Chapitre 6. Muhammad Fâdil, les Kunta et le pouvoir émiral
p. 107-114
Texte intégral
Les Ahl at-Tâlib Mukhtâr et les Kunta
1Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî fut une figure marquante de la Qâdiriyya dans tout l’Ouest africain : nous avons précédemment tracé son itinéraire mystique. Son influence spirituelle était telle que la majorité des représentants de la tarîqa Qâdiriyya se référaient à son wird. Et pourtant, Muhammad Fâdil adopta une attitude différente en se distinguant de l’héritage de la Qâdiriyya Bakkâ’iyya (la Qâdiriyya de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî).
2Dès la fin du xixe siècle, les écrits sur la Fâdiliyya rattachèrent Muhammad Fâdil à Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî ; ainsi les écrits de Coppolani, P. Marty, I. Hamet et d’autres écrits ultérieurs français reprennent la thèse de Le Chatelier, et les écrits récents adoptent le même point de vue.
3Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî mourut en 1811 : à ce moment, notre shaykh n’avait que 14 ans. Aucune mention n’est faite, de la part des successeurs et des disciples d’al-Kuntî, sur la présence de Muhammad Fâdil dans la zâwiyya des Kunta en Azawâd, ni du vivant de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî, ni après son décès. Le nom de Muhammad Fâdil n’apparaît jamais dans les biographies ou les chroniques citant les disciples de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî. Pour ces raisons objectives, nous pouvons affirmer qu’il n’y eut pas de rencontre directe entre Muhammad Fâdil et Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî.
4Selon la tradition écrite de sa famille, Muhammad Fâdil reçut le wird qâdîrî de son père. La généalogie mystique remonte de fils en père jusqu’à Zarrûk, au xve siècle ; en aucun cas elle n’établit de croisement avec la généalogie mystique Qâdiriyya Bakkâ’iyya. Non seulement il n’y eut pas de rencontre physique et mystique entre les deux, mais tout le travail entrepris pour la formation et l’évolution de la Fâdiliyya reposait sur des principes opposés à ceux de la Bakkâ’iyya. Pour réaliser son autonomie confrérique, Muhammad Fâdîl adopta une attitude de rupture avec les Kunta.
5Cependant, la tradition de la Fâdiliyya fait état de rencontres symboliques entre les deux hommes ; ces rencontres sont citées par Ad-Diyyâ’ uniquement pour confirmer le statut de sainteté de Muhammad Fâdil. « Shaykh Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî confie à son disciple Shaykh Muhammad Lamîn b. al-Wâfî une hikma en lui demandant de ne la révéler à personne sauf à celui qui serait digne de la transmettre au sharîf reconnaissable par des signes particuliers. Il lui conseilla de le chercher chez ses cousins, les Idawbaj, car ce sharîf allait se marier avec une de leurs femmes appelée Khadîja mint al-Ma‘lûm. Lorsque Ibn al-Wâfî arriva dans la tribu Idawbaj, il donna la hikma au shaykh Mustaf b. Ahmad al-Kayhal b. ‘Uthmân (…). Ce dernier continua d’attendre la personne qui correspondait aux signes décrits, jusqu’à ce que Muhammad Fâdil arrive à son campement et se marie avec Khadîja mint al-Ma‘lûm : c’était en effet lui qui correspondait à l’image (sûrat) que le shaykh Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî avait décrit à son disciple1. »
6Les prophéties de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî et de ses successeurs, notamment Sîdî Muhammad et Ahmad Bâba, en faveur de Muhammad Fâdil sont relatées plusieurs fois par Ad-Diyyâ’, ce qui exprime la recherche de légitimation indirecte au sein de cette famille. Par ses récits des prophéties des membres des Kunta, l’auteur de Ad-Diyyâ’ voulait convaincre les autres de la reconnaissance par les Kunta de la sainteté de Muhammad Fâdil. La Fâdiliyya était obligée de clarifier son rapport toujours ambigu avec l’initiateur de la voie mère dans le pays. Ainsi, si elle refusa de s’attacher au wird de la Qâdiriyya par l’intermédiaire des Kunta, elle reconnut cependant l’autorité de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî et essaya d’instaurer un rapport symbolique avec lui afin d’acquérir une légitimité et surtout d’éviter la confrontation.
7Si les traces de confrontations sur le plan confrérique ne sont pas citées directement par Ad-Diyyâ’, quelques passages toutefois font allusion au climat de tension régnant à l’époque : « Un intrigant (wâshî) vint chez Bâba Ahmad [fils de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî] pour lui annoncer que les tlâmîdh de notre shaykh [Muhammad Fâdil] récitent “allâh allâh”, entrent en transe et dansent (yaqûllûna allâh allâh wa yajdhubûna wa yashtahûna) ; l’intrigant a continué à les dénigrer, mais Bâba Ahmad a nié (ankara) tout ce qu’il a entendu2. »
8Bâba Ahmad, en désavouant ce détracteur, prit la défense de Muhammad Fâdil en évoquant ses miracles, signes de sa walâya.
9Derrière cette image de fraternité entre les deux branches de la Qâdiriyya, que Ad-Diyyâ’ cherche à transmettre à travers ces exemples, se cache une réelle confrontation. A partir de ce dernier incident, nous constatons donc que les pratiques de la Fâdiliyya n’étaient pas appréciées par les Kunta ; d’où, le recours à Bâba Ahmad pour dénoncer les disciples de la Fâdiliyya. En fait, Bâba Ahmad b. Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî était le représentant de la Qâdiriyya Bakkâ’iyya dans le Hawd : « Éclipsé par la renommée de son frère [Sîdî Muhammad], il vint chercher fortune entre 1810 et 1815, dans le Hodh, auprès de ses cousins de lointaine origine […]. Il fut rejoint par un certain nombre de ses parents et telamid de l’Azaouad3. »
10Bâba Ahmad mourut au Hawd, en 1826. Son statut de fils du grand shaykh Sîdî al-Mukhtâr lui donnait une légitimité de chef spirituel de la Qâdiriyya au Hawd, et la Fâdiliyya était de ce fait obligée de le prendre en considération. C’est pour cette raison que ses positions et ses témoignages en faveur de Muhammad Fâdil sont cités d’une façon répétitive dans Ad-Diyyâ’.
11La légitimation de la Fâdiliyya par les Kunta était recherchée également auprès du successeur de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî à la tête de la tarîqa. Sîdî Muhammad al-Khalîfa avait déclaré, toujours selon Ad-Diyyâ’, que Muhammad Fâdil était « antérieur (muqaddam) dans les sphères de la proximité divine (mayâdin al-qurb al-’ilâhî)4 ». Et pourtant, Sîdî Muhammad, dans Ar-Risâlat al-Ghallâwiyya, dénonça avec violence la confrérie Ghudhfiyya, à laquelle Muhammad Fâdil se rattache spirituellement, en la qualifiant de bid‘a (innovation blâmable)5.
12Si nous n’avons pas d’éléments sur la réalité des rapports entre la Qâdi-riyya Bakkâ’iyya et la Qâdiriyya Fâdiliyya, à l’époque de Sîdî Muhammad et Bâba Ahmad, les deux fils de al-Mukhtâr al-Kuntî, c’est parce qu’ils n’ont vécu qu’au début de la formation de la Fâdiliyya. En effet, ils moururent en 1826, date qui coïncide avec les débuts de l’émergence de Muhammad Fâdil. Des décennies plus tard, la confrontation entre les deux confréries se révéla alors que la Fâdiliyya était devenue non seulement l’expression d’une tendance confrérique, mais encore celle d’une volonté et d’une représentation tribales6. Le conflit n’était plus uniquement centré sur l’aspect mystique, il prenait une dimension sociale puisque les Kunta du Hawd s’attaquèrent à l’origine chérifienne des Ahl at-Tâlib Mukhtâr.
13Les écrits postérieurs à la vie de Muhammad Fâdil démontrent que la confrontation avec cette tribu fut très vive puisque les Kunta réfutèrent l’origine chérifienne de ce dernier. P. Marty souligne cette négation de l’origine chérifienne chez les tribus du Hawd, en particulier par les Kunta : « J’ai trouvé […] ; d’abord chez les Kounta, éternels rivaux des Fadelïa et ennemis des Tâlib Mukhtâr et, ensuite chez plusieurs lettrés de Néma et de Oulata, la négation formelle du “charaf” des Ahel Tâlib Mokhtâr7. »
14Cette offensive contre les Ahl at-Tâlib Mukhtâr alla jusqu’à les faire prendre pour une tribu znâga (tributaire) : « Les Ahel Taleb Mokhtar, […] sont tout simplement une famille des Adem [tribu des Lâdam citée ci-dessus], tribu Zenaga jadis puissante dans l’Adrâr, le Brakna et le Trarza. Cet arbre généalogique a été forgé de toutes pièces par Taleb Diah El-Mokhtar8. »
15En réalité, cette contestation s’inscrivait dans la lutte qui opposait les deux rivaux pour l’hégémonie politico-religieuse au sein de la voie Qâdiriyya : la Fâdiliyya des Ahl at-Tâlib Mukhtâr et la Bakkâ’iyya des Kunta. Des incidents illustrèrent ce conflit constant. La famille de Muhammad Fâdil explique la contestation de son origine chérifienne par une jalousie qui remontait au temps du Prophète. Pour les Ahl at-Tâlib Muhtâr, les Kunta avaient conservé le souvenir de rivalités anciennes entre les deux clans de la tribu de Qurayysh : Banî Umayya et Banî Hâshim. C’est ainsi que Sa‘d Bûh w. Muhammad Fâdil s’exprima lorsqu’il riposta : « Nous ne sommes pas des Zenaga. A-t-on jamais vu fleurir la piété, la science, les miracles chez les Zenaga au point où on les voit chez les Ahel Taleb Mokhtar ? La vertu témoigne de l’origine des gens. Quant aux Kounta, ils ont toujours été nos ennemis, parce qu’ils sont jaloux de nos mérites et de notre influence et surtout parce qu’ils ont conservé vivace le souvenir des rivalités qui divisaient nos ancêtres Qoreîchites, au temps du Prophète. Ils sont Beni Ommeïd et nous sommes Beni Hachem9. »
16Les mêmes arguments furent avancés par Sa‘d Bûh dans un écrit : Taqrîd al-’asmâ‘ bi-adh-dhabbi‘an bughdi Abnâ’Banî as-Sibâ‘10. Par ailleurs, tous les écrits sur la sharaf de la famille évoquent directement ou indirectement cette tension entre les deux tribus à propos de l’origine chérifïenne.
17Les Kunta du Hawd voyaient leur domination et leur prestige fondés en partie sur leur rôle religieux, menacés par les Ahl at-Tâlib Mukhtâr qui visaient à occuper le terrain en utilisant les mêmes moyens et les mêmes « armes » que les Kunta, c’est-à-dire l’arme religieuse dans sa forme confrérique. Ce sentiment de menace était ravivé par la situation morose de leur cousin du Tagânat qui venait de perdre le combat idéologique, religieux et militaire face à un ancien « disciple » de leur ancêtre, un homme de religion :‘Abdallahî w. Sîdî Mahmûd de la tribu Idawalhâj. Au retour d’un bref passage chez Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî en Azawâd, Sîdî ‘Abdallahî w. Sîdî Mahmûd11 retourna chez lui, entama une guerre contre les Kunta au Tagânat qui s’acheva par son installation dans l’Asaba et la fondation d’une nouvelle tribu : Ahl Sîdî Mahmûd.
18En outre, avant cette confrontation dans le Tagânat, Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî s’était heurté à la tribu hassân des Awlâd Balla, soutenue par d’autres tribus hassân du Hawd comme les Awlâd Talha, les Awlâd Nakhla et les Awlâd Mansûr. Les Awlâd Balla étaient soutenus sur le plan religieux par les zwâya de Tîshît, et notamment par des figures religieuses de cette ville comme Khâlifa b. at-Tâlib Mustaf, Sidiyya b. al-Hâjj al-Amîn at-Twâtî, Sîdî Muhammad b. al-Hâjj b. Abû Radda al-Alûshî. Dans ce conflit, Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî ne réussit à s’imposer que grâce à son alliance avec d’autres tribus, particulièrement les Awlâd an-Nâsir12.
19Il faut noter qu’au début de son installation dans le Hawd, Bâba Ahmad w. Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî chercha à imposer son pouvoir religieux dans la famille émirale des Awlâd Mbârak, en se présentant comme le guide religieux et le conseiller de l’émir ; il était poussé dans cette ambition par son frère, le chef général de la Bakkâ’iyya, Sîdî Muhammad, qui adressa plusieurs lettres dans ce sens. Quand Bâba Ahmad informa son frère en Azawâd que le chef des Awlâd Mbârak, Muhammad Anamâsh, avait fait acte de soumission à l’égard de la famille de al-Kuntî et s’était repenti de l’attitude hostile reprochée à ses parents, Sîdî Muhammad lui répondit : « Si tu le rétablis dans sa wilâyya [chefferie politique], accompagne le dans sa “huila”, donne-lui des conseils de justice et qu’il prenne l’engagement de les suivre13. » Cette volonté de viser le sommet s’inscrit dans une tradition, chez les Kunta qui eurent généralement recours aux chefs politiques, dans les régions, pour appuyer leur conquête religieuse14. Cependant, nous ne pensons pas que Bâba Ahmad eût réussi à influencer la famille émirale des Awlad Mbârak, car celle-ci était peu sensible aux discours des hommes de religion.
20La confrontation, tantôt larvée, tantôt déclarée, entre les Kunta et les Ahl at-Tâlib Mukhtâr tourna plutôt en faveur de la Fâdiliyya et se solda par la progression de l’influence des Ahl at-Tâlib Mukhtâr et la propagation du wird de Muhammad Fâdil. Cet avantage fut encouragé par la situation critique des Kunta du Hawd, dans la deuxième moitié du xixe siècle. En effet, les petits fils de Bâba Ahmad s’entre-déchiraient à cette époque. Ajoutons la défaite de leurs cousins du Tagânat, et de ceux de l’Azawâd qui perdirent le contrôle de la région sous la pression des partisans de al-Hâjj ‘Umar. A. Le Chatelier, à propos de la répartition de l’influence religieuse à la fin du xixe siècle, souligne la propagation importante de la Fâdiliyya dans tous les pays de l’Afrique occidentale ; par contre, la Bakkâ’iyya était cantonnée dans ses zones15 traditionnelles, et, là même, elle était sérieusement menacée par la Tijâniyya.
21Le conflit qui s’exprimait sur le plan religieux et généalogique entre deux tribus zwâya-confrériques adeptes de la tarîqa Qâdiriyya n’était que le reflet d’une opposition structurelle segmentaire entre les deux tribus : d’une part la puissante tribu des Kunta cherchait à conserver son espace d’influence, d’autre part les Ahl at-Tâlib Mukhtâr, alors faibles, aspiraient à agir sur la scène sociale et politique. Il est évident que l’aspect religieux – confrérique – et la généalogie n’étaient autres que des armes politiques qui exprimaient cette rivalité.
Le shaykh face au pouvoir émiral16
22Muhammad Fâdil se heurta fréquemment aux provocations de la tribu des Awlâd Mbârak, dominante à l’époque17. Un jour, l’un des chefs des Awlâd Mbârak, Muhammad b. Ahmad b. Hanûn La‘baydî, vint au campement du shaykh et revendiqua un droit de diyya (impôt de sang) sur l’un des tlâmîdh de Muhammad Fâdil : ce dernier demanda l’intervention d’un qâdî. Le jugement pencha en faveur du chef hassân, qui exigea que le paiement de la diyya soit composé d’une vache engraissée. En arrivant chez lui, il égorgea la vache et le premier morceau de viande qu’il mangea lui donna une sévère diarrhée. En conséquence, il envoya immédiatement son fils avec le reste de la viande, son cheval et son arme à Muhammad Fâdil, demandant le pardon. Sa santé rétablie, il se prépara à marcher sur le shaykh afin de récupérer son cheval, son arme et la diyya, mais, juste avant son départ, il fut à nouveau frappé d’une diarrhée qui lui fut fatale. Le grand chef des Awlâd Mbârak (kabîr Awlâd Mbârak) jura de prendre deux diyya ; en arrivant à Walâta, il tomba malade avant même d’atteindre les campements des Ahl at-Tâlib Mukhtâr et mourut. Cet exemple reflète la tension qui dominait les relations entre les Ahl at-Tâlib Mukhtâr et les Awlâd Mbârak. Nous avons vu que depuis aj-Jîh al-Mukhtâr18 en passant par le père de Muhammad Fâdil, et jusqu’à ce dernier, les Awlâd Mbârak se comportaient en ennemi permanent. Notons ici que, dans les deux derniers cas, ce fut avec la branche de Hanûn que la confrontation se produisit, car elle était la branche qui dominait dans l’espace où nomadisaient les Ahl at-Tâlib Mukhtâr.
23Muhammad Fâdil, face à la violence physique et comme à chaque fois qu’il se trouvait devant une injustice et le défi d’un guerrier, eut recours aux armes de la sainteté ; la tâzubba du shaykh était plus efficace que l’épée du hassân. Un déséquilibre était en train de s’instaurer sur la scène sociale avec la montée de la sainteté confrérique.
24Les Awlâd Mbârak, déjà déchirés par leurs guerres internes et externes, ne tardèrent pas à subir un échec qui mit fin à leur suprématie en faveur d’une autre puissance tribale venue du Tagânat au milieu du xixe siècle : les Mashzûf. Avec ces derniers, les rapports connurent un changement significatif : les conflits qui dominaient les relations entre le pouvoir émiral et le shaykh laissèrent la place au compromis. En effet, les différentes sources familiales insistent sur la bonne entente entre les Ahl Lamhaymîd, famille émirale des Mashzûf, et Muhammad Fâdil.
25Selon la tradition des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, avant même leur victoire finale sur les tribus du Hawd, Muhammad Fâdil prédit l’avenir des Mashzûf et envoya son fils al-Hadrâmî à la rencontre de Wuld Lamhaymîd, leur chef. Al-Hadrâmî lui annonça que Muhammad Fâdil avait lu sur son front les mots suivants : « le dévastateur des États (hâtik ad-duwwal) ». Il lui promit qu’il dominerait tout le Hawd, mais à condition de s’engager à exonérer les Ahl at-Tâlib Mukhtâr d’impôt (maghram) et à leur épargner toute injustice. Le chef des Mashzûf accepta la requête de Muhammad Fâdil, et ce pacte fut respecté ensuite par tous les chefs mashzûf19.
26D’autres versions relatant les premiers contacts entre le chef des Mashzûf et Muhammad Fâdil existent. Elles comportent des variantes, mais elle convergent toutes sur le pacte passé entre les deux hommes. Et c’est grâce à la baraka du shaykh que le guerrier domina militairement et politiquement le Hawd ; par ailleurs, du fait de la garantie de paix offerte par le guerrier, le shaykh assura le développement de sa sainteté sans craindre les exactions qu’il subissait auparavant. L’alliance entre le shaykh et le hassân fut l’expression d’une volonté commune de partager le pouvoir, de la part des deux puissances religieuse et militaire.
27Une autre version signale un incident qui, même s’il paraît contradictoire avec ce qu’on vient d’avancer, reflète cet esprit de reconnaissance mutuelle entre le pouvoir du shaykh et celui du chef hassân : « Un jour, l’émir de Mashzûf passa à côté du campement du shaykh, il envoya un émissaire pour demander son maghram ; le shaykh envoya son fils al-Hadrâmî avec le maghram ; en arrivant chez l’émir, al-Hadrâmî lui demanda la hadiyya du shaykh ; convaincu par la légitimité de la demande du shaykh, il lui offrit sa hadiyya (offrande) et prit son maghram. »
28Chacun s’inclina donc devant la demande de l’autre, ce qui revenait à une reconnaissance mutuelle d’autorité et de légitimité.
29Son amitié avec les Mashzûf se traduisit aussi par le soutien religieux que Muhammad Fâdil apporta à ce groupe dans ses conflits avec d’autres tribus de la région. Ce fut le cas, par exemple, lors de la fameuse guerre de tambamba qui opposa, au milieu du xixe siècle, les Mashzûf aux Laghlâl. Selon la tradition des Laghlâl, les Mashzûf leur proposèrent la médiation de Muhammad Fâdil pour mettre fin à leur conflit, ce à quoi les Laghlâl s’opposèrent, prétextant que Muhammad Fâdil était proche des Mashzûf. À la suite de ce refus, Muhammad Fâdil composa un poème dans lequel il prônait la défaite des Laghlâl20.
30Cette tradition met en cause la thèse de la neutralité du saint dans les conflits régionaux. Il faut dire qu’à l’époque, les Laghlâl – notamment les Laghlâl installés à l’ouest du Hawd – étaient sous l’influence des Tijâniyya d’al-Hâjj ‘Umâr al-Fûtî, comme les gens de Walâta21, bien que ces derniers ne fussent pas forcément adeptes de la Tijâniyya. En effet, les tribus du Hawd étaient en relation avec le fils d’al-Hâjj ‘Umar qui leur garantissait la sécurité des activités commerciales, leur assurait un soutien politique et militaire lors des conflits tribaux. En outre, les alliances politiques et tribales n’étaient pas toujours soumises aux appartenances confrériques.
31Selon son frère Sa‘d Bûh, le fils aîné de Muhammad Fâdil était sollicité par al-Hâjj ‘Umar qui voulait en faire « son commandant pour toute la région du Hawd en lui promettant des milliers de combattants en renfort, avec fournitures, équipements et approvisionnements nécessaires22 ». Or, at-Tâlib Bûya refusa de répondre à l’appel de al-Hâjj ‘Umar sur les conseils de son père. Cependant, d’après d’autres indications fournies par Sa‘d Bûh, at-Tâlib Bûya aurait participé un temps au mouvement de al-Hâjj ‘Umar avant de céder à la pression de Muhammad Fâdil. Il faut noter que at-Tâlib Bûya fut le successeur de son père à la tête de la Fâdiliyya.
32Par son action spirituelle, Muhammad Fâdil réussit à propager la Fâdiliyya dans les tribus avoisinantes. Il est difficile de dénombrer les tribus qui s’affilièrent à la Fâdilliya à l’époque de Muhammad Fâdil, non seulement par manque de données, mais encore en raison du caractère de l’adhésion à la tarîqa dans le pays. L’existence de quelques membres d’une tribu affiliés au wird d’une tarîqa ne signifie pas pour autant l’adhésion de toute la tribu, et pourtant la plupart des classifications des tribus, par appartenance aux confréries, reposent sur ce critère. En effet, dès que le muqaddam d’un shaykh se trouve au sein d’une tribu, cette tribu est identifiée systématiquement comme affiliée à la tarîqa de ce shaykh. Et pourtant, la plus grande part des affiliations confrériques sont individuelles et n’impliquent que les personnes et non les groupes, sauf dans le cas de grands personnages confrériques qui arrivent, grâce à leur charisme spirituel et social, à engager leur groupe dans leur tarîqa. C’est pour cette raison que nous éviterons d’énumérer les tribus affiliées à la Fâdiliyya. A la fin du xixe siècle, Le Chatelier s’est lancé dans une classification hasardeuse des tribus affiliées à la Fâdiliyya23 qui comporte de nombreuses erreurs sur le plan social24.
33Sur le plan religieux – confrérique – comme sur le plan politique et social, l’affirmation de l’autorité de Muhammad Fâdil ne se fit pas sans difficultés. Il trouva un champ déjà occupé par d’autres puissances avec lesquelles il lui fallut entrer en compétition. Cependant, il sut, selon les circonstances et les adversaires, utiliser des stratégies adéquates, en jouant tantôt de son charisme et de sa tâzubba, tantôt en négociant avec ses adversaires potentiels, Kunta, Awlâd Mbârak et Mashzûf : trois forces importantes dont chacune incarnait une catégorie sociale, politique et idéologique distincte. Du conflit ouvert au compromis, Muhammad Fâdil sut adapter sa position pour assurer le développement de son « entreprise » religieuse et sociale.
Notes de bas de page
1 Ad-Diyyâ’, p. 108a, R.
2 Ibid., p. 89b, R.
3 Marty, P, Études sur l’Islam et les tribus du Soudan, op. cit., pp. 223-242.
4 Ad-Diyyâ’, p. 145b, R.
5 Ar-Risâlat al-Gallâwiyya, pp. 99-100.
6 Ould cheikh, Α., « La tribu comme volonté et comme représentation », op. cit.
7 Marty, P., Études sur l’islam et les tribus du Soudan, p. 250.
8 Ibid., p. 140. Les mêmes propos sont avancés par le fils de Shaykh Sidiyya, branche de la Qâdiriyya alliée aux Kunta. Selon ‘Abd Allâh, les Ahl at-Tâlib Mukhtâr « sont tous simplement une famille des Adem, tribu Znaga de l’Adrar maure » ; cf. Martin H., L’islam maure, mémoire CHEAM, 163, 1937, p. 4.
9 Marty, P., Études sur l’islam et les tribus du Soudan, p. 140. Notons que les Kunta se rattachent à ‘Ukba b. Nâfi‘, un Ommeyade qui est en même temps le premier conquérant arabe du Maghreb. La contestation de l’origine des Ahl at-Tâlib Mukhtâr a suscité de nombreux écrits de la famille défendant leur arbre généalogique chérifien comme nous l’avons indiqué précédemment. Ces dernières années, la zâwiyya de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî à Nouakchott a reconnu le sharaf des Ahl at-Tâlib Mukhtâr (document communiqué par Ghaythî w. Mamma).
10 Taqrîd al-’asmâ‘ bi-adh-dhabbi’an bughdi Abnâ’ Banî as-Sibâ‘, op. cit.
11 Une biographie de ce personnage est citée dans le Wasît, pp. 361-365.
12 Batran, Α., Sidi al-Mukhtâr al-Kuntî and the Recrudescence of Islam in the Western Sahara and the Middle Niger c. 1750-1811, Ph. D, Univ. of Birmingham, 1971, pp. 223-226.
13 Ould daddah, Α., « Shaykh Sidi Muhammad Wuld Sid al-Mukhtar al-Kunti (1183 H1769-1770 2 Sawwal 1241 H 12 mars 1836) », thèse de 3e cycle, Paris V, 1977, p. 173.
14 Cette tradition de conseiller de l’émir s’appuie sur la tradition de la hisba, qui donne aux hommes de religion le droit et le devoir de conseiller ou censurer les détenteurs du pouvoir politique.
15 Le chatelier, Α., L’Islam dans l’Afrique occidentale, p. 320.
16 Ce terme est employé ici dans un sens méthaphorique. Nous avons souligné auparavant que le Hawd ne connut pas un pouvoir politique émiral structuré à l’instar d’autres régions du pays bidân.
17 La famille de Muhammad Fâdil – du vivant de ce dernier – était l’objet des agressions des tribus avoisinantes ; des incidents qui survinrent par exemple avec les Awlâd an-Nâsir, les Lâdam, sont évoqués dans Ad-Diyyâ’ (p. 386a et p. 387a, R.). Cependant, dans la majorité de ces incidents, les agresseurs sont désignés par le terme « hassân » sans l’indica-tion de leur appartenance tribale.
18 Rappelons que certaines traditions comme celles rapportées par Ad-Diyyâ’ et al-Mâmûn soulignent une alliance entre aj-Jîh al-Mukhtâr et les Awlâd Mbârak ; d’après Ad-Diyyâ’, c’est la bénédiction de aj-Jîh al-Mukhtâr qui a permis aux Awlâd Mbârak de dominer le Hawd et c’est grâce à sa hikma (formule magique) qui ils ont vaincu leur ennemi du Tagânat (Ad-Diyyâ’, p. 19b, R.).
19 Turâd w. Baba, Bayribâfa, mars 1995.
20 Tradition recueillie au Hawd par C. Fortier, 1995.
21 Hanson, J., Robinson, D., After the Jjihad, the Reign of Ahmad al-Kabîr, in the Western Soudan, Michigan State University Press, East Lansing, Michigan, 1991, p. 156.
22 Sa‘d bûh w. Muhammad Fâdil, An-Nasîha al-khâssa wa al-‘âmma fi at-Tahdhîr min muhârabat al-farânsa, trad., Dedoud ould Abdallah, « Guerre sainte ou sédition blâ-mable : un débat entre shaikh Sa‘d Bu et son frère shaikh Ma al-Ainin », dans Robinson D. et Triaud J.-L. (éd.), Le Temps des marabouts, Karthala, Paris 1997, p. 133.
23 Le chatelier, Α., L’Islam dans l’Afrique occidentale, p. 329.
24 Il y a un grand amalgame, de sa part, entre les confédérations, les coalitions tribales, les tribus et les fractions.
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