Introduction
Sources et origines du burlesque
p. 17-22
Texte intégral
1« Pendant longtemps, j’ai été considéré comme l’inventeur du comique cinématographique dit slapstick, mais il est temps que je confesse la vérité : ce sont les Français qui sont les inventeurs du slapstick et je les ai imités. Je n’ai jamais pu m’aventurer aussi loin qu’eux, parce que si vous donnez à un Français l’opportunité d’être comique, il va jusqu’au bout – vous voyez ce que je veux dire ; j’ai volé mes premières idées aux frères Pathé. »
2Ainsi s’exprime Mack Sennett dans ses Mémoires1, reconnaissant avec une évidente humilité sa dette envers le cinéma français.
3Cependant, le grand Mack pêchait à la fois par modestie et par omission... Le cinéma comique américain s’est certes beaucoup inspiré à ses débuts des bandes venues d’Europe (non seulement de France, mais aussi d’Italie avec les productions de la Cinés et de l’Itala) ; cependant, nous verrons qu’il a recherché surtout son inspiration ainsi que ses merveilleux interprètes dans le music-hall anglais et dans le vaudeville américain.
4Avant d’aller plus loin, il convient de définir le slapstick. À l’origine, il s’agit d’un instrument utilisé dans la commedia dell’arte. Bruyant mais inoffensif, il était composé de deux lattes de bois assemblées que l’on faisait claquer sur le dos ou le postérieur d’un comparse. Par extension, ce mot caractérisa la farce bouffonne, l’humour grossier, les situations absurdes, les actions mouvementées... Le comédien de ce style se devait par conséquent d’être non seulement un amuseur, mais aussi un acrobate, un cascadeur ou même un magicien. Certes, toutes les comédies tournées aux États-Unis avant 1929 ne peuvent être rangées dans cette catégorie bien particulière. Si la majeure partie de la production de Sennett jusque vers 1920 et certains films de Roach appartiennent sans aucun doute à cette famille, on ne peut en dire autant des films plus tardifs réalisés par exemple pour Christie ou Educational qui pourront être des comédies de situations, satiriques ou vaudevillesques.
Le vaudeville américain
5À la lecture des nombreuses biographies rassemblées dans cet ouvrage, le lecteur constatera que la quasi-totalité des comédiens ou comédiennes qui ont fait carrière dans le cinéma burlesque ont débuté dans le « vaudeville ». Ce divertissement très populaire outre-Atlantique – qui n’a rien à voir avec notre théâtre dit de « vaudeville » – semble apparaître vers le milieu du xixe siècle pour atteindre son apogée vers 1890 et jusqu’au début des années trente. Le vaudeville américain consistait en un spectacle rassemblant une dizaine de numéros, sans lien entre eux, mêlant magiciens, acrobates, chanteurs, danseurs, jongleurs, animaux dressés, ventriloques, mimes, comédiens, etc. C’était donc l’exacte réplique du music-hall anglais où s’illustra la fameuse troupe de Fred Karno. La plupart des artistes issus de cette rude école – le public était impitoyable – savaient un peu tout faire.
6Dès les débuts du cinéma, les dénicheurs de talents des compagnies de production trouvèrent là une réserve quasi inépuisable : il s’agissait d’y découvrir l’oiseau rare, la future vedette capable de remplir les salles obscures. C’est ainsi que la Compagnie Fred Karno, en tournée aux États-Unis, fut partiellement démantelée par le départ de quelques-uns de ses plus brillants éléments : Charlie et Sydney Chaplin, Stan Laurel, Billy Ritchie, Billy Reeves, Jimmy Aubrey, Leo White, Albert Austin, Billy Armstrong... C’est donc bien dans le music-hall anglais et dans le vaudeville qu’il faut chercher une des sources principales du comique américain, certains acteurs, et Chaplin le premier, n’hésitant pas à adapter au cinéma leurs numéros ou leurs sketchs.
L’école burlesque française
7Cependant, tandis que le cinéma américain cherchait sa voie, le cinéma français, favorisé par quelques années d’avance, avait déjà à son actif une production originale, notamment dans le domaine du burlesque. En effet, si l’on se réfère au célèbre Arroseur arrosé, on peut affirmer que le cinéma comique français est né en même temps que le septième art. Pourtant, ce n’est que dix ans plus tard environ, vers 1905, que les premières bandes comiques, possédant un scénario relativement élaboré, voient le jour grâce aux productions de la Gaumont et à des personnalités comme Louis Feuillade (réalisateur-scénariste), André Heuzé (scénariste) et Romeo Bossetti (acteur-réalisateur). En particulier, le thème si fécond de la course-poursuite apparaît pour la première fois en France dans Arrêtez mon chapeau (1906) Iscénario de Louis Feuillade et réalisation d’Étienne Arnaud], si l’on en croit F. Lacassin2, ou dans Dix femmes pour un mari (mars 1905) d’après J. Mitry3. Tous deux avaient été cependant devancés par un Américain, Wallace McCutcheon, qui, dès 1904, avait tourné Personnal dont le thème4 – un jeune homme poursuivi par un nombre croissant de jeunes filles désireuses de l’épouser – fut plus tard brillamment développé par Keaton (Seven Chances, 1925).
8Les Français surent toutefois exploiter très tôt cette veine, notamment la maison Pathé avec La Course à la perruque (1906 et 1908), La Course aux sergents de ville (1907), La Course aux belles-mères (1907), La Course aux poivrots (1907), La Course des nourrices (1909), La Course aux mouchoirs (1909)5, etc. Ces poursuites grotesques, folles et absurdes, réalisées avec de nombreux trucages, inspirèrent sans aucun doute Mack Sennett : en particulier, les sergents de ville galopeurs de chez Pathé sont bien les ancêtres des fameux Keystone Cops (ou Kops) de la Keystone.
9Par ailleurs, dès 1906, le cinéma français inventait les « séries » : des bandes comiques dont le public aimait à retrouver, d’une semaine à l’autre, le héros, baptisé d’un nom cocasse. Le premier d’entre eux fut sans doute Boireau (André Deed) dont la série démarra chez Pathé en 1906, puis il y eut Roméo (Roméo Bossetti) chez Gaumont en 1909, Rigadin (Prince) en 1909 chez Pathé, Calino (Clément Mège) en 1909 chez Gaumont, etc. Sans oublier Max (Max Linder), vedette Pathé dès 1909. De 1912 à 1914, l’école burlesque française atteint son apogée avec les délirantes farces de Jean Durand (1882-1946) : les séries des Zigoto (le clown Lucien Bataille), des Onésime (Ernest Bourbon), des Calino que continue Durand, sont sans doute les bandes qui ont marqué Mack Sennett par leur folie destructrice et leur fantaisie sans limite. Durand part d’une idée, souvent saugrenue, qu’il développe avec une logique burlesque jusqu’à l’absurde ; le film se termine souvent par une annihilation massive et systématique de son univers. Tex Avery n’est pas loin... L’équipe de Durand (baptisée « les Pouites ») était formée d’acteurs à la fois bons comédiens et excellents acrobates. Citons, à titre d’exemple, le résumé d’un film de Calino raconté par F. Lacassin :
10« Calino sourcier trouvait une baguette de radiesthésiste. Arrivé chez lui, elle mettait en marche les conduites d’eau, les eaux d’un tableau s’animaient et ruisselaient. Venu à l’Académie des sciences pour expliquer son cas, Calino faisait éclater un savant hydropique. Au commissariat de police, sous l’effet de la baguette, il se liquéfiait, ne laissant de lui que ses bottes6. »
11Feuillade, lui aussi, apporte, pour la Gaumont, une importante contribution à la comédie en tournant des films à l’intrigue déjà élaborée avec, comme vedette, Marcel Levesque au jeu plus nuancé que celui des marionnettes de Jean Durand. Enfin, Max, le dandy sympathique et charmeur, composait un personnage vivant et bien réel, ce qui le distinguait des autres comiques et faisait son succès. Ses aventures cocasses, pimentées quelquefois de trucages (animation vue par vue), firent connaître leur héros dans le monde entier et en particulier aux États-Unis où il fut invité à tourner. Chaplin reconnut sa dette et bien d’autres imitèrent Max plus ou moins directement, comme par exemple Monty Banks. Sennett lui aussi le prit comme modèle à ses débuts. Linda Arvidson-Griffith, l’épouse de D.W. Griffith, écrivait en effet dans ses Mémoires :
12« Il (Mack Sennett) interprétait souvent des personnages de policier – et quel avenir pouvait-on espérer pour un policier à l’écran ? Il tint d’autres rôles de figuration en personnifiant des dandys français. En étudiant avec persistance Max Linder – le célèbre acteur comique de Pathé à cette époque – et en adoptant son mode vestimentaire boulevardier avec guêtres, boutonnière et canne, Sennett popularisa un type français qui, pour un Irlandais tel que lui, ne semblait pas affecté7. »
13Jusqu’en 1914, le cinéma comique français occupa donc une place prépondérante aux États-Unis et dans le monde, grâce au dynamisme de ses producteurs et à l’inventivité de ses créateurs. La Première Guerre mondiale va porter un coup fatal à toute l’industrie cinématographique française : les artistes (comme Jean Durand) sont mobilisés, la production diminue considérablement, tandis que les vedettes américaines, Chaplin en tête, entament une irrésistible ascension.
Les primitifs américains
14Dans le même temps, le cinéma comique américain faisait ses premiers pas, à la Biograph tout d’abord, et se développait vers 1906-1907 sous l’impulsion de Wallace « Pop » McCutcheon (1894-1928), cité plus haut, qui semble avoir été influencé essentiellement par le vaudeville. Puis David Wark Griffith (1875-1948) prenait le relais. Incontestablement inspiré par l’école française, il tourne la série des « Jones » avec la Canadienne Florence Turner (1890-1938), baptisée la « Biograph Girl8 » : Mr Jones Entertains, Mr Jones Has a Card Party (1909). Florence Turner – louée à Carl Laemmle pour IMP où elle devient la « IMP Girl » – est remplacée par Mary Pickford (1893-1979). En 1909, est distribué The Curtain Pole, considéré, comme nous l’avons signalé, comme le premier film à l’esprit slapstick : il s’agit, écrit Jean Mitry9, d’une course-poursuite avec « esprit de destruction ». Mack Sennett, Eddie Dillon (futur metteur en scène à la Keystone), Owen Moore (le premier mari de Mary Pickford) font partie de l’équipe initiale de comédiens. Mais, en 1912, Sennett fondera sa compagnie, la Keystone, pour voler de ses propres ailes.
15Quant aux autres maisons de production, leurs premières comédies apparaissent presque toutes simultanément dans les années 1909-1911. Tout d’abord la compagnie Edison Films10, fondée par Thomas A. Edison lui-même : sa production burlesque commença vers 1909 avec John R. Compson ( 1868-1913) dans le rôle de « Bumptious », Elsie McLeod et le chien Shep ; plus tard, en 1912, William Wadsworth dans la série « Mr. Wood B. Wood » (en France, « Népomucène Lemarieux »), Gertrude McCoy (1890-1967) dans les « Split-Reels » (films d’une demi-bobine), Arthur Houseman (1889-1942), Dan Mason, Alice Washburn (1861-1929), l’Anglais Herbert Prior (1862-1954), Mabel Trunnelle (1879-1981) et un figurant nommé Harold Lloyd. Cependant, les dirigeants de la Compagnie Edison ne croyaient pas à l’avenir du slapstick ; ils écrivaient en effet dans The Edison Kinetogram du 15 novembre 1915 :
16« Nous voyons maintenant avec le recul que le slapstick ne fut qu’une fantaisie passagère et que ce genre va bientôt s’épuiser, car la comédie slapstick ne peut être que la répétition des mêmes vieilles recettes, le même vieux "business", tandis que la véritable comédie, plus difficile à réaliser sur l’écran que sur scène, est toujours neuve, brillante, sans choquer personne. »
17La Lubin Manufacturing Company, fondée par le Prussien Sigmund « Pop » Lubin (1851-1923), lance en 1904 le couple de comédiens Harry Myers-Rosemary Theby. Plus tard, en 1913, apparaissent les Gay Time Comedies avec Raymond McKee et Mae Hotely11. La Vitagraph produit dès 1910 les comédies du tandem John Bunny-Flora Finch, puis Hughie Mack remplacera Bunny décédé en 191512. L’Essanay Film Manufacturing Company fondée en 1907 par Gilbert « Broncho Billy » Anderson (1884-1971) et George K. Spoor a pour vedettes comiques, à partir de 1910, Augustus Carney (série « Alkali Ike ») et Victor Potel13. La même année, la Solax Company, où opérait la Française Alice Guy-Blaché, produit les comédies de Billy Quirk jusqu’en 191214. La Nestor Film Company des frères Horsley lance en 1911 la série « Mutt and Jeff » où débutent Bud Duncan et, en 1912, le tandem Lyons et Moran. La Kalem Company, créée en 1907 par George Kleine, Samuel Long et Frank K. Marion (KLM), a pour vedettes comiques, à partir de 1911, John Brennan (1865-1940) et Ruth Roland (1892-1937), la future reine du serial, et plus tard Bud Duncan15. À l’Independent Motion Picture (IMP) Company, fondée en 1909 par un Allemand, Carl Laemmle (1867-1939), la vedette est Eddie Lyons, avant son départ en 1912 pour la Nestor. IMP fut ensuite absorbé par Universal nouvellement créé, toujours par Carl Laemmle, en 1912, et Max Asher fut alors l’acteur principal des Powder et Joker Comedies (1912)16.
18En 1914, Chaplin ayant fait chez Mack Sennett une percée magistrale, le cinéma comique américain a définitivement pris le dessus sur le burlesque français : ayant intégré parfaitement toutes ses leçons, il ne cherche plus son inspiration dans les bandes de Pathé ou Gaumont. Les comédies d’outre-Atlantique sont devenues des produits foncièrement américains et l’on peut constater, à la lecture des quelque 160 biographies de cet ouvrage, que l’apport de l’étranger à cette florissante et nouvelle branche de l’art et de l’industrie cinématographiques est assez limité. Quelques Anglais, certes prestigieux : les transfuges de Karno cités plus haut, et – moins connus – Flora Finch, Phil Dunham, Dan Russell ; deux Ecossais : Jimmy Finlayson et Andy Clyde ; autant d’Irlandais : Kate Price, Eileen Percy auxquelles il convient d’ajouter Mack Sennett, Canadien de naissance mais Irlandais d’origine ; un Allemand : Max Davidson ; trois Italiens : Monty Banks, Bull Montana et Lupino Lane (en réalité Anglais de naissance) ; un Russe d’origine juive : Billy West ; un Hongrois : Charles Puffy, vedette de l’Universal de 1925 à 1928 ; quelques Australiens de talent : Snub et Daphné Pollard, Billy Bevan, Mae Busch, Clyde Cook, Ena Gregory ; un Espagnol : Marcel Fabre (né Fernandez Perez) et... deux Français (d’origine seulement !) : Ben Turpin et Mabel Normand. Les créateurs de la comédie burlesque made in USA sont donc bien, dans leur grande majorité, d’authentiques Américains, car, comme l’écrivait Elie Faure dès 1922 :
19« Les Américains sont des primitifs, et en même temps des barbares, ce qui fait la force et la vie qu’ils infusent au cinéma [...]. Il est naturel qu’un art neuf choisisse, pour se manifester aux hommes, un peuple neuf, et un peuple neuf qui n’avait, jusqu’ici, aucun art vraiment personnel17. »
Notes de bas de page
1 Mack Sennett, King of Comedy, Garden City, New York, Doubleday, 1954, pp. 64-65.
2 Francis Lacassin, « Les fous rires de la Belle Époque », in Pour une contre-histoire du cinéma, Paris, Institut Lumière/Acte Sud, 1994, p. 141.
3 Jean Mitry, Histoire du cinéma, Paris, Ed. universitaires, 1967, t. I, p. 248.
4 Ibid., p. 246.
5 Henri Bousquet, « Filmographie de Pathé », in Pathé, premier empire du cinéma, publié sous la direction de Jacques Kermabon, Paris, Ed. Centre Pompidou, 1994, pp. 441-462.
6 6. Francis lacassin, op. cit., p. 144.
7 Linda Arvidson-griffith, When the Movies Were Young, New York, 1925 ; cité par Davide Turconi, in Mack Sennett, Roma, Ed dell’Ateneo, 1961, pp. 14-15.
8 Blair Miller, Americain Silent Film Comedies, Jefferson, McFarland, 1995, p. 245.
9 9. Jean Mitry, Mack Sennett, Anthologie du cinéma n° 24, Paris, L’Avant-Scène, avril 1967, p. 178.
10 Blair Miller, op. cit., pp. 71-72.
11 Ibid., pp. 154-155.
12 Jon Gartenberg, « Le commedie Vitagraph », in Vitagraph Co of America, Ed. Studio Tesi, 1987, pp. 219-224.
13 Blair Miller, op. cit., p. 79.
14 Ibid., p. 225.
15 Ibid., pp. 181-182
16 Ibid., pp. 114-115.
17 Élie Faure, « De la cinéplastique », in L’Arbre d’Eden, Paris, Ed. Crés, 1922. Cité par Marcel L’Herbier in Intelligence du cinématographe, Paris, Corréa, 1946, p. 272.
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