Chapitre 4. L’affirmation religieuse et sociale
p. 85-92
Texte intégral
1Nous savons que Muhammad Fâdil était issu d’un groupe bien enraciné socialement, et surtout religieusement, dans le pays. Les ancêtres des Glâgma s’étaient forgé une réputation d’hommes de sainteté, leur origine chérifienne étant l’un des facteurs importants dans ce domaine. Muhammad Fâdil s’appuya à son tour sur cette origine : le charisme héréditaire. Si cette première composante était acquise de naissance et conditionnée par des données antérieures au candidat à la sainteté, la deuxième et la troisième dépendaient directement de lui – le charisme personnel (formation et baraka). C’est pour cette raison que Muhammad Fâdil poursuivit pendant des années une formation ésotérique et exotérique, qui lui permit d’acquérir non seulement une base intellectuelle et spirituelle, mais aussi une expérience sur le terrain. Quant au capital charismatique, il se fondait sur « la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu1 ». Outre ces qualités, un autre facteur intervint dans le processus d’accession à la sainteté, à savoir les conditions et la nature des hommes sur lesquels le saint cherchait à agir.
La baraka du shaykh
2La manifestation charismatique des saints musulmans se traduit souvent par les karâmât (sing., karâma) [prodiges des saints/grâce probatoire] et la baraka2 (bénédiction divine), deux concepts qui renvoient à la réalisation de prodiges et à la capacité de provoquer des phénomènes surnaturels. La karâma est propre au saint, elle diffère de la mu‘jiza (miracle prophétique), mais « l’une et l’autre sont des “ruptures de l’habitude” (khâriqa li-l’âda), entendons par là : un fait extraordinaire qui rompt cette “coutume de Dieu” (sunnat Allâh) qu’est le cours habituel des choses3 ». La question des karâmât fut longtemps au centre de débats religieux. Les mu’tazilites4 par exemple, niaient la réalité des karâmât : pour eux, elles n’étaient que des tromperies et « les récits qui les transmettent ne font que redire des superstitions populaires5 ».
3La notion de karâma est liée à celle de walâya (sainteté). Si la mission du walî s’inscrit dans la continuité de celle du Prophète, la karâma assure de son côté une continuité du miracle prophétique (mu‘jiza), et si la mu‘jizat est la preuve (burhân) de la mission du Prophète, la karâma a la même fonction pour le walî6. L’ambiguïté du rapport entre la mu‘jiza et la karâma ainsi que la fusion qu’elle crée entre le domaine prophétique et le domaine de walâya sont un des facteurs importants dans la fonction religieuse et sociale de la karâma.
4En évoquant la karâma et le rôle du walî comme héritier du Prophète et guide (‘imâm) de la communauté (’umma) dans sa mission divine, nous soulignons la présence de l’héritage et l’influence de la pensée shi‘ite dans ce domaine : « La walâya mystique est fondée sur la walâya/’imâmat chez les shi’ites7. » Le passage de walâya/’imâmat du champ de réflexion et d’action shi‘îte, au sunnite, modifia quelques caractères de cette notion, surtout l’engagement politique direct. Ainsi, l’évacuation de tout caractère politique affiché permit à la notion de walâya de conquérir le monde sunnite8.
5Les savants bidân, notamment les sûfî, calquent leur attitude sur celle définie globalement dans le tasawwuf sunnite. Tout en reconnaissant la légitimité de la karâma, l’accent étant mis sur la distinction entre celle-ci et la mu‘jiza’. Deux volumineux livres biographiques et hagiographiques dans le pays bidân sont consacrés aux saints confrériques, et plus précisément à la narration de leurs karâmât. Le premier concerne Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî : il est écrit par son fils et porte le titre At-Tarâ’if wa-talâ’idfi karâmât al-wâlid wa al-wâlida ; le deuxième traite de Muhammad Fâdil sous le titre Ad-Diyyâ’ al-mustabîn fî karâmât Shaykh Muhammad Fâdil b. Mâmîn. Les titres eux-mêmes témoignent d’une volonté de mettre en avant les prodiges des saints.
6Les karâmât de notre saint permettent de mesurer l’étendue de son pouvoir charismatique et ses fonctions religieuses et sociales. La vie de Muhammad Fâdil fut fertile en miracles : avant même sa naissance, les signes de ses karâmât se manifestèrent. Pendant le séjour de son père Mâmîn au Sâhal, un saint lui annonça qu’il aurait un qutb (pôle mystique)9. Muhammad Laghdaf, Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî, Sîdî Muhammad b. Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî et Muhammad b. Ahmad al-Aswad, pour ne citer qu’eux, attirèrent l’attention de leur entourage sur l’avenir extraordinaire réservé à Muhammad Fâdil. Ce phénomène est récurrent dans les biographies des grands saints ; ainsi, M. Chod-kiewicz indique : « Les présages et les prodiges qui accompagnent la naissance du saint en sont un des plus fréquents. Les récits concernant, en particulier, les fondateurs de turuq, ‘Abd al-Qâdir al-Jilânî Ahmad al-Rifâ‘î, Bahâ al-dîn Naq-shband, ‘Abd al-‘Azîz ad-Dabbâgh, sont prodigues en mirabilia annonçant un destin exceptionnel10. »
7Muhammad Fâdil fut introduit dans le champ des karâmât avant même d’entamer sa propre action miraculeuse. Cette action ne commença, en effet, qu’à l’époque où il devint lui-même, non pas seulement capteur de baraka, mais encore donneur de baraka et faiseur de miracles. Certes, la ligne de démarcation entre ces deux phases est arbitraire, dans la mesure où il existe une continuité logique dans l’itinéraire du personnage. Elle permet cependant d’échelonner l’évolution de la sainteté d’un degré à l’autre.
8La baraka du shaykh était consolidée par son origine chérifienne puisqu’il était porteur de sang prophétique. D’ailleurs, c’est cette ascendance qui constitua une source préférentielle de la baraka dans la mesure où ce fut « [...] l’affirmation de la supériorité de la base généalogique de la baraka, sur son fondement miraculeux11 », qui lui donna une dimension importante : « La sainteté devait, bien évidemment, s’accompagner de prodiges mais elle était transmise par voie de sang, ce qui représente bien des avantages12 ». C’est donc par une articulation et une interaction entre le charisme héréditaire et le charisme personnel que le processus de la baraka se forgea.
9Les karâmât du saint se manifestèrent notamment au cours de sa formation par des capacités peu communes d’apprentissage du Coran et des sciences théologiques, comme nous l’avons évoqué. L’acte qui marqua la fin de cette formation procédait également de la sphère de la karâma. Par suite d’une élection divine, le saint fut investi par ses codisciples et son maître et par son entourage social. Prenons pour exemple une des premières manifestations de la baraka du saint : une personne, menacée par les hassân, se réfugia chez Sîd al Mustaf (l’un des maîtres de Muhammad Fâdil) et demanda une hikma (formule magique) pour se protéger. Le maître lui répondit : « Je n’ai pas ce que tu cherches, mais je vais t’indiquer quelqu’un de plus apte que moi », et l’adressa à Muhammad Fâdil qui, après quelques hésitations, accepta de satisfaire sa demande contre une offrande (hadiyya). Ayant remarqué l’efficacité de sa hikma, « les gens vinrent de partout, et chaque fois, ils le trouvaient sous un arbre entouré par des animaux sauvages13 ». Voilà donc un exemple des premiers miracles de Muhammad Fâdil : l’allégeance de la nature à sa sainteté. La reconnaissance et la soumission du milieu naturel s’exprimait également lorsque Muhammad Fâdil faisait parler les éléments naturels (Jamâdât)14. L’influence sur l’ordre naturel fut un élément qui accrut l’influence du saint sur l’ordre social.
10Les karâmât de ce shaykh étaient si nombreuses que chacune de ses actions et chacun de ses gestes devinrent en eux-mêmes des karâma. Il soigna les malades désespérés, protégea les opprimés des exactions humaines et de la malédiction divine et prédit l’avenir. Sa baraka sauva la ville de Walâta, condamnée, selon Sa‘d Bûh, au retour à l’âge d’infidélité (kufr)15. De même, il usa de son pouvoir pour sauver un autre lieu connu sous le nom de Fanj : « Chaque fois qu’un groupe s’y installait, il se voyait décimé ; le jour où le shaykh s’y établit, Dieu enleva sa malédiction16. » Le shaykh demanda alors que le lieu porte le nom de Mahmûda17, un nom qui subsiste actuellement. L’une des karâmât les plus « spectaculaires » de ce shaykh était la résurrection des morts : un des disciples (tilmîdh, pl., tlâ-mîdh) du shaykh mourut après une longue maladie ; avant son enterrement, Muhammad Fâdil intervint pour tenter de rendre la vie au défunt : « Il posa sa main sur lui, et se courba en lui soufflant dans le nez, le mort bougea, Muhammad Fâdil poursuivit l’opération en diffusant l’âme avec sa main sainte à travers tout le corps, (...) jusqu’à ce que Dieu lui rendît la vie18 ».
11Le même miracle se produisit avec sa fille al-Hâjja. La résurrection des morts est l’un des miracles (mu‘jizâ) du prophète Jésus ; Muhammad Fâdil, par cette transcendance du domaine des saints vers celui des prophètes et de la karâma à la mu‘jiza, montre son statut supérieur dans la hiérarchie spirituelle. Les quelques exemples illustrent l’intervention surnaturelle de Muhammad Fâdil dans le temporel et le quotidien.
12Des facultés miraculeuses alliées à une parfaite « maîtrise de l’invisible » jouèrent un rôle décisif dans la constitution du charisme personnel de Muhammad Fâdil ; elles lui permirent d’acquérir un statut particulier dans la hiérarchie religieuse et temporelle. Selon M. Weber, les traits spécifiques de la domination charismatique contribuant à l’obéissance sont la peur et l’espoir19, les circonstances difficiles vécues par une personne ou une collectivité poussant à rechercher un sauveur. Ceci nous ramène aux conditions et à la nature des individus sur lesquels le saint chercha à agir éthiquement.
13Les auteurs des chroniques locales dressèrent un sombre tableau du Hawd au xixe siècle. En l’absence d’une autorité politique forte, la région fut en effet plongée dans des conflits sanglants entre tribus et au sein même de certaines tribus : la loi du plus fort régnait, les petits groupes tribaux, même en payant des droits de protection, ne pouvaient plus assurer leur sécurité. Cette situation s’aggrava avec la conquête du Hawd par les Mashzûf ; la guerre entre les deux coalitions Mashzûf et Awlâd Mbârak fut féroce.
14Dans cette situation de crise, l’offre de sainteté de Muhammad Fâdil rencontra une forte demande sociale. Il développa une religiosité de sauveur en se présentant comme garant du salut et en assumant un rôle de médiateur avec l’au-delà20. Le saint aurait donc pour rôle d’assurer la paix dans une société déchirée par les razzias, de sauver les individus de la faim et de la sécheresse dans une économie pastorale dépendante des changements météorologiques, mais aussi de les délivrer de la souffrance spirituelle et de la peur de la mort. Grâce à la nature de la religiosité qu’il développa, qualifiée par M. Weber de religiosité de virtuose ou de héros, le saint dut fournir les biens du salut recherchés par une large clientèle : « Le virtuose fut directement adoré comme saint, ou du moins, sa bénédiction et ses forces magiques furent achetées par les laïcs comme moyen de s’attirer un salut mondain ou religieux21. »
15Le disciple inscrivit le rôle joué par son maître dans la tradition prophétique, en le comparant au Prophète dans sa mission. C’est ainsi que l’auteur de Ad-Diyyâ’ lança un appel – avertissement – aux contemporains de Muhammad Fâdil : « Ô fils des zwâya, celui parmi vous qui n’irait pas visiter Muhammad Fâdil maintenant serait comme celui qui, vivant au temps du Prophète, ne l’aurait pas visité22. »
16Ce parallèle entre Muhammad Fâdil et le Prophète fut accentué par le discours hagiographique. Dans Ad-Diyyâ’, la vie de Muhammad Fâdil est réorganisée en fonction du modèle prophétique. En outre, dans ces moments de crise, Muhammad Fâdil est vu comme l’homme providentiel. At-At-Tâlib Babakr, dans son ouvrage sur Muhammad Fâdil, le qualifie de « shaykh al-waqt », c’est-à-dire de « maître de l’heure ».
Le saint protecteur
17Qui étaient donc ceux qui cherchaient la baraka de Muhammad Fâdil ? Tout d’abord ses mawârîd (sing., murîd)23, qui constituaient la base de sa clientèle : les significations littérales des mots sont révélatrices en elles-mêmes, murîd voulant dire « aspirant, chercheur, demandeur ». La deuxième catégorie était composée des gens à vocation religieuse : les zwâya. Dans la troisième catégorie, on trouvait les laïcs : znâga, hassân et autres.
18D’après Ad-Diyyâ’, les mawârîd étaient répartis en trois catégories : murîd al-’irshâd (instruction), murîd at-tarqiyya (promotion spirituelle) et murîd at-tarbiyya (éducation spirituelle)24. Les mawârîd de la première catégorie rejoignaient le shaykh uniquement pour s’instruire et se soumettaient à lui pour “soigner” (islâh) leurs apparences “extérieures” et non leurs cœurs (salâh al-qalb). Les mawârîd de la deuxième catégorie cherchaient à purifier leur cœur (tahârat al-qalb) de toutes les mauvaises habitudes : la jalousie, l’orgueil, la haine, l’ambition pour le prestige (jâh). Ils cherchaient à acquérir les bonnes mœurs : ascétisme, renoncer aux péchés, accepter le destin, la fidélité... Les mawârîd at-tarbiyya, quant à eux, aspiraient à s’approcher de Dieu et à entrer dans le monde de l’existence mystique (al-wujûd). Cette troisième catégorie se composait de mawârîd qui s’investissaient entièrement afin d’atteindre le plus haut degré de la mystique : l’anéantissement (al-fanâ’)25.
19À partir d’un premier niveau de lecture, la demande de cette clientèle s’inscrit dans un champ d’étahique générale : les mawârîd, surtout ceux des deux dernières catégories, cherchaient un salut religieux en se détachant de la vie mondaine. Un autre niveau d’interprétation permet de dépasser cette vision. Ad-Diyyâ’ cite le cas de personnes qui se dirigeaient vers le shaykh dans la seule intention d’être prises en charge (matériellement)26 ou bien d’obtenir sa protection face à un adversaire puissant : « ‘Abd Allâh b. al-Mukhtâr b. Jamân est venu uniquement pour se libérer de la servitude de son frère Abû Bakr et avoir de la nourriture (yurîdu ar-râhat min riqqi akhîhi Abî Bakr wa at-ta‘âm)27. »
20Les analogies entre ce modèle et celui décrit par M. Weber dans d’autres formes religieuses sont éloquentes : « Le prophète exemplaire montre par son exemple personnel une voie de salut. Seuls ceux qui suivent sans réserve cet exemple – tels les moines mendiants du Mahâvîra et Bouddha – font partie d’un groupement communautaire plus restreint, le groupement communautaire “exemplaire”, à l’intérieur duquel on peut encore trouver des disciples ayant été liés personnellement au Prophète et dotés d’une autorité particulière. Mais, à l’extérieur du groupement communautaire exemplaire, on trouve des adorateurs pieux (les upâsakas en Inde), qui ne veulent pas parcourir personnellement tout le chemin du salut, mais veulent obtenir un optimum relatif de salut en témoignant leur dévotion aux saints exemplaires28. »
21Entre le murîd et le shaykh existait un rapport de subordination « absolu ». Si l’offre de sainteté était concrétisée par le travail d’éducation de l’âme (tar-biyya ar-rûhiyya), le murîd se détachait, quant à lui, de tout lien avec l’extérieur et se soumettait à la volonté et au service de son shaykh : le statut d’un murîd se mesure par le degré de sa fidélité et son obéissance. En plus des services matériels qu’il lui fallait assurer (travaux domestiques, élevage), le murîd s’engageait à faire des offrandes (hadâyâ, sing., hadiyya)29. L’offrande « est la preuve de la sincérité du murîd30 ».
22Bien entendu, ces services et ces offrandes d’ordre matériel n’étaient pas perçus ainsi par les fidèles, mais considérés comme les devoirs spirituels de proximité du saint. Leur aspect économique était refoulé et dénié par les acteurs de l’échange, c’est-à-dire le shaykh et le murîd. Le refoulement des traits économiques de la relation entre les membres d’une entreprise religieuse est la condition de son fonctionnement.
23En revanche, les richesses matérielles accumulées grâce à la hadiyya sont semblables dans leur fonction à celles analysées par P. Bourdieu : « [Elles] n’ont pas leur justification “en elles-mêmes”, c’est-à-dire dans leur fonction “économique” ou “technique”, et qui, à la limite, peuvent être totalement inutiles, comme les objets échangés dans nombre d’économies archaïques, mais qui valent comme instruments de démonstration du pouvoir par la monstration – ce que Pascal appelle “la montre” –, comme capital symbolique propre à contribuer à sa propre reproduction, c’est-à-dire à la reproduction et à la légitimation des hiérarchies en vigueur31. »
24Par ailleurs, les dépenses matérielles du shaykh pour entretenir quelques catégories de sa clientèle et répondre aux demandes quotidiennes des nécessiteux s’inscrivaient dans la stratégie de l’accumulation de son capital symbolique. À travers cette dépense démonstrative – par opposition à la dépense productive –, le shaykh affirmait « des signes de richesse reconnus dans la formation sociale considérée, une sorte d’auto-affirmation légitimatrice par laquelle le pouvoir se fait connaître et reconnaître32 ».
25Les hadâyâ des mawârîd, d’une part, et les dépenses démonstratives du shaykh, d’autre part, contribuaient à l’instauration et au maintien de relations d’interdépendance entre les deux personnages.
26Les mawârîd étaient la clientèle de base du shaykh, mais leur nombre était réduit par rapport à la masse de ses dévots qui n’était pas assimilée à une des catégories des mawârîd. Cette masse se composait de religieux comme de laïcs, de membres des tribus zwâya, comme de membres de tribus guerrières ou tributaires. En effet, c’est à partir de l’impact du shaykh sur cette catégorie qu’on peut estimer son influence religieuse, sociale et politique. La demande de ce groupe était en effet plus ancrée dans le temporel. En général, cette clientèle avait recours au saint pour soigner des maladies physiques et mentales, bénéficier de sa baraka dans la vie quotidienne, solliciter sa protection et son aide face à une injustice, etc. Ce recours était souvent entrepris d’une manière individuelle ; cependant, le saint recevait également des demandes collectives, notamment dans les moments de grande crise ; ce fut par exemple le cas de ces tribus qui sollicitèrent, selon Sa‘d Bûh, l’intervention et la protection de Muhammad Fâdil pendant le conflit meurtrier entre les tribus hassân du Tagânat et celles du Hawd : « Tous les gens du Tagânat, Ahl Sîdî Mahmûd, Idaw‘îsh, Awlâd an-Nâsir se réunirent pour faire la guerre contre les Arabes [au sens de guerriers] du Hawd, les Awlâd Mbârak et les autres ; dès qu’ils commencèrent leur offensive, les Arabes du Hawd ont pris les armes. Face à cette atmosphère de terreur, les tribus zwâya : Glâgma, Tanwajwu, Tâfilâlt, Ahl at-Tâlib Sâlih, Lagwânîn et les tulba, ayant craint pour leurs biens, se sont rassemblées autour de notre shaykh (...). Étant donné qu’ils étaient épargnés [des conséquences du conflit], les chefs de ces tribus insistèrent pour que le shaykh et sa huila33 les accompagnent dans leur trajet de retour chez eux, afin qu’ils ne soient pas mangés (ta’kuluhum) [au sens massacré] par les hassân. Nous marchâmes avec eux environ vingt étapes, jusqu’à notre arrivée à Kûsh, dans laquelle nous restâmes jusqu’à ce que les zwâya se sentent en sécurité (’amn)34. »
27Ceci coznstitue un exemple de l’intervention du shaykh dans le destin d’un groupe qui n’était pas composé de ses fidèles ordinaires et permanents, et qui ne cherchait pas le salut extra-mondain. Cette catégorie était uniquement poussée par la peur de perdre ses biens ou d’une agression physique. Les moments de crise étaient des temps propices pour le saint ; ils étaient l’occasion d’exercer et de confirmer ses qualités charismatiques sur une masse qui échappait, en temps de paix, à son emprise. Si l’exemple cité ci-dessus concerne des groupes plus ou moins religieux, ce phénomène pourrait se produire avec des groupes laïcs malgré le fait qu’ils n’eussent pas habituellement « l’oreille musicale35« pour la religion.
28Les cas les plus courants dans ce domaine étaient les demandes de protection face à un puissant injuste. Si la baraka servait à offrir une bénédiction à un partisan, la malédiction était un moyen de punir un ennemi ; celle-ci appelait une vengeance divine. C’était cette malédiction, connue chez les Bidân sous le nom de tâzubba, que les ennemis du saint craignaient : « L’opposition entre “l’injustice” généralisée, le règne de la razzia et du despotisme capricieux des hassân, et une justice immanente dont les marabouts et les faibles en général se considèrent comme les agents plus ou moins volontaires. Cette dichotomie s’exprime à travers la notion de tâzubba qui désigne la réparation par une main invisible d’une injustice ou d’une agression commise à l’endroit d’un faible, d’un marabout, d’un walî [...]. Les victimes de la tâzubba, qui est en quelque sorte la manifestation négative de la “baraka”, peuvent subir des dommages symboliques ou perdre la vie36. »
29Par ailleurs, la tâzubba était liée à la baraka, car la capacité du saint à se venger de ses adversaires prouvait sa baraka.
30Grâce à son charisme héréditaire et personnel, le shaykh sut rallier à lui un groupe de fidèles qui cherchaient sa bénédiction, mawârîd. La résidence – fixe ou mobile – de Muhammad Fâdil devint un refuge pour les chercheurs de protection divine et/ou temporelle, un lieu sacré d’asile pour les persécutés (hurm). Autour de ce lieu se forma une communauté que nous pouvons appeler, selon les termes wéberiens, « communauté émotionnelle religieuse37 ».
Notes de bas de page
1 Weber, M., Le Savant et le Politique, Plon, Paris, 1959, p. 102.
2 E. Dermenghem donne la définition suivante : « La baraka peut signifier la force miraculeuse, presque physique, le burhân, “la preuve” qu’on lui [le saint] attribue et dont il fait profiter l’implorateur intéressé. C’est quelque chose d’impersonnel, comme le mana des primitifs qui sous-tend le monde sensible. Mais c’est aussi la grâce »(Le Culte des saints dans l’islam maghrébin, p. 24).
3 Encyclopédie de l’islam, p. 639.
4 Une école qui émergea au viiie siècle. Ses partisans croyaient qu’on pouvait atteindre la vérité en appliquant la raison.
5 Encyclopédie de l’islam, p. 640.
6 Al-Jâbirî, M., Binyata al-‘aql al-‘arabî, Markaz ad-Dirâsât al-’Arabiyya, Beyrouth, 1986, p. 349.
7 Ibid., p. 347.
8 Ibid.
9 Ad-Diyyâ’, p. 6a, R.
10 Chodkiewicz, M., « Le modèle prophétique de la sainteté en Islam », p. 508.
11 Geertz, C., op. cit, p. 60.
12 Ibid.
13 Ad-Diyyâ’, p. 331, N.
14 lbid., p. 170b, R.
15 Sa‘d Bûh w. Muhammad Fâdil, Kashshâf hujb al-’astâr ‘an wajh rumûz sullam al-’izahâr, ms, IMRS, 2398, Nouakchott, p. 26.
16 Sa‘d Bûh w. Muhammad Fâdil, Kashshâf hujb al-’astâr ‘an wajh rumûz sullam al-‘izhâr, p. 26.
17 Ibid.
18 Ad-Diyyâ’, pp. 166b-167a, R.
19 Weber, M., Le Savant et le Politique, p. 102.
20 Weber, M., Essais de sociologie des religions I, Éditions A. Die, 1992, p. 31.
21 Ibid., p. 51.
22 Ad-Diyyâ, p. 5b, R.
23 Terme qui signifie « disciple mystique »; nous employons dans d’autres passges le terme de tilmîdh (pl., tlâmidh ou talâmtdh) dans le même sens.
24 Ad-Diyyâ’, p. 160b, R.
25 Ibid., p. 160b, R.
26 Ibid., p. 159b, R.
27 Ibid., p. 156a, R.
28 Weber, M., Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996, p. 169.
29 La hadiyya est appelée également zvâra.
30 Ad-Diyyâ’, p. 162a, R.
31 Bourdieu, P., Le Sens pratique, Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 226.
32 Ibid., pp. 226-227.
33 Terme utilisé pour désigner traditionnellement le campement et l’entourage d’un dignitaire politique ou religieux.
34 Sa‘d Bûh w. Muhammad Fâdil, Kashshâf hujb al-’astâr ‘an wajh rumûz sullam al-’izhâr, p. 25.
35 Expression empruntée à Weber.
36 Ould Cheikh, Α., Nomadisme..., p. 924.
37 Weber, M., Économie et société, t. II, Pocket, Paris, 1995, p. 204.
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