Chapitre 9. Shaykh sous l’ordre colonial : accommodation et résistance
p. 147-167
Texte intégral
1Au début du xxe siècle, les Français s’engageaient dans la conquête du pays bidân. Les enjeux sociaux et politiques prirent alors une autre dimension. En effet, de nouveaux protagonistes sociaux et religieux se manifestaient, face auxquels l’homme de religion devait adopter de nouvelles stratégies pour conserver et propager son influence.
Politique musulmane en Mauritanie
2La présence effective des Français en pays bidân datait du xviiie siècle. Dès cette période, ils avaient établi des relations commerciales avec les tribus du Trârza et du Brâkna. Pour assurer la sécurité du commerce des esclaves comme celui de la gomme arabique, les autorités françaises installées à Saint-Louis passaient des traités avec les émirs de la région. Cette relation était basée sur le paiement des « coutumes », localement appelé amkubul, aux chefs des hassân. Ce n’est qu’après la période de Faidherbe, en 18911, que les premiers projets coloniaux pour l’occupation du territoire du pays bidân furent mis en œuvre.
3Coppolani, l’initiateur de ce projet colonial, exprima dès la fin du xixe siècle sa volonté de rompre avec la politique de Faidherbe en ce qui concernait le Soudan2, avant de se tourner vers la Mauritanie : « Si le général Faidherbe et, après lui, le gouvernement du Sénégal ont cru devoir obtenir la neutralité des tribus maures et nous concilier leurs chefs par le payement de subventions annuelles, au Soudan on n’avait plus les mêmes raisons de suivre un exemple susceptible de porter atteinte à notre prestige et défavorable à notre autorité3. »
4La politique coloniale française dans le pays bidân fut mise en place par Coppolani, ancien fonctionnaire des bureaux arabes d’Algérie et spécialiste de l’islam confrérique. Il avait écrit avec O. Depont un livre volumineux sur les confréries musulmanes4. Riche de son expérience algérienne, il se consacra à la préparation de la conquête militaire de l’espace bidân, à laquelle il participa avant d’être tué, en mai 19055.
5Depuis des siècles, les principaux interlocuteurs des Français dans le pays étaient les émirs, les détenteurs du pouvoir politique ; et pourtant, les transactions commerciales se réalisaient avec des groupes à dominante zwâya qui récoltaient la gomme et en faisaient le commerce, selon le partage traditionnel du travail entre les différents groupes statutaires de la société bidân. Les Français cherchaient à gagner la confiance et la collaboration des chefs guerriers parce qu’ils pouvaient garantir la sécurité des échanges commerciaux. Sans le concours des émirs, les intérêts commerciaux de la France étaient menacés.
6Avec Coppolani, le jeu des alliances changeait. Pour lui, les principaux interlocuteurs sur lesquels il fallait compter étaient les hommes de religion. Il avait bien mesuré leur influence religieuse et politique : « Le caractère en quelque sorte spirituel de ces personnages religieux, leur rôle d’arbitre et d’interprète du Coran, les doctrines, soit puritaines, soit tolérantes et humanitaires qu’ils enseignent à des milliers de Tolba, les nombreux adeptes qu’ils recrutent, les placent au-dessus de tout et de tous et en font les véritables dépositaires du pouvoir spirituel et temporel. Leur action est prépondérante sur la masse et s’exerce souvent sur les chefs guerriers. Ils ont été les auxiliaires de notre politique et peuvent devenir des instruments6. »
7Cette description, faite dans le dessein d’exagérer quelque peu l’influence de l’homme de religion, n’était pas si éloignée de la réalité. Ce qui n’est pas dit ici, et qui fut un facteur déterminant dans la mobilisation des hommes de religion auprès des Français, c’est l’antagonisme historique entre les tribus zwâya et hassân qui caractérisait et tempérait les rapports de force entre les deux groupes statutaires, au sommet de la hiérarchie, dans la société bidân. Les tribus zwâya auxquelles appartenaient ces hommes de religion étaient sous la domination des hassân et étaient l’objet de leur violence physique et symbolique. Bien qu’acceptant certaines fonctions et collaborant avec les pouvoirs émiraux, les hommes de religion gardaient, surtout au Trârza, le souvenir de leur défaite. Pour eux, les hassân ne représentaient pas un pouvoir légitime, l’émir étant fort loin d’incarner l’imâm juste (al-’imâm al-‘âdil). Ce sentiment anima la réflexion des savants bidân au xixe siècle, c’est-à-dire deux siècles après l’échec de leur projet d’instaurer un État théocratique. Shaykh Muhammad al-Mâmî, figure savante de cette époque, prôna ouvertement le jihâd contre l’émir hassân afin qu’il fût remplacé par un ’imâm, membre des zwâya7. C’est ainsi que, à défaut d’imâm musulman juste, et face à l’état d’insécurité et d’anarchie politique (sayba) qui régnait dans le pays – selon la vision des zwâya –, les zwâya étaient prêts à soutenir un pouvoir, même s’il était non musulman, capable de mettre de l’ordre dans cette anarchie. Le camp adverse utilisait le même argument, mais pour déclarer le jihâd ; Mâ’ al-‘Aynayn, par exemple, mit la question de l’imâm au centre de son appel au jihâd. D’ailleurs, pour lui, depuis la mort du leader almoravide Abû Bakr b. ‘Umar, le pays bidân vivait dans la sayba8 (anarchie).
8C’est dans cette optique qu’il faut insérer le ralliement de quelques hommes de religion à la cause des Français. En prêchant pour la soumission à ce nouvel ordre, ce choix de coopérer manifesté par les hommes de religion en Mauritanie, surtout au Trârza, était même considéré par l’administration comme un « fait unique dans les annales musulmanes ; ce sont les religieux qui nous ont préparé les voies, puis introduit en Mauritanie9 ».
9La lutte sociale et politique entre les deux groupes dominants était un élément important utilisé par Coppolani et ses successeurs au service de leur politique coloniale dans le pays. Deux ans après la mort de Coppolani, le gouverneur général de l’Afrique occidentale française, dans une lettre adressée au commissaire général en Mauritanie, écrivait : « Les groupements guerriers seront encore longtemps des ennemis irréductibles, car ils se rendent parfaitement compte que l’établissement de notre domination sera la ruine de leurs deux moyens d’existence : le pillage des sédentaires et la traite des noirs. Nous ne pouvons donc trouver un appui qu’auprès des tribus maraboutiques qui, confiantes dans la protection que nous leur donnons contre les tribus guerrières, se sont, sous la direction de chefs religieux éminents, ralliées franchement à notre cause. […] Les marabouts ne sauraient constituer d’ailleurs, de longtemps encore, un danger pour notre influence. Sans armes et sans autorité sur les tribus guerrières, ils ont tout à gagner à conserver notre appui qui sauvegarde leurs biens et leur assure l’indépendance, ils resteront pour nous de précieux auxiliaires s’ils sont convaincus que leur liberté religieuse sera respectée10. »
10Toutefois, nous n’adhérons pas à la thèse simpliste qui considère les zwâya et le milieu religieux comme le camp de la « collaboration » et voit dans les hassân le camp du refus et de la résistance. Parmi les hassân, il y avait de nombreux personnages et des tribus qui s’étaient alliés aux Français, comme il existait parmi les religieux et les zwâya une forte résistance idéologique et armée. De nombreux lettrés optèrent dans leur réflexion théologique pour la résistance par tous les moyens, comme la conspiration, l’affrontement armé, l’émigration des régions occupées. Certains lettrés légitimèrent même le jihâd contre les tribus bidân qui collaboraient avec les Français ou seulement se trouvaient dans les zones administrées par eux11. Coppolani lui-même était conscient qu’il n’obtiendrait pas la ralliement de la majorité des religieux à sa cause : « Les membres des fractions religieuses servent volontiers d’intermédiaires. Leur chapelet leur donne accès auprès de tous ; mais souvent leurs prières ne sont pas entendues ou sont dénaturées, et, dans ce cas malheureusement trop fréquent, ils deviennent les meilleurs soutiens de la révolte12. »
11Soulignons également que les Français restèrent méfiants dans leur alliance avec ce groupe ; certains allaient même jusqu’à supposer que l’appui apporté aux zwâya pouvait encourager la naissance de l’unité des croyants contre la France : « En ce qui concerne les marabouts, en admettant qu’ils soient pour nous, ce qu’on se figure en haut lieu, nous ne pouvons pas, selon leurs désirs, mettre les guerriers sous leurs pieds ou sous les nôtres, définitivement. Ce serait travailler pour l’Islam, faire l’union des Croyants contre nous dans l’avenir. Ceci ne peut nous convenir13. »
Sa‘d Bûh et la politique de l’accommodation
12C’est dans ce cadre général que s’inscrivaient les rapports entre les hommes de religion et les Français au début de l’occupation. Quant à Sa‘d Bûh, les Français prirent contact avec lui dès les vingt dernières années du xixe siècle. Sa première intervention à la demande des Français date de 1875, à Cayor (Sénégal)14. En 1880, Sa‘d Bûh intervint pour libérer Soleillet, aux mains des Awlâd Dlaym ; il protégea un troisième Français en 1891, Fabert, contre les menaces de l’émir du Trârza, A‘mar Sâlim b. Muhammad Lahbîb (m. 1893). Mais l’intervention la plus longue et la plus difficile fut le secours qu’il porta à Blanchet en 1890. Ce dernier dirigeait à l’époque une mission « d’exploration » dans l’Adrâr. Il fut piégé par l’émir de l’Adrâr, al-Mukhtâr w. ‘Aydda, et perdit un nombre important de ses compagnons, avant d’être libéré en échange d’une caution négociée par Sa‘d Bûh, à la demande des Français de Saint-Louis. Sa‘d Bûh lui même risqua sa vie au cours de cette médiation en raison de l’hostilité des tribus à l’égard de la présence étrangère dans le pays. Ainsi, il était sollicité pour faciliter le contact des Français avec les émirs du pays ; d’ailleurs, une lettre rédigée – en arabe – par Sa‘d Bûh, le 12 octobre 1895, et adressée au gouverneur général le montre15. Ces actes marquent le début d’une entente entre le saint et les Français, avant même que ces derniers n’eussent commencé leur occupation militaire de la Mauritanie.
13Avec Coppolani, Sa‘d Bûh s’impliqua davantage encore aux côtés des Français. C’est en rajab 1320H/octobre 1902 qu’il fut invité à Saint-Louis à donner son accord à l’occupation française de la Mauritanie. Al-Bashîr Lambârigî, de la tribu des Idagbahannî, qui était un proche disciple de Sa‘d Bûh, décrivit16 en détail le déroulement de cette rencontre entre son maître et Coppolani. Selon ce texte, Coppolani envoya une lettre au shaykh dans laquelle il expliquait ses intentions de « faire régner la paix dans tout le pays bidân » et demandait son aide afin d’accomplir cette tâche. A la réception de cette lettre, Sa‘d Bûh, après réflexion et quelques hésitations, décida de se rendre à Saint-Louis, « en espérant que Dieu les repousse [les Français] grâce à lui (la‘alla allâha yaruddahum ‘alâ yadayh)17 ». Le 5 ramadân 1320h/6 décembre 1902, il rencontra le gouverneur (amîr) français. Au terme d’une longue discussion pendant laquelle le gouverneur manifesta sa détermination de marcher sur la Mauritanie, Sa‘d Bûh ne cacha pas son désaccord et répondit avec amertume : « Voilà vingt ans que je suis l’intermédiaire entre vous et les musulmans (qâ’im baynaqum wa bayna al-muslimîn) et je n’ai jamais accepté qu’ils vous nuisent […]. Ce qui m’avait poussé à faire cela, c’est pour que vous ne trouviez pas un prétexte pour occuper ce pays musulman ou faire la guerre contre les musulmans. Je pensais que vous étiez juste (lâ-tazlimûn) et je n’acceptais pas que vous subissiez l’injustice (tuzlamûn)18. »
14Cependant, le gouverneur continua à justifier son projet en expliquant que la présence française était une occasion de lutter contre les injustices et de faire prospérer le pays, mais il ne put convaincre le shaykh. Le lendemain, une autre rencontre fut organisée, le gouverneur voulait connaître les raisons de l’opposition et des réserves de Sa‘d Bûh. Ce dernier les lui exposa en s’appuyant sur quatre arguments : « Premièrement, notre effarouchement (nufuranâ) d’être dominé par un gouverneur (satwat al-malik) même s’il est un musulman car nous n’y sommes pas habitués. Deuxièmement, la différence entre nos deux religions. Troisièmement, les hassân qui ne sont pas soumis, dès qu’ils apprendront votre arrivée, pilleront les biens des zwâya et leur terre avant que vous les atteigniez. Quatrièmement, nous craignons l’impôt (maghram) sur les musulmans19. »
15Le gouverneur tenta de le rassurer, mais sans résultat. Ce n’est qu’après l’intervention de Sidiyya que Sa‘d Bûh se résigna, tout en gardant des réserves justifiées cette fois par le fait « qu’il n’appartient pas aux gens de ce pays – Trârza – et qu’il n’a pas un mot à dire à ce sujet ; il n’est qu’un étranger ici – au Trârza –, les siens sont au Hawd20 ». Sa‘d Bûh fit allusion à Sidiyya en tant que personne qui avait le droit de parler au nom des gens du pays, et particulièrement ceux du Trârza et du Brâkna. Selon al-Bashîr Lambârigî, après des tractations, Sa‘d Bûh revint sur les quatre points importants qui suscitaient ses craintes et demanda au responsable français de lui écrire un engagement de « ne pas lever des impôts (maghram) sur les zwâya, de ne pas prendre leurs esclaves, de respecter leur religion et de ne pas recruter de soldats parmi eux21 ». Ces conditions étaient primordiales pour éviter que les zwâya ne rejoignent les insurgés. Hormis la question des esclaves, les Français acceptèrent ces conditions. Coppolani donna à chacun des deux shaykh un document adressé aux zwâya, exprimant la volonté du gouverneur de les défendre et de les protéger contre les injustices et les exactions avec l’aide de Sa‘d Bûh et Sidiyya. Notre shaykh fut mis devant le fait accompli : Sidiyya soutenu par ‘Abd ar-Rahmân b. Muhammad Fâl b. Mutâli, accepta cette mission, et al-Bashîr Lambârigî commenta cette attitude, en citant un proverbe bidân : « La main que tu n’arrives pas à couper, baise-la22 ». Un autre récit décrit la rencontre entre Sa‘d Bûh et les Français ; il fut rédigé par un autre disciple de Sa‘d Bûh, Muhammad Fâdil w. Muhammad Nâjim23. Ce dernier texte est analogue à celui d’al-Bashîr Lambârigî.
16Le premier objectif des deux auteurs de ces deux textes était de défendre leur shaykh, en insistant sur son hostilité envers la pénétration française au départ. Si, par la suite, sous la pression, il fut amené à soutenir les chrétiens (ar-rûm), il reste néanmoins méfiant et vigilant. Les textes établissent que Sa‘d Bûh fut contraint de collaborer avec Coppolani. Cependant, il imposa ses conditions qui firent de lui un défenseur des intérêts de son groupe statutaire, les zwâya en particulier, et des musulmans en général. Il insista sur l’exonération de l’impôt pour les zwâya, leur droit de conserver leurs esclaves et le respect de leurs pratiques religieuses.
17Les zwâya étaient soumis à l’impôt des hassân24, en particulier les zwâya az-zal (zwâya de l’ombre), très faibles militairement et démographiquement. Ils étaient obligés de payer la gharâma qui marquait leur dépendance politique et sociale. Cette demande de Sa‘d Bûh n’avait pas seulement une dimension économique, elle confirmait une volonté d’indépendance vis-à-vis de la nouvelle puissance qui allait remplacer celle des hassân. Quant aux esclaves, Sa‘d Bûh désirait le maintien de leur statut puisque c’était un des acquis des zwâya, les esclaves constituant à l’époque la main-d’œuvre de base des activités économiques pastorales et agricoles principalement menées par les groupes zwâya. Les autres conditions concernant le respect de la religion musulmane n’ont rien de particulier. Sa‘d Bûh assumait son rôle d’homme de religion. D’ailleurs, les Français ne songeaient pas vraiment à détruire les structures traditionnelles religieuses et sociales, mais à les canaliser.
18L’image du shaykh contestant l’occupation, n’acceptant la présence chrétienne en terre d’islam que sous la pression politique, et jetant la responsabilité sur d’autres chefs locaux, notamment Sidiyya, fut produite par un discours de légitimation. Les textes d’al-Bashîr Lambârigî et de Muhammad Fâdil w. Muhammad Nâjim étaient avant tout destinés aux Bidân.
19En effet, au-delà de ce discours, Sa‘d Bûh était en rapport avec les Français depuis des années. Il leur avait proposé ses services à plusieurs reprises, conscient des avantages qu’il pouvait tirer de leur appui matériel et politique, surtout dans le Trârza, un pays où il s’était toujours senti étranger et où sa légitimité était mise en cause en permanence. Il lui manquait dans la région l’assise tribale sur laquelle il aurait pu s’appuyer. Dans l’une de ses lettres, envoyée plus tard au gouverneur, Sa‘d Bûh exposa les raisons de son soutien aux Français en l’inscrivant dans le cadre de ses rapports avec le milieu social du Trârza : « Je suis venu dans cette région à l’époque de l’émir Sîdî b. Muhammad Lahbîb. Tous les zwâya m’ont menacé sauf quelques-uns (haddadanî az-zawâya kullahum illâ al-qalîl) et les Banî Hassân armés m’ont harcelé (tasallata ‘âlayya ’ahl as-silâh min Banî Hassân), [mais] Dieu me protégea de leur mal et m’aida à entrer en contact avec vous (waffaqanî li’ittisâli bikum). Vous les Français (antum afrâns), quand j’ai vu votre bonne conduite, la perfection de votre justice, le respect de la religion et le respect de votre promesse, j’ai décidé d’être votre allié (‘âhadtukum), ce qui m’attirait l’hostilité de ceux qui ne m’étaient pas hostiles auparavant et l’accroissement de l’hostilité de mes anciens ennemis, mais vous [les Français] vous étiez pour moi comme ma famille (antum quntum lî maqâma al-’ahl) et je suis resté fidèle à mon engagement25. »
20La correspondance entre l’administration coloniale et les représentants locaux était l’occasion pour ces derniers de confirmer leur fidélité en chantant les louanges des Français. Il s’agissait de profiter des privilèges que cette alliance leur octroyait, plutôt que d’exprimer leur opinion personnelle. Mais les idées de Sa‘d Bûh avancées ici ne sont pas loin de la réalité des conditions qui avaient motivé son alliance.
21Les Français, dans la mise en œuvre de leur politique coloniale en Mauritanie, s’appuyèrent sur Sa‘d Bûh. Ainsi, dès le début, Coppolani mit en contact les militaires et les administrateurs français au Trârza avec le shaykh pour qu’il leur facilitât la tâche26. Le soutien que leur apporta Sa‘d Bûh sur le terrain ne fut pas uniquement politique et symbolique, mais également matériel. A plusieurs reprises, il fournit des chameaux ou des bœufs aux militaires français installés dans le Trârza. Les administrateurs rendaient régulièrement visite au shaykh pour l’assurer de leur soutien et pour lui demander son concours politique ou matériel.
22L’alliance entre le shaykh et le commandant ne fut pas toujours bénéfique pour le premier. Plusieurs fois, Sa‘d Bûh fut menacé par les tribus de son entourage, notamment les tribus non soumises aux Français. Sa‘d Bûh lui-même se plaignit de cette situation, et du fait qu’il devenait le symbole de la trahison au point d’être traité par ses adversaires de « marabout chrétien » : « Je me suis compromis avec les Français, j’ai tout fait pour eux. Dans le pays on ne m’appelle plus que le “marabout chrétien”27. »
23Sur le terrain, il lui fallut non seulement affronter l’hostilité des hassân et des tribus du Trârza non soumises, mais aussi celle de ses adversaires : les hommes de religion, d’une part, ceux qui avaient choisi le jihâd, et, de l’autre, ceux qui appartenaient au même camp que Sa‘d Bûh mais n’étaient pas des partenaires permanents. Les rapports du shaykh avec son frère Mâ’ al-‘Aynayn illustrent le premier cas.
Mâ’ al-‘Aynayn : chronique de la résistance
24Contrairement aux mashâyîkh qui choisirent de se rallier à la France, Mâ’ al-‘Aynayn déclara son opposition dès les débuts de la conquête et devint une réelle menace pour les Français qui étaient conscients du statut et de l’influence du shaykh au sein des tribus du Nord. En 1901, Coppolani écrivit : « Ma-el-Aïnini a établi son domaine, il est le véritable conseiller, le directeur spirituel et temporel de ces peuplades en partie nomades28. » Les Français connaissaient également les appels à l’aide lancés par l’émir de Tagânat, Sîdî Ahmad Bak-kâr, qui succombera par la suite lors d’un combat contre la colonne de Frèrejean (1905).
25L’assassinat de Coppolani constitua la première action liée à Mâ’ al-‘Aynayn. Le chef de groupe qui assassina Coppolani était Sîdî w. Mûlây az-Zayn, un sharîfât la tribu Idayshallî de l’Adrâr. Selon les écrits coloniaux, Sîdî w. Mûlây az-Zayn était un adepte de la confrérie Ghudfiyya, et était sous l’ordre direct de Mâ’ al-‘Aynayn. Le 13 janvier 1906, Roume, gouverneur général, adressa au ministre des Colonies une lettre dans laquelle Mâ’ al-‘Aynayn était directement mis en cause : « […] Je signale également à votre attention les informations recueillies au sujet du meurtre de M. Coppolani desquelles il résulte que cet attentat, qui paraissait d’abord devoir être attribué à un acte de fanatisme isolé, serait au contraire l’œuvre d’une secte musulmane nouvelle, dérivant de l’ordre des Quadriya, celle des Goudhfiya, qui serait sous l’influence directe du cheikh Ma el Aïnin29. »
26Certes, la Ghudfiyya est l’une des références mystiques de la Fâdiliyya, mais, en l’absence de données sur les rapports réels entre Sîdî w. Mûlây az-Zayn et Mâ’ al-‘Aynayn, nous ne pouvons pas considérer ce dernier comme l’inspirateur de l’assassinat de Coppolani, bien que cet acte s’inscrive dans son appel pour le jihâd.
27Après l’assassinat de Coppolani, la mission de Tijigja fut assiégée par le fils de Mâ’ al-‘Aynayn, Shaykh Hasanna30. Ce dernier fut le chef d’état-major de la résistance et le représentant de son père en Adrâr. Signalons que l’émir de l’Adrâr était un tilmîdh de Mâ’ al-‘Aynayn. En effet, les années de guerre entre les Rgaybât et les Awlâd Ghaylân s’étaient achevées par le recours des deux tribus à l’arbitrage de Mâ’ al-‘Aynayn. Parmi les résultats de cette conciliation figure l’investiture de Sîdî Ahmad w. Ahmad à la tête de l’émirat d’Adrâr. A l’époque, Sîdî Ahmad, âgé d’une quinzaine d’années, vivait avec sa mère à Smâra, depuis la mort de son père31.
28Mâ’ al-‘Aynayn et son fils Hasanna multiplièrent leurs interventions auprès des tribus, mais aussi auprès du sultan marocain, pour faire la guerre sainte. Hasanna envoya une lettre à Shaykh Sidiyya, afin de lui conseiller de ne plus appuyer les Français et de se rallier à la résistance. Muhammad al-Mukhtâr, chef des Kunta du Hawd et du Tagânat, reçut également deux lettres de Mâ’ al-‘Aynayn, rédigées dans le même sens.
29Les Français commencèrent à craindre une propagation des idées de Mâ’ al-‘Aynayn au-delà même du nord du pays : « Aux portes même du Tagânat, l’Adrâr qui échappe à notre autorité est le foyer où peuvent se propager le plus facilement les doctrines politico-religieuses de l’ordre nouveau des Aïnia, essentiellement hostiles à la pénétration européenne des pays de l’Islam. Si les populations de ce pays venaient à accepter l’enseignement de Cheikh Ma El Aïnin, nous pourrions craindre que les sentiments d’hostilité que, en grand partie, elles manifestent contre nous, ne se répandent dans la masse de nos administrés de la rive droite32. »
30Les demandes d’aide formulées au sultan marocain par Mâ’ al-‘Aynayn préoccupaient également les Français. Une dépêche télégraphique datée du 30juin 1905, émanant du ministre des Colonies, exigea des pressions sur le makhzan pour désavouer Mâ’ al-‘Aynayn et l’empêcher de se livrer à la propagande pour la guerre sainte33. Le sultan, soucieux de propager son autorité jusqu’à ce territoire, qu’il n’avait jamais réussi à soumettre, ne cacha pas ses ambitions de recevoir une délégation des tribus sahariennes guidées par Mâ’ al-‘Aynayn pour demander officiellement de l’aide.
31Espérant une aide matérielle (armes) que pourrait fournir le sultan, Mâ’ al-‘Aynayn, ses tlâmîdh et les représentants de certaines tribus (surba) se dirigèrent vers le Maroc34.
32De retour au Sahara, une armée marchait vers le sud, composée de plus de 500 partisans de Mâ’ al-‘Aynayn et de combattants d’autres tribus35. Elle assiégea la localité de Tijigja tenue par les Français, le 6 novembre 1906. Après ce premier succès, de nombreuses tribus se rallièrent au mouvement ; mais, avec le renfort de la colonne de Michar, le siège fut levé36.
33L’échec de cette armée ne brisa pas la volonté de Mâ’ al-‘Aynayn qui poursuivit ses appels en faveur de la résistance. A partir de la fin de l’année 1906, le cap Juby et d’autres régions de la côte saharienne furent transformés en lieux de contrebande d’armes. Les bateaux provenant des îles Canaries et de Mogador multiplièrent leurs déplacements sur ces côtes, ramenant des fusils à tir rapide. Les Espagnols fermaient les yeux sur ce trafic et furent parfois, selon les Français, de réels complices : « Le capitaine espagnol qui commande en Rio d’Oro depuis longtemps, […] est très ami avec les Oulad Delim […]. Il vendrait les fusils à tir rapide37 ». Cette contrebande constitua une source d’approvisionnement pour le maintien de la résistance après l’abandon du sultan Abd Al-‘Aziz38. Notons que les Allemands étaient très actifs dans la livraison d’armes à Mâ’ al-‘Aynayn, au point que les Français soupçonnaient des marchands allemands d’être à l’origine du trafic d’armes sur la côte : « La contrebande d’armes notamment s’effectue surtout, semble-t-il, par des communications directes entre les tribus et les importateurs allemands. »39
34Après une accalmie relative, les combats reprirent en 1908 sous le commandement de Hasanna : « fils de Ma el Aïnin chargé d’organiser la lutte et qui va le faire avec une intelligence et une énergie remarquables. Cette foule turbulente qui nous a laissés dans un demi-repos depuis près d’un an, a hâte de rattraper le temps perdu40. » Cette fois, la guerre sainte ne fut pas seulement déclarée contre les Français. Hasanna, par une fatwâ, légitima les razzias contre les tribus qui se ralliaient aux Français. De violents combats se déroulèrent en 1908 ; des offensives contre des bases françaises permirent au fils de Mâ ‘ al-‘Aynayn d’obtenir des victoires significatives.
35Devant les nombreuses attaques du fils de Mâ ‘ al-‘Aynayn, les Français qualifièrent la situation de « défavorable et dangereuse », selon les termes du ministre des Colonies qui demanda, pour l’établissement du « respect de notre territoire, la sécurité de nos protégés, la sauvegarde de nos troupes et le prestige de notre autorité, il est devenu aujourd’hui de toute nécessité de prendre l’offensive contre nos adversaires41 ». Les Français voulaient atteindre leurs adversaires au cœur même de leur refuge, en Adrâr.
36Une offensive sur l’Adrâr, longtemps souhaitée par les militaires de la Mauritanie, fut finalement décidée par les hauts responsables. Les bases arrière de la résistance furent plus que jamais menacées ; la responsabilité de la colonne fut confiée au colonel Gouraud.
37Dès la fin de 1908, la colonne de Gouraud42 se mit en marche vers l’Adrâr. Le 9 janvier, Gouraud entra à Atâr, capitale politique de l’Adrâr. Hasanna subit une dure défaite dans son fief43 ; le partisan de Mâ ‘ al-‘Aynayn, l’émir Sîdî Ahmad w. Ahmad44, blessé, s’enfuit vers les confins du Tagânat. Les tribus présentèrent l’une après l’autre leur soumission afin de sauvegarder leurs pâturages et leurs palmeraies pour des temps qui s’annonçaient difficiles.
38Cependant, la prise d’Atâr ne mit pas fin aux activités des hommes de Mâ’al-‘Aynayn. Le 28 avril, un rassemblement de tlâmidh « arrivant en droite ligne de Smara45 » attaqua le campement du capitaine Bablon. Ce dernier fut tué au combat. Néanmoins, le champ d’action des résistants se rétrécit ; ceux-ci se regroupèrent au nord, à Sabkhat Ijjil, et à l’est, à Wâdân.
39L’été approchait et avec lui arrivait la saison de la récolte des dattes, source de provision habituelle des tribus de l’Adrâr. Gouraud, suivant la parole de Coppolani affirmant que « celui qui tiendra les palmeraies du Sahara tiendra les nomades », occupa les palmeraies d’Adrâr et de Shangîtî. Un autre fils de Mâ’ al-‘Aynayn, al-Wâlî, avait pourtant réussi à pénétrer dans ces palmeraies : le lieutenant Violet entama une opération qui se termina par l’éloignement d’al-Wâlî, mais également par la mort de Violet.
40Le colonel Gouraud quitta l’Adrâr le 15 novembre 1909, après le succès d’une opération restée célèbre dans les annales de la conquête de la Mauritanie. Il réussit à neutraliser l’adversaire acharné et le plus redouté des Français. Le gouverneur général de l’AOF, dans une lettre de félicitations à Gouraud pour ce succès, écrit : « Les événements de ces dernières années ont prouvé que l’action hostile du cheikh Ma-El-Hennin [Mâ’ al-‘Aynayn] et de ses fils était le principal obstacle à la pacification de la Mauritanie. Les succès de la colonne de l’Adrâr ont aujourd’hui considérablement diminué son influence néfaste46. »
41La force de Mâ’ al-‘Aynayn fut cette fois sérieusement atteinte les résistants se dispersèrent dans le Nord. L’émir d’Adrâr, partisan de Mâ’ al-‘Aynayn, fut remplacé par Sidi Ahmad al-Mukhtar, protégé des Français. Chaque tribu négocia sa reddition pour profiter des pâturages sous le contrôle des Français, d’autant que pendant cette année la famine frappait en Adrâr47.
42D’après les sources coloniales, Mâ’ al-‘Aynayn souhaitait négocier avec les Français. Il aurait envoyé un émissaire dans ce but le 1er janvier 191048 :
43« Mohammad El Mamahna. Taki Allah, beau-frère des El Fadel et fils d’un cousin de Ma-el-Aïnin rentre de Fès […] (il avait fait route de retour avec El Heyaba fils de cheikh [Mâ’ al-‘Aynayn]). Il se dit chargé par le cheikh de faire des ouvertures à Atar. Ce dernier désirait avoir désormais des relations cordiales avec les Français en restant dans la région où [il] était antérieurement. Il enverrait comme autrefois ses caravanes et ses troupeaux dans l’Adrâr et y paierait les impôts établis par l’autorité française. Mohamed El Mamahna pense que ses biens pourraient lui être rendus49. »
44Trois jours plus tard, un autre proche de Mâ’ al-‘Aynayn rentra de Smâra ; il confirma aux Français tous les renseignements relatifs à la demande de Mâ’ al-‘Aynayn.
45Dans une lettre datée du 17 janvier 1910, le commissaire du gouvernement général et commandant militaire en Mauritanie parle du retour de Mâ’ al-‘Aynayn et de ses fils « à une meilleure conception des intérêts de l’islam, désirant entretenir désormais des relations cordiales avec les Français50 ». Le commissaire alla même jusqu’à donner des consignes concernant les bases des négociations avec Mâ’ al-‘Aynayn.
46Même s’il est probable que le shaykh songea après sa défaite à négocier avec les Français, il nous paraît peu probable que sa stratégie eût œuvré dans ce sens, notamment en raison de la poursuite de son jihâd sur le front marocain. Cependant, Mâ’ al-‘Aynayn ou ses fils essayèrent probablement de négocier pour récupérer leurs biens dans l’Adrâr et leurs droits sur les pâturages, ce qui ressort de la lecture d’une lettre du gouverneur général au colonel Gouraud : « Le cheich aurait fait faire à Atar des ouvertures de paix, ayant pour but de lui permettre de récupérer les ressources de ce pays qui lui étaient précieuses51. » Le souci de récupérer les biens du shaykh dans l’Adrâr anima plus tard les fils de Mâ’ al-‘Aynayn ; l’un des premiers fils à signer sa soumission fut at-Tâlib Akhyâr, en 1919 ; il conditionna cette soumission à la restitution de biens familiaux en Adrâr.
47Malgré sa défaite, Mâ’ al-‘Aynayn, alors âgé de 80 ans, était infatigable. Il décida de quitter Smâra52 pour aller vers le sud du Maroc. Son fils Mrabbîh Rabbu raconta : « Cette année-là, 1327 H/1909-1910, les chrétiens pénétrèrent dans l’Adrâr lorsqu’ils se rapprochèrent, notre shaykh décida… de faire une migration (hijra) dans la voie de Dieu. Il se rendit donc à Tiznit parce que c’était loin des chrétiens à cette époque et parce qu’il pouvait y recueillir l’argent de ses partisans… aussi fit-il partir tous ceux qui étaient avec lui, famille, enfants et étudiants, tant les forts que les faibles, qui prirent la route en dhul-qa‘da de cette année-là (novembre-décembre). Il suivait la côte et atteignit Tiznit à la fin de rabi I 1328 H/fin mars 191053. »
48Bûnanna fit un parallèle entre la hijra du shaykh de Smâra à Tîznît et celle du Prophète de La Mecque vers Médine.54
49En mai 1910, Mâ’ al-‘Aynayn rassembla les tribus sahariennes et berbères du Sûs, puis marcha sur Marrakech55. Une deuxième fois les Français intervinrent pour lui barrer la route à Qasbat Tadla (aux environs de Marrakech). Le shaykh, épuisé par des années de lutte, rentra à Tîznît où il passa ses derniers jours. Il mourut le 29 shawwâl 1328H/28 octobre 191056.
50Le charisme de ce personnage religieux fut certes un facteur déterminant dans le rassemblement des tribus autour de lui pour la direction de la résistance, mais ce fut aussi la nature de l’entourage social, l’environnement de cette zone difficile à atteindre qui permirent à Mâ’ al-‘Aynayn d’entamer son action avec efficacité, avant la défaite de la résistance en 1909. Soulignons que les tribus engagées avec lui n’étaient pas affiliées à sa tradition confrérique ; en dehors de ses tlâmîdh, la majorité des résistants hassân ou zwâya n’avaient pas d’appartenance confrérique.
Sa‘d Bûh et Mâ’ al-‘Aynayn : complices ou adversaires ?
51Face à la position hostile de Mâ’ al-‘Aynayn, les Français n’avaient pas seulement combattu avec des armes, mais également avec des fatâwî (sing., fatwâ). Ils avaient mobilisé leurs alliés, notamment les hommes de religion, pour réfuter la propagande de Mâ’ al-‘Aynayn. Dans ce cadre, Sa‘d Bûh fut le personnage le plus sollicité par l’autorité française qui voulait le voir intervenir auprès de son frère.
52En fait, depuis son départ du Hawd, Sa‘d Bûh n’avait pas revu son frère ; en revanche, il gardait un contact permanent avec lui par le biais des émissaires. De plus, les multiples liens de mariage qui liaient les fils et les filles des deux hommes démontrent la relation solide qu’ils surent conserver et développer depuis leur départ du Hawd. Au début de la pénétration française, Sa‘d Bûh fut obligé de prendre position à l’égard de son frère. Il lui envoya d’abord des lettres où il l’invita à le rejoindre dans son alliance avec les Français. Dans une de ses lettres (en arabe) adressée à Saint-Louis, Sa‘d Bûh annonça même aux autorités coloniales son arrivée prochaine en compagnie de Mâ’ al-‘Aynayn57. Ce n’est qu’en 1906, pendant le siège de Tijagja, que Sa‘d Bûh se prononça ouvertement contre l’action du jihâd de Mâ’ al-‘Aynayn, en lui écrivant une lettre qui marqua la littérature théologique mauritanienne consacrée au jihâd : An-Nasîha al-khâssa wa al- ‘anima fî at-tahdhîr min muhârabat al-farânsa58, alors traduite et publiée sous le titre : « Un mandatement de Saad Bouh à Ma el Aïnin59 ». De son côté, Mâ’ al-‘Aynayn avait écrit un texte théologique sous le titre Hidâyatu man hâra fî muhârabat an-nasâra60 qu’on peut traduire par « Le guide de celui qui doute du bien-fondé de la guerre contre les chrétiens ». Ce texte, dans lequel Mâ’ al-‘Aynayn développa son argumentation religieuse pour inciter au jihâd, est en quelque sorte un « manifeste pour le jihâd ». Il y qualifiait les adversaires du jihâd de traîtres61, voire d’infidèles (kufâr)62.
53Revenons maintenant à la lettre de Sa‘d Bûh (An-Nasîha). La date et l’arrivée de cette lettre à son destinataire furent l’objet d’une polémique à l’époque. Sa‘d Bûh, en évoquant ces problèmes, écrivit : « Je jure encore par Dieu que les informations avaient menti et que cet ouvrage avait été fait au moment juste de l’arrivée des fils de Cheikh Ma El- Aïnin de Moulay Dris surnommé le Khalif fil s’agit du Chérif venu du Nord et qui commandait pendant le siège de Tidjikdja en 1906] dans l’Adrâr. Mon intention à ce moment-là était d’envoyer mon livre à Cheikh Ma El Aïnin lui-même, mais le Gouverneur à cette époque me l’a refusé, voulant le faire imprimer d’abord63. »
54Après l’impression de 1000 exemplaires, Sa‘d Bûh en reçut 40, sans pouvoir en envoyer aucun à Mâ’ al-‘Aynayn. Le gouverneur lui-même l’informa que « tout envoi aux Ma El-Aïnin par voie de terre risquerait d’être enlevé et détruit par nos ennemis communs64 ». Sa‘d Bûh raconte qu’après avoir rédigé An-Nasîha, il l’adressa lui-même au gouverneur pour lui demander son avis et sa traduction en français avant qu’elle ne fût envoyée à Mâ’ al-‘Aynayn65. Il faut dire que les Français doutaient fort de l’influence de cette lettre sur Mâ’ al-‘Aynayn. Ils pensaient qu’elle « ne produira pas grande impression sur celui à qui elle est destinée ».66
55La lettre ne fut évoquée, dans les archives françaises, qu’à partir de septembre 1909, c’est-à-dire juste avant la défaite de Mâ’ al-‘Aynayn. Une correspondance du ministre des Colonies au ministre des Affaires étrangères fit état d’An-Nasîha : « A la date du 7 septembre, le Gouverneur Général de L’Afrique Occidentale française m’a fait parvenir la traduction d’une lettre adressée par le Cheikh Saad Bouh, l’une des personnalités les plus considérables de la Mauritanie, à son frère Ma-el Aïnin67. »
56Les autorités françaises furent satisfaites du geste de Sa‘d Bûh : « L’intérêt que présente ce document est très appréciable, il témoigne de l’état d’esprit de plus en plus favorable à notre action de pacification […]. Le Cheikh Saad Bouh fait montre au cours de son plaidoyer en faveur de la paix, d’une remarquable largeur de vues. Il reconnaît l’illégitimité de la guerre sainte68. »
57Par ailleurs, le même ministre demanda l’autorisation de publier An-Nasîha dans un organe de la presse arabe du Maroc Es saada ; le ministre des Affaires étrangères accepta avec enthousiasme cette idée : « Je partage votre sentiment sur l’intérêt que présenterait cette publication. Je vous serais donc obligé de vouloir bien inviter le Gouverneur général de l’Afrique Occidentale à faire parvenir le plus tôt possible et directement à notre représentant à Tanger le texte arabe de la lettre du cheikh69. »
58Le texte de Sa‘d Bûh n’avait en soi aucune valeur juridique ; Sidiyya et d’autres lettrés alliés des Français avaient rédigé des textes similaires employant les mêmes arguments théologiques et juridiques. Cependant, An-Nasîha avait une réelle valeur parce qu’elle reflète le désaccord radical entre deux personnages appartenant à la même famille et surtout à la même référence religieuse confrérique. Sa‘d Bûh s’appuyait sur l’héritage juridique (Coran, hadîth…), citant les textes et les faits qui pourraient justifier l’illégitimité du jihâd et le port d’arme en général. Une de ses phrases résume sa réflexion : « Il y a bien longtemps que le jihâd, tel qu’il est prévu par la sharî‘a, est devenu impossible. Alors comment pourrions-nous l’exiger aujourd’hui70 ? » Pour lui, ce qui se déroule au nom du jihâd n’est qu’une sédition (fitna).
59Sa‘d Bûh ne se contenta pas uniquement de références théoriques générales, il appuya également son argumentation sur les codes normatifs sociaux et religieux propres au pays bidân. C’est ainsi qu’il renvoie à la tradition de groupes religieux et à leur attitude par rapport aux armes : « Les Zawaya avaient cessé de porter les armes si bien qu’actuellement le fait d’être armé est devenu le signe distinctif des gens injustes, tandis que l’abandon (des instruments de guerre) est la marque distinctive des gens de religion71. »
60Sa‘d Bûh, dans ce contexte, cita le sort désastreux des zwâya qui s’étaient armés comme les Kunta, les Awlâd Bûsbâ‘ et les Lahglâl. Il insista également sur le regret et l’amertume de personnes religieuses vertueuses qui s’étaient engagées dans une guerre72. Même les personnages qui avaient mené la guerre au nom du jihâd ne furent pas épargnés par Sa‘d Bûh, il considéra que leur combat n’avait pas été souvent juste, et que leur jihâd avait, en général, connu des dérives impardonnables : « Vous connaissez les conséquences (désastreuses) de l’action d’al-Hâjj ‘Umar. C’est lui qui fit périr les pieux personnages (sâli-hun) de la famille de Shaykh Hama Allâh. Il osa même faire tuer le saint homme dont vous connaissez toute l’histoire73. »
61Sa‘d Bûh posait la problématique de la relation entre l’homme du livre et de l’homme de l’arme. L’éthique religieuse et sociale de l’homme de religion se voulait opposée à celle du guerrier, et quand le religieux portait les armes sous n’importe quel prétexte – même pour des causes justes comme le jihâd –, il violait un des codes normatifs qui font sa particularité. La sainteté et les armes n’allaient pas ensemble, et dès qu’une personne tentait d’outrepasser cette règle, son entreprise était vouée à l’échec. L’autorité et la puissance de l’homme de religion résidaient dans sa fonction religieuse, son savoir et surtout son éloi-gnement des armes. Dans cet esprit, Sa‘d Bûh conseillait à son frère : « Abandonnez (les entreprises) que vous menez actuellement et revenez à vos occupations d’autrefois : faire revivre les sciences éteintes, composer des ouvrages, enseigner, copier des livres, renouveler (les traces) disparues de la religion. Cela vaut mieux que le jihâd74. »
62Il évoque le modèle de l’homme de foi pacifique que leur père Muhammad Fâdil avait toujours incarné et défendu avec acharnement, pour tenter de convaincre Mâ’ al-‘Aynayn.
63Au temps du jihâd, le clivage entre les deux catégories sociales qui dominaient la scène sociale et politique depuis longtemps se trouva dans une phase ambiguë. Des hommes de religion portèrent les armes et prirent la direction des armées de hassân pour faire la guerre. Certes, le but n’était pas les razzias qui motivaient les guerres ordinaires, mais ces tribus, surtout hassân, s’engageaient dans cette guerre pour défendre d’abord leur espace de pâturage et leurs intérêts. La religion fut ici un facteur mobilisateur et une idéologie de rassemblement, mais la soumission ou la révolte des tribus fut fréquemment dictée par des intérêts économiques et politiques. D’ailleurs, la notion de jihâd porte en elle cette dimension temporelle : le jihâd est mené pour défendre l’honneur, la terre et les biens matériels.
64Le débat juridique sur le jihâd ne pose pas souvent la question dans l’optique du clivage traditionnel entre les zwâya et les hassân et les pratiques de razzia. Avec Sa‘d Bû, la question fut posée implicitement. L’antagonisme entre les zwâya et hassân fut utilisé par Sa‘d Bûh pour placer les actes des hassân dans le système traditionnel de razzia (ghazzî), même s’ils ont été commis au nom du jihâd : « De grossiers hassân, mêlés à des ignorants de tous bords, piétinent aujourd’hui l’honneur (huram) des musulmans faibles, pillent leurs biens, et démolissent leurs habitations tout en chantant à haute voix la formule rituelle (tahlîl). Parmi (ces brigands), il y a des gens qui portent le chapelet et font leurs ablutions et disent aux victimes : le shaykh Mâ’ al-‘Aynayn et ses fils nous ont ordonné de ne rien laisser chez vous, que vous êtes devenus des Français75. »
65En plus de cette argumentation qui renvoie aux enjeux sociaux et politiques de la société bidân, Sa‘d Bûh appelait à l’abandon du jihâd, en raison du déséquilibre des forces entre les adversaires. Il informait son frère de l’importance des équipements des Français qu’il avait pu observer lors de ses voyages au Sénégal76. Aussi ce discours avait-il une teneur réaliste et concrète, tentant de mettre Mâ’ al-‘Aynayn devant le fait accompli colonial. Sa‘d Bûh proposait même ses bons offices, pour faciliter la soumission de son frère, comptant par là, depuis longtemps, acquérir la « bénédiction » des Français.
66Par cette longue plaidoirie contre le jihâd, Sa‘d Bûh n’essayait pas seulement de convaincre son frère, mais surtout de rassurer les Français quant à sa bonne foi. Il voulait en effet effacer les doutes et les soupçons qui altéraient ses rapports avec l’administration française, notamment à cause de l’action de Mâ’ al-‘Aynayn. Si Sa‘d Bûh ne fut pas soupçonné directement de complicité avec son frère Mâ’ al-‘Aynayn, ni d’être lié par un pacte de partage des rôles, la relation fraternelle entre les deux hommes fut l’objet de différentes interprétations. L’un des acteurs de la politique coloniale de l’époque écrit à ce propos : « La situation de Saad Bouh devient de plus en plus délicate. Ses relations fraternelles, quoi qu’il dise, subsistent tout entières ; et plus d’une fois, jusqu’à l’heure actuelle, il se fera son complice en lui faisant parvenir des renseignements de toute nature sur nos faits et gestes77. »
67Chaque acte de Sa‘d Bûh, ou bien de son entourage, mal apprécié par l’administration française, fut mis en relation avec l’action de Mâ’ al-‘Aynayn. Il en fut ainsi quand Sidi Bûya, fils de Sa‘d Bûh, n’avait pas tenu son engagement envers Frèrejean auquel il omit d’envoyer des convoyeurs chameliers : « Sidi-Bouia était le seul responsable de ce manque involontaire de parole. C’est un assez triste sire et l’on avait été bien naïf de tant compter sur les neveux de Ma-el-Aïnin78 », commenta Frèrejean.
68Même la lettre d’An-Nasîha, par laquelle Sa‘d Bûh essaya de prouver sa fidélité et son désaccord profond avec l’action de son frère, ne fut pas perçue comme telle par les Français. « Cette lettre n’était selon eux qu’« une longue et filandreuse missive […]. Uniquement faite pour les besoins de la galerie, [elle] ne pouvait évidemment avoir aucun effet utile79. » Les multiples liens de mariage entre les descendants des deux frères, l’aller et retour entre les campements de Sa‘d Bûh au Trârza et à Smâra, les interventions permanentes de Sa‘d Bûh pour garantir et obtenir des autorisations de retour des fils de Mâ’ al-‘Aynayn et de ses partisans ne purent que renforcer cette idée de complicité. Sa ‘d Bûh lui-même était conscient de l’ambiguïté de sa position. Il était le protecteur des descendants de son frère après la défaite de ce dernier. Ceci l’amena à se justifier une nouvelle fois auprès des Français dans une lettre envoyée en 1914 : « […] certains membres de cette famille [les Ahl Shaykh Mâ’ al-‘Aynayn] qui se sont trouvés dans la nécessité de demander mon intervention pour leur obtenir l’aman, ce dont je vais m’occuper s’il plaît à Dieu et si les Français y consentent ; sans cela je dirai à ce sujet ce que le poète a dit : “Ô toi qui t‘informes de mes relations avec Kaîs (nom d’une tribu arabe)80, saches que je ne suis rien pour Kaîs et qu’ils ne sont rien pour moi”81. » À cette occasion, il ne manqua pas de signaler que Mâ’ al-‘Aynayn regrettait le fait de ne pas avoir suivi les conseils formulés dans An-Nasîha82.
69Nous remarquons, à travers les écrits de Sa‘d Bûh, que Mâ’ al-‘Aynayn n’a jamais été rendu responsable directement du jihâd. Dans An-Nasîha, comme dans une autre lettre envoyée plus tard au gouverneur général, il exprimait cet avis : « Sachez, ô frère, que je suis bien conscient que cette (guerre-) là n’est ni le reflet de votre point de vue, (ni a fortiori) l’exécution de vos ordres. Ce sont les conseils de votre entourage qui vous ont influencés jusqu’à vous amener à changer votre position initiale83. »
70Sa‘d Bûh pensait-il que son frère Mâ’ al-‘Aynayn était manipulé par son entourage, ou alors essayait-il d’innocenter son frère auprès de l’administration française bien que sachant son implication directe dans la résistance ? En tout cas, Sa‘d Bûh ne se départit jamais de son attitude fraternelle envers Mâ’ al-‘Aynayn, malgré la divergence radicale de leurs positions face à l’occupation française.
71L’étude de l’itinéraire des deux fils de Muhammad Fâdil témoigne de deux stratégies de conquête d’un espace ; conquête à la fois symbolique, religieuse, sociale et politique. D’une part Sa‘d Bûh, se trouvant dans un espace occupé, fonda sa conquête sur un modèle de religiosité confrérique et se distingua ainsi du modèle régnant dans le Trârza. D’autre part, devant le pouvoir temporel, il utilisa son pouvoir symbolique pour vaincre ses adversaires. Mais dès l’instauration de son autorité, il opta pour l’élargissement de sa base religieuse en s’orientant vers le sud du fleuve Sénégal. Son espace de résidence, peu accueillant, le poussa non seulement à chercher une clientèle lointaine, mais également à se rallier aux Français, force politique et militaire qui s’imposa au début du xxe siècle dans la région.
72Quant à Mâ al-‘Aynayn, il s’employa dès son jeune âge à établir son pouvoir dans un espace hostile et peu sensible au discours religieux prôné par le saint. En revanche, l’absence d’un pouvoir religieux et politique fort dans la région contribua à la réussite de son projet. C’est en profitant d’une situation objective et surtout de son charisme, de ses qualités individuelles, de sa capacité d’agir sur le terrain, qu’il put s’établir au Sahara occidental. Il s’y distingua par son sens du politique et par une capacité remarquable à ancrer son pouvoir sur le terrain : alliances matrimoniales, fondation de cité, alliances avec des forces politiques influentes dans la région, rassemblement de tribus au nom du jihâd, etc.
73La divergence de stratégie entre les deux frères était déterminée par le lieu de leur établissement. Remarquons que le parcours de Ma’ al-’Aynayn fut marqué par une action politique très affichée. En revanche, Sa‘d Bûh resta dans une sphère religieuse. Son impact religieux s’inscrivit dans la durée. Jusqu’à maintenant sa famille compte des milliers de disciples, notamment au Sénégal.
74Ces fils, qui n’étaient pas des candidats directs à la succession du saint fondateur, donnèrent à la tarîqa Fâdiliyya une dimension spatiale, religieuse et politique importante.
75Les parcours de Sa‘d Bûh et Mâ’ al-‘Aynayn comme celui du saint fondateur, infirment la thèse qui attribue à l’homme de religion un rôle principalement de médiation pacifique, ayant pour but de conserver un certain équilibre dans une société menacée en permanence par les conflits segmentaires. Élaborée dans les années soixante au Maroc par Gellner84 dans son étude sur les saints de l’Atlas, cette thèse trouva son application en Mauritanie dans le travail de Stewart. À la lumière de la théorie de la segmentarité et de la thèse de Gellner sur la fonction des saints, Stewart conclut que la société bidân est marquée par des conflits segmentaires, et que seuls les hommes de religion sont capables de maintenir la stabilité : « Religious institutions in segmentary societies play a vital role in maintaining and stabilising the segmentary structure. […] Such religious functionaries effectively contribute to the ‘stability’ of segmentary structures in their arbitration with, or mediation between, opposing (asymmetrical) segments85. »
76Situant les hommes de religion hors des conflits segmentaires, Stewart trouva dans le cas de Shaykh Sidiyya au Trârza (xixe siècle) l’exemple paradigmatique de l’homme de médiation et qui arbitre grâce à son pouvoir spirituel : « The authority of a mediator is founded in his role as a religious figure, and effectiveness of his mediation is a product of his society, and the effectiveness of his mediation is product powers he might call upon enforce his arbitration86. »
77Certes, les hommes de religion étaient plus aptes, en raison de leur statut sacré, à intervenir dans les conflits entre les groupes ou les individus ; pourtant, cette fonction ne les cantonnaient pas à l’extérieur de la société. Le cas de Muhammad Fâdil et de ses deux fils illustre l’implication directe des hommes de religion dans la vie sociale et politique.
Notes de bas de page
1 Gnokane, Α., « Évolution des relations politiques et commerciales entre la colonie du Sénégal et dépendances et les émirats maures (xviie-xixe siècle) », dans Masâdir, Cahier des sources de l’histoire de la Mauritanie, n° 1, IREMAM et IHCC, 1994, pp. 37-52.
2 Coppolani était chargé en 1898 d'entrer en relation avec les tribus bidân et touaregs situées au nord du Soudan français.
3 Coppolani, X., Rapport d’ensemble sur ma mission au Soudan français (1re partie : Chez les Maures), p. 6.
4 Depont, O., Coppolani X., Les Confréries religieuses musulmanes, op. cit.
5 Coppolani est souvent qualifié de partisan de la conquête pacifique, et pourtant les actions menées par ce dernier dans la Mauritanie furent soutenues par les militaires ; Frère-jean fut le bras armé de Coppolani jusqu’à son assassinat.
6 AOM. Série géographique : Afrique, Mauritanie IV, dossier 1, X. Coppolani, rapport présenté à la commission interministérielle du Nord-Ouest-Africain sur la Mauritanie, 14 novembre 1901, p. 20.
7 Boubrik, R., « Shaykh Muhammad Al-Mâmî : éléments d’une biographie », p. 52.
8 Mâ’ al-‘Aynayn, Hidâyatu man hâra fî muhârabat annasâra, ms., Bibliothèque générale de Rabat, n° D1477, p. 11.
9 Gillier, P., La Pénétration en Mauritanie, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1926, p. 113.
10 AOM, Mauritanie IV, dossier 2 bis, A. P., 2886, G.G. AOF au commissaire général en Mauritanie, Dakar, 31 octobre 1907.
11 Pour une synthèse complète sur l’attitude du milieu religieux face aux Français, voir Wuld al-Bara, Y., « Les théologiens mauritaniens face au colonialisme français : études des fatwa-s de jurisprudence musulman », dans Robinson D. et Triaud J.-L, op. cit., pp. 85-118.
12 Coppolani, X., Rapport d’ensemble sur ma mission au Soudan français…, pp. 7-8.
13 Frerejean, C, Mauritanie 1903-1911. Mémoires de randonnées et de guerre au pays des Beidanes, Karthala, Paris, 1995, p. 170.
14 Thilmans, G., « Lat Dior, Chiekh Saad Bou et le chemin de fer ». Saint Louis-Lille-Liége, 1, décembre 1992, p. 16.
15 ANN, E/2/ 133, dossier Ahl Cheikh Saad Bouh, Min Sa‘d Bûh ilâ’amîr‘ ’andar, 12 octobre 1895.
16 Cet écrit est cité dans l’ouvrage de Mûsa Kamara, Al-Majmû’annafis, ms., IFAN-CAD de Dakar, fonds Ch. M. Kamara, pp. 80-87.
17 Mûsa Kamara, op. cit., p. 80.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 81.
20 Ibid., p. 83.
21 Ibid., p. 84.
22 Ibid., p. 87.
23 Texte cité par Wud al-Bara, Y., « Attitude des théologiens mauritaniens… », op. cit., pp. 99-100.
24 La politique des Français envers l’impôt imposé par les hassân sur quelques catégories des tribus zwâya et sur les znâga était ambiguë ; tantôt les Français appelaient à l’annulation de cet impôt pour mettre fin à la domination des hassân, tantôt ils maintenaient – sous quelques réserves – cet impôt afin d’obtenir le soutien des tribus hassân en évitant de toucher à leurs privilèges.
25 ANN, dossier E/2/133. Ahel Cheikh Saad Bouh, Sa‘d Bûh au commandant de cercle de Mederdra, s.d. (notre traduction).
26 Les services que les Français pouvaient attendre de Sa‘d Bûh ne se limitaient pas géographiquement au Trârza, mais s’étendaient également aux autres régions. Frèrejean mit l’accent sur les avantages à tirer de l’influence de Sa‘d Bûh en écrivant : « C’est une influence à ménager. Par son frère, Ma-el-Aînin, il était en relation avec le Maroc et, par les Taleb-Mokhtar de Oualata, avec Tombouctou. Je connaissais son pouvoir sur les Noirs du Sénégal et du Soudan » (Frèrejean, op. cit., p. 75).
27 Frerejean, op. cit., p. 113.
28 AOM, Mauritanie IV, dossier 1, Coppolani, rapport présenté à la commission interministérielle…, op. cit., p. 41.
29 « La Mauritanie et le Maroc », p. 99.
30 Quatrième fils de Mâ’ al-‘Aynayn, fils d’une femme des Awlâd al-Lab.
31 Bonte, P., « L’émirat de l’Adrar après la conquête coloniale et la dissidence de l’émir Sidi Ahmed (1909-1932) », Journal des africanistes, 54, 2, 1984, p. 7.
32 AOM, Mauritanie IV, dossier 2 bis, A. P., 2478, G. G. A.O.F. au ministre des Colonies, rapport politique de la Mauritanie pendant le 3e trimestre de l’année 1907, Dakar, 6 novembre 1970.
33 AOM, Mauritanie IV, dossier 2, A.P. 218, ministre des Colonies, Gorée, 30 juin 1905, dépêche télégraphique.
34 Pendant ces visites que Mâ’ al-‘Aynayn entama au Maroc, il était souvent accompagné d’un grand nombre de gens du Sahara. L’arrivée de cette masse de gens ne passa pas inaperçue au Maroc. E. Doutté, avec sa vision hostile à Mâ’ al-‘Aynayn, écrit à ce propos : « L’attitude piétiste de ses compagnons, sa réputation de grand savant font illusion : lorsqu’il passe dans une région, les Européens ressentent aussitôt les effets de l’intolérance musulmane. A Casablanca, les menées de l’agitateur Bou ’Azzaoui étaient en rapport plus ou moins direct avec le passage des hommes bleus, et la presse européenne a publié par le menu le récit de l’effervescence qu’ils ont pendant des mois soulevée à Merrakech ; la même nervosité chez les musulmans a été observée sur la côte, dans les villes où séjourne Mâou l’Aïnein [Mâ’ al-‘Aynayn] avant de se rembarquer pour le cap-Juby » (Doutté, E. op. cit., pp. 341-342).
35 Mâ’ al-‘Aynayn réussit à mobiliser des tribus de différentes régions. Dans le rapport sur la situation politique du 4e trimestre 1906, le gouverneur général écrivit : « Il a fallu à Ma El Aînini deux ans d’efforts et tout le poids de son influence religieuse pour réussir à grouper contre l’influence française tous les dissidents irréductibles au fur et à mesure de notre pénétration et à réunir pour la poursuite d’un même but des tribus guerrières ou maraboutiques armées qui, depuis les temps les plus reculés, étaient ennemies irréconciliables : telles les tribus Oulad Bou Saba, Reguibat et Kounta et Ahel Sidi Mahmoud, Mechdouf et Oulad Ghaylâne » (AOM, Mauritanie IV, dossier 2 bis, A.P, G. G. au ministre des Colonies, rapport sur la situation de la Mauritanie, 4e trimestre 1906, Gorée, avril 1907, p. 9).
Dans une lettre envoyée à Sidiyya, un partisan de Mâ’ al-‘Aynayn cite les noms des délégations tribales envoyées à Smâra, qui sont les suivantes : les Ahl Sîdî Mahmûd, les Laghlâl, les Mashzûf, les Awlâd an-Nâsar, les Tâjakânat, les Idaybusât, les Idaw‘îsh, les Idawa‘lî, les Smâsîd… AOM, Mauritanie IV, dossier 2, A. P., Cheikh Muhamed El Amejad ben Alam à Cheikh Sidia, 2 décembre 1906 (la lettre fut écrite le 1er avril 1906, trad. Bou-El-Mogdad).
D’autres sources bidân mentionnent une présence très active des Laghlâl ; ces derniers vont perdre dans le combat de Niémelâne – 24 octobre 1906 – trois de leurs chefs. Târîkh Tîshît, p. 18.
36 AOM, Mauritanie IV, dossier 2 bis, A.P. 2478, rapport de la situation politique de la Mauritanie pendant le 3e trimestre 1907, Dakar, le 6 novembre 1907.
37 AOM, Mauritanie IV, dossier 2 bis, A.P. 2478, rapport de la situation politique de la Mauritanie pendant le 3e trimestre 1907, Dakar, le 6 novembre 1907.
38 Les rapports avec le souverain marocain devinrent plus tendus, surtout après la mainmise sur des armes destinées à Mâ’ al-‘Aynayn, par les agents du sultan au cap Juby, sur l’ordre de ce dernier, en juillet 1907. Abd Al-‘Azîz changea de position vis-à-vis des Français. Le 19 mars 1907, c’est l’assassinat du docteur Mauchamp et l’occupation d’Ou-jda. Mâ’ al-‘Aynayn suivait avec attention les événements au Maroc ; pressé par la poussée française vers le Nord, il décida d’organiser une deuxième délégation (surba) auprès du sultan. Il quitta Smâra à la tête d’une délégation formée par des tribus de l’Adrâr et d’autres régions. Mais le mauvais accueil réservé par ‘Abd AI-‘Azîz n’avait pas été prévu par Mâ’ al-‘Aynayn. Le 16 août 1907, ‘Abd Al-Hafîd se proclama sultan contre ‘Abd AI-‘Azîz, se posa en défenseur de l’islam et dénonça l’attitude de son frère. Mâ’ al-‘Aynayn fut reçu à Marrakech par le nouveau « sultan de jihâd », escomptant une aide militaire.
39 AOM, Mauritanie IV, dossier 2, A. P., 479, ministre des Affaires étrangères au ministre des Colonies, Paris, 27 novembre 1906. Si nous ne possédons pas suffisamment d ‘informations sur la réalité des rapports entre Mâ’ al-‘Aynayn et les Allemands, les informations sont abondantes sur la coopération entre ces derniers et les successeurs de Mâ’ al-‘Aynayn - notamment avec al-Hayba. Le soutien des Allemands au mouvement de Mâ’ al-‘Aynayn et de son fils était motivé d’une part par l’hostilité que les premiers avaient manifestée envers l’occupation du Maroc par la France et d’autre part par l’alliance germano-turque. En effet, Mâ’ al-‘Aynayn était en contact avec les Turcs qu’il considérait comme les représentants de l’unité de la nation musulmane et seuls capables de faire face aux attaques qui menaçaient cette nation : « (les souverains ottomans) sont l’élite des rois et leur pays est l’élite des nations… Ils lutteront contre les incroyants corrompus comme les Anglais et les Français. Ils possèdent d’ailleurs la meilleure organisation, la plus étendue, l’État le plus puissant des sept climats… rien de cela ne fut donné à un État avant le leur » (Mâ’ al-‘Aynayn, Mubsiral-mutashawwif II, Fès, 1314, p. 176, trad. Martin, B.-G., « Ma al-‘Aynayn al-Qalqami », Les Africains, t. XII, 1978, p. 185).
40 Gillier, P., op. cit., p. 155.
41 AOM, Mauritanie V, dossier 2, note présentée au Conseil des ministres par le ministre des Colonies au sujet d’une action de police à entreprendre contre l’Adrâr, 1908.
42 Gouraud était commissaire du gouverneur général en Mauritanie entre 1907 et 1910.
43 Le fils de Mâ’ al-‘Aynayn, Hasanna, participa au combat de Hamdûn le 9 janvier 1909 ; après l’occupation d’Atar, il quitta la région le 9 janvier. Hasanna s’engagea activement en 1912 auprès de son frère al-Hayba dans sa marche sur Marrakech. Après l’occupation de la ville, il fut arrêté et relâché ; il passa ses dernières années à Fès, où il mourut le 10 août 1916.
44 Sîdî Ahmad w. Ahmad fut remplacé à la tête de l’émirat d’Adrâr par le protégé de Gouraud Sîdî Ahmad w. al-Mukhtâr, le 10 janvier 1909. Au début de l’année 1913, il fut rétabli dans ces fonctions, mais, en 1918, il fut exilé à Saint-Louis pendant deux ans avant son retour en Adrâr. En 1932, Sîdî Ahmad w. Ahmad part en dissidence vers le nord. Il fut tué en mars 1932, après une attaque de son campement menée par le détachement du capitaine Lecoq.
45 Gillier, P., op. cit., p. 188.
46 AOM, Mauritanie V, dossier 1, A. M., 37, G. G. de l’AOF au colonel Gouraud, Dakar, 31 janvier 1910.
47 AOM, Mauritanie VI, dossier 1, A. P., 694, G. G. de l’AOF au ministre des Colonies, Dakar, 9 avril 1908.
48 Cette date correspond au jour de l’arrivée de l’émissaire à Atâr ; la date de rencontre avec Mâ’ al-‘Aynayn n’est pas mentionnée. Cette rencontre a probablement eu lieu quelques jours auparavant, car à cette date le shaykh avait déjà pris la route vers le Sud marocain. Un jour avant l’arrivée de l’émissaire de Mâ’ al-‘Aynayn, une personne de retour de Fès informa les Français que Mâ’ al-‘Aynayn avait quitté Smâra fin novembre. De plus, le consul de France à Mogador, informé par l’un de ses informateurs au sud du Maroc, envoya une lettre datée du 20 décembre 1909 au chargé d’affaires de la France au Maroc pour l’informer de l’arrivée de Mâ’ al-‘Aynayn à Shbayka, située entre Cap-Juby (Tarfâya) et Wâd Nûn.
49 SHAT, série N, carton Ν 71, D13, copie du journal de la marche de la colonne de l’Adrar, p. 62.
50 AOM, Mauritanie V, dossier 1, A. P., 9G, lieutenant-colonel Patey, commissaire du G. G. et commandant militaire en Mauritanie au G. G. de l’AOF, Saint-Louis, 17 janvier 1910.
51 AOM, Mauritanie V, dossier 1, A. P., 37, G. G. de l’AOF au Colonel Gouraud, Dakar, 31 janvier 1910.
52 Smâra ne fut atteinte par les Français qu’en 1913. En poursuivant les résistants, après la fameuse opération de Labbayrât (Liboerat) – 10 janvier 1913 – sous les auspices de Muham-mad Laghdaf, fils de Mâ’ al-‘Aynayn, le colonel Mouret pénétra à Smâra la nuit du 4 au 5 mars 1913 : il ne trouva qu’un captif et deux femmes. Le passage de Mouret par Smâra soulève de nombreuses questions. D’abord, selon la majorité des écrits, Smâra fut rasée, détruite, brûlée et sa bibliothèque emportée. D’après le rapport de Mouret, Smâra ne subit pas de dégât majeur. Cependant, des questions demeurent posées, notamment à propos de la bibliothèque de la ville. Certes, la famille de Mâ’ al-‘Aynayn avait eu le temps de transporter une grande partie du contenu de la bibliothèque. Néanmoins, l’un des officiers de la colonne entrée à Smâra parle d’une grande pièce qui « contient de vieux livres, de vieux corans et […] » (Berthamé, E., Méhariste en Mauritanie. En colonne vers Smara 1907-1913, présenté et annoté par J. d’Arbaumont, Karthala, Paris, 1996, p. 143). Nous nous demandons si Mouret emporta ces livres ou bien s’il les abandonna sur place dans une ville déserte.
53 Mrabbîh Rabbu, cité par Martin, B.-G., op. cit., p. 194.
54 Tanwîr, p. 16.
55 Auparavant, Mâ’ al-‘Aynayn était abandonné par le souverain marocain ‘Abd al-Hafîd qui interdisait la livraison d’armes au shaykh : « Hafid a interdit au nouveau Khalifa d’Agadir de fournir des armes à Ma el Aïnin ou d’autoriser le passage d’armes destinées à ce marabout », (AOM, Mauritanie V, dossier 1, AP, 263, lettre du ministre des Affaires étrangères au ministre des Colonies, le 4 avril 1910). Une position qui poussa certainement Mâ’ al-‘Aynayn à prendre de la distance avec ‘Abd al-Hafîd.
56 Après sa mort, ses fils continuèrent la résistance. Al-Hayba, désigné comme successeur par son père, s’est proclamé sultan à Tîznît. Le 18 août, il entra à Marrakech, fut proclamé sultan à la mosquée principale et reconnu par les autorité locales (Laroui, Α., Esquisses historiques, Centre culturel arabe, Casablanca, 1993, p. 102). Al-Hayba fut défait à Sidi Bû ‘Uthmân (6 septembre 1912) par le colonel Mangin qui s’empara de la ville de Marrakech. Il fut contraint de se retirer vers Akardûs (aux environs de Tiznit). Il resta hors d’atteinte jusqu’à sa mort en 1919. Ses frères poursuivirent le jihâd jusqu’en 1934.
57 ANN, E2/133, lettre en arabe adressée par Sa‘d Bûh à Saint-Louis, s.d.
58 Sa‘d Bûh, An-Nasîha al-Khâssa wa al- ‘amma fî at-tahdhîr min muhârabat al-farânsa, ms., bibliothèque privée, ‘Abd al-Karîm w. az-Zayyâd, Bîr as-Sa‘âda (sur la route de Rousou), Mauritanie.
59 Sa‘d Bûh, « Un mandatement de Saad Bouh à Ma el Aïnin », L’Afrique française, 1909, pp. 225-232. Ce même texte a été traduit dernièrement par Dedoud ould Abdallah sous le titre : « Exhortation à l’usage de tous et en particulier aux proches pour mettre en garde contre la guerre aux Français » – Dedoud Ould Abdallah, « Guerre sainte ou sédition blâmable : un débat entre Shaikh Sa‘d Bu et son frère Shaikh Ma al-Ainin », op. cit., pp. 119-154. Nous nous référerons à cette traduction (dorénavant An-Nasîha).
60 Mâ’ al-‘Aynayn, Hidâyatu man hâra fî muhârabat an-nasâra, op. cit.
61 Mâ’ al-‘Aynayn, Hidâyatu man hâra fî muhârabat an-nasâra, op. cit., p. 20.
62 Ibid., p. 4.
63 Les Musulmans français et la guerre, Revue du monde musulman, vol. XXIX, déc. 1914, p. 29.
64 . Ibid., p. 27.
65 ΑΝΝ, dossier E/2/133, G. G. Ponty au Cheikh Saad Bouh, s.d.
66 ΑΝΝ, dossier E/2/133, 502, G. G. au commissaire du gouverneur général en Mauritanie, Dakar, 6 sept. 1909.
67 AOM, Mauritanie VI, dossier 1, A. P., 631, ministre des Affaires étrangères au ministre des Colonies, Paris, 7 octobre 1909.
68 Ibid.
69 AOM, Mauritanie VI, dossier 1, A. P., 631, ministre des Affaires étrangères au ministre des colonies, Paris, 7 octobre 1909.
70 An-Nasîha, p. 136.
71 Ibid., p. 130.
72 Ibid., pp. 130-131.
73 Ibid., p. 131.
74 Ibid., p. 149.
75 An-Nasîha., p. 138.
76 Ibid, p. 147.
77 Marty, P. Études sur l’islam maure, p. 199.
78 Frerejean, C, op. cit., p. 392.
79 Marty, P., Études sur l’islam maure, p. 199.
80 En effet, Kais [Kays] n’est pas un nom de tribu, mais un personnage célèbre de l’Arabie antéislamique.
81 Les Musulmans français et la guerre, op. cit., p. 28.
82 Ibid., p. 29.
83 An-Nasîha, p. 148.
84 Gellner, E., Saints of the Atlas, Weidenfeld & Nicolson, London 1969.
85 Stewart, C.C., Islam and Social Order in Mauritania, pp. 65-66.
86 Ibid., p. 76.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Archives « secrètes » , secrets d’archives ?
Historiens et archivistes face aux archives sensibles
Sébastien Laurent (dir.)
2003
Le darwinisme social en France (1859-1918)
Fascination et rejet d’une idéologie
Jean-Marc Bernardini
1997
L’École républicaine et la question des savoirs
Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson
Daniel Denis et Pierre Kahn (dir.)
2003
Histoire de la documentation en France
Culture, science et technologie de l’information, 1895-1937
Sylvie Fayet-Scribe
2000
Le photoreportage d’auteur
L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970
Gaëlle Morel
2006