Introduction
p. 7-9
Texte intégral
1Les études sur l’islam développées ces dernières années ont été essentiellement consacrées à l’« islamisme ». Cette orientation répond à l’actualité, par suite de l’irruption d’un islam militant dans le monde arabo-musulman. La plupart de ces études ont négligé la profondeur historique du fait islamique.
2On ne saurait réfléchir sur l’islam, dans son état actuel, sans appréhender son histoire, ses formes et ses représentations dans les différentes sociétés musulmanes. Le modèle confrérique, dont il est question ici, est absent du champ de recherche. Bien que négligé, il reste l’expression historique de certaines représentations et pratiques de l’islam. Il est en effet une manifestation sociale majeure du fait religieux dans certains pays musulmans.
3C’est à partir d’une approche historique ouverte aux perspectives méthodologiques de l’anthropologie sociale, de la sociologie religieuse et de l’islamologie que cet ouvrage traite de ce modèle de religiosité.
4Dans l’Ouest saharien, l’islam confrérique a constitué, dès la fin du xviiie siècle, un phénomène qui a dépassé par son impact la dimension strictement religieuse. Or, malgré son enracinement social en pays bidân1, l’islam confrérique a suscité peu d’études. L’attention portée au phénomène pendant la colonisation oscillait entre la méfiance et la tentation d’une « folklorisation ». Les années d’indépendance n’ont pas davantage favorisé le développement des études sur le sujet. Ainsi, à quelques travaux historiques et anthropologiques près, les rares monographies sur les confréries remontent à l’époque coloniale2.
5Pour illustrer ce phénomène, le cas de la confrérie Fâdiliyya dans ses multiples expressions est l’objet de ce livre. Par ailleurs, à travers cette confrérie, est retracée l’histoire sociale, religieuse et politique de l’Ouest saharien entre le xviie et le début du xxe siècle.
6Muhammad Fâdil naquit en 1797 dans le Hawd (région du Sud-Est mauritanien) ; il mit en place une stratégie qui lui permit de s’imposer comme une figure religieuse, en fondant sa propre branche à l’intérieur de la tarîqa mère, la Qâdiriyya. Grâce à son charisme religieux, Muhammad Fâdil mena une action sociale et politique à l’intérieur de la tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr. En même temps que le saint instaurait son pouvoir religieux et social au Hawd, ses fils entamaient de leur côté la conquête d’autres espaces du pays. Une conquête qui s’acheva par le succès de deux figures : Sa‘d Bûh et Mâ’ al-‘Aynayn. Après la mort de Muhammad Fâdil, ses successeurs poursuivirent son œuvre, la Fâdi-liyya prit de plus en plus d’importance et la tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr se tailla une place de choix dans l’environnement social.
7Dans quel contexte historique, social, politique et religieux ce mode de représentation religieuse qu’est la tarîqa s’est-il développé ? Quelles sont les bases de la sainteté de Muhammad Fâdil et sa formation exotérique et mystique ? Et quelles sont les particularités de sa tarîqa ?
8Devenu chef de confrérie, il réussit à transformer le capital religieux en capital social et politique, et à étendre une chefferie religieuse au champ temporel. Comment s’opéra cet élargissement, et quel rôle joua la sainteté3 dans la légitimation de son statut et de son autorité sociale ?
9Dans quel contexte et avec quelles stratégies les fils de Muhammad Fâdil purent-ils conquérir de nouveaux espaces ? Comment la question de la succession fut-elle résolue après la mort du saint fondateur ? Du fondateur aux gestionnaires, quelle transformation s’accomplit sur le plan religieux et social et comment se produisit-elle ?
10Voilà les questions fondamentales auxquelles veut répondre cette étude centrée sur le rôle de l’homme de religion dans la dynamique sociale. Son but principal n’est pas tant de tracer l’histoire d’une confrérie religieuse en soi, que de mettre en exergue les mécanismes de la naissance et de l’évolution d’une tarîqa, et son rôle social et politique. C’est pour cette raison que nous allons trouver tout au long de cet ouvrage une articulation entre l’histoire de la Fâdiliyya et celle de la tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr.
11L’histoire de la structure sociale et des modèles de religiosité dans la région du Hawd est restée jusqu’à présent hors du champ des recherches historiques : la première partie lui est consacrée. Une présentation du cadre social et religieux dans lequel est née la Fâdiliyya est évidemment nécessaire.
12Il s’agit de comprendre le système social basé sur des groupes statutaires, acteurs politiques d’une région demeurée sous l’emprise d’un pouvoir tribal. Les modes de religiosité abordés ici sont indissociables des faits sociaux et politiques.
13C’est ainsi que j'ai voulu tracer l’itinéraire de notre saint auquel est consacrée la deuxième partie de ce livre, et mettre en lumière le processus de formation de la tarîqa. Le candidat à la sainteté échafaude une véritable stratégie. Il doit construire un personnage dont les attributs s’articulent autour de trois traits symboliques : origine chérifienne, capital culturel et mystique et pouvoir charismatique.
14Le statut de saint étant acquis, l’homme de religion ne se cantonne pas dans un rôle purement religieux, mais étend son action aux affaires temporelles. L’action de Muhammad Fâdil, le rayonnement de son pouvoir au sein de son propre groupe social et de son entourage en sont une illustration éloquente.
15La fondation n’est qu’une étape dans le processus de la tarîqa. Les héritiers de la baraka du fondateur seront conduits à reproduire le système ailleurs. Les fils de Muhammad Fâdil, Sa‘d Bûh et Mâ’ al-‘Aynayn, quittèrent le Hawd où vivait leur père pour se lancer dans des projets personnels. L’implantation dans un milieu étranger est une entreprise souvent difficile. Chacun des deux frères aborda un terrain occupé par d’autres forces sociales et religieuses ; il leur fallut donc mettre en œuvre des stratégies, afin de neutraliser leurs adversaires réels et potentiels et de consolider leur autorité religieuse et sociale.
16Au début du siècle, les Français occupent la Mauritanie ; une autorité étrangère extérieure s’impose dans le pays. Elle devint un acteur incontournable dans la dynamique sociale ; les hommes de religion sont bientôt obligés de se déterminer par rapport à cette force. La position envers ce nouveau noyau de pouvoir s’avère fondamentale dans l’évolution du projet social et religieux des intéressés.
17A la mort du saint fondateur, le problème de la succession se posa. Les fils du saint entrèrent dans une compétition latente et parfois déclarée pour le contrôle de l’héritage social et religieux du saint fondateur. Cette lutte et ce partage marquèrent un tournant décisif dans l’histoire du groupe religieux. La routinisation du pouvoir charismatique du fondateur changea la nature de ce charisme. La concurrence latente qui résidait à l’intérieur du groupe après la mort du fondateur se transforma en une confrontation directe entre les successeurs.
18Cette étude est bâtie autour des figures marquantes de la Fâdiliyya : Muhammad Fâdil, Sa‘d Bûh et Mâ‘ al-‘Aynayn. Ce choix découle d’une optique méthodologique : les éléments biographiques des « grands hommes » d’un moment ou d’un mouvement constituent un atout important dans l’étude d’une histoire globale, surtout si nous ne possédons que des éléments lacunaires sur le sujet étudié. Longtemps marginalisée par les écoles historiques contemporaines, notamment l’école des Annales, la biographie a trouvé même dernièrement, au sein de disciples de cette école, des défenseurs4.
Notes de bas de page
1 Nous n’emploierons pas dans cette étude le terme « maure », habituellement utilisé pour identifier la population de cette région de l’Ouest saharien. Nous adoptons le terme bidân, utilisé par les intéressés eux-mêmes pour se distinguer des autres cultures environnantes. Le terme trâb al-bidân (pays bidân) signifie littéralement « pays des Blancs » par contraste avec bilâd as-Sûdân (« pays des Noirs »). Néanmoins le terme bidân a une connotation plus culturelle et sociale que « raciale » ; un bidânî n’est pas forcément un Blanc. L’espace traditionnel de cette société bidân est limité au nord par Wâd Nûn (Sud marocain), au sud par le fleuve Sénégal ; à l’ouest il commence à l’Atlantique, et s’étend jusqu’à l’Azawâd et à Arawân vers l’est (Nord malien).
2 Notamment celles établies par P. Marty.
3 Nous employons dans notre travail le concept de sainteté comme équivalant au terme arabe walâya, ainsi que saint comme walî. Certes, les deux expressions appartiennent à un vocabulaire religieux chrétien, mais nous pensons qu’elles sont opérationnelles dans notre champ de recherche ; nous nous référons dans ce domaine à l’article de M. Chodkiewicz : « La sainteté et les saints en islam », dans H. Chambert-Loir et C. Guillot, Le Culte des saints dans le monde musulman. École française d’Extrême-Orient, Paris, 1995, pp. 13-32.
4 Ainsi J. Le Goff écrit-il, à propos de son livre Saint-Louis : « j'ai pense qu’autour du personnage de Saint-Louis, je pouvais écrire une histoire globale traitant de l’économie, de la société, de la culture, des mentalités, des sentiments, des comportements religieux, des structures familiales. » Le Goff, J., « construire un dialogue », Mondes arabes dans la recherche scientifique, n° 7, automne 1996/hiver 1997, p. 55.
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