en scène des films de Langdon, tels ces petits chefs-d’œuvre que sont All Night Long (1924) et Saturday Afternoon (1926). C’est vers cette époque que l’on voit apparaître au générique les noms des réalisateurs Lloyd Bacon, Jefferson Moffit, Earl (ou Earle) Rodney, Wesley Ruggles, Gil Pratt, Harry Edwards, Harry Sweet.
15L’âge d’or de Mack Sennett se termine avec l’arrivée du parlant, mais déjà en 1926 le déclin de sa comédie burlesque est visible avec l’apparition de nouvelles séries. Le jeune premier Ralph Graves est associé à la jolie vedette féminine Alice Day pour tourner des scénarios plus sophistiqués d’où est absent l’esprit slapstick de la Keystone. En 1926, Sennett lance la famille Smith, de gentilles comédies, avec Raymond McKee et Ruth Hiatt qui incarnent un couple d’Américains moyens avec leur enfant terrible, Mary Ann Jackson, et leur chien Cap. En 1928, ce sont les Handy Andy Series avec Johnny Burke, qui joue les ahuris sources de catastrophes, et les Taxicab Series avec Jack Cooper dans le rôle d’un chauffeur de taxi débrouillard, les Tired Business Man Series avec Billy Bevan et Vernon Dent, et des films de charme avec les Sennett Girls (en particulier Carole Lombard). Fin 1928, Sennett passe chez Educational où il est confronté au problème de l’introduction du parlant dans le burlesque. Il se remet alors à la mise en scène et dirige quelques-uns de ses fidèles : Harry Gribbon, Vernon Dent, Andy Clyde, Billy Bevan auxquels il faut ajouter la petite Daphné Pollard (sœur de Snub Pollard), Marjorie Bebe, Patricia O’Leary et, en 1931, un certain Bing Crosby. De son équipe de metteurs en scène, il reste Harry Edwards, Earl Rodney, Del Lord, Eddie Cline auxquels s’ajoutent Clyde Bruckman, Babe Stafford. Les films de cette époque, considérés comme décadents, sont en grande majorité inaccessibles, et une réévaluation reste donc impossible. Cependant, les quelques films que nous avons pu voir, comme Fainting Lover (1931) avec Andy Clyde, sont assez médiocres : bavardes, coupées par des numéros musicaux, ces comédies n’ont rien de commun avec les bandes explosives des années vingt. D’après Turconi6, certaines furent cependant réussies, avec d’astucieux effets sonores comme dans Hollywood Star (1929) où l’on trouve de nombreux gags liés à la postsynchronisation, The Bride’s Relation, (1929) ou Sugar Plum Papa (1930).
16Cependant, la vogue des courts métrages comiques est passée avec le succès des longs métrages. Avant de terminer sa carrière de créateur de comédies chez Educational, Sennett, pendant plusieurs mois (1932-1933), produit encore pour Paramount dont il est un des principaux actionnaires. W.C. Fields tourne pour lui quelques-uns de ses grands succès (en deux bobines) : The Dentist (1932), A Fatal Glass of Beer (1933), The Pharmacist (1933), The Barber Shop (1933). Son avant-dernier film (1935) aura pour acteur principal une des rares vedettes qu’il n’avait jamais eues dans son équipe : Buster Keaton, dans The Timid Young Man.
17Après la faillite de Paramount (1935) consécutive à la crise économique, Sennett, ruiné et toujours célibataire, se retire au Canada auprès de sa mère. Il reviendra très épisodiquement au cinéma, en 1939, travaillant comme producteur associé pour la Fox. Il meurt le 5 novembre 1960 à Woodland Hills (Californie).
18La grande époque de Mack Sennett aura duré des années 1915 à 1925 environ. Tous les films produits au cours de cette faste période présentent un certain air de famille : thèmes des scénarios, mise en scène, montage, acteurs. Toutes ces composantes ont pour effet de construire un univers bien particulier, identifiable en quelques plans. On aurait beaucoup de mal à trouver une telle unité dans les productions de Roach ou de Christie.
19Parmi les thèmes chers à Sennett, on retrouve bien entendu la classique parodie des différents genres cinématographiques (western, serial, péplum, mélodrame, etc.). Ben Turpin en est le roi incontesté : on pourra le voir imiter Eric von Stroheim, Rudolph Valentino ou William Hart... La comédie-poursuite, où excelle Billy Bevan, est parfaitement maîtrisée par l’équipe Sennett grâce à un montage rigoureux et surtout à l’imagination inépuisable des gagmen. Elle démarre sur un forfait (vol, enlèvement) et oppose in fine les bons et les méchants, qui, en ce qui concerne les incidents dont ils sont victimes, sont traités sur un plan d’égalité. Seul Larry Semon a su égaler, et même quelquefois dépasser, Sennett au cours des poursuites hystériques qui clôturent généralement ses films. Autre thème d’inspiration, la comédie « domestique » qui met en scène les petits métiers de la vie quotidienne : plombier, livreur de glaces, garagiste, barman, garçon de restaurant, vendeur, chauffeur de taxi, poseur de papiers peints, etc. Andy Clyde, Billy Bevan, Charlie Murray se trouvent ainsi affrontés à des outils rebelles, des machines indomptables, tous générateurs de prévisibles cataclysmes. Les inventeurs, bricoleurs de génie à l’imagination sans limite, sont aussi une féconde source de gags (Hal Roach, avec Snub Pollard, et surtout le génial Charlie Bowers ont su également exploiter ce filon) : appareils démoniaques, véhicules incontrôlables, explosifs radicaux parsèment ces films de péripéties fumigènes et décapantes. Enfin la comédie vaudeville, animée par le triangle classique, reste, au cours de cette faste période, un thème secondaire qui sera, en revanche, plus abondamment exploité par Sennett vers la fin du muet (1925-1929). Coupant sans remords les scènes qui lui paraissent manquer de vis comica, Sennett, superviseur de la plupart de ses comédies, leur communique un rythme particulièrement vif et qui va croissant du début à la fin. La vitesse est une caractéristique dominante de l’univers de Sennett. Seuls les films d’Harry Langdon échappent fort intelligemment à cette règle : Sennett a su adapter la mise en scène et le montage à cet acteur tout en demi-teinte.
20Quant aux personnages de Sennett, ils apparaissent comme des marionnettes qui, comme dans le classique guignol, possèdent une fonction précise et bien caractérisée : le policier, le juge, le voleur, l’ingénue, la belle-mère... Cette impression est renforcée d’une part par l’utilisation généralisée du plan d’ensemble qui réduit les acteurs à des silhouettes – bien reconnaissables cependant –, et d’autre part par la rareté des gros plans sur les visages. De plus, l’emploi de trucages tels que l’accéléré, le mouvement inversé, l’animation renforcent cette dépersonnalisation des acteurs qui deviennent des archétypes, et presque des objets. Cependant, outre l’avalanche savamment contrôlée de gags, ce qui caractérise la plupart des comédies de Sennett, c’est sans doute la remise en question du respectable ordre établi. Ce grand élan libérateur ne pouvait que séduire les amis d’André Breton, comme Robert Desnos ou Philippe Soupault, et tout un public populaire qui voyait se matérialiser sur l’écran ses fantasmes les plus destructeurs, ses pulsions les plus revanchardes, ses rêves les plus délirants : riches dépouillés, bourgeois effondrés, flics inoffensifs, juges impuissants, pasteurs ridicules, jeunes femmes libérées, mais aussi folles cavalcades, courses épiques, envols sans entrave, ascensions stratosphériques, expéditions improbables dans des contrées imaginaires...
21On pourrait presque affirmer que Sennett a fait sienne cette définition du cinéma que proposait Jacques Audiberti :
22« Le cinéma, lui, dans l’ensemble, a pour usage et pour métier de décrire les états et les aventures que le social, en raison des barrières qui le constituent tout autant qu’elles l’encombrent, ne permet pas. Le cinéma donc, exprime, non point la société, mais l’arrière-pensée de la société, les hypothèses perverses ou drolatiques qu’elle nourrit dans la confuse rêverie de ses membres enchaînés7. »
23L’imagination irrespectueuse de la maison Sennett – la Fun Factory, l’Usine à Gags – permit ainsi de réaliser quelques inégalables chefs-d’œuvre du cinéma burlesque tels Lizzie of the Field, Calloping Bungalows, A Sea Dog Tale, Bathtub Perils, A Hollywood Kid, etc. Chez Sennett, le cinéma muet, en privilégiant l’image et l’imagination et en associant humour corrosif et fantaisie débridée, a su à la fois déclencher le rire et stimuler le rêve chez le spectateur.
Notes de bas de page
1 Théodore Huff, cité par Robert Giroux in Griffithiana, n° 12-15, octobre 1983, p. 15.
2 Le passage consacré à la biographie de Mack Sennett repose essentiellement sur les ouvrages suivants :
Davide Turconi, Mack Sennett, Roma, Ed dell’Ateneo, 1961. Jean Mitry, op. cit.
Robert Giroux, « Mack Sennett », in Griffithiana, n° 12-15, octobre 1983, pp. 15-40.
3 Blair Miller, op. cit., p. 127. Signalons toutefois que dans The Bangville Police, les fameux policiers ne sont pas en uniforme mais ne sont que des paysans du village, nommés shérifs adjoints sous la houlette de Fred Mace.
4 David Robinson, Charlie Chaplin, sa vie, son art, Paris, Ramsay, 1987, pp. 87-88.
5 En réalité, Langdon avait déjà tourné en 1923, pour le producteur Sol Lesser, deux films au moins, dont Horace Greeley Jr (R : Alf Goulding), qui, racheté par Sennett, ne fut distribué que le 9 juin 1925.
6 Davide Turconi, op. cit., p. 70.
7 Jacques Audiberti, Comoedia, n° 48, 2 mai 1942.
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