La salle de sport : espace de sociabilité
p. 239-251
Texte intégral
« Nous nous battîmes ensemble dans l’indigence et la décrépitude avec des judogis puants de la sueur des siècles blessés, avec des shorts déchirés, des survêtements usés plus vite que nos muscles en une seule séance de travail, des rêves insatiables de guellils endurants ne concédant rien aux érosions, arpentant tous les versants des collines (…)1. »
1Le terrain de football, la rue ont depuis longtemps constitué l’espace privilégié de l’activité sportive des jeunes au Maghreb. Les espaces institutionnalisés (clubs sportifs, associations, etc.) où l’on accueille les pratiques sportives les plus populaires, héritées dès le début du siècle de la colonisation, sont souvent, avec le club politique et la société musicale, les premiers espaces « modernes » gagnés et revendiqués par la société indigène2. Mais si la plupart occupent prioritairement les élites en voie de constitution, les clubs sportifs, à l’instar des partis politiques, sont des lieux majoritairement investis par les couches populaires et les leaders d’opinion. L’une des premières sociétés de gymnastique en Algérie, créée par des musulmans, date de la fin du XIXe siècle3 ; mais ce sont surtout les clubs de football durant l’entre-deux guerres, puis le cyclisme et la boxe qui vont connaître une très large participation des sportifs musulmans. Pratiques sportives et pratiques parapolitiques sont étroitement liées dans le scoutisme qui sera pendant toute la période 1940-1962 une pépinière de sportifs et de militants nationalistes, au même titre que les grands clubs qui, par leur appellation, marquent leur différence culturelle (les « Mouloudia » d’Alger, de Constantine et d’Oran, ou l’adjectivation « musulmane » pour les dizaines d’autres associations)4.
2L’histoire sociale et politique de ces activités sportives est assez connue pour l’Algérie durant la période coloniale pour ne pas donner lieu ici à des développements. Il est par contre intéressant de se pencher sur la popularisation et la généralisation des activités des salles de sport durant les vingt dernières années pour mieux saisir, derrière l’engouement pour les sports de combat, les arts martiaux ou la culture physique, les comportements induits, le mode de gestion des nouvelles conduites par rapport à la représentation du corps, la maîtrise de la violence, la construction des rapports de groupe et de projection de soi.
3Dans le cadre d’une recherche en cours sur les stratégies d’implication et de formulation de comportements liés à l’univers urbain et à la construction d’images de soi, je me propose de présenter un certain nombre d’hypothèses de travail qui prennent comme champ d’observation la salle de sport comme « marqueur de sociabilités » et « territoire transitionnel » d’interactions sociales5.
4Deux critères empiriques président au choix de cet espace. Le premier est que la salle de sport, par ses logiques, les types d’activité physique auxquels s’adonnent les acteurs et les distinctions symboliques qu’elle détermine, procède d’un univers culturel hérité, subi et revendiqué en même temps. De ce fait, elle constitue dans l’histoire culturelle et sociale des villes du Maghreb un vecteur de sociabilité nouveau, caractérisé par une dominante juvénile, par une rhétorique du corps et une pragmatique d’imaginaires individuels et collectifs qui conjuguent différemment les catégories du moderne et du traditionnel.
5Le second critère est celui des ségrégations ou des convergences qu’anticipe, réduit, prolonge ou institue la salle de sport. Cela se traduit au niveau de la répartition spatiale dans l’économie de l’espace urbain, par des regroupements en classes d’âge, des affiliations à des groupes déjà constitués, par des hiérarchisations induites par le type d’activité sportive (c’est le cas tout particulièrement des arts martiaux), ou bien encore par des règles plus contraignantes que confère le statut de compétiteur. Ces distinctions apparaissent d’une manière plus nette à travers les salles exclusivement destinées à l’activité sportive féminine.
La salle de sport dans l’espace urbain
6La salle de sport correspond à la fois à un repère spatial dans le tissu urbain (les salles du centre-ville se distinguent des salles situées dans les quartiers populaires) et à une discrimination liée aux effets sociaux que conditionne l’activité sportive qui y est pratiquée (salles de musculation, aérobic ; ou selon les arts martiaux pratiqués : judo, karaté, etc.). De même que se distinguent les salles ouvertes à l’ensemble des pratiquants de celles qui préparent aux compétitions nationales et internationales6.
7Mais durant les dernières années, le développement de la salle de sport est lié généralement à la pénétration du marché de l’activité sportive. Ce sont, en effet, les premières salles à caractère privé qui se sont développées le plus rapidement. Cette tendance, même si elle fut freinée au cours des années 1970, a pris une ampleur considérable au cours des années 1980 en liaison avec la libéralisation immobilière. Ainsi, un nombre croissant de rez-de-chaussée de villas construites dans la foulée des « coopératives immobilières » ont été exploités ou loués par les propriétaires comme salles d’activités sportives. Tel le phénomène des « mosquées libres », ce type de salle a pendant longtemps échappé au contrôle des instances sportives officielles.
8La wilaya d’Oran compte entre soixante et quatre-vingts salles de sport. 80 % d’entre elles sont gérées par des particuliers. Plus de la moitié ne sont pas déclarées7. Quinze à vingt salles sont ouvertes aux femmes ; la plupart sont situées au centre-ville et dans quelques quartiers résidentiels. Les salles gérées par les communes abritent généralement les clubs et associations qui participent aux différentes compétitions nationales et internationales. Le prix de l’adhésion varie selon l’emplacement de la salle, la notoriété de l’entraîneur et le type d’activité proposée8.
La salle de sport comme espace(s) de distinction(s)
« Il serait facile de montrer que les différentes classes sociales ne s’accordent pas sur les effets attendus de l’exercice corporel, effets sur le corps externe comme la force apparente d’une musculature visible, préférée par les uns, ou l’élégance, l’aisance et la beauté, choisies par les autres, ou effets sur les corps interne, comme la santé, l’équilibre psychique, etc. : autrement dit, les variations des pratiques selon les classes tiennent non seulement aux variations des factures qui rendent possible ou impossible d’en assumer les coûts économiques ou culturels, mais aussi aux variations de la perception et de l’appréciation des profits, immédiats ou différés, que ces pratiques sont censées procurer9. »
9L’esprit d’appartenance à un groupe est particulièrement prégnant chez les pratiquants réguliers. Dans les discussions et les rencontres informelles, la pratique sportive est un des thèmes en concurrence avec ce qui constitue les sujets communs des entretiens avec les collègues, les amis ou les membres de la famille. Cependant, il est à remarquer que ce sont les jeunes hommes d’origine populaire qui accordent à leur pratique une importance sensible dans les échanges avec les autres : commentaires sur le déroulement des séances, lecture des revues spécialisées sont, entre autres, les modalités de prolongement de l’activité en salle. Pour des individus en situation d’échec social (exclus du système scolaire, chômeurs, célibataires en instance de fonder un foyer), ce n’est pas tant l’activité régulière, qui joue comme un dérivatif social, que le sentiment d’exister dans un groupe au travers d’une hiérarchisation, d’espoir de développement et de stratégies d’amélioration fondées non plus sur le capital acquis ou hérité (culturel, économique, symbolique), mais sur le dépassement de soi et l’effort physique.
10De ce point de vue, on constate de nettes différenciations entre l’activité physique individualisée que pratiquent les cadres supérieurs et les professions libérales (enseignants, directeurs d’entreprises, médecins et avocats) et l’engagement plus collectif et, symboliquement, plus intense des employés, ouvriers et chômeurs. À travers ce schéma global, on remarquera cependant que les cloisonnements que supposent les appartenances sociales ne sont pas aussi étanches qu’on peut le supposer a priori. Dans un univers social où les cadres de sociabilité culturels ou mondains sont rares, on rencontre des individus qui vont construire, à travers la pratique sportive en salle, un réseau dense de relations interindividuelles. Cela se traduit, parmi les cadres, par un investissement matériel plus important (cotisations pour l’achat de matériel d’exercice nouveau ou plus performant, uniformisation des tenues d’entraînement, modulation des programmes d’entraînement en fonction d’une demande plus ciblée, organisation de sorties sportives champêtres pendant les week-ends, etc.).
11Le sentiment d’appartenance à un groupe de référence sociologique tacite trouve à travers la pratique sportive un cadre d’investissement qui se traduit par un surcroît d’investissement en temps et en argent. Par contre, on rencontre chez les jeunes d’origine populaire une démarche inverse chez certains sujets. Au caractère collectif et groupal des débuts va succéder une individualisation de plus en plus poussée, généralement liée aux performances physiques et à la recherche d’un statut de compétiteur. Cela se manifeste par davantage d’investissement en temps consacré aux entraînements, en achat (qui se formule souvent comme « sacrifice ») d’équipements et en entretien alimentaire.
12Seule une enquête plus large et plus approfondie permettrait de formaliser ce type d’attitudes en termes de variables sociales et de changements symboliques. En tout état de cause, cela recouvre l’une des hypothèses proposées sur la salle de sport comme espace transitionnel d’intermédiation sociale.
13Parmi les catégories sociales appartenant aux couches moyennes (professions libérales et cadres supérieurs), la fréquentation de la salle de sport constitue avant tout un espace d’affirmation d’une culture du corps et de sa mise en forme, en phase avec l’image dynamique et saine telle qu’on peut la retrouver ailleurs. Chez les femmes, l’attente exprimée est celle d’une plus grande maîtrise du corps et de sa conservation. Ce qui s’énonce aussi indirectement par le besoin de marquer un écart social ou, a contrario, d’effacer les différences d’âge.
14Dans le cas des enfants, outre les considérations d’hygiène et de développement harmonieux de l’individu et de son corps, inscrire un enfant dans une salle de sport – avec les contraintes financières et matérielles que cela suppose – induit deux attitudes, distinctives socialement. Chez les petits employés et les ouvriers, c’est un espace de contrôle social de l’enfant (« c’est mieux que d’être à la rue » ; « cela évite les mauvaises fréquentations ») et de déchargement de l’agressivité. Pour les couches moyennes (commerçants, professions libérales et cadres supérieurs), il s’agit par là d’affirmer un mode de vie où l’on investit autant sinon plus que pour la vie scolaire ou familiale de l’enfant. Pratiquer un sport, s’engager dans une activité artistique et posséder les derniers gadgets à la mode chez les enfants en Occident sont supposés être des signes démarcatifs au plan social.
15Mais il s’agit également, au nom même des activités ségrégatives qui les séparent de leurs condisciples dans les jeux et les bandes qui ont pour espace la rue, de leur inculquer une agressivité maîtrisée et contrôlée, afin de pouvoir se défendre contre les enfants des couches plus populaires, censés acquérir dans la rue la violence : « Je lui fais faire du karaté pour qu’il puisse se défendre à l’école » ; « comme ça il sera un peu plus agressif ». C’est pourquoi d’ailleurs on peut reconnaître dans les arts martiaux une activité sportive intégrative socialement puisqu’elle permet aux uns et aux autres de trouver une réponse à leur attente. Même si, dans les faits, on constate que les salles des quartiers populaires ou fréquentées majoritairement par des enfants issus de couches populaires sont celles où les accidents dus à l’agressivité des pratiquants sont le plus fréquents.
Sport de salle et aporie du féminin
16Au début des années 1980, l’une des traductions les plus visibles dans le champ social du militantisme féministe fut, entre autres, l’impulsion pour encourager l’activité sportive par l’ouverture de salles de gymnastique ou d’aérobic selon une double détermination, l’une tendant à emblématiser un corps jusqu’ici caché, voilé ou fantasmé, et l’autre tendant à investir collectivement des espaces publics afin d’imposer une plus grande participation des femmes à la vie publique. La relative synergie que contribua à exercer l’ouverture des premières salles fut rapidement contrebalancée par l’hégémonie dans l’espace social de l’islamisme politique qui amena à la fermeture de beaucoup de ces lieux.
17Seules quelques salles vont continuer à fonctionner avec une population féminine de cadres supérieurs ou de femmes de la nouvelle bourgeoisie enrichie, les prix assez élevés constituant un obstacle pour les étudiantes et employées qui furent nombreuses à les fréquenter au début des années 1980. Un processus d’individuation apparaît depuis le début des années 1990 avec la vente des vélos d’appartement et d’appareils de mise en forme qui semblent principalement viser la clientèle féminine relativement aisée (coûts variant entre 20 000 et 40 000 DA).
18Si chez les hommes, et les jeunes en particulier, l’activité sportive en salle répond à un manque de structures sportives ou à la difficulté d’y accéder, chez les femmes et les jeunes filles, cela correspond à une pression sociale tendant à les empêcher de se produire sur les stades et dans les cours des établissements scolaires. Dans une communication présentée lors des Assises sur le sport en Algérie à la fin de l’année 1993, Naïma Sayad montre bien cette évolution en comparant le nombre des filles scolarisées et celles qui adhèrent à la Fédération sportive scolaire dans les années 1970 et au début des années 199010 :
1975/1976 | 1990/1991 | |
Scolarisées Adhérentes FSS Pourcentage | 150 553 19 791 13,14 % | 981 917 34 246 3,48 % |
19Cela est confirmé par la progression du nombre d’athlètes féminines de compétition qui, après une embellie en 1985/1988, est en constante diminution11 ;
1978 | 182 |
1985 | 430 |
1988 | 572 |
1990 | 259 |
1991 | 199 |
1992 | 191 |
20Les jeunes femmes qui fréquentent les salles de sport sont en majorité favorables à la non-mixité. Pour certaines, c’est la condition préalable à toute possibilité d’accès à une pratique sportive ; pour d’autres, cela permet une plus grande expression corporelle sans complexes ni contrôle de soi. Une minorité, notamment celles qui pratiquent les arts de combat, préfèrent plutôt un entraînement commun avec les hommes pour mieux évaluer leurs performances et développer leur résistance et leur agressivité. En tout état de cause, à la différence des hommes, les femmes qui fréquentent régulièrement les salles de sport semblent moins assidues pour des raisons de contraintes familiales (garde des enfants, travaux domestiques), d’indisponibilité naturelle ou encore lors de circonstances festives (mariages, etc.). Ce manque d’assiduité est pourtant compensé par une concentration et une discipline d’entraînement plus soutenues selon les responsables des salles et entraîneurs.
21On constate que l’âge des pratiquantes est modulé par le statut familial. Chez les célibataires, c’est la tranche des 30-40 ans qui est la plus importante ; de même chez les femmes mariées prises globalement, mais avec deux temps forts. Une forte hausse lors des deux premières années de mariage. Ces variations morphologiques de la population pratiquante indiquent assez clairement les différentes attentes développées autour de l’activité physique.
22À la différence des hommes, les femmes qui s’inscrivent dans une salle le font plus rarement en groupe. C’est dans la plupart des cas un acte individuel. De ce fait, les relations interindividuelles sont plus intenses et permettent davantage de construire une unité de groupe des pratiquantes, plus solide et moins morcelée. Ce qui va se traduire ensuite par des rencontres et des invitations chez les unes et les autres. Si chez les hommes la compétition physique est un des ressorts des mécanismes de définition et d’affirmation, chez les femmes, on retrouve plutôt la surdétermination de l’appartenance sociale et des différences de revenus. Paradoxalement, si la salle de sport cimente les relations entre femmes, elle ne suspend nullement les effets sensibles des distinctions sociales (visibles en particulier dans les tenues d’entraînement, par l’étalage des signes d’aisance). Par ailleurs, quoique le but avoué soit de parvenir à se conformer au canon corporel tel que le véhiculent les médias, au sein de la salle, dans les relations interpersonnelles, la correspondance plus ou moins proche de ce modèle joue moins dans le leadership de groupe que chez les hommes. On comprend dès lors la quasi-absence, chez les femmes, de pratiquantes désireuses de poursuivre leur mise en condition physique en vue d’objectifs liés à la compétition.
De la moralisation du corps à la fortification de l’âme
23L’une des particularités de ces vingt dernières années a été l’investissement particulièrement systématique des salles de sport par les sympathisants et militants de ce que l’on a appelé « la mouvance islamique ». Lieux de développement de cette culture du corps propre au discours islamique, lieux de ciment des groupes ou de perfectionnement dans les arts de combat pour former les membres du service d’ordre pour les manifestations publiques des groupes politiques, les salles de sport ont servi de micro-groupements humains pour le prosélytisme, et d’espaces d’invention de nouvelles manières de paraître qui soient conformes avec les préceptes de l’islam. Le vêtement du militant islamique emprunte souvent des éléments à l’activité sportive (jogging, chaussures de sport…).
24Mais à la différence de sports plus populaires comme le football, les salles de sport vont être le lieu d’une synergie entre la culture religieuse musulmane et les principes philosophico-éthiques des sports d’origine asiatique. C’est cette combinaison entre deux éthiques qui, à mon sens, détermine une grande part de l’idéologie sportive qui va essaimer chez les pratiquants durant ces deux dernières décennies. Les sociabilités ne sont plus uniquement conformes à toute activité de groupe sportif, mais vont prendre une dimension qui dépasse le cadre de la salle de sport et de l’activité de régénération et de culture du corps.
25En attendant d’approfondir dans le cadre d’un travail plus spécifique centré sur cet axe ces observations, on peut faire état, provisoirement, de deux constatations assez caractéristiques de la gestion du symbolique dans un espace de sociabilité comme celui qu’offre la salle de sport :
261) Il est rare d’entendre chez les pratiquants une mise en cause des préceptes liés au fondement ontologique des arts martiaux au nom de l’orthodoxie religieuse en islam. Quand ils se trouvent interpellés à ce sujet, ils retraduisent dans les termes de l’éthique musulmane des principes au cœur de la conception taoïste ou bouddhiste que profilent des activités physiques. Cela recouvre exactement la conception de ces pratiques en « technologie de mobilisation du comportement individuel » selon la formule de Foucault.
272) Enfin, on remarquera (du moins par rapport aux entretiens que nous avons pu avoir et qui n’ont de valeur qu’heuristique) que si chez les hommes le taux de pratiquants de la prière augmente avec la régularité des entraînements, chez les femmes ce n’est pas une variable caractéristique. Rares sont celles qui font la prière, alors qu’en revanche plus du tiers porte le hijab ou la djellaba.
Des sociabilités croisées
28La sociabilité de la salle de sport prolonge – et rompt à la fois avec – la sociabilité du hammam pour les hommes et surtout pour les femmes. Elle la prolonge dans la mesure où elle permet l’interaction générationnelle (les jeunes et les moins jeunes), de statut familial (grosso modo célibataires/mariés) et d’appartenances sociales. Par ailleurs, elle privilégie l’intermédiation sensorielle dans laquelle le regard et le contact du corps sont essentiels. Ce sont également des espaces qui ont pour objet « l’esthétisation » du corps ; l’entretien naturel du corps (se laver, se mettre en forme) va jusqu’à la sophistication (se parer, perdre du poids, se muscler). Si, naturellement ou artificiellement, le résultat de la séance est censé être acquis (dans le cas de la salle de sport), le corps projeté reste dans la plupart des cas un corps en devenir.
29On passe dès lors d’une philosophie pratique du corps purifié à une construction abstraite du corps désiré. Cela implique nécessairement un autre rapport social au corps et au regard que l’on trouve exprimé très bien par l’un des poncifs de la poésie populaire au Maghreb – kharja men el hammam (« elle sort du bain ») – où le poète chante le mystère de ce corps voilé sortant du bain ; et celui tout aussi stéréotypé du top-modèle des affiches et des spots publicitaires qui exposent un corps mince et musclé. Le corps féminin du hammam est un corps jaugé par les femmes pour être fantasmé par les hommes. Le corps de la salle de sport est un corps destiné à l’appréciation du regard public. Le corps au hammam est purifié, dans la salle de sport il est remodelé. Dans le premier cas la transformation est d’ordre sacral, dans le second elle relève du profane.
Entre ordre et hiérarchie : Le cheikh et le maître
30La salle de sport mime un ordre social extrêmement policé, où les hiérarchies sont soigneusement établies et respectées, où la discipline est intériorisée comme un mode de contrôle de soi et d’accession à la maîtrise de la pratique sportive elle-même. Les positionnements et les statuts sociaux tombent, la transpiration unit et uniformise. Les contraintes de l’entraînement sont du même ordre que les contraintes de la prière : elles scandent le temps social, se structurent en séquences où l’avant, le pendant et l’après sont marqués, imposent des accessoires particuliers, un vestème spécifique et une combinatoire d’exercices physiques et d’activités intellectuelles (plus particulièrement pour les arts martiaux).
31Chez les jeunes pratiquants, la hiérarchie et la discipline qu’imposent certaines activités physiques et sportives en salle mettent en œuvre des modes de relation où se retrouvent à la fois les termes de la relation maître à élève dans le rapport d’apprentissage, celle de maître à disciple, de néophyte à happy few, etc. Ce qui revient dans les entretiens, c’est la polysémie qu’attachent autant les apprenants que les formateurs au terme récurrent de « cheikh ». Ce qui est assez intéressant, c’est de voir comment évolue, dans une relation de ce type, la dénomination de « cheikh », substantif dénotatif réintroduit dans l’interaction des données connotées que les sujets attestent selon différentes procédures ; d’où le large spectre du champ sémantique : sagesse, maîtrise, équilibre, supériorité, lucidité, raison, détermination, expérience, moralité. Outre sa fonction d’identification, le terme de « cheikh » inscrit une dimension symbolique de légitimation, de reconnaissance sociale des compétences intrinsèques à la pratique sportive proprement dite et, plus fondamentalement, d’éthique qui confère à son destinataire une dimension de modèle.
De l’image conforme à l’image construite
32Les sports, ou plutôt les modes de pratiques sportives, traditionnelles ou modernes, circulent du Nord au Sud, que ce soit le football, le cyclisme ou plus récemment le judo, le karaté, la boxe thaï, le jogging, le fitness, l’aérobic, etc. Cette circulation se manifeste à travers des représentations que transmettent les revues, les films d’action (karaté, kung-fu), les stars (Stallone, Schwartzenegger, Van Dam, Bruce Lee) ou les publicités. Avec néanmoins une particularité au Maghreb, qui, au-delà des sports vedettes, voit chez les pratiquants une propension à investir les sous-genres hyperspécialisés, où beaucoup d’entre les pionniers vont décrocher les plus hautes distinctions (cas du body building).
33Il est indéniable que les médias (presse, télévision, publicité) produits ou reçus au Maghreb transmettent de plus en plus un idéal type du corps (masculin et, surtout, féminin) qui entre en conflit avec le corps-étant et le corps socialement admis. Dans l’entrelacs de ces données, la pratique sportive en salle constitue un espace-relais où, par rapport à cet idéal type, le procès symbolique consiste à s’affranchir des valeurs du corps socialement admises pour parvenir à une prise de conscience de ce corps-étant, c’est-à-dire le reflet de soi. En quelque sorte, il s’agit de passer d’une acception donnée du corps (celle qui prend en ligne de compte les normes telles qu’elles existent dans l’espace et le temps au Maghreb) à celle produite dans les sociétés occidentales et que reformulent les médias. Le moyen terme étant, en fait, une réappropriation individuelle de l’identité de son corps, en d’autres termes un retour sur soi. À ce schéma, somme toute extrêmement logique et ordonné, il faut néanmoins opposer la réalité des pratiques des acteurs sociaux qui tentent souvent de se conformer à chacun de ces ordres de valeur.
34Après la quasi-hégémonie au cours des années 1980 des sports de combat12, on assiste depuis le début des années 1990 à une vulgarisation du culturisme et de ses différentes variétés dans l’Ouest algérien, cela est dû au fait que des athlètes de la région sont parvenus à arracher des distinctions au niveau international, à l’instar de feu Momo Benaziza. De ce fait, il n’est pas étonnant de remarquer que la salle de sport, par son décor et les accessoires qui s’y trouvent, est totalement dépendante des modèles à la mode que dispensent les médias spécialisés (champions, techniques, marques de matériel, grandes compétitions…).
35Depuis quelques années s’affichent aux étals des « trabendistes », au milieu de toutes les marchandises importées d’Espagne, de France ou d’ailleurs, des revues liées à la pratique sportive en salle, culturisme et karaté pour leur majorité (F.B.I., Fitness and Body Building International, Muscle et Fitness…). Pour la plupart, il s’agit de numéros datant au plus tôt de six mois, sinon de plusieurs années. Les lecteurs recherchent en premier lieu de nouveaux exercices pour les entraînements et y consomment les success story de leurs champions favoris. Rares sont ceux qui consultent les guides diététiques ou se laissent aller aux incitations d’achat des gadgets liés à leur activité physique.
36Le fait que les numéros vendus soient en décalage avec la périodicité de la revue ne gêne nullement les acheteurs interrogés. On découvre ainsi qu’il y a une intemporalité du média quand il s’agit de l’activité sportive générique (culturisme, body building, karaté) ; l’actualisation est donnée par la presse quotidienne et la télévision quand il s’agit de compétitions. Loin de constituer un approfondissement intellectuel de leur activité, ces magazines ont pour fonction principale de renvoyer une image, d’offrir une anticipation toujours perfectionnée grâce à la qualité et à l’abondance de l’iconographie du corps désiré ou du geste correct. Chez les lecteurs, il ne s’agit pas d’une approximation langagière lorsqu’ils disent, dans la plupart des cas, non pas qu’ils lisent ces revues, mais qu’il les regardent (yatfarjou) ; ce qui correspond non pas tant au fait de voir que d’être en situation de spectateur.
37La dominante instrumentale de la modernité dans le processus d’acculturation trouve, dans la pratique sportive faiblement institutionnalisée, un terrain de réalisation où elle se focalise en fait sous deux conduites, celle du « paraître » et celle du « devoir être » ; ou, pour le signifier autrement, à travers sa dimension esthétique et pragmatique. Faire du sport dans le contexte que nous avons tenté de décrire, c’est à la fois entreprendre un modèlement esthétique et se doter d’un pouvoir-faire.
38Faire du karaté dans une salle, par exemple, permet de faire exister de visu, au-delà du geste prescrit, de la figure imposée, une variation d’attitudes, voire de donner corps à des éthiques différentes. Au souci de perfection commun à tous les pratiquants répondent des attentes plurielles, celles d’une transfiguration du corps : du corps délétère au corps-santé, du corps imposé au Corps désiré, du corps nécessité au corps ressources, du corps désordonné au corps discipliné. En fait, il y a autant d’états du corps que de degrés de familiarisation ou d’intensité de la pratique.
39Ce qui fait de la salle de sport un cadre de sociabilité moderne, c’est surtout la manière dont sont incorporés le « je » et le « nous » et dont est donnée la mesure de l’émergence de l’individu à travers l’image du groupe. C’est cette transition permanente qui, à mon sens, peut expliquer l’engouement que suscite ce type d’activité au Maghreb et dans les sociétés à fort substrat holiste. L’effort individuel est constamment modulé par le travail collectif, comme le groupe qui structure l’unité spatiale de la salle se détermine toujours par un référent qui est celui de l’individu-modèle dont l’entraîneur est souvent la délégation permanente. Ce modèle correspond aussi bien au champion local ou international de l’activité concernée qu’à son alterego médiatique (Bruce Lee ou Arnold Schwartzenegger, pour citer des noms connus du grand public). Figure énigmatique et profondément ambiguë qui superpose héros hollywoodien et cheikh du terroir.
40Ce que l’approche d’un espace de sociabilité comme la salle de sport permet de découvrir, c’est fondamentalement l’intermédiation des cadres de sociabilité sous le mode de l’amplification, de la différenciation ou de la recomposition. Le statut para-institutionnel de la majeure partie de ces salles de sport, aujourd’hui en Algérie, les inscrit de fait dans le réseau plus large des sociabilités urbaines de nécessité, voire d’acculturation dont le marché informel (trabendo), la consommation/production musicale, l’occupation de l’espace urbain, la gestion de la sexualité constituent les interconnexions les plus visibles et les plus emblématiques.
Notes de bas de page
1 Ennazih Walid, L’Algérie orpheline, Alger, Éditions Hiwar Com., 1993, p. 49.
2 « L’association musicale et le club sportif, rattachés ou non au nadi (XX), sont des formes médiatrices, des intermédiaires culturels où se rencontrent et se renouvellent la culture du haut et celle du bas. Les sociétés de musique et celles de gymnastique, les premières d’origine musulmane et juive, les secondes d’origine européenne, véhiculent certes les valeurs de l’élite (art andalou, culture gréco-latine du corps), mais la musique chaabi (populaire) d’une part, l’accès croissant des musulmans aux sports populaires (football, boxe, cyclisme) et la création de clubs sportifs musulmans d’autre part, établissent des formes et des lieux d’échange entre ce qui vient du nadi et ce qui vient du café. Les deux associations occupent massivement la centralité spatiale et fonctionnelle de la culture algérienne des années 30. » Carlier Omar, « Espace politique et socialité juvénile. La parole étoiliste en ses quartiers. Contribution à une étude de l’incorporation du “nous” », in Lettrés, intellectuels et militants en Algérie, 1880-1950, Oran, Alger, URASC, OPU, 1988, p. 135.
3 Il s’agit de l’Avant-Garde Vie Grand Air (AGVA) fondée en 1895 par Cheikh Omar Ben Mohamed Ali Raïs à Alger. À Oran, on trouve la société sportive L’Oranaise, créée en 1882 par les Européens d’origine espagnole et La Concorde, créée par les Juifs. À Tlemcen, au début du siècle s’est constitué L’Avenir, association gymnique musulmane opposée à La Fraternelle dont les sociétaires sont en majorité juifs.
4 Sur la relation entre sport et mouvement national en Algérie, on pourra se reporter au travail de Belabed Mériem, Sport et prise de conscience nationale : le rôle de l’associationnisme gymnique et sportif dans la société algérienne du début du XXe siècle jusqu ’à la Deuxième Guerre mondiale, Alger, INFS/STS. Pour la Tunisie, voir l’article de Habib Belaid dans cet ouvrage.
5 L’essentiel de notre enquête est basée sur des entretiens approfondis avec une vingtaine de pratiquants et pratiquantes, des responsables de salle, des entraîneurs et des cadres de la jeunesse et des sports de la wilaya d’Oran. Elle s’est déroulée en juin/août 1995. Elle a été précédée d’une pré-enquête en février 1994.
6 Lors des Assises nationales sur le sport en Algérie en décembre 1993, l’un des constats de cette rencontre fut le sous-équipement en infrastructures sportives au niveau national : un stade omnisports pour 620 000 habitants, un stade de football pour 26 000, une salle omnisports pour 370 000, une piscine couverte pour 1,8 million d’habitants. Officiellement, on comptait à cette date soixante-douze salles omnisports (gérées par les pouvoirs publics et les collectivités locales).
7 L’agrément de la direction de la Jeunesse et des Sports est délivré au vu du diplôme de l’entraîneur dans la spécialité, d’un plan d’architecture de la salle qui donne lieu à un certificat de conformité délivré par la DJS.
8 200 à 600 DA (dinars algériens) : musculation, body building ; 350 à 500 DA : aérobic, gymnastique (femmes) : 100 à 300 DA : karaté, judo.
9 Bourdieu Pierre, Comment peut-on être sportif ? Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, pp. 189-190.
10 Sayad Naïma, Le Sport et la femme, actes des Assises nationales du Sport, Alger, MJS, 1993, p. 3.
11 Idem, p. 4.
12 En dehors de la Fédération de judo créée en 1964, toutes les autres organisations de sports de combat sont nées au cours des années 1980 : karaté (1984), MVDÀ (1986), yoseikan-budo (1988), kung-fu-wu-chu (1990).
Auteur
Université d’Oran Es-Sénia, Observatoire des villes et établissements urbains (OVEH)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’environnement dans les journaux télévisés
Médiateurs et visions du monde
Suzanne de Cheveigné
2000
Naturaliser la phénoménologie
Essais sur la phénoménologie contemporaine et les sciences cognitives
Jean Petitot, Jean-Michel Roy, Bernard Pachoud et al. (dir.)
2002