Chapitre 3. Prestige généalogique et processus de formation
p. 65-84
Texte intégral
Les Glâgma
1Dans le paradigme de la formation de la sainteté, il faut savoir forger une image exemplaire. La généalogie est l’un des éléments initiaux dans ce domaine, la généalogie au sens de filiation lignagère « biologique », mais aussi au sens spirituel et mystique. Le phénomène remarquable ici est que la généalogie parentale lignagère qui se base sur les liens du sang – réels ou imaginaires – devient un élément au service de la sainteté.
2C’est à partir de cette hypothèse que nous allons aborder la question de l’appartenance tribale de Muhammad Fâdil ainsi que la dimension religieuse de cette appartenance.
3Muhammad Fâdil est issu de la tribu zwâya des Ahl at-Tâlib Mukhtâr. L’histoire de cette tribu était inconnue avant la fin du xixe siècle. Des textes manuscrits internes à la tribu et la tradition orale fournissent de précieuses informations sur l’origine religieuse de la tribu et sur les signes de sainteté qui ont marqué son histoire.
4Les Ahl at-Tâlib Mukhtâr affirmaient une origine glâgma. Les Ahl at-Tâlib Mukhtâr et les Glâgma auraient partagé un ancêtre commun, Sîdî Yahya, le fondateur des Glâgma. Sîdî Yahya at-Tâdlî, comme son nom l’indique, était probablement originaire de la région de Tâdla au Maroc ; il vint dans la région selon Târîkh l-Glâgma1 en 830H/1426, pendant le règne des Touaregs. Le gouverneur (hâkim) de la ville de Tombouctou, Muhammad Nadd, « fit construire la mosquée bien connue et désigna pour y remplir la fonction d’imâm son compagnon et ami, le saint éminent, le pôle parfait, Sidi Yahya-Et-Tâdelsî [at-Tâdlî !]2 ».
5Muhammad Nadd était issu d’une tribu sanhâja originaire de Shangîtî3. L’amitié entre les deux hommes pouvait être motivée par une origine commune puisque, selon l’auteur de Risâlat ar-Rawd4, Sîdî Yahya avant de partir à Tombouctou séjournait à Shangîtî. L’auteur donne par ailleurs un autre surnom à ce personnage : au lieu de at-Tâdlî, il emploie al-Bagdâdî.
6Sîdî Yahya, vénéré dans la ville de Tombouctou, y resta jusqu’à sa mort en 866H/1461 ; son tombeau devint un lieu de pèlerinage pour les gens de la ville5. Il eut un seul fils nommé Shams ad-Dîn6 qui laissa, quant à lui, ‘Ali. Ce dernier est le père des quatre fils qui représentaient les branches principales de la tribu Glâgma : At-Tâlib Barka, ‘Amir, Sîdî Yahya et Abû Bakr. Les fils de ‘Ali7 quittèrent Tombouctou à l’époque de la conquête de Sonni Ali (1468) pour aller se réfugier à Walâta. Leur séjour dans cette ville ne dura pas longtemps et ils la quittèrent pour fonder la ville de Na‘ma.
7Les quatre fils de ‘Ali b. Sîdî Yahya furent donc les ancêtres des principales branches de la tribu Glâgma8. Cependant, les descendants des deux fils de Ali b. Sîdî Yahya, at-Tâlib Barka et ‘Amir, disparurent. On peut imputer cette disparition à l’absence d’héritiers « biologiques » et symboliques qui conduisit la tribu à l’intégration à d’autres groupes sociaux, notamment aux descendants des lignages qui leur étaient proches. Les branches de la tribu Glâgma varient selon les textes et la tradition orale collectée sur le terrain. L’instabilité sociale et spatiale créa ces amalgames et ces contradictions concernant le nombre des branches ainsi que leur identification. Par ailleurs, les écrits et la tradition orale constituent avant tout une version subjective ; l’oubli d’un groupe, d’un personnage est parfois volontaire et témoigne d’une manœuvre pour exclure un adversaire de la compétition sociale.
8Parmi les Glâgma se comptent plusieurs saints et savants qui donnèrent à la tribu une certaine notoriété religieuse et une réputation de sainteté ; ce fut le cas de Ahmad b. Ahmad Hayba qui vécut au xviiie siècle9. Ce personnage religieux était le chef des Glâgma, son tombeau se trouve à Na‘ma. Il compte parmi les saints « patrons » de la ville.
9Au sein des Glâgma figuraient également d’illustres lettrés qui sont classés par al-Mukhtâr w. Hâmidûn selon leur appartenance fractionnelle à l’intérieur de la tribu.10
10La tradition du fondateur dans son rôle religieux fut perpétuée par ses successeurs et entretenue avec soin par les Glâgma. Ce groupe s’inscrivit, avec le temps, dans le paradigme des groupes pieux et saints, une image qu’ils réussirent à cultiver, à travers les siècles. Un lettré de Glâgma dressa le portrait de la tribu : selon lui, les Glâgma vécurent au Hawd sous la domination de plusieurs États (duwwal), « ils sont des zwâya consacrés à la science et à la pratique religieuse (‘ibâdât), ils n’ont jamais porté ni bâton (‘asâ), ni couteau (mûsan), ni fusil 11 ». Afin de conserver les valeurs morales qui caractérisent leur tribu, les Glâgma refusèrent d’intégrer parmi eux les muhâjirîn d’origine hassân12. Ils se protégeaient des agressions extérieures grâce au respect de l’autre, à leur origine chérifienne ou bien en payant l’impôt de protection (mudâ-rât)13. Cette image de tribu pieuse et pacifique que les Glâgma donnèrent d’eux-mêmes à travers leurs écrits atteste de la réalité de ce groupe, réduit en effet à une fonction exclusivement religieuse.
11Ainsi, les Glâgma, tribu d’origine des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, s’illustrèrent par une tradition savante et une profondeur spirituelle, qui se traduisit par l’apparition de plusieurs figures de sainteté dans la région. Les groupes sociaux se rattachant aux Glâgma s’efforcèrent de conserver cette tradition de sainteté.
12On comprend alors que l’incorporation généalogique de Muhammad Fâdil à ce groupe social visait à inscrire son acte dans cette tradition. Nous traiterons plus tard de la confusion des liens généalogiques entre les Glâgma et les Ahl at-Tâlib Mukhtâr, notamment en ce qui concerne le personnage de Sîdî Yahya, ancêtre commun des deux groupes.
Noblesse généalogique : le sharaf
13Muhammad Fâdil naquit dans le Hawd, le 27 shâ‘bân 1211 H/ février 179714 ; son père Muhammad al-Amîn (Muhammad Lamîn, Mâmîn) descendait d’une lignée de saints se rattachant à aj-Jîh al-Mukhtâr, fondateur du groupe Ahl at-Tâlib Mukhtâr :
14Muhammad Hayba était le fils aîné de Muhammad al-Amîn ; les quatre autres fils étaient tous les fils de Khadîja mint at-Tâlib Babakr, une sainte femme réputée pour ses miracles15. Sîdî Muhammad était décrit comme un walî, célèbre pour ses transes mystiques et ses miracles16.
15Il n’existe que peu de données biographiques concernant le père de Muhammad Fâdil et ses autres ascendants ; les seules indications qui existent sur la vie de ces personnages nous sont transmises par le texte du disciple de Muhammad Fâdil, dans son ouvrage hagiographique Ad-Diyyâ’ al-mustabînfi karâmât Shaykh Muhammad Fâdil b. Mâmîn. L’auteur ne fournit que des données vagues et brèves, comme c’est souvent le cas dans ce genre d’écrits. Muhammad al-Amîn, père de Muhammad Fâdil, était un personnage religieux des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, respecté au sein de sa tribu et de son entourage, grâce à ses nombreux miracles (karâmât). Il était souvent sollicité par les victimes d’injustices qui voulaient récupérer leur biens pillés par les hassân. Ce fut le cas à l’occasion de l’enlèvement d’une esclave par les Ahl Hanûn, chefferie des Awlâd Mbârak, ou de celui du chameau de l’un de ses voisins, enlevé par un notable de la tribu des Laghlâl17. Pendant sa jeunesse, Muhammad al-Amîn, séjourna un an au Sâhal18 où il contacta un grand saint qui lui prédit la naissance de Muhammad Fâdil19. Ceci est un autre exemple de l’intervention des gens de Sâgiya al-Hamrâ’ dans le destin des saints du pays. Il fit aussi des voyages au Soudan afin d’acheter des céréales, qu’il distribua par la suite aux tribus zwâya du Hawd20. Le court récit sur la vie de ce personnage véhicule l’image d’un homme de sainteté, mais aussi de pouvoir temporel, médiateur dans les conflits. La vie du grand-père de Muhammad Fâdil, at-Tâlib Akhyâr, ainsi que celle de son arrière-grand-père, Muhammad Bû Lanwâr, fut marquée par une succession de miracles et de signes de sainteté. Avec aj-Jîh al-Mukh-târ, nous sommes en présence de la figure du fondateur de la tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr ; nous aurons l’occasion de l’analyser plus loin.
16L’héritage intellectuel et savant des Ahl at-Tâlib Mukhtâr – héritiers notamment des Glâgma – se doublait d’une origine chérifienne, facteur déterminant dans l’accumulation des signes de sainteté. Le phénomène de shérifisme qui marquait l’histoire religieuse et politique de l’Afrique de Nord se propagea au pays bidân. Les shurfa du Maghreb virent fleurir leur influence dans les zones sahariennes (Tâfilalt, Twât...). De son côté, l’Ouest saharien développa ses propres shurfa, venus souvent du nord (sud du Maroc, Twât) par suite d’une exclusion, ou encore « fabriqués » sur place.
17Le statut religieux et social de sharîf était important. Plus qu’un simple homme de religion, il était également un homme politique et bénéficiait de compensations et de dons publics ou privés, considérés comme un droit légitime. Cette tradition, répandue chez les shurfa au Maroc, est également pratiquée en pays bidân ; ainsi des shurfa de Walâta instituèrent-ils un droit de gas et mudd, qui fut la cause de conflits entre les composantes de ces groupes shurfa de la ville en 1807-1808.
18Le phénomène du shérifïsme est étroitement lié à l’histoire du Maroc, à tel point que certains chercheurs le considèrent comme un phénomène qui singularise ce pays, « non seulement par rapport à l’ensemble du monde arabe, mais aussi par rapport au reste du Maghreb21 ». Des études récentes22 ont traité de ce phénomène dans les pays avoisinants pour montrer le rôle qu’il a joué dans l’histoire locale.
19Il ne s’agit pas ici d’explorer les multiples dimensions ni les conséquences politiques, sociales et religieuses de l’apparition des shurfa sur la scène du Maroc, mais de constater un phénomène important : celui de la conjonction du shérifïsme avec le soufisme. Et ce n’est pas par hasard que les pôles du soufisme mystique au Maroc, Abd as-Salâm b. Mashîsh, al-Hasan ash-Shâdhilî et al-Jazûlî, se sont tous proclamés descendants du Prophète : sharîf. En se présentant comme héritiers du Prophète, les shurfa « sont considérés comme héritiers de la puissance mystique de leur ancêtre, le Prophète, et c’est là le trait d’union entre sufisme et shérifïsme23 ».
20La sainteté du sharîf trouve son fondement non pas dans la piété et les compétences intellectuelles de la personne concernée, mais dans un héritage symbolique reposant sur une légitimité de sang à travers une généalogie parentale « biologique » qui remonte au Prophète. Al-Jazûlî (m. 1465) exprimait avec force cette légitimité revendiquée par les shurfa : « L’homme puissant ne l’est pas par la considération dont il est l’objet, ni par la tribu qui l’a vu grandir ; il l’est par la noblesse de son origine : je suis charîf, mon origine est noble, mon ancêtre est le Prophète de Dieu (sur lui la paix et le salut !) de qui je suis plus près qu’aucune autre créature. Ma gloire existait avant les temps ; elle est enveloppée d’argent et d’or. Ο vous qui désirez de l’argent et de l’or, qui que vous soyez, suivez-nous ! Quiconque nous suivra habitera au plus haut de la demeure périssable et de la demeure céleste24. »
21La sainteté est déterminée avant tout par la voie du sang, par une ascendance prophétique. Il faut noter que cette revendication était source de polémique au sein des milieux lettrés de l’époque au Maroc, du xve au xviie siècle. Des ‘ulamâ’ très connus réfutèrent la thèse de l’origine comme source de sainteté et prestige religieux et social. Zarrûq n’hésita pas à condamner ouvertement cette idéologie du sang : « La noblesse de l’homme consiste dans la perfection de sa religion, de son extérieur et de son humanité, et non pas dans les mérites de ses ancêtres : il n’y a point de plus grand titre à la noblesse que la crainte de Dieu25. »
22Le faqîh al-Maqrî dénonça lui aussi ce phénomène en mettant en cause la noblesse du syndic des shurfa (naqîb ash-shurafâ’) de Fès à la cour royale26.
23Comme ailleurs au Maghreb, l’origine chérifienne était un sujet de débats et de controverses, dans le pays bidân. L’une des figures de la tradition savante au Hawd, al-Gasrî, répondit dans l’une de ses fatâwî à une question concernant la préférence entre le sharîf et le savant : « Le sharîf est plus vertueux (’afdal) que le savant sur le plan généalogique (nasab), et le savant est plus vertueux sur le plan du savoir (‘ilm), mais la vertu du savoir est supérieure à celle de la généalogie (nasab)27 ».
24Les Ahl at-Tâlib Mukhtâr furent eux-mêmes l’objet d’attaques de la part de leurs adversaires qui émirent des doutes sur leur origine chérifienne, notamment les Kunta, principaux représentants de la tarîqa Qâdiriyya dans la région. C’est à la réfutation de ces attaques que at-Turâd w. al-‘Abbâs consacra un écrit entier28. Muhammad Fâdil lui-même rédigea un poème dans ce sens29 ; par ailleurs, son fils Sa‘d Bûh écrivit un texte pour défendre l’origine chérifienne de la tribu des Awlâd Bûsbâ’30. Il incriminait toute personne osant mettre en cause une famille descendant du Prophète (Ahl al-bayt). Implicitement, c’est l’origine chérifienne des Ahl at-Tâlib Mukhtâr que cet écrit défend. Muhammad Al-Mâmûn w. Muhammad Fâdil rédigea également une fatwâ, pour répondre aux reproches d’un lettré qui doutait de l’origine chérifienne de la famille31.
25Selon la généalogie, Muhammad Fâdil fut un descendant du Prophète, un sharîf galgamî. C’est dans cette optique que le rattachement aux Glâgma était important pour l’affirmation de l’origine chérifienne, les Glâgma étant un des rares groupes de la société bidân dont l’ascendance prophétique ne fût pas mise en cause. Muhammad Fâdil les présentait comme la deuxième plus ancienne tribu chérifienne du pays bidân, après les Ahl Mûlây ‘Abd al-Mûman, shurfa de la ville de Tîshît32. Muhammad Fâdil ne se contentait donc pas d’affirmer son origine chérifienne. Il manifestait sa volonté de se distinguer d’autres lignées shurfa du pays, comme les fameux shurfa de Walâta et Na‘ma qui étaient considérés comme de nouveaux shurfa, puisque leur arrivée dans la région fut tardive. L’histoire de leur établissement dans les villes de la région n’échappe pas aux récits pittoresques.
26Cette volonté de se réserver un rang supérieur dans la hiérarchie des shurfa s’exprimait également par le rattachement aux Idrissides, un lignage chérifien prestigieux au Maroc. En effet, « le nasab idrisside est devenu un facteur de légitimation incontournable dans la sphère de la sainteté comme dans la politique33 ». Ce nasab domina à partir de la fin du viiie siècle le paysage religieux du shérifïsme, avec d’autres shurfa, notamment les Siqalliyyûn, les Sa’adiens et les Alaouites ; ces trois dernières branches étant considérées au Maroc comme de nouvelles venues34. Quant aux Idrissides, ils se divisent en plusieurs branches : Jûtiyyîn, at-Tâhiriyyîn, ‘Umrâniyyîn, at-Tâlibiyyîn, etc. Ibn at-Tâyab al-Qâdirî consacra un ouvrage très détaillé aux différentes branches des shurfa installées au Maroc35.
27En pays bidân, la grande partie des shurfa se rattachaient aux shurfa idrissides. Ces derniers étaient représentés dans le nord du Sahara à partir de la fin du ixe siècle par les descendants de ‘Abd Allâh b. Idrîs qui avait été investi gouverneur des provinces du Sûs (sud du Maroc) par son frère Muhammad – héritier du trône d’Idrîs II.
28Le rattachement généalogique aux Idrissides par Muhammad Fâdil vise à donner à sa lignée parentale (biologique) une profondeur spirituelle – mais aussi une légitimité sociale et politique. Si nous n’avons mis ici l’accent que sur la dimension religieuse et spirituelle de la question, c’est pour dégager les composantes de base de la légitimité qui contribuaient à la formation de la sainteté dans la société bidân.
29Le rattachement généalogique des at-Tâlib Mukhtâr au groupe Glâgma est fondamental. En effet, l’histoire et l’origine religieuse de ce groupe constitua un héritage symbolique dont l’appropriation fut un atout primordial dans la carrière de saint que Muhammad Fâdil entamait : « Dans le domaine de la sainteté, comme dans celui de la vie profane, on ne se pare de sa généalogie dans l’espoir d’accumuler du prestige et de l’autorité que si elle est véritablement « éclatante ». Il faut, en effet, qu’elle soit assez chargée de puissance lumineuse pour inspirer quelque chose comme de la vénération, de la révérence, ou simplement du respect36. »
30Les Glâgma furent la référence de la sainteté de Muhammad Fâdil, puisque c’est à partir de leur tradition savante, de leur éthique et de la noblesse de leur généalogie (descendants du Prophète) que Muhammad Fâdil fonda ses premières bases de prestige religieux. La densité de la sainteté de ce groupe se réfère au personnage de Sîdî Yahya37 : c’est le personnage clef dans cette mémoire généalogique de parenté, une figure marquée tout à la fois de spiritualité et de savoir scripturaire. Il était ’imâm de la mosquée à Tombouctou, haut lieu de la culture savante. Sîdî Yahya représentait également l’image du missionnaire, venu d’ailleurs, du nord. En somme, Sîdî Yahya s’inscrivait dans un pieux modèle de l’ascendance souvent reproduit par les lignages saints du Maghreb38.
Formation exotérique et spirituelle
31Le second élément du paradigme de la sainteté, à savoir la formation scripturaire (savoir juridico-religieux) et mystique d’un saint, fut toujours un sujet sensible pour le saint lui-même, ses disciples et ses successeurs spirituels, car elle était au centre des débats et des discours de légitimation employés par le saint ou ses adversaires réels et potentiels. On se définissait culturellement et spirituellement par les maîtres que l’on citait et les chaînes initiatiques que l’on établissait. Rien n’était laissé au hasard ; la personne choisie comme maître était avant tout une autorité, non seulement intellectuelle, mais aussi, et surtout, sociale et politique. Le problème se posait d’une façon aiguë si on passait des maîtres de ‘ilm az-zâhir (droit, grammaire, théologie, etc.) aux maîtres spirituels, les mashâyîkh de tarîqa. Si un maître devait être une autorité incontestée dans la tradition savante, la doctrine mystique a poussé ce rapport de subordination entre le maître et le disciple jusqu’à l’extrême.
32Pour cette raison, on prenait soin, dans les récits hagiographiques, de sélectionner les maîtres (dans les cas où l’on se reconnaissait des maîtres). La généalogie mystique et intellectuelle avait presque la même importance que la généalogie parentale du fait qu’elle était fabriquée et modelée selon les stratégies sociales et les enjeux qui pouvaient l’engendrer.
33Muhammad Fâdil n’avait pas de maître, hormis son père. Un saint comme lui n’avait besoin de personne : c’est Dieu qui l’initia à toutes les sciences, et l’acquisition du savoir fut intégrée dans ses karâmât, puisque, depuis son enfance et même avant sa naissance, il était prédestiné à un statut de sainteté unique. C’est ainsi que les récits – écrits et oraux – internes abordent la question de la formation de Muhammad Fâdil. La lecture du texte hagiographique de son disciple, qui, certes, n’échappe pas à la logique des discours typiques de l’historiographie locale, fournit cependant des renseignements sur la formation de Muhammad Fâdil.
34D’après Ad-Diyyâ, Muhammad Fâdil fut conduit à l’âge de 5 ans, par ses parents auprès de Muhammad al-Mukhtâr b. Lahbûs b. Abî Bakr pour apprendre le Coran.39 II étonna son maître et ses codisciples par sa rapidité extraordinaire d’assimilation du Coran, si bien que son maître refusa de recevoir le prix de son enseignement (’ajr). Dans la même école, Muhammad Fâdil apprit les récits biographiques (as-sîra) des prophètes et des saints (al-’awliyâ’)40. Cette période dura deux ans et, à l’âge de 7 ans, il commença son initiation mystique, sans avoir recours à aucun autre maître que son père, qui prit en charge cette tâche importante dans le devenir d’un saint : « À 7 ans, il fit allégeance (bay‘a) à son père pour qu’il le mène dans la voie de Dieu, et pour atteindre entre ses mains le statut des saints parfaits (al-’awliyâ’al-kummal) ; son père lui enseigna donc le “mot incommensurable” (’ism al-’a‘zam), les secrets de l’initiation (’asrâr) et les hikam (formules magiques) ; il était sous son autorité, obéissant à ses ordres et suivant ses désirs41. »
35Les signes réels de sainteté se manifestèrent chez Muhammad Fâdil à partir de cette période d’initiation mystique. Son entourage vit en lui un être exceptionnel, ses cousins et ses proches cherchèrent sa bénédiction. Il resta au côté de son père pendant huit ans en se consacrant à l’éducation spirituelle (tarbiyya ar-rûhiyya) ; ce stade de formation s’acheva le jour où « son père lui donna sa licence (’ajâzahu), le libéra de ces contraintes (faqqa ‘anhu al-hajra) et lui donna son turban (‘amâmatuh)42, en lui disant : Va où tu veux ou reste si tu veux, à partir d’aujourd’hui, je n’ai plus de droit sur toi43 ».
36A l’âge de 15 ans, Muhammad Fâdil avait déjà acquis les bases du mysticisme, mais nous n’avons aucune donnée sur ses références intellectuelles et mystiques. Nous ne pensons pas qu’il reçut un enseignement savant dans ce domaine, les œuvres classiques du soufisme comme Hikam d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, Qawâ‘id at-tasawwuf de Zarrûk, al-Futûhât al-makkiyya d’Ibn ‘Arabi et les écrits d’Al-Ghazâlî ainsi que d’autres n’étant pas intégrés dans l’initiation mystique primaire, notamment au sein du système confrérique. Le tasawwuf, dans sa version savante, n’était adopté que par les fuqahâ’ et uniquement par le biais de classiques qui combinaient le tasawwuf et le fiqh tout en restant des fuqahâ’ rigoristes puisqu’ils dénonçaient ouvertement les pratiques mystiques des confréries.
37Muhammad Fâdil, du fait de son âge (entre 7 et 15 ans), ne put recevoir qu’une initiation mystique élémentaire de valeur symbolique, dans la mesure où elle fut entreprise par son propre père et pendant son jeune âge. On peut même remettre en question la réalité de cette formation : l’auteur d’Ad-Diyyâ’ n’a-t-il pas voulu simplement combler un vide dans la vie intellectuelle de son shaykh pendant cette période ? Et comment prétendre qu’un enfant eût pu recevoir une initiation et une expérience spirituelle aussi profondes avant même d’achever sa formation dans le ‘ilm az-zâhir, puisqu’après cette expérience avec son père, il reprit ses études dans le domaine exotérique. L’itinéraire éducatif habituel dans le pays, tel qu’il fut décrit par Ahmad b. al-Amîn ash-Shan-gîtî, à la fin du xixe siècle, était le suivant : « Lorsqu’un enfant atteint 5 ans, ils éprouvent sa maturité en lui demandant de compter de 1 à 10. S’il le fait sans difficulté et sans interversion, ils en concluent qu’il peut commencer. Ce sont généralement les femmes qui se chargent d’apprendre ensuite aux enfants les premiers éléments : alphabet, etc. On lui apprend ensuite le Coran [...]. Après ce stade, les voies divergent, selon les régions. En Adrâr (Adrâr), au Tagânat (Tagânt), les enfants apprennent ensuite l’Ahdari [al-Akhdarî] puis Abnu ‘âchir [Ibn ‘Ashîr], la Risâlâ et enfin ash-shayh halîl [Khalîl]44. »
38Les programmes varient relativement d’une région à l’autre du pays bidân, mais le tasawwuf n’est jamais intégré dans l’enseignement à cet âge. Si nous avons mis l’accent sur ce point, ce n’est pas pour montrer les contradictions de l’auteur d’Ad-Diyyâ’ ; il s’agit évidemment d’un texte hagiographique où réalité et imaginaire se confondent et se croisent. J’ai simplement voulu insérer ces données et ces interprétations dans le débat et la problématique de l’initiation confrérique de Muhammad Fâdil à la Qâdiriyya que nous allons aborder.
39Ayant reçu l’initiation mystique, Muhammad Fâdil décida de partir chez Ahmad ‘Am b. Shaykh ‘Isa pour se consacrer à l’apprentissage du fiqh, choix contesté par un de ses proches nommé Muhammad Fâl b. Zarrûk, ancien disciple de ce même maître, qui le mit en garde en ces termes : « N’apprends pas la science chez lui, et ne le prends pas comme shaykh. » Quand Muhammad Fâdil lui demanda ses motifs, Muhammad Fâl lui confia que ses proches mettaient en lui beaucoup d’espoir pour les élever, et que le faqîh Ahmad ‘Am b. Shaykh ‘Isa ne cherchait que leur soumission et leur humiliation : « Il veut nous mettre sous ses pieds (yurîdu ’an yaj‘alanâ tahta qadmayh)45. » Ceci constitue un autre exemple de l’interaction entre le savoir et le pouvoir, ainsi que des enjeux du rapport maître/disciple. Si les enjeux de ce rapport demeuraient généralement implicites, dans le domaine du non-dit, dans ce cas, les intéressés les déclarèrent d’une façon directe. De fait, durant tout le parcours de formation de Muhammad Fâdil, cette question sera omniprésente.
40Sous l’influence et à travers l’insistance de son proche, Muhammad Fâdil changea de destination et opta pour le fils de sa tante (paternelle), at-Tâlib b. al-Hassan [qui était aussi le grand-père maternel de l’auteur de Ad-Diyyâ’]. Il étudia dans sa mahadra la Risâlat de Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî ; en même temps, le maître [at-Tâlib b. al-Hassan] fit par son élève l’apprentissage de la science des vérités (‘ilm al-haqâ’iq)46, c’est-à-dire le tasawwuf. Au terme de cette période d’étude, Muhammad Fâdil retourna chez son père, avant d’entamer un autre voyage d’étude chez Muhammad b. at-Tâlib Ibrâhîm, pour apprendre le Mukhtasar de Khalîl ; selon l’auteur, Muhammad Fâdil était déjà à cette époque accompagné par des disciples ! Un malentendu avec son maître poussa Muhammad Fâdil à quitter ce dernier pour se diriger vers le grand savant du pays de cette époque, ‘Abd Allâh w. al-Hâjj Ibrâhîm, malgré les sollicitations de Muhammad b. at-Tâlib Ibrâhîm de rester chez lui47. Sur le chemin vers ‘Abd Allâh w. al-Hâjj Ibrâhîm, qui était alors au Tagânat, une vision lui apprit que ce dernier était au seuil de la mort et qu’il était préférable d’aller chez Sîd al-Mustaf b. ‘Uthmân b. Muhammad al-Kayhal de la tribu d’Idawbaja. Toujours selon Ad-Diyyâ’, Muhammad Fâdil fut accueilli à son arrivée par le maître et ses disciples, parce que deux nuits auparavant Sîd al-Mustaf avait reçu la visite (vision) du Prophète lui annonçant l’arrivée de « son fils48 » (dimension chérifienne). Cet accueil est comparé par Ad-Diyyâ’ à celui réservé au Prophète par les gens de Médine.
41A l’école de ce maître, il se consacra à l’étude du Mukhtasar qu’il acheva en deux mois. Il se maria avec une fille de cette tribu, Khadîja mint al-Ma‘lûm, future mère du Shaykh Mâ’ al-‘Aynayn. Pendant le séjour de Muhammad Fâdil dans le campement de Sîd al-Mustaf, l’érudit ‘Abd Allâh b. Al-Hâjj Ibrâhîm mourut, événement majeur dans l’itinéraire intellectuel de notre saint, puisque, selon Ad-Diyyâ, Muhammad Fâdil fut le successeur et l’héritier élu par le pouvoir divin pour remplacer le savant défunt : « Après la mort de Sîdî ‘Abd Allâh w. al-Hâjj Ibrâhîm, possesseur des clefs des sciences (mafâtîh al-‘ulûm), les ’awliyâ’ se rassemblèrent chez lui et demandèrent un homme pour hériter ces clefs ; une partie d’entre eux désigna le Shaykh al-Mustaf [le dernier maître de Muhammad Fâdil], mais une autre manifesta sa réserve, estimant que ce dernier touchait à la fin de ses jours. A ce moment, une personne leur suggéra : mettez-les [les clefs] entre les mains du Shaykh Muhammad Fâdil (...). Tous les ’awliyâ’ et anges présents lui amenèrent les clefs en lui disant : voici les clefs de la science, elles étaient entre les mains de cet homme [‘Abd Allâh w. al-Hâjj Ibrâhîm] et personne ne les mérite après lui sauf toi49. »
42Cet acte extraordinaire de transmission du savoir s’inscrit dans la sphère des miracles, mais est aussi significatif sur le plan symbolique. Par cet événement, le disciple de Muhammad Fâdil mit fin à sa recherche permanente et difficile d’un maître, recherche qui mettait l’auteur de Ad-Diyyâ’ dans une situation embarrassante puisqu’il avait du mal à admettre que son shaykh eût pu avoir recours à des maîtres.
43Le rapport avec chaque maître était présenté d’une façon ambiguë. A l’école coranique, le maître de Muhammad Fâdil était demandeur de sa baraka. Quelques années plus tard, le fils de ce maître fut l’un des fidèles disciples de Muhammad Fâdil. Avec son deuxième maître, le rapport était plus complexe. Muhammad Fâdil enseigna à ce dernier le mysticisme (‘ulûm al-haqâ’iq), en même temps qu’il en apprenait la Risâlat. Le troisième maître l’accueillit comme un « fils du Prophète » et se comporta avec une grande humilité devant lui avant que tous les disciples de son école ne fassent allégeance à Muhammad Fâdil.
44En effet, ‘Abd Allâh w. al-Hâjj Ibrâhîm est une figure emblématique dans la formation intellectuelle (imaginaire et symbolique) de Muhammad Fâdil. Muhammad Fâdil, nous l’avons vu, avait voulu étudier auprès de ce savant, mais un messager de Dieu lui avait alors annoncé l’imminence de sa mort ; quelques mois plus tard, il hérita de l’autorité intellectuelle du défunt grâce à une élection divine. Pourquoi cette volonté, chez Muhammad Fâdil, de se rattacher intellectuellement à ce savant ?
45‘Abd Allâh w. al-Hâjj Ibrâhîm était l’un des plus illustres ‘ulamâ’ du pays bidân : il passa quarante ans à la recherche du savoir, « il apprit au début ce qui se trouvait dans le désert, puis il voyagea à Fès (...) et, pendant son pèlerinage, il se mit en relation avec les ‘ulamâ’ de l’Égypte50 ». Durant son séjour dans les deux pays, il ne passa pas inaperçu : Muhammad ‘Ali51, en Égypte, tout comme le souverain marocain Muhammad w. ‘Abd Allâh demandèrent à le rencontrer52. A son retour au Tagânat, il fonda une mahadra qui fut un centre scientifique réputé à travers tout le pays bidân ; il forma de nombreux lettrés comme at-Tâlib Ahmad b. Twîr aj-Janna, ‘Abd Allâh w. Sîdî Mahmûd, Sâlih w. ‘Abd al-Wahhâb, etc., sans oublier l’introducteur de la Tijâniyya dans le pays, Muhammad al-Hâfiz qui, avant son départ pour l’initiation mystique et sa rencontre avec Ahmad at-Tijânî à Fès, passa de nombreuses années dans la mahadra de ce savant. ‘Abd Allâh w. al-Hâjj Ibrâhîm n’était affilié à aucune confrérie. Selon an-Nahwî, il était Shâdhilî53, mais ne donnait pas de wird, puisqu’il était avant tout faqîh. Son statut religieux amena l’émir du Tagânat, Amhammad b. Muhammad ash-Shayn, à solliciter ses conseils et à lui confier les affaires juridiques de son émirat54. ‘Abd Allâh w. al-Hâjj Ibrâhîm mourut en 1818 en laissant une production culturelle abondante55.
46Cet aperçu permet d’estimer la dimension de cette référence pour Muhammad Fâdil. Il succéda symboliquement à la plus haute autorité intellectuelle dans le pays à cette époque, en héritant de son capital culturel et de son statut de possesseur « des clefs des sciences ». A cette date, Muhammad Fâdil avait à peine 20 ans ; concrètement, il n’avait étudié, si l’on se réfère à l’itinéraire tracé par son disciple, que deux corpus religieux, la Risâlat et le Mukhtasar, ce qui constitue un bagage scientifique très modeste. Il fallut donc que cet événement extraordinaire intervînt pour régler la question du maître.
47Par ailleurs, la transmission divine du savoir a une valeur symbolique importante, puisque ce savoir est considéré comme un don de Dieu (hibat) en opposition avec le savoir acquis (kasb). Selon le disciple de Muhammad Fâdil, la préférence fut donnée à « la science allouée par Dieu (‘ilm al-wahbî) au détriment de la science acquise, la première étant le patrimoine (turâth) des prophètes alors que la science kasbî est le patrimoine des ‘ulamâ’56 ».
48Muhammad Fâdil dut, dans un premier temps, combiner les deux, avant d’être comblé par le don de Dieu.
49J’ai essayé, à travers une lecture de l’ouvrage hagiographique de Muhammad Fâdil b. Lahbîb, de reconstituer les étapes de la formation de Muhammad Fâdil b. Mâmîn, en portant d’abord intérêt à sa formation exotérique (‘ilm az-zâhir). J’aborderai ensuite l’initiation à la tarîqa Qâdiriyya. Hormis le Coran et la sîra (biographie du Prophète et de ses compagnons) qu’il apprit enfant, ses études ultérieures furent limitées, comme nous l’avons mentionné, aux deux classiques de la tradition sunnite malikite répandue dans les écoles du Maghreb : la Risâlat et le Mukhtasar. Cet enseignement limité lors de ses premières années de formation dut être élargi et approfondi plus tard. En ce qui concerne les sciences exotériques (‘ulûm ash-sharî’a), il rédigea des textes qui attestent de ses connaissances ; ainsi composa-t-il des écrits pour faciliter la compréhension du Mukhtasar « al-Mu‘în », deux poèmes traitant de grammaire (nahw) : l’un de 500 vers et l’autre de 250 vers57, un écrit concernant L’Alfiyya d’Ibn Mâlik et un traité de grammaire sur la Manzûma d’al-Akhdarî. D’après son disciple, le fiqh lui était une des sciences les plus chères58, mais il ne lui consacra apparemment aucun écrit distingué. Les écrits de Muhammad Fâdil sont en général modestes comparés aux ouvrages des grands savants bidân, puisque ce sont avant tout des textes pédagogiques destinés à ses disciples.
50La rareté des écrits de Muhammad Fâdil et leur simplicité ne passent pas inaperçues. L’un des descendants de Muhammad Fâdil s’efforça de l’expliquer : « Muhammad Fâdil n’a pas écrit beaucoup d’ouvrages, c’est son fils Mâ’ al-‘Aynayn qui a pris en charge l’écriture et la diffusion de sa pensée en rédigeant plus de trois cents livres ; c’est, comme pour Socrate et Platon, le disciple qui nous a transmis la pensée du maître59. »
51Cette remarque trouve ses fondements chez Mâ’ al-‘Aynayn, dans ses ouvrages, surtout les premiers, comme Na‘t al-bidâyât et fâtiq ar-rutaq60 : le nom de Muhammad Fâdil, des extraits de ses écrits, certaines de ses paroles y sont régulièrement cités.
La Fâdiliyya : la chaîne de transmission et ses particularités
52Muhammad Fâdil reçut le wird qâdirî de son père Mamîn. Avant sa majorité, le père de ce dernier, at-Tâlib Akhyâr, « lui avait confié son turban et le “secret de Dieu”. Après sa mort, il accompagna d’autres mashâyîkh, auprès desquels il obtint de nombreux ’ijâzât. La ’ijâza de tarîqa est celle de son père, les autres sont dans le domaine des hikam et des ’asrâr (formules magiques et secrets)61 ».
53Nous n’avons pas d’informations à propos de ces mashâyîkh de Mâmîn, le seul personnage souligné par Ad-Diyyâ’ étant at-Tâlib Akhyâr, c’est-à-dire le père de Mâmîn, qui l’initia au wird qâdirî. Selon Muhammad Fâdil w. Lah-bîb, at-Tâlib Akhyâr était un walî jouissant d’une grande influence spirituelle au sein des tribus, il était également un ‘âlim maîtrisant aussi bien la poésie antéislamique que tous les classiques de la culture arabo-islamique : Mukhtasar de Khalîl, Mudawwana et Sahîh al-Bûkhârî62. At-Tâlib Akhyâr avait été initié au wird par son père Muhammad Bû Lanwâr, un sûfî qui, après la mort de son père Aj-Jîh al-Mukhtâr, avait passé quinze ans dans la siyyâha (errance initiatique).
54La chaîne de la transmission de la Qâdiriyya présentée par Ad-Diyyâ’ s’arrête donc chez Aj-Jîh al-Mukhtâr ; l’auteur nous dit qu’il ne put obtenir « les documents des ’ijâza (waraqât al-ijâzât) » qui lui aurait permis de remonter plus loin dans cette chaîne63. En revanche, la chaîne continua avec Sa‘d Bûh et Mâ’ al-‘Aynayn, deux fils de Muhammad Fâdil ; dans un poème64, Sa‘d Bûh fournit la généalogie initiatique complète.
55Nous notons que si la généalogie biologique tente de respecter une logique historique dans son montage, la chaîne mystique, quant à elle, incarne plus une continuité transcendantale qu’historique65. La transmission se perpétua de père en fils jusqu’à Yahya as-Saghîr -l’ancêtre éponyme des Glâgma- qui avait pris le wird de Shaykh Zarrûq ; par contre, Mâ’ al-‘Aynayn se référa à Suyûtî66. At-Turâd w. al-‘Abbâs w. al-Hadrâmî w. Muhammad Fâdil explique cette différence par le fait que Sîdî Yahya dut apprendre la science exotérique de Suyûtî et la tarîqa de Zarrûq. La rencontre entre Sîdî Yahya et ces deux personnages est incertaine ; la référence ici n’a qu’une valeur symbolique.
56Zarrûq, auquel la Fâdiliyya se rattache mystiquement, était l’une des figures religieuses du Maghreb ; en plus de son statut de grand faqîh, il incarna un soufisme savant et accumula les ’ijazât des grands savants mystiques maghrébins et orientaux de son époque. Citons parmi les Maghrébins : al-Imâm ath-Tha’âlibî, Ibrâhîm at-Tâzî, al-Imâm as-Sannûsî, et du côté de l’Orient : an-Nûr as-Sanhûrî, al-Hâfiz ad-Dmîrî, Abî al-‘Abbâs Ahmad b. ‘Uqba al-Hadramî67. C’est ce dernier qui lui transmit le wird.
57Zarrûq appartient à cette catégorie de savants représentant la transition du soufisme savant au soufisme confrérique : ses livres de tasawwuf furent des références pour le faqîh comme pour le mystique. Son livre Qawâ‘id at-tasaw-wuf (« Les bases du soufisme ») était l’un des manuels parmi les plus répandus dans le Maghreb, notamment au pays bidân. Bien que Zarrûq n’eût joué aucun rôle de shaykh confrérique pendant sa vie, son enseignement dans le domaine du soufisme se propagea après sa mort ; des courants confrériques de la Shâdhiliyya se firent connaître sous le nom de Zarrûqiyya.
58La chaîne mystique de Muhammad Fâdil compte également des personnages clés du mysticisme maghrébin comme Abû al-Hassan ash-Shâdhilî, fondateur de la Shâdhiliyya, et surtout son maître Mûlây ‘Abd as-Salâm b. Mashîsh, qui incarne la Qâdiriyya dans sa dimension spirituelle confrérique ; il est « la personnification marocaine du mysticisme, le pôle de l’Occident, en face de Moulay Abdelqader El-Djilani68 ». Mûlây ‘Abd as-Salâm b. Mashîsh fut initié – selon la chaîne établie par la famille de Muhammad Fâdil – par le « sceau des saints » Muhyî ad-Dîn Ibn ‘Arabî. A partir d’Ibn ‘Arabî, la chaîne de transmission de Muhammad Fâdil se rattache aux grandes figures du soufisme oriental : as-Suhrawrdî, ‘Abd al-Qâdir aj-Jilânî, ash-Shabalî, al-Junayd, Ma‘rûf al-Karakhî, al-Hassan al-Basrî.
59Pourquoi donc cette référence shâdhilî dans une chaîne Qâdiriyya ? En fait, les personnages initiateurs des deux turuq se confondent à partir de Abû al-Hassan ash-Shâdhilî dans la majorité des chaînes mystiques au Maghreb. Ces deux confréries (Shâdhiliyya et Qâdiriyya) sont les plus anciennes au Maroc, où elles se partageaient la scène religieuse et, à une certaine époque, étaient connues sous le nom de Jazûliyya69.
60Dans cette présentation générale de la chaîne initiatique, l’absence du nom de l’introducteur de la Qâdiriyya, Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî, est frappant. Cependant, tous les auteurs de l’époque coloniale et postcoloniale s’accordent pour considérer Muhammad Fâdil comme son disciple. Muhammad Fâdil inscrivit son appartenance à la Qâdiriyya hors de la tradition saharienne des Kunta, contrairement à ce qu’avancent les écrits qui, jusqu’à maintenant, le rattachent à cette tradition.
61La généalogie mystique des Kunta et celle de Muhammad Fâdil ne sont identiques qu’à partir d’al-Hassan ash-Shâdhilî. Par ailleurs, selon Mâ’ al-‘Aynayn, la Fâdiliyya se rattache à as-Suyûtî, après le huitième ancêtre : Sîdî Yahya. Or la chaîne mystique de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî se rattache elle aussi à as-Suyûtî immédiatement après al-Maghîlî70 qui était le compagnon du huitième ancêtre de Mukhtâr al-Kuntî, Sîdî ‘Umar Shaykh. Ainsi, les deux chaînes se rattachent à une généalogie sur huit générations ; ce n’est qu’à partir du huitième ancêtre que l’initiation mystique sort du cadre familial.
62Les personnages auxquels Muhammad Fâdil se référait dans sa généalogie initiatique, hormis sa ligne parentale, ne s’inscrivaient pas dans le champ religieux local du pays bidân, et pourtant la tradition orale et écrite de ce saint intervient souvent pour insérer quelques personnages locaux dans le destin de Muhammad Fâdil. Le premier est Shaykh Muhammad Laghdaf, figure du mysticisme confrérique en pays bidân, sur lequel on possède peu d’informations en raison des jugements portés par le milieu savant bidân traditionnel, qui voyait dans cette tarîqa une hérésie71. Ce point de vue fut partagé par les écrits coloniaux ; le service de renseignement colonial s’est montré très méfiant envers les partisans de la Ghudfiyya, d’autant plus que l’assassinat de Coppolani avait été attribué aux adeptes de cette tarîqa. Pierre Laforgue (adjoint principal de classe exceptionnelle des Services civils de l’Afrique occidentale française) consacra un article, paru en 1928, aux disciples de Muhammad Laghdaf, en qualifiant sa tarîqa de « secte hérésiarque72 ». Selon Laforgue, Muhammad Laghdaf était « de la tribu des Oulad Daoud du Hôdh, maître spirituel très vénéré, khalifa de l’ordre des Kadiria. Sid Mohammed Laghdaf étant mort, ses disciples l’ensevelirent auprès du puits d’El Mabrouk, dans le Hôdh73. »
63Laforgue décrit les disciples de la tarîqa Ghudfiyya comme un rassemblement de fanatiques religieux, aux pratiques mystiques étranges : « Ouverte [la tarîqa Ghudfiyya] aux fanatiques et aux imposteurs, l’école mystique déformée du Djilanî, conduit par ses pratiques : danses, chants, cadences, narcotiques, les frères à l’impudicité et à l’ivresse hystérique dans un mysticisme impur et souvent sanglant74. »
64Des années plus tard, A. Leriche revint sur Muhammad Laghdaf dans une étude sur « l’Islam en Mauritanie75 ». A. Leriche s’inspira du travail de Laforgue, mais il apporta des indices biographiques sur ce saint « Cheîkh Moh’ammed Laghd’af (=le béni, en maure) oûld H’Amâh Allâh. Certains en font le contemporain du Cheïkh Kounti : Sidî ben el Mokhtâr el Kébir. Originaire de la tribu des Oûlâd Dâoûd du H’od », khalifa de l’ordre des Qadryîa, il fut un maître spirituel orthodoxe très vénéré et un de ses disciples les plus illustres est Cheîkh Moh’ammed Fad’el [...]. Il mourut vers 1860 chez les Chorfâ de Ouzzân (Maroc), au cours d’un voyage à La Mecque76. »
65Muhammad Laghdaf n’est pas mort à Wazzân : sa tombe se trouve dans le Hawd. La date de sa mort est également inexacte ainsi que la classification de la tarîqa Ghudfiyya comme Qâdiriyya.
66L’affirmation des liens entre Muhammad Fâdil et Muhammad Laghdaf, rapportée ici par Leriche, fut souvent avancée par les écrits coloniaux mais, contrairement à ces écrits, Muhammad Fâdil ne rencontra jamais ce saint.
67Muhammad Laghdaf vécut au xviiie siècle et mourut selon al-Mukhtâr w. Hâmidûn en 1218 H/ 1803-1804, ce qui signifie que la rencontre entre les deux hommes ne pouvait être que symbolique. Muhammad Fâdil, selon Ad-Diyyâ, fut envoyé par son père pour visiter le tombeau de Muhammad Laghdaf ; pendant cette visite, le grand saint bénit le jeune homme et lui transmit son autorité spirituelle77. Cette rencontre entre les deux hommes n’est qu’un exemple parmi d’autres ; Muhammad Laghdaf fut le personnage le plus marquant durant toute la vie de Muhammad Fâdil, qui consacra de longs poèmes à l’éloge de ce saint, le qualifiant de pôle de l’époque (qutb az-zamân)78. Cette filiation spirituelle et cette présence se traduisaient par l’empreinte des pratiques confrériques de la Ghudfiyya au sein des adeptes de la Fâdiliyya. Cette influence nous conduit à considérer la Fâdiliyya comme une prolongation de la tarîqa de Muhammad Laghdaf. La Ghudfiyya s’inscrit sur le plan confrérique entre la Shâdiliyya et la Qâdiriyya ; al-Mukhtâr w. Hâmidûn considère la Ghudfiyya comme une branche de la Shâdhiliyya79. L’un des contemporains et biographes de Muhammad Fâdil – l’auteur du Manh – écrivit à propos de ce dernier : « Il ravivait la tarîqa de ash-Shâdhilî et ash-Shabalî au Hawd après sa mort, il est le shaykh de la vérité (al-haqîqa) et le phare de la tarîqa (manâr at-tarîqa) comme al-Junayd dans son époque, ash-Shabalî dans son temps et ash-Shâdhilî dans son rôle80. » L’accent était mis ici sur la référence shâdhilî, ce qui renforçait l’hypothèse des liens forts entre la tarîqa de Muhammad Fâdil et celle de Muhammad Laghdaf.
68Les pratiques caractéristiques de la Ghudfiyya qu’on trouvait chez les adeptes de la Fâdiliyya étaient le jadhb (transe), la danse, les récitations du wird à haute voix81, comportements qui provoquèrent souvent les critiques des adversaires de cette tarîqa. L’interaction entre les deux tarîqa était omniprésente à l’époque de Muhammad Fâdil. Ainsi, on vit le fils de Muhammad Laghdaf, Sîdî Ahmad Zarrûq, venir de Kûsh (région située dans le sud du Hawd) pour demander la bénédiction de Muhammad Fâdil82. De même, plusieurs personnages connus comme affiliés à la Ghudfiyya furent initiés par Muhammad Fâdil, le cas le plus connu étant celui de Muhammad Lamîn w. ‘Abd al-Wah-hâb, un représentant de la Ghudfiyya dans le Hawd. Les écrits et les pratiques mystiques de ce dernier provoquèrent à l’époque les critiques violentes de l’illustre savant de Walâta, Muhammad Yahya al-Walâtî, qui appartenait à la même tribu que le fondateur de la Ghudfiyya : les Awlâd Dâwud.
69La deuxième figure à laquelle Muhammad Fâdil se référait était Sîdî Muhammad b. Ahmad al-Aswad, un personnage moins connu que Muhammad Laghdaf. Nous savons qu’il mourut en 1259H/l843-1844, après avoir été un saint vénéré par son entourage. En effet, selon l’auteur du Manh, Muhammad b. Ahmad al-Aswad était « un célèbre walî, respecté par tout le monde (...) autour de lui cent orphelins et pauvres étaient rassemblés, il les entretenait tous et leur enseignait le Coran ; dès que quelqu’un atteignait la majorité, il le mariait et lui fournissait suffisamment d’argent, et lui donnait le choix de demeurer avec lui ou de rentrer au sein de sa tribu83 ».
70Selon P. Marty, le père de Sîdî Muhammad était venu de Tindûf (près du nord-est du Sahara occidental actuel) vers le milieu du xviiie siècle et il était établi dans la tribu des Laghlâl. Au début du siècle, l’administration coloniale présenta les descendants de ce saint comme un groupe indépendant sous le nom des Ahl Ahmad al-Aswad84.
71Le premier rapport entre Muhammad Fâdil et ce saint remontait à l’enfance du premier. Pendant une visite de Muhammad b. Ahmad al-Aswad au campement des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, il s’adressa à l’assemblée des gens de la tribu : « Je ne connais pas aujourd’hui un walî de Dieu que je puisse mettre au-dessus de moi dans les statuts (rangs) divins (mrâtib allâh) dans votre pays, à part Muhammad Fâdil b. Mâmîn »85.
72Comme pour le premier personnage, les rencontres symboliques entre les deux se multiplièrent. Le lien avec Muhammad b. Ahmad al-Aswad exprimait cet esprit de continuité que Muhammad Fâdil voulut instaurer avec la Ghudfiyya. Bien qu’on n’ait aucune donnée sur l’appartenance confrérique de ce saint, on sait qu’il figurait parmi les proches disciples de Muhammad Laghdaf86.
73La Fâdiliyya était en principe une tarîqa qui se définissait comme Qâdiriyya. Entre tous les ’awrâd, Muhammad Fâdil préféra le wird qâdirî87. Mâ’al-‘Aynayn, tout en respectant les ’awrâd des autres turuq, considérait le wird qâdirî comme « le wird le plus illustre (...) il remplace les autres ’awrâd, mais aucun wird ne peut le remplacer88 ». Cette référence à la Qâdiriyya n’empêcha pas la Fâdiliyya d’avoir recours à d’autres ‘awrâd, ce qui lui donna sa spécificité. En fait, Muhammad Fâdil, comme par la suite ses successeurs, eut la réputation de donner des ’awrâd qui n’étaient pas empruntés qu’à la Qâdiriyya ; il reçut aussi les adeptes des autres confréries. Cette attitude avait bien entendu des conséquences sociales et politiques. La liberté donnée aux adeptes de choisir le wird qui leur convenait et même la possibilité de les cumuler reflétaient une souplesse et une capacité d’adaptation au milieu. Ce sont ces qualités mêmes qui caractérisaient la Fâdiliyya au sein de la Qâdiriyya, lui assurant son autonomie. Cette position ne passa pas inaperçue, notamment chez les autres protagonistes religieux et sociaux qui avaient critiqué cette innovation. Mâ’ al-‘Aynayn réfuta cette critique dans l’un de ses livres, Mufîd ar-râwî ‘allâ annî mukhâwî. Pour lui, toutes les turuq, malgré leurs divergences, avaient une seule origine : la Voie du Prophète, et par conséquent il était inutile de les séparer89. Il alla même jusqu’à qualifier les mashâyîkh, qui interdisaient à leurs adeptes de prendre un autre wird, de rahbâniyya90 (vie monacale), un reproche chargé de signification car l’islam scripturaire interdisait ce mode de vie.
74Pour fonder sa propre tarîqa, Muhammad Fâdil combina différentes pratiques et références mystiques. Il adopta le jadhb (transe) et la danse. Certes, ces pratiques confrériques étaient très répandues au Maroc, mais, jusqu’à cette époque, elles n’étaient pas diffusées dans l’islam confrérique du pays bidân. Elles étaient même vivement condamnées par les fuqahâ’ comme par les chefs confrériques. Ce rejet poussa l’auteur de Ad-Diyyâ’ à justifier ces pratiques par leur âge, remontant, écrit-il, au temps du Prophète, ajoutant qu’elles étaient même encouragées par ce dernier91. L’autre principe était la répétition du dhikr (invocation) à haute voix ; dans l’un de ses poèmes, Muhammad Fâdil prôna les mérites du dhikr à haute voix en se référant au Prophète92. Cette pratique attira à la Fâdiliyya des critiques, comme le montre un écrit lithographie à Fès en 1321/1903, de Mâ’ al-‘Aynayn, Hujjatal-murîdfi ’ijhâr bi al-‘alâ al-murîd. La troisième novation importante était la combinaison de tous les ’awrâd au sein de sa tarîqa.
75Par ces trois principaux éléments, Muhammad Fâdil se différencia des autres turuq, notamment de la Qâdiriyya Bakkâ’iyya de Sîdî al-Mûkhtâr al-Kuntî, qui se caractérisait par « l’absence de la danse (raqs), de la transe (at-taghâshî) [...] et de la récitation des ’adhkâr à haute voix comme huwwa, huwwa yâh, yâh et allâh, allâh93 ». Ce passage de At-Tarâ’if écrit par le fils et le successeur de Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî pour définir les particularités de la tarîqa de son père, nous démontre bien que le travail mené par Muhammad Fâdil allait dans un sens opposé à celui de la Qâdiriya Bakkâ’iyya ; ces mêmes ’adhkâr (sing., dhikr) dénoncés ici étaient récités par Muhammad Fâdil devant ses disciples. Le disciple de Muhammad Fâdil, quant à lui, nous dit que son shaykh « fait souvent réciter (à haute voix) le dhikr à ses disciples en disant : allâh, allâh (...) huwwa, huwwa, (...) anta, anta (...) ’âh, ’âh94 ». Cette démarcation de la Bakkâ’iyya fut une démarche essentielle dans la mesure où elle constitua un facteur d’indépendance. Certes, ces simples différenciations ne touchaient pas les principes fondamentaux de la voie mère, mais elles furent suffisantes pour créer une nouvelle branche.
76Pour la transmission du savoir exotérique, comme pour celle du savoir ésotérique, la question des maîtres spirituels de Muhammad Fâdil demeurait l’un des points sensibles dans les discours internes (descendants, disciples...). L’auteur de Ad-Diyyâ’ s’efforça de cerner la généalogie mystique dans le cadre familial, voie suivie par Sa‘d Bûh et Mâ’ al-‘Aynayn. Actuellement, le même discours alimente les récits oraux et écrits. Au mois de novembre 1995, un arrière-petits-fils de Muhammad Fâdil, responsable de l’Institut islamique de Marna o/ Cheikh Med Taghioullah, à Nouakchott, a publié, par voie de presse, un article95 pour mettre, selon lui, fin à la polémique autour de l’origine de la tarîqa Fâdiliyya. Ghaythî w. Mamma rejette d’abord les thèses qui représentent la Fâdiliyya comme une branche de la Shâdhiliyya. Il insiste par la suite sur l’aspect de la transmission du wird à l’intérieur de la famille, de père en fils : ce n’est qu’à partir du Shaykh Zarrûk que la transmission sort de la généalogie « biologique ». Ce refus catégorique d’intervention extérieure dans l’initiation mystique n’a pas empêché Ghaythî de reconnaître que, dans le domaine du savoir exotérique, Muhammad Fâdil dut avoir recours à d’autres savants, extérieurs à la famille.
77La restriction de l’initiation mystique à un seul et unique maître s’inscrivait, au-delà des enjeux sociaux et politiques, dans une tradition musulmane : « Le principe dans l’initiation mystique est de ne la contracter qu’avec un seul maître et de ne point en changer même après la disparition de celui-ci, à moins que sa mort ne survienne avant que l’initiation ne soit menée à terme »96.
78En ce qui concerne les sciences exotériques, la multiplication des maîtres était un phénomène courant : d’ailleurs, plus on accumulait les ’ijâzât de maîtres différents, plus on acquérait de prestige intellectuel. C’est manifestement pour cette raison que l’auteur de Ad-Diyyâ’ ainsi que Ghaythî n’hésitèrent pas à citer les maîtres exotériques de Muhammad Fâdil ; par contre, ils limitèrent ses maîtres ésotériques à son père.
79En outre, il faut souligner que la majorité des grandes figures du mysticisme avaient souvent du mal à accepter l’idée de la transmission du wird par d’autres shaykh. L’un des compagnons d’al-Hassan ash-Shâdhilî, par exemple, se référait directement au Prophète : « Nul autre que l’Envoyé de Dieu ne m’a éduqué » ; un autre déclara : « L’Envoyé de Dieu est le véritable maître », ou « C’est l’Envoyé de Dieu qui m’a revêtu du froc du tasawwuf97. »
80À la fin de son parcours initiatique, Muhammad Fâdil commença à forger sa propre tarîqa ; ainsi, nous avons vu que tout en se référant aux illustres personnages du soufisme, Muhammad Fâdil établit sa singularité en mettant l’accent sur des pratiques particulières. La rénovation de Muhammad Fâdil à l’intérieur de la Qâdiriyya, bien qu’elle fût relative, fut considérée comme une œuvre importante du point de vue religieux. Il fut aussi nommé mujaddid (rénovateur)98, un rôle très symbolique dans la mesure où, dans la tradition religieuse, le personnage du mujaddid est omniprésent ; n’est-ce pas le Prophète qui a dit : « Dieu envoie au début de chaque siècle un rénovateur (mujaddid) » ? Il faut souligner que le rôle du rénovateur est chargé d’insignes mystiques et politiques.
81Une généalogie de sainteté, une formation ésotérique et exotérique très ordonnée dont les maîtres et les mashâyîkh (sing., shaykh) sont soigneusement sélectionnés, telles furent les premières assises d’un futur homme de sainteté.
Notes de bas de page
1 Târikh l-Glâgma, op. cit., p. 1.
2 Târîkh as-Sûdân, p. 39.
3 Ibid., p. 38.
4 Risâlat ar-Rawd, op. cit.
5 Fath ash-Shakûr, p. 218.
6 Târîkh as-Sûdân cite un jurisconsulte nommé Shams ad-Dîn qui a dû fuir la ville de Tombouctou après la conquête des Sa‘diens ; il trouva refuge chez la tribu des Brâbîsh et s’installa dans la ville de Ouâd. Il ne retourna à Tombouctou qu’après que Ahmad Baba at-Tunbaktî lui demanda de le rejoindre dans la ville après son retour d’exil (Târîkh as-Sûdân, p. 263). Mais ce Shams ad-Dîn n’est pas le fils de Sîdî Yahya puisqu’il est identifié dans Târîkh as-Sûdân comme le fils de Muhammad b. Mahmûd b. ‘Umar b. Muhammad Aqît, c’est-à-dire de la famille d’Aqît qui a séjourné pendant un certain temps à Walâta.
7 Un manuscrit récent évoque un autre fils de Shams ad-Dîn nommé Ahmad, qui a vécu en Adrâr ; Ahmad était selon ce texte un homme de religion ; il a fondé des mosquées à Abayr – ville ancienne se situant jadis près de Shangîtî. Il était également l’imâm de la mosquée de la ville de Shangîtî avant que les Idawa‘lî ne l’obligent à abandonner cette fonction. Ahmad b. Shams ad-Dîn immigra par la suite au bâtan de l’Adrâr en se consacrant à l’agriculture et à la religion. ‘Abd al-Wadûd w. Ahmad Mawlûd, op. cit.
8 Glâgma est une expression dérivée de galgamî, un surnom de Sîdî Yahya qui signifiait « large », pour souligner ses larges connaissances.
9 Fath ash-Shakûr, pp. 67-68.
10 Al-Mukhtar w. Hâmidûn, Hayât mûrîtâniya : al-hayât ath-thaqâfiyya, op. cit., pp. 362-364.
11 Risâlat ar-Rawd, p. 2.
12 Ibid., p. 5.
13 13. ibid., p. 7.
14 A propos de la date de naissance de Muhammad Fâdil, il existe des dates contradictoires ; par exemple, pour A. Leriche, il est né en 1780, et pour Mûsa Kamara, en 1795. En revanche, toutes les traditions écrites de la famille sont unanimes sur la date du 27 shâ'bân 1211 H/février 1797.
15 Ad-Diyyâ’, p. 87a, R.
16 Ibid., p. 89a, R.
17 Ibid., pp. 86b- 87a, R.
18 Nord du pays bidân ; le Sâhal chez les bidân est la large bande parallèle au littoral atlantique du Sahara qui englobe une partie importante du nord de la Mauritanie et du Sahara occidental actuels.
19 Ad-Diyyâ’, p. 6a, R.
20 Ibid., p. 87a, R.
21 Sebti, Α., « Au Maroc : sharifisme citadin, charisme et historiographie », Annales ESC, mars-avril, 1986, p. 439.
22 Notamment par H. Touati en Algérie, Entre Dieu et les hommes, p. 229.
23 Garcia-Arenal, M., « La conjonction du sufisme et du sharifisme au Maroc : le mahdî comme sauveur », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 55-56, 1990/1-2, p. 247.
24 Dawhat, p. 279.
25 Garcia-Arenal, M., « Sainteté et pouvoir dynastique au Maroc : la résistance de Fès aux Sa‘diens », p. 1035, n. 114.
26 Ahmad Bâbâ at-Tunbaktî, Nayl al-’ibtihâj, ms., BNP, 5278, Paris, p. 179f.
27 Al-Gasrî, op. cit., p. 18.
28 Kashf al-’astâr..., op. cit.
29 Poème de Muhammad Fâdil, s. t., ms., Institut islamique de Mamma..., op. cit.
30 Sa‘d Bûh w. Muhammad Fâdil, Taqrîdal-’asmâ‘ fî adh-dhabbî ‘an bughdi abnâ’ Abîas-Sibâ‘ », ms., IMRC, 2141, Nouakchott.
31 Muhammad al-Mâmûn w. Muhammad Fâdil, Fatwâ jawâb Shaykh Muhammad al-Mâmûn, op. cit.
32 Poème de Muhammad Fâdil, s. t., ms., Institut islamique de Mamma..., op. cit.
33 Garcia-Arenal, M. et Manzano Moreno, E., « Idrîssisme et villes idrissides », Studia Islamica, 1995, p. 12.
34 Kably, M., op. cit., p. 293.
35 Archives marocaines, 1904, pp. 425-453, et 1905, pp. 97-118.
36 Touati, H., « La mémoire de la sainteté dans le Maghreb du xviie siècle », Studia Islamica, LXXVI, 1992, p. 43.
37 D’autres lignées shurfa au pays se rattachent à Yahya par le biais d’autres personnages emblématiques, comme le fameux Bûbazzûla.
38 Dakhlia, J., « De la sainteté universelle au modèle “maraboutique” », dans Hassan Elboudrari, Modes de transmission de la culture religieuse en Islam, op. cit., p. 184.
39 Ad-Diyyâ’, p. 315, N.
40 Ibid.
41 Ibid.
42 Le turban (‘amâmat) est un insigne de pouvoir spirituel. La transmission de l’héritage mystique s’opère par l’intermédiaire du transfert de la ‘amâmat ; la cérémonie de couronnement se déroule souvent dans une ambiance solennelle. La ‘amâmat, dans la tradition mystique bidân, a la même fonction que la khirqa (froc) dans la tradition mystique.
43 Ad-Diyyâ, p. 321, N.
44 Al-Wasît, trad., Miske, A.-B., op. cit., p. 122.
45 Ad-Diyya, p. 322, N.
46 Ibid.
47 Ibid., pp. 324-325, N.
48 Ibid, p. 328, N.
49 Ibid., p. 329, N.
50 Al-Wasît, p. 38.
51 Muhammad ‘Ali (m. 1848) fut le fondateur de l’armée et de l’administration de l’Égypte moderne.
52 Al-Wasît, p. 38.
53 An-Nahwî, K., op. cit., p. 122.
54 Al-Wasît, p. 40.
55 Voir une liste de ses écrits : Ould Bah, M.,-.M., La Littérature juridique et l’évolution du malékisme en Mauritanie, université de Tunis, Tunis, 1981, pp. 107-108.
56 A-Diyyâ’, p. 343, N.
57 Ibid., p. 99, R.
58 Ibid., p. 101, R.
59 Ahmaddû w. Sa‘d Bûh, Nouakchott, Avril, 1995. Notons que notre informateur est diplômé en philosophie.
60 Mâ’ al-‘Aynayn, Na‘t al-bidâyât wa tawsîf an-nihâyât, Dar al-Fikr, s. 1., s. d.
61 A-Diyyâ’ p. 90, R.
62 Ibid.
63 Ibid., p. 91, R.
64 Poème manuscrit recueilli auprès de Ghathî w. Mamma, op. cit.
65 Touati, H., « La mémoire de la sainteté... », op. cit., p. 47.
66 Kashf al-’astâr, p. 5.
67 Ahmad Bâa at-Tunbaktî, op. cit., p. 131.
68 Michaux-Bellaire, E., « Les confréries religieuses au Maroc », Archives marocaines, XXVII, 1927, p. 44.
69 Ibid., p. 32.
70 Nous avons déjà noté que cette référence à al-Maghîlî et as-Suyûtî est douteuse.
71 Muhammad Yahya al-Walâtî, Nasîhat awlâd az-zawâya wa-at-tulba, op. cit.
72 Laforgue, P., « Une secte hérésiarque en Mauritanie, “les Ghoudf” », Bull. com. et. hist. scientif. AOF, 1926, pp. 654-665. D’ailleurs, cet administrateur, à travers ses travaux, cherchait souvent des termes peu pertinents pour qualifier l’objet de ces études comme par exemple dans ce titre : « Une fraction non musulmane en Mauritanie saharienne : Les Nemadi », Bull. com. et. hist. scientif. AOF, 11, 1926, pp. 685-692.
73 Laforgue, P., « Une secte hérésiarque en Mauritanie, “les Ghoudf” », p. 657.
74 Ibid., p. 662.
75 Leriche, Α., « L’Islam en Mauritanie », op. cit.
76 Ibid., p. 459.
77 Ad-Diyyâ’, p. 168a, R.
78 Manh, p. 157.
79 Al-Mukhtar w. Hâmidûn, Hayât Mûrîtânivâ : al-hayât ath-thaqâfiyya, op. cit., p. 94.
80 Manh, p. 154.
81 Ad-Diyyâ’, p. 192, N.
82 Ibid, p. 108b, R.
83 Manh, pp. 81-82.
84 Marty, R, Études sur l’Islam et les tribus du Soudan, t. III : Les Tribus maures du Sahel et du Hodh, Leroux, Paris, 1921, p. 286.
85 Ad-Diyyâ’, p. 160a, R.
86 Ibid., p. 159a, R.
87 Mâ’ al=‘Aynayn w. Muhammad Fâdil, Na‘t al-bidâyât wa tawsîf an-nihâyât, p. 158.
88 Ibid., p. 202.
89 Mâ’ al-‘Aynayn w. Muhammad Fâdil, Mufid ar-râwî ‘alâ annî mukhâwî, texte lithographique, s.d., bibliothèque privée de Na‘ma w. ‘Abd al-Fatâh, Nouadhibou, p. 17.
90 Ibid., p. 14.
91 Ad-Diyyâ’, p. 192, N.
92 Muhammad Fâdil b. Mâmîn, Jâmi’at manzûmat al-’ahwâl, ms., BNP, Paris, 5706.
93 At-Tarâ’if, p. 127.
94 Ad-Diyyâ’, pp. 73a-77b, R.
95 Akhbâr al-usbû‘, n° 101, 11 sept. 1995, p. 7.
96 Touati, H., Entre Dieu et les hommes, p. 23.
97 Chodkiewicz, M., « Le modèle prophétique de la sainteté en Islam », p. 513.
98 Ad-Diyyâ’, p. 167b, R.
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