Chapitre 5. Les femmes ‘Îsâwiyya-s en France
p. 117-137
Texte intégral
1Parallèlement aux activités rituelles de la firqa masculine de Aïn el-Hout, j’ai observé de façon intermittente celles des firqa-s féminines de cette localité et de Hennaya, ancien village colonial devenu une petite ville de la périphérie de Tlemcen1. C’est le village d’origine des femmes ‘Îsâwiyya-s d’Aix-Marseille, village à forte tradition d’émigration vers la France. La muqaddima elle-même est une ancienne émigrée et une partie de sa famille se trouve toujours en France.
2Ces deux groupes de femmes se réunissent le vendredi après-midi, dans la zâwiya ‘Îsâwiyya de Aïn el-Hout pour le premier et dans la maison de la muqaddima de Hennaya pour le second. Appelées djama’-s, à l’instar des assemblées féminines de Sîdî Msahhil (voir chapitre 3), ces réunions comprennent une séance de hadra avec dhikr et danses extatiques et de longues séquences de discussion. Les débats ne concernent l’organisation de la confrérie qu’en cas d’événements majeurs, par exemple décès d’un muqaddim ou d’un membre important, conflits de succession… En revanche, toutes les manifestations rituelles sont annoncées. Il est aussi beaucoup question de la vie personnelle des adeptes, membres ou non de la firqa, de la vie du village, de la région, du pays. Comme dans la djama’ de Sîdî Msahhil, les problèmes politiques ne sont abordés que lorsqu’ils affectent directement la vie quotidienne ou la vie de la confrérie, telle que la fermeture ou la réouverture de la frontière algéro-marocaine qui empêche ou autorise le pèlerinage à Meknès. Les plaisanteries, la dérision des hommes et des détenteurs de pouvoir, le rire, ne sont jamais absents, les conflits interpersonnels non plus. En période de ramaḍân, la pratique de la transe étant interdite, les femmes se réunissent pour prier mais aussi pour rouler le vermicelle (ftîta) qui servira à la préparation de la soupe pour la rupture du jeûne.
3Les firqa-s féminines célèbrent les fêtes religieuses, en particulier le Mawlid qui donne lieu à plusieurs cérémonies. Les activités des femmes ‘îsâwiyya-s sont considérées comme moins légitimes que celles des hommes, aussi bien par les femmes que par les hommes. Si les femmes peuvent assister aux ḥaḍra-s des hommes, l’inverse n’est pas vrai. Les femmes investies de baraka ne sont pas perçues comme telles à l’extérieur par les affiliés de la confrérie : on ne sollicite pas leur baraka en public comme on le fait avec les hommes. La baraka recueillie au cours d’une ḥaḍra masculine peut être directement dispensée aux femmes, tandis que celle d’une ḥaḍra féminine, moins importante du fait de l’absence de rites extraordinaires (la réussite de ceux-ci étant le signe de l’efficacité de la baraka du fondateur de la confrérie), ne peut être qu’indirectement transmise aux hommes par l’intermédiaire des femmes.
4Or, ce sont les femmes qui assurent la continuité de la confrérie dans certains contextes, en l’occurrence dans celui de l’immigration en France. Même lorsqu’elles se déroulent dans le cadre formel d’une confrérie, les activités religieuses féminines conservent un caractère privé. Les firqa-s féminines jouissent ainsi d’une autonomie beaucoup plus grande que les firqa-s masculines par rapport aux enjeux de pouvoir religieux. Toutefois, elles ne sont pas à l’abri de conflits internes, qui sont liés en grand partie à des problèmes interpersonnels. Une firqa féminine fonctionne d’abord comme un réseau de sociabilité. Et c’est dans cette perspective que seront décrites et analysées les activités de la firqa féminine de France, auprès de laquelle j’ai commencé mes enquêtes sur la confrérie.
QUAND LA CONFRÉRIE ÉMIGRE
5En 1980, des femmes algériennes affiliées à la confrérie se constituent en firqa dans un quartier d’Aix-en-Provence, la cité B., ensemble de logements HLM situé sur les hauteurs de la ville. La cité est peuplée à 50 % par des étrangers : familles maghrébines à majorité algérienne, familles espagnoles et italiennes, réfugiés chiliens. Les familles algériennes, dont l’installation remonte à la période de l’entre-deux-guerres, proviennent des villages périphériques de Tlemcen. Les liens de parenté sont nombreux au sein de cette communauté. L’arrivée des familles marocaines et tunisiennes, plus tardive, s’effectue de manière indépendante. Les relations entre les trois groupes de familles maghrébines, établies sur les lieux de résidence mais aussi à travers les mariages des enfants, sont très étroites. Cependant, leurs échanges avec les autres groupes communautaires se limitent au cadre institutionnel (école, centre social).
6Un centre socioculturel offre différentes activités pour toutes les catégories d’âges. La participation de la population maghrébine à ces activités est très variable selon ces catégories. Celle des enfants et des adolescents est de loin la plus importante. Des cours d’alphabétisation, mis en place au départ pour les femmes maghrébines, sont peu à peu désertés et ne sont plus suivis que par les femmes chiliennes. Quelques jeunes mères de famille maghrébines suivent les cours de couture et participent aux repas-rencontres organisés par le centre. Elles se rendent également aux consultations de conseil conjugal pour lesquelles elles manifestent le plus vif intérêt. C’est dans le cadre des activités de ce centre que les femmes ‘Îsâwiyya-s mettent en place leurs djama’-s.
7La firqa occupe une position particulière dans l’architecture de la confrérie. De formation récente par rapport aux firqa-s de Tlemcen, exclusivement féminine2, elle n’en représente pas moins la confrérie en France. Avant sa constitution, des femmes affiliées à la confrérie se réunissaient de manière informelle pour pratiquer les rituels, notamment lors des fêtes ; de même elles se rendaient à titre individuel au pèlerinage de la zâwiya de Oulhaça. C’est sous l’impulsion de l’une de ces femmes, particulièrement assidue aux manifestations officielles de la confrérie en Algérie, qu’elle verra le jour en tant que « firqa de France ». Et c’est tout naturellement que le shaykh désignera cette femme comme « muqaddima », d’autant qu’elle est musicienne et qu’elle connaît le répertoire de la confrérie. Son rôle consiste à gérer le groupe ainsi qu’à organiser et diriger les cérémonies. Elle est assistée par d’autres affiliées, qui occupent pour les unes les fonctions de musiciennes et de chanteuses (appelées faqîra-s), pour les autres les fonctions de servantes (kheddâma-s). Ces rôles sont interchangeables et souvent cumulés, autorisant ainsi une grande souplesse dans l’organisation du groupe et permettant d’assurer le fonctionnement de la firqa en l’absence de l’un de ses membres. Musiciennes et chanteuses sont recrutées de préférence parmi les personnes âgées connaissant les chants liturgiques. Les kheddâma-s accueillent les participantes, guident les nouvelles venues, préparent et distribuent nourriture et boissons. Une assistante accompagne la muqaddima dans tous ses déplacements, de même qu’elle assure les tâches subalternes telles que nettoyage des locaux, vaisselle, transport des instruments de musique.
8Composé majoritairement de femmes algériennes affiliées à la confrérie et résidant dans différents quartiers d’Aix-en-Provence et de Marseille, le groupe accueille toute femme musulmane sans distinction de nationalité ni d’âge. Les réunions se déroulent dans une salle du centre social, le lundi après-midi, jour de fermeture du centre. L’utilisation de cette salle est obtenue grâce à l’intervention d’un des petits-fils de la muqaddima auprès de la direction. En effet, les activités religieuses sont habituellement interdites dans ce type de structure. L’autorisation sera accordée parce qu’il s’agit d’un public féminin, considéré comme inoffensif sur le plan politique. D’ailleurs, c’est dans ce même local que sont célébrées les fêtes familiales (circoncisions, fiançailles, mariages).
9Parmi les activités de la firqa, on distingue les séances ordinaires, hebdomadaires de hadra, qui se déroulent en présence d’une douzaine de femmes et les réunions extraordinaires pour célébrer des événements précis : fêtes islamiques, hadra en l’honneur du shaykh lors des visites de ce dernier, wa’da ou repas offert en remerciement d’un vœu exaucé, les veillées du ramaḍân au cours desquelles le groupe se retrouve après le repas de rupture du jeûne (fṭûr) pour réciter des prières, pèlerinage annuel de la confrérie en Algérie pour celles qui le peuvent. Outre les séances de djama’, les membres de la firqa animent, sous la direction de la muqaddima, des fêtes familiales. Dans ces cas, le répertoire de musique et de chants ne se limite pas au répertoire religieux, de même que les danses ne sont pas uniquement des danses extatiques ; le groupe alterne dhikr et chants profanes.
De la zâwiya au centre social
10La djama’ organisée par des femmes immigrées dans le cadre associatif français est-elle différente de celles observées dans leur région d’origine en Algérie ?
11Cette assemblée se tient dans un lieu profane, le lundi au lieu du vendredi. Mais il s’agit d’un espace et d’un temps sacralisés. En effet, la salle du centre social est dénommée « zâwiya », et si le choix du lundi est imposé par le calendrier du centre social, ce jour est également jour sacré en islam (voir chapitre 3). Quant au déroulement et au contenu des séances, les séquences sont identiques à celles des djama ‘-s de la région de Tlemcen.
12Les participantes arrivent à partir de 14 heures, après avoir pour la plupart conduit les enfants à l’école. L’assistante prépare la salle en disposant matelas et tapis sur le sol. Les kheddâma-s s’affairent dans la cuisine pour préparer café et thé à la menthe qu’elles serviront avec des gâteaux et du pain en fin de séance. La muqaddima s’installe sur des coussins à l’emplacement réservé aux hâdjdja-s. Les visiteuses sont accueillies par les kheddâma-s, en particulier lorsqu’elles viennent pour la première fois. Elles se déchaussent et revêtent une blûsa3 ou une djallâba, puis s’assoient, après avoir donné l’accolade, d’abord à la muqaddima et aux ḥâdjdja-s, puis aux autres personnes présentes. Bientôt, des petits groupes de discussion se forment pour échanger des informations, commenter des faits survenus dans le quartier ou dans d’autres cités, donner des nouvelles du pays… Des femmes s’approchent de la muqaddima et lui font part des invitations à des fêtes, que celle-ci transmettra en fin de séance.
13La muqaddima déclare la séance ouverte et invite les musiciennes et les chanteuses à regagner leur place. L’assistante apporte les instruments de musique : un tambourin dont elle joue elle-même et un tambour à deux têtes utilisé par la muqaddima. Les femmes observent le silence et se couvrent la tête et les pieds pour écouter la Fâtiha. Deux séries de rituels seront entrecoupées de pauses, plus ou moins longues selon les circonstances. La première partie, intitulée dhikr, commence par la récitation scandée de la Shahâda, répétée un grand nombre de fois. Elle est suivie de litanies psalmodiées, accompagnées de mélodies glorifiant Dieu, le Prophète, le fondateur de la confrérie ou d’autres saints. Ces litanies ne diffèrent pas beaucoup, ni dans leur contenu ni dans leur forme, de celles entendues à Sîdî Msahhil ; les invocations non plus. Simplement, la muqaddima les adapte aux demandes des participantes : guérison des malades, travail pour les chômeurs, protection des filles, succès aux examens… La récitation de la Shahâda dans le recueillement et avec les mêmes gestes qu’à Sîdî Msahhil marque la fin de cette partie. Des paroles sont échangées, les visages s’animent peu à peu et les conversations reprennent.
14Quelques instants plus tard, la muqaddima impose le silence et entame la seconde partie appelée « ’imâra », que É. Dermenghem (1954) traduit par « plénitude, ivresse mystique, danses extatiques ». Il s’agit de la hadra dominée par les danses de transe rituelle. La muqaddima reprend la direction de l’orchestre et joue des airs plus rythmés. Les kheddâma-s se lèvent et se balancent d’avant en arrière en se tenant par la main et invitent l’assemblée à la danse du zuhd. Si cette danse est identique à celles observées dans les djama’-s de la région de Tlemcen, la musique et les chants qui la préparent ou l’accompagnent sont spécifiques au répertoire ‘Îsâwî. Cependant, la muqaddima se contente le plus souvent de répéter une formule d’introduction aux chants et à la musique instrumentale du répertoire : « Notre Maître est Dieu, Dieu est notre Maître ; Notre Maître est Dieu, l’Unique est mon Seigneur. »
15Les femmes qui se livrent aux danses de transe rituelle au cours des djama’-s vivent souvent des situations familiales difficiles, passagères ou permanentes. Lorsqu’ elles ne sont pas en mesure d’extérioriser leur état par la danse, elles le manifestent par des pleurs ou par la prostration. Dans ces cas, le rôle de la muqaddima est de les aider à verbaliser leurs problèmes avec le soutien de l’assemblée.
16Après la séance de danse, la muqaddima accorde une pause, avant d’annoncer les informations de tout ordre : réunions extraordinaires, visites, mariages… Les kheddâma-s apportent boissons et gâteaux tandis que l’assistante fait la quête avec le bendîr. Les dons recueillis, appelés ziyâra-s, sont thésaurisés par la muqaddima et remis au shaykh (en principe). Quelquefois, des femmes, de retour d’un voyage au pays, apportent des produits artisanaux qu’elles essaient de vendre pendant la djama’. La réunion se termine aux alentours de 18 heures puis le groupe se disperse et l’assistante remet de l’ordre dans la salle.
La wa’da ou l’action de grâce
17La wa’da (littéralement « vœu ») est un rite qui donne lieu à des cérémonies spécifiques, habituellement réalisées autour de la tombe d’un saint. Il s’agit de l’offrande d’un sacrifice en remerciement d’un vœu exaucé. Des animaux sont égorgés, puis la viande est consommée sur les lieux mêmes du sacrifice ou distribuée aux pauvres. Généralement, le repas est composé de couscous préparé avec de la viande de mouton. Dans le groupe étudié, la wa’da se concrétise par une invitation qui réunit autour d’un repas les membres de la djama ‘ ainsi que les voisines, amies et parentes de l’intéressée. Habituellement organisée un vendredi après-midi, en France, cette cérémonie peut avoir lieu d’autres jours de la semaine, selon les disponibilités de la muqaddima.
18J’ai assisté à une telle manifestation organisée par un membre de la firqa, pour rendre grâce à un saint du succès d’une intervention chirurgicale. Ce saint lui était apparu en rêve pour approuver sa démarche thérapeutique. Il réapparaît après l’intervention pour lui en confirmer le succès et lui rappeler qu’elle lui doit une offrande. C’est ainsi qu’elle délègue une voisine auprès du groupe de prière pour l’inviter à animer une djama’. La cérémonie dirigée par la muqaddima se déroule au centre social du quartier de résidence de l’intéressée. On note la présence des habituées de la djama’, d’affiliées n’assistant qu’aux cérémonies extraordinaires de la firqa, des voisines de l’hôtesse (toutes ses voisines algériennes, deux jeunes marocaines et une jeune tunisienne). Les femmes sont assises par groupes de parenté (mère-fille, belle-mère-bru, sœurs, belles-sœurs…) ou d’affinités (amies, voisines). L’hôtesse circule entre la salle de réunion et la cuisine, où elle termine la préparation du couscous avec l’aide de deux voisines.
19L’odeur d’encens qui envahit la pièce annonce l’ouverture de la cérémonie. L’assemblée adopte une attitude de recueillement dès que la muqaddima entame la séquence de prières. Le rythme de la musique qui accompagne les litanies et les chants s’accélère progressivement. Mais des cris de douleur poussés dans l’assistance interrompent brusquement la séquence. « C’est la voisine de l’hôtesse, elle est agitée par les esprits », m’explique en français une kheddâma. L’intéressée se lève et s’avance vers le chœur en se balançant. Les kheddâma-s et l’hôtesse la suivent et se balancent derrière elle. La muqaddima propose alors plusieurs airs de musique, en vue de trouver celui correspondant à son état. Cette adéquation se manifeste par une plus grande précision des mouvements de l’intéressée, qui aboutissent à l’exécution de la danse de transe rituelle. Une kheddâma la tient par la taille et l’accompagne jusque dans sa chute finale. Des youyous s’élèvent de tous les coins de la pièce, suivis de formules de bénédiction et de félicitations dès le réveil. L’hôtesse remet un billet d’argent à la muqaddima, pour remercier le saint de s’être manifesté à travers cette femme. Quelques autres danses de transe extatique se produisent, mais avec moins d’intensité dramatique. Intriguée, la jeune tunisienne interroge ses amies marocaines sur les scènes qui viennent de se dérouler. « Ce sont des danses religieuses qu’on pratique pour chasser les esprits », lui répondent les marocaines, qui apparemment connaissent cette tradition. Une kheddâma profite de l’occasion pour entreprendre l’initiation de la jeune femme.
20Dans l’assemblée, on échange impressions et sentiments. Pendant ce temps, l’hôtesse, aidée de ses voisines et des kheddâma-s, dispose les tables basses pour servir le repas. Elle veille à ce que les convives soient bien installées, de même qu’elle veillera à ce que la nourriture soit équitablement répartie. Comme toujours, le repas est consommé très rapidement, suivi de gâteaux et de café. « Que ton offrande soit acceptée par le saint ! », s’écrie l’assemblée en chœur. Ce souhait clôt la cérémonie religieuse et la fête se poursuivra jusqu’à 18 heures, dans une atmosphère de gaieté et de détente. Le ton des conversations passe facilement du sérieux à la plaisanterie. Mélange de fascination et de scepticisme à l’écoute des récits de pèlerinages à la zâwiya de Oulhaça (scènes spectaculaires avec les mangeurs de serpent, les manipulateurs de sabres…), rires à propos des relations équivoques avec des shaykh-s (« il voulait me voir seule », « il m’a demandé de me déshabiller… »). La suite se déroule comme une fête de mariage. Les musiciennes interprètent des airs profanes et des chants d’amour, pour inviter les plus jeunes à danser. N’étant pas mariée, je serai moi-même poussée à danser avec celles-ci. Chaque danseuse se lève avec une pièce de monnaie, suscitant les dons des spectatrices, qu’elle remettra ensuite à l’orchestre. La muqaddima les remercie par la formule : « Que Dieu t’ouvre [la voie du mariage], qu’il t’envoie un mari. » On félicite les mères et belles-mères des jeunes danseuses « compétentes » et on réprimande avec humour celles dont les filles ou les brus dansent mal. On reproche à une mère de ne pas emmener sa fille dans les fêtes, endroit idéal pour l’apprentissage de la danse. Des femmes s’étonnent discrètement du célibat de telle jeune fille âgée de vingt ans.
21Avant de terminer la séance, la muqaddima propose d’organiser la Sha’bâna, dernier repas avant le début du ramaḑân. D’autres invitations sont lancées, avec la recommandation de les diffuser.
Le chef de la confrérie en visite
22C’est dans le cadre des tournées qu’il effectue auprès des affiliés de la confrérie que le shaykh rend visite à la firqa féminine de France. Appelé ziyâra, cet événement attire un public féminin nombreux ainsi que quelques hommes. Les femmes sont réunies comme à l’accoutumée au centre social. Le shaykh est dans une pièce attenante et reçoit l’une après l’autre les visiteuses, venues soit pour le saluer et recevoir sa bénédiction, soit pour lui soumettre un problème personnel ou familial, soit pour demander une guérison. Le shaykh s’informe sur leurs familles, qu’il semble bien connaître. Il récite des formules liturgiques et prépare des amulettes si nécessaire. Les visiteuses ressortent après lui avoir baisé le turban en signe de dévotion et laissé sur des coussins leurs dons en numéraire. Avant de me présenter à lui, une kheddâma me fait remarquer qu’il ne faut surtout pas omettre de lui faire une offrande : « C’est pour l’aider le pauvre, il s’est déplacé depuis l’Algérie pour nous voir. » Des hommes pénètrent exceptionnellement dans cet espace féminin pour rendre hommage au shaykh.
23La séance de ḥaḍra se déroule avec beaucoup d’intensité et de rigueur. La muqaddima rappelle à l’ordre celles qui discutent au moment des prières, tandis que les kheddâma-s, très vigilantes, surveillent les comportements des visiteuses. Elles leur recommandent fortement de ne pas y aller la tête nue et indiquent aux jeunes femmes et aux novices les conduites à observer.
24Au cours de l’interruption des prières, le groupe se penche sur le problème d’une jeune fille, très malade, condamnée par les médecins. Sa mère, qui n’est pas affiliée à la confrérie, est venue de Marseille sur l’insistance d’une amie, pour en parler avec le shaykh. Elle paraît toutefois sceptique sur le pouvoir de guérison de ce dernier. L’assemblée l’interroge sur les symptômes présentés par sa fille, lui prodigue explications et conseils, et cherche surtout à la persuader de l’efficacité d’une visite au shaykh. Des femmes vantent les mérites de ce dernier et multiplient les récits sur les guérisons obtenues grâce à son intervention, dans des cas jugés incurables par la médecine occidentale. Il s’ensuit des discussions très animées sur le pèlerinage à la zâwiya, sur les cérémonies qui s’y déroulent et sur le rôle de ces événements dans la vie de chacun. Exhortée par les encouragements et le soutien de l’assemblée, la mère de la malade se résout à effectuer la ziyâra au shaykh.
25À l’issue de la visite, celle-ci semble plus sereine. L’assemblée, convaincue que le processus de guérison est déjà amorcé, lui souhaite un prompt rétablissement.
26Le shaykh se met à l’entrée de la salle pour réciter la Fâtiha. Il formule des invocations en insistant sur le cas de cette femme malade et bénit toute l’assemblée. J’aurai également droit à une invocation en tant que nouvelle venue dans le groupe. La ziyâra terminée, le shaykh pénètre dans la salle et discute à bâtons rompus avec ses affiliées, tout en cherchant à s’informer sur le fonctionnement du groupe.
27Quelques semaines plus tard, une des femmes de la firqa me fera part du succès de l’intervention du shaykh :
« Vous vous souvenez de cette femme qui était venue consulter le marabout au sujet de sa fille malade ? La fille est complètement guérie, elle était presque paralysée et maintenant elle marche normalement. Ses médecins n’y comprennent rien. Sa mère, qui ne voulait pas croire au pouvoir du marabout, n’arrête pas de prier et de le remercier ; elle va même faire le pèlerinage à la zâwiya l’an prochain. Je ne sais pas si vous croyez à ça vous, c’est vrai qu’il y a beaucoup de charlatans, mais moi je crois à ce marabout, il en a guéri tellement » (en français).
28Pour le shaykh, ce groupe contribue à l’expansion de la confrérie hors des frontières de l’Algérie, et de ce fait permet d’étendre sa propre influence. De plus, ces femmes immigrées constituent une source importante de revenus pour la zâwiya, lorsque l’on sait combien sont précieux en Algérie les devises et les biens de consommation provenant de France. C’est une illustration de la manière dont un petit réseau d’affiliés, qui de plus est composé uniquement de femmes, peut contribuer au développement d’une confrérie.
La ronde des échanges
29Si la firqa féminine de France est sous l’autorité du chef de la confrérie, elle n’en jouit pas moins d’une grande autonomie par rapport à la hiérarchie de la confrérie et fonctionne comme tout réseau de sociabilité féminine, constitué sur la base des relations de voisinage, d’amitié ou de parenté. L’affiliation effective à la confrérie n’est pas une condition de participation à la djama’. Dans les faits, celle-ci est fréquentée en majorité par des femmes mariées, originaires de la région de Tlemcen, liées par la parenté ou l’appartenance au même village. C’est ainsi qu’on peut y observer la présence de trois générations de femmes issues d’une même famille. Les plus jeunes s’y rendent avec leur mère ou leur belle-mère, qui en profitent pour les initier, non seulement aux pratiques religieuses, mais plus généralement aux modes de sociabilité en vigueur dans la société féminine. Quelques célibataires assistent aux réunions dans les situations extraordinaires. De ce point de vue, la firqa semble jouer un rôle très important dans la socialisation des jeunes filles.
30La fréquentation des marocaines et des tunisiennes est variable. Quelques marocaines accompagnent des voisines ou amies algériennes, alors que les tunisiennes se montrent plus réticentes à l’égard de ce type de culte, qu’elles considèrent comme une profanation de la religion musulmane. Il faut préciser que les femmes tunisiennes sont relativement jeunes et ne sont insérées ni dans un réseau de parenté, ni dans un réseau de quartier, l’immigration tunisienne étant à l’époque une immigration de couples récemment installés dans la ville. Il s’agit le plus souvent de femmes refusant le mode de vie communautaire et les pratiques qui y sont liées. Leur critique de la djama’ pourrait traduire un rejet des structures familiales et des coutumes ancestrales, symbolisées par le groupe des femmes âgées, organisatrices de l’assemblée.
31Bien que ces séances ne se substituent pas aux devoirs religieux canoniques, les femmes les justifient par leurs difficultés d’accès à la mosquée. Comme en Algérie, elles sont présentées comme une alternative à la prière communautaire du vendredi, obligatoire pour les hommes. Les rituels effectués dans le cadre de la djama’, qui se sont avérés être la reproduction de pratiques rituelles familiales, s’inscrivent dans l’histoire religieuse de l’Algérie, dont le développement se poursuit dans l’immigration. Les connaissances des membres de la firqa en matière religieuse sont très limitées. Elles ont été transmises oralement au sein de leur famille, mais aussi pendant les séances de djama’.
32Le contenu de la djama ‘ ne se limite pas à la pratique religieuse. Plus exactement, la religion telle qu’elle est comprise ici englobe différentes pratiques sociales : thérapies, vie relationnelle, échanges économiques. Tout semble se passer comme si la religion sacralisait, et par là légitimait, les aspects de la vie sociale de ces femmes immigrées en France.
33La fonction thérapeutique de la djama’ à proprement parler est réduite. Tout d’abord, la muqaddima, qui possède un pouvoir curatif de par ses attributions, l’exerce rarement, ses interventions se limitant au traitement des affections de la gorge. Ses filles déclarent l’empêcher de pratiquer ce qu’elles qualifient de « sorcellerie ». Les thérapies relèvent de la compétence du shaykh, qui est sollicité en cas d’échec de la médecine occidentale. Comme la confrérie fournit un système symbolique d’explication et d’interprétation de la maladie, les femmes s’y réfèrent toujours, même si elles utilisent le système médical occidental. Le rôle thérapeutique des séances de ḥaḍra est limité, mais leurs effets cathartiques sont loin d’être négligeables. De nombreux auteurs ont insisté sur l’importance des hadra-s dans la résolution des conflits personnels ou de groupe. Les séances de danses extatiques permettent à des femmes en situation conflictuelle, sinon de résoudre leurs problèmes, en tout cas de les extérioriser. Le vaudou, le zâr, le tarentisme étudiés respectivement par A. Métraux (1977), M. Leiris (1980), E. de Martino (1966), qui donnent lieu à des pratiques rituelles comparables, ont tous été expliqués par le besoin de défoulement des milieux sociaux défavorisés ayant subi des frustrations et des répressions. S’appuyant sur des cas de possession féminine, I. M. Lewis (1977) affirme que ce sont des « mouvements de protestation à peine déguisés, dirigés contre le sexe dominant4 ». Cette interprétation demeure partielle. Les femmes ‘Isâwiyya-s ne pratiquent pas la transe dans le but de lutter contre les hommes. Elles recherchent plutôt le plaisir et le bien-être que procure ce type de conduite rituelle, sous le regard bienveillant de leurs consœurs.
34Pour la majorité des participantes, la djama’ constitue, outre un lieu sacré, un espace et un temps relationnels très intenses. Les réunions qui s’y déroulent favorisent l’insertion dans le réseau féminin du quartier et par extension dans celui de la ville. Par rapport aux relations féminines dans l’espace domestique, qui supposent de très grandes obligations, la djama’ représente un lieu neutre de contact. Elle permet de participer à la vie féminine du quartier et de s’informer sur les autres, dans un contexte où commérages et interrogations sont ritualisés et par là mieux tolérés. Si des conflits surgissent entre les membres de la firqa, liés ou non à l’activité de la djama’, la muqaddima est là, sinon pour les résoudre, en tout cas pour les apaiser. Lieu de contrôle social où sont relatés tous les détails de la vie quotidienne du quartier, la djama ‘exerce son influence à l’extérieur du groupe et affecte même les femmes qui refusent d’y participer. Tout en contestant sa légitimité, celles-ci sont contraintes de régler leurs comportements en fonction du modèle dominant véhiculé au sein de la djama’. C’est là que sont redéfinis et codifiés les nouveaux modes de comportements qui seront transmis aux plus jeunes.
35La djama’ constitue également une structure où sont élaborées des réponses communes aux situations de changement rencontrées au cours de l’expérience migratoire. Les problèmes liés aux conditions juridiques et sociales de l’immigration y sont longuement débattus. Les sujets de discussion se structurent autour de deux thèmes : les rôles conjugaux et les problèmes posés par les jeunes filles. On critique en particulier les rapports entre les sexes en France, caractérisés par « l’inversion des rôles masculins et féminins » et « le manque de respect des femmes envers les hommes », l’échec des mariages mixtes, autrement dit des mariages des hommes maghrébins avec des femmes françaises5. Cette critique s’adresse également aux filles maghrébines. On leur reproche d’imiter les françaises, de ne plus se soumettre à l’autorité masculine, de vouloir choisir elles-mêmes leur mari. Des femmes mettent en cause les parents qui n’assurent plus leur rôle d’éducateurs, d’autres prennent la défense de ces parents impuissants face à un système éducatif français trop laxiste, qui accorde beaucoup de liberté aux enfants.
36Les discussions se terminent toujours sur le ton de la résignation, la muqaddima invoquant l’aide de Dieu, du Prophète et des saints, « seuls recours possibles ». Et les rires font vite place à la colère et aux plaintes, lorsque des femmes énumèrent tous les changements à venir. On n’est pas loin d’une vision apocalyptique du monde, mais c’est une vision tellement déformée de la réalité qu’elle en devient objet de dérision.
37Par la prise en charge collective des problèmes qui touchent ses membres, la djama’ exerce un rôle de soutien indiscutable. Elle rassure les femmes affectées en minimisant leurs responsabilités, en leur montrant la banalité de leurs troubles et en leur fournissant des explications. Le sentiment de partager un même destin atténue considérablement les tensions et permet la réintégration dans le groupe de personnes provisoirement exclues ou marginalisées.
38Les échanges économiques, entre les membres de la djama’ d’une part, entre la djama ‘ et la zâwiya de Oulhaça d’autre part, sont un autre aspect important des activités de la firqa. Les échanges entre les participantes à la djama ‘ ont lieu sous forme de vente d’articles vestimentaires à usage rituel. Ces objets sont amenés soit par des commerçantes établies dans la région, soit par des femmes de retour d’un voyage au pays. L’achat est d’abord tenu pour une obligation, une preuve de solidarité envers les vendeuses, bien qu’il réponde à des besoins précis de consommation. Lorsque les femmes manifestent quelque réticence à acheter les articles, la muqaddima les y exhorte en soulignant le caractère licite d’un tel acte, les vendeuses n’étant pas supposées réaliser de bénéfices ; bien au contraire, celles-ci « rendent service à la communauté » en permettant à ses membres de se procurer des objets indispensables au maintien de pratiques cultuelles et culturelles.
39L’attitude des femmes par rapport aux activités économiques au sein de la djama’ est ambivalente. Toute somme d’argent versée dans le cadre de la djama ‘ a une signification symbolique de don au shaykh, mais l’usage qui en est fait par les divers intermédiaires est perçu de façon différente selon le statut et la position sociale de ces derniers. Si la rémunération de la muqaddima est sévèrement jugée, les dons qui vont à son assistante, une veuve sans ressources, ne font jamais l’objet de commentaires ; de même que la vente d’articles par les membres de la firqa n’a pas le même sens que celle effectuée par des commerçantes attitrées. Dans le premier cas, elle est inscrite dans le cadre des échanges symboliques au sein de la djama’, dans le deuxième cas, elle est considérée comme une pure activité commerciale. En effet, les commerçantes n’assistent pas aux séances spirituelles dans leur intégralité, mais arrivent après les prières, au moment de la pause. La ziyâra qu’elles laissent à la muqaddima est perçue comme un pourcentage prélevé sur les gains qu’elles ont effectués. D’après les membres de la djama’, la muqaddima s’approprie ces collectes et ne les partage avec ses musiciennes qu’à l’occasion des fêtes.
40Le caractère lucratif que revêt l’activité de la muqaddima est sévèrement critiqué par la majorité des femmes, qui mettent en doute sa possession de la baraka. La muqaddima, qui n’a pas hérité de la baraka puisqu’elle n’appartient pas à un lignage saint, mais l’a acquise par ses compétences en matière de rituels religieux, est souvent contestée. Ses conduites sont toujours jugées par rapport au risque de profanation. Les commérages qui se développent à son égard portent principalement sur la dimension commerciale de ses activités. La façon dont elle exerce son rôle est évaluée par rapport au modèle idéal que représente pour les affiliées la muqaddima précédente. Celle-ci appartenait à une famille, dont plusieurs membres ont occupé la fonction de muqaddim de la confrérie en Algérie : « Une vraie sainte, son père, son grand-père étaient tous des saints ; elle faisait la prière, elle soignait les malades, les gens allaient la voir pour le moindre petit problème ; elle savait donner des conseils et réconforter. Mais celle que nous avons maintenant n’est pas une sainte et elle ne fait rien pour le devenir (une jeune fille)6. »
41Les séances de ḥaḍra ne sont pas toujours animées avec la même intensité. Lorsque le nombre de participantes est réduit, les cérémonies sont simplifiées et les séances écourtées, la muqaddima se contentant de réciter quelques prières, sans assurer la deuxième phase composée notamment de chants et de danses. On pense alors qu’elle bâcle les séances parce que celles-ci ne sont pas suffisamment rentables sur le plan financier. Les soupçons qui pèsent sur l’exploitation commerciale de sa fonction religieuse par la muqaddima sont sans doute renforcés par son appartenance à une famille de commerçants, son aisance matérielle rendant inadmissible la rémunération de ses activités religieuses. Assiste-t-on à une professionnalisation d’activités à caractère sacré, du type de celle observée par V. Crapanzano (1973) parmi un groupe d’affiliés de la confrérie des Hamadshâ au Maroc ? Vivant dans des conditions matérielles difficiles, ceux-ci feraient de leurs activités religieuses une véritable source de revenus ouvertement déclarés. Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est l’aspect symbolique des échanges qui domine.
42Force surnaturelle à l’origine de tous les prodiges, guérisons, faveurs accordées aux fidèles, la baraka circule entre le saint et ses adeptes ou sympathisants, à travers toute une série d’agents de transfert, ses descendants biologiques ou spirituels ainsi que tous ceux qui œuvrent pour lui. Transmise de façon héréditaire chez les premiers, elle doit être acquise par les seconds par un travail continu au service du saint. Cette deuxième forme de baraka, difficile à conserver, ne peut être héritée par les descendants de l’individu qui en est porteur ; elle peut passer aux fidèles qui la sollicitent par un certain nombre de pratiques rituelles. Toute muqaddima non issue d’un lignage saint doit faire preuve de grande piété et se distinguer par des qualités personnelles, afin d’être reconnue comme agent légitime de transmission de la baraka. Pour obtenir la baraka des saints, les femmes sont obligées de leur faire des dons, qu’elles qu’en soient les formes et quels que soient les intermédiaires qui les reçoivent. Aussi, contestée ou acceptée, la muqaddima reste pour les membres de la djama’ la représentante de l’autorité spirituelle du shaykh, en tant qu’intermédiaire indispensable pour l’obtention des faveurs divines.
43Les rituels pratiqués dans le cadre de la djama’ correspondent donc non seulement à un besoin de piété, mais sont des moyens privilégiés d’obtenir certaines faveurs des saints, sous forme de solutions aux problèmes liés à l’immigration. La confrérie fournit des moyens symboliques pour exprimer les contradictions sociales inhérentes à la situation migratoire. La djama’ favorise en même temps le développement d’un réseau de relations féminines et à travers lui de structures de type communautaire. Par rapport à la société française, l’utilisation d’un équipement collectif à des fins de pratiques cultuelles spécifiques est un indice de l’autonomie dont jouissent les femmes dans la gestion de leur vie symbolique. L’organisation d’un espace sacré dans un environnement profane ne peut que renforcer l’affirmation d’une identité collective par ces femmes algériennes. Par rapport au pays d’origine, la participation aux activités de la djama’ permet de resserrer les liens avec la communauté familiale et villageoise distendus par l’immigration. Ces liens sont formalisés et sacralisés par l’affiliation à une confrérie religieuse. Par ailleurs, les fêtes qui donnent lieu à des cérémonies à la zâwiya de Oulhaça rythment les séjours au pays. Ces séjours sont l’occasion d’assister aux réunions féminines de la confrérie et d’échanger des expériences religieuses.
MODALITÉ PARTICULIÈRE DE L’ISLAM AU FÉMININ EN FRANCE ?
44Ce groupe n’est pas unique dans la région. Un deuxième réseau d’affiliées d’une autre confrérie religieuse de l’Ouest algérien, la confrérie des Darqâwâ, est constitué à Gardanne, de manière plus formelle encore7. Ce sont des femmes de B. qui m’en parlent un lundi où nous avions trouvé porte close en arrivant à la djama’. Elles se saisissent de l’occasion pour critiquer la muqaddima locale et souligner tous ses manquements. L’une d’elles habitant B. nous invite à prendre le café. Toutes me parlent longuement de la djama’ de Gardanne, me conseillant vivement d’y assister, « pour voir ce qu’est une vraie djama’, dans une vraie zâwiya, avec une vraie muqaddima ». Celle-ci m’est présentée comme « sharifa » : « son arbre généalogique remonte au prophète Muhammad ».
45Le vendredi suivant, je me rends comme convenu à la gare d’Aix-en-Provence, à la rencontre de ces femmes qui vont m’accompagner à Gardanne. Elles sont étonnées de me voir. « Elle a tenu parole », reconnaissent-elles. Arrivées à Gardanne, elles me conduisent d’abord au hammâm de la ville pour me purifier.
46La zâwiya est un petit appartement de location consacré à l’usage exclusif des activités de la djama’. Elle est composée d’un hall d’entrée, d’une pièce principale et d’une cuisine. Des tapis représentant La Mecque ornent les murs garnis de nombreux cierges. À peine ai-je salué la muqaddima, une femme plutôt réservée, que mes accompagnatrices me recommandent de faire la ziyâra au shaykh, autrement dit de me recueillir devant la photographie du fondateur de la zâwiya d’appartenance de la muqaddima, la zâwiya de Bettioua dans les environs de Mostaganem. La muqaddima me fait lire le document qui figure à côté de la photographie. Elle-même ne sait sans doute pas lire, puisque le document, encadré, est accroché à l’envers. Il s’agit d’une idjâsa, une lettre du chef de la zâwiya de Bettioua écrite en arabe et officialisée par un tampon (en français) de la zâwiya, qui atteste du « rattachement de la muqaddima Fâṭima à la zâwiya de Sîdî Bû Abdallâh » et de sa nomination comme « muqaddima de la zâwiya des Darqâwâ de Gardanne ».
47On m’apporte un bol de soupe avec du pain et de l’eau. Les autres ont déjà mangé. La sonnerie du réveil à 14 h 30 indique l’heure de la prière canonique. Les femmes prennent place sur le tapis face à la photographie du shaykh. Invitée à les rejoindre, je déclare que je ne prie pas puisque je ne suis pas musulmane. « Tu lis l’arabe mais tu ne pries pas ? » s’étonne une de mes accompagnatrices. Après la prière, on s’installe en cercle autour de la muqaddima. Son assistante Sh. lui apporte un panier recouvert d’un tissu vert ; elle en sort un petit livre de prières et un chapelet. Les femmes âgées ont également des chapelets qu’elles égrèneront en récitant le dhikr. Les prières et les chants qui composent le dhikr diffèrent légèrement de ceux de la djama’ de B., par les airs entonnés notamment. Sh. se moque des participantes pour leur manque d’enthousiasme : « C’est le repas qui vous a affaiblies », dit-elle en les imitant d’une voix traînante. Rire général. « C’est parce qu’on n’est pas nombreuses », rétorquent les premières, qui réclament des instruments de musique. Sh. estime qu’ils ne sont pas nécessaires et l’on reprend la séquence de dhikr, suivie des invocations à l’intention des malades, des morts, des enfants, des jeunes filles… et pour finir, à ma propre intention, « cette étrangère que vous nous avez amenée ». La muqaddima remercie mes deux accompagnatrices et souhaite que mes désirs soient exaucés. Applaudissements. On baise le livre de prières qui circule parmi l’assemblée. Sh. collecte les pièces de monnaie offertes par les participantes ou envoyées par les absentes. Lorsque je laisse glisser une pièce dans la corbeille, Sh. le fait remarquer avec insistance, ce qui me vaut de nombreuses formules de bénédiction.
48L’arrivée d’une femme (très bien accueillie) interrompt l’invocation des faveurs des saints à l’intention des donatrices ; c’est l’une des belles-filles de la muqaddima de B. Elle se précipite dans la cuisine pour préparer le café. Les commérages qu’elle suscite sur sa belle-mère ne laissent aucun doute sur les relations conflictuelles entre les deux femmes, ainsi que sur les rapports de rivalité entre les deux muqaddima-s. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’une rivalité basée sur l’appartenance à deux confréries distinctes, puisque la plupart des femmes rencontrées ont participé ou participent encore aux activités des deux groupes, mais de rivalité créée par la manipulation des réseaux féminins de sociabilité. La muqaddima de B. est unanimement dénigrée devant cette deuxième muqaddima, qui écoute les propos désobligeants sans se départir de sa neutralité affectée. Les critiques portent autant sur ses compétences (elle chante mal, elle oublie la moitié des paroles…), que sur sa conduite des cérémonies (elle les écourte, elle saute la plupart des séquences). Et fait significatif, celle-ci est toujours évoquée par son nom de famille et jamais par les titres de ḥâdjdja (bien qu’elle ait effectué le pèlerinage à La Mecque) ou de muqaddima, systématiquement utilisés pour interpeller la deuxième muqaddima.
49Les discussions s’animent avec les rubriques habituelles : mariages, divorces, relations belles-mères/belles-filles, éducation des filles, maladie, mort… Lorsque les sujets de débat sont épuisés, des femmes transmettent à la muqaddima les invitations à animer des cérémonies rituelles familiales.
50On m’avait présenté cette deuxième djama’ comme une djama’ modèle et cette deuxième muqaddima comme une muqaddima modèle. Même si l’on sait que l’idéal type n’existe pas plus dans ce domaine d’activités qu’ailleurs, quelques données formelles penchent cependant en faveur d’une plus grande légitimité de la djama’ de Gardanne ainsi que de sa muqaddima. Une zâwiya plus proche en apparence de la zâwiya courante, un jour de djama’ plus habituel, une muqaddima avec tous les attributs de la représentante légitime d’un chef de zâwiya. L’observance des rituels préliminaires de sacralisation, tels que la purification au ḥammam et la récitation des prières canoniques y semble mieux respectée.
51Dans les faits, le fonctionnement de ce deuxième groupe obéit à la même logique. Il est là encore soumis aux aléas de la vie relationnelle de ses participantes. Le jour de ma visite, la séquence de prières est très courte et la ferveur collective faible. On n’incrimine pas la muqaddima, mais le faible nombre de participantes. Les habituées sont à un mariage ; la djama’ n’étant pas une cérémonie obligatoire, toute autre cérémonie rituelle familiale est prioritaire. Les médisances prendront le pas sur les rituels. Si la muqaddima intervient peu dans les débats, elle ne les arrête pas. Or, dans le cadre de la djama’ de B., ces mêmes éléments avaient nourri la polémique contre la muqaddima. Ainsi, plus que la pratique religieuse, la vie relationnelle est le principe organisateur des séances de djama’. Et ce ne sont pas deux réseaux confrériques concurrents qu’on voit à l’œuvre, mais des réseaux féminins de sociabilité faits d’amitiés et d’inimitiés, d’amour et de haine, de paix et de conflits. Les groupes de femmes maghrébines qui fréquentent les cours de cuisine ou les cours de couture dans les différents centres sociaux de la région ne fonctionnent pas différemment. L’apprentissage semble secondaire, l’important étant d’être en relation avec d’autres femmes hors de l’espace domestique, de connaître et de se faire connaître, de partager joies et peines. Ainsi, tous ces lieux, lieux de prières, lieux d’activités artistiques ou lieux d’apprentissage, sont d’abord des lieux de vie sociale.
Observance religieuse ou obligations sociales ?
52L’ancrage de la vie religieuse dans les réseaux de sociabilité féminine n’est pas propre à l’islam confrérique. Il est rendu nécessaire par l’insuffisance du nombre de lieux de culte au début des années quatre-vingt. Les Algériens en France ne disposent pas à l’époque, à l’instar d’autres groupes issus de l’immigration, tels que les Arméniens, les Italiens, les Portugais par exemple, d’associations religieuses (paroisses, écoles, foyers d’animation socioculturelle), créées et dirigées par les membres du clergé de chaque groupe national, et qui interviennent dans la vie spirituelle et sociale des fidèles. Ils bénéficient certes de quelques mosquées et de la présence d’imâm-s pour diriger les prières ou animer des cérémonies à la demande des familles. Si l’infrastructure instituée reste peu importante, il existe dans toutes les régions de France des lieux pour l’exercice des pratiques religieuses : locaux transformés en mosquées sur les lieux d’habitation, salles de réunion dans des centres sociaux ou à l’extérieur. Des quartiers sont investis de fonctions symboliques et accueillent les anciens habitants, la parentèle et les amis des résidents pour célébrer fêtes religieuses et fêtes familiales.
53Le rôle des femmes dans la mise en place de cadres pour l’exercice des pratiques rituelles est fondamental. Ce sont les relations féminines de voisinage qui constituent le support des activités collectives à caractère symbolique. L’insertion des femmes dans les réseaux de relations permet à leurs familles de bénéficier de l’infrastructure organisée pour les célébrations religieuses collectives.
54Dans les quartiers observés, ces réseaux sont formés principalement de femmes originaires d’un même village ou de villages voisins (en l’occurrence de la région de Tlemcen principalement), dont les familles se sont établies en France par vagues successives depuis le début du siècle. La concentration de ces familles dans la plupart des quartiers, en produisant un niveau élevé d’interconnaissance renforcé par le jeu des alliances matrimoniales, aboutit à la constitution de « communautés de voisinage » au sens wébérien du terme. Ce type d’organisation sociale conduit à la réglementation rituelle de la vie, sur la base de conditions communes d’existence et de représentations du monde semblables. Les nombreuses relations d’obligation (visites en cas de maladie, assistance mutuelle en cas de difficulté matérielle et morale, participation aux cérémonies des rites de passage), le contrôle des comportements supposés être uniformes, la fréquentation de lieux à connotation religieuse (boucheries ḥalâl, hammâm-s, commerces d’articles à usage rituel) renforcent cette ritualisation. Par ailleurs, la célébration des rites de passage et des fêtes religieuses, en référence à un modèle inspiré de celui en cours dans la société d’origine mais adapté au contexte français, produit une grande homogénéité des pratiques rituelles et assure ainsi la cohésion communautaire. Lorsque la dispersion progressive de ces familles dans l’espace brise la « communauté de voisinage », elle n’entraîne pas la rupture totale des liens communautaires symboliques, qu’on voit mobilisés dans les situations extraordinaires (événements familiaux et fêtes). Peu à peu se constitue un corps de gestionnaires de la vie rituelle des familles algériennes du Sud-Est de la France : muqaddima-s, laveuses de morts, groupes de prières et de chants religieux, personnes reconnues pour leur savoir, leur piété et leur notoriété. Supposées assurer leur fonction sans rétribution, elles bénéficient des dons recueillis lors des cérémonies. D’autres fonctions rituelles sont assurées par des femmes considérées, malgré le caractère commercial de leurs activités, comme des personnes au service des croyants musulmans : bouchères dispensant la viande ḥalâl, vendeuses d’articles vestimentaires à usage rituel, tenancières de bains pour les rites de purification.
55Les événements familiaux tels que naissances, circoncisions, mariages, décès, qui constituent des étapes de la vie individuelle, sont célébrés collectivement avec la participation des membres de la communauté algérienne locale (mais aussi marocaine ou tunisienne), la présence à ces manifestations étant considérée comme une obligation. La célébration des rites de passage, pratique symbolique, confère à l’individu une identité sociale dans le cadre du groupe familial et du groupe communautaire (local, régional ou national). C’est l’occasion d’affirmer une appartenance collective commune. La participation des non-maghrébins à ce type de manifestation est presque nulle. Elle se réduit souvent à celle de travailleurs sociaux considérés comme « amis de la famille ». L’organisation d’une cérémonie, qui incombe à la famille de l’intéressée, nécessite l’aide de parentes, d’amies, de voisines, pour les invitations, la préparation du repas et la réception des invités. Des cérémonies distinctes sont organisées pour les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, soit dans des lieux séparés durant la même période, soit sur les mêmes lieux à des moments différents. La ségrégation sexuelle de l’espace, un des principes de base de l’organisation sociale en Algérie, est rigoureusement respectée. Si un imâm est sollicité pour consacrer religieusement l’événement (pratique non obligatoire), les prières sont récitées dans l’assemblée des hommes. Pour les mariages, une fête mixte peut avoir lieu après les cérémonies spécifiques à chaque catégorie sexuelle.
56Les cérémonies féminines constituent des moments privilégiés d’expression : port de vêtements et parures traditionnels pour les femmes, chants, danses, cris, rires, disputes, pleurs, états de transe. L’expression théâtralisée de la douleur et de la joie se manifeste à des moments précis. Entre-temps, il est donné libre cours aux discussions, recouvertes par les rires, moyen courant de communication entre femmes.
57On note l’exécution de rituels spécifiques lors de ces événements, faisant intervenir des êtres surnaturels tels que les djinn-s ou les saints. C’est le cas dans les fêtes féminines, où un rite d’« exposition » de « jeunes mariées » (mariées depuis moins de quatre ans) précède le rite de consommation du mariage. Les jeunes mariées sont installées sur des sièges après avoir été vêtues et parées des différentes tenues que toute mariée de la région de Tlemcen se doit de porter au cours des cérémonies nuptiales qui durent toute une semaine. Ce rite aurait pour effet de protéger la future mariée de l’influence maléfique éventuelle des djinns, dont on attire l’attention sur des jeunes femmes déjà mariées et par conséquent invulnérables.
58Les familles d’adeptes du culte des saints mettent leurs célébrations rituelles sous la protection des saints, en organisant des cérémonies spirituelles ou en envoyant des dons à la zâwiya, en échange de baraka. L’analyse des stratégies de prise en charge de la maladie au sein de ces groupes met en évidence le recours fréquent aux saints pour trouver des éléments d’explication, d’interprétation et de traitement non fournis par la médecine occidentale. Si l’on confie volontiers le malade aux soins du corps médical, on sollicite en même temps l’aide d’un saint dans la démarche thérapeutique. Un des signes de l’intervention du saint est son apparition au cours d’un rêve, pour guider la personne malade et son entourage dans le choix du médecin, pour confirmer ou infirmer le diagnostic établi par ce dernier ou pour légitimer les techniques thérapeutiques utilisées.
59Le langage quotidien est ponctué de formules religieuses, formules de demande, de louange, de remerciement, adressées à Dieu, au Prophète et aux saints.
60Le degré d’observance des obligations religieuses canoniques en milieu féminin (les cinq prières quotidiennes, le jeûne du ramaḍan, le paiement de la zakât ou impôt légal, le pèlerinage à La Mecque) est difficile à mesurer, les femmes ne donnant à voir que les aspects sociaux de leurs pratiques. Aussi, les activités religieuses féminines sont-elles qualifiées de profanes, autant par les hommes que par beaucoup de femmes.
61La pratique du jeûne est l’une des pratiques canoniques les plus manifestes. Obligation personnelle, le jeûne revêt un caractère collectif par les nombreux échanges sociaux qu’il met en jeu. Mois où les liens familiaux se resserrent (beaucoup de jeunes ne vivant plus sous le toit parental viennent « faire le ramadan » en famille), où les relations sociales s’intensifient par les visites aux amies et les veillées entre voisines. Les femmes n’ayant pu effectuer le jeûne en période d’impureté rituelle le feront ensemble ultérieurement, pour « rembourser » le nombre de jours non jeûnes : « On fait toujours le remboursement des jours du ramaḍan ensemble parce que ça encourage d’être à plusieurs ; c’est comme ça qu’on fait au pays avec nos amies, nos sœurs et nos voisines ; une fois, alors qu’on jeûnait, R. a failli s’asphyxier avec la fumée ; elle apprenait à faire une teinture végétale ; il y avait tellement de fumée qu’on a dû boire et remettre le jeûne au lendemain. Qu’est-ce qu’on a ri ! »
62Si les soirées du ramaḍân évoquent chez les plus âgées les récitations collectives de prières, elles rappellent aux autres de grands moments de convivialité entre amies et voisines, dominés par les plaisanteries et les rires : « J’ai connu ma voisine dehors, pendant le ramaḍân. Après le fṭûr, lorsque mon mari allait se coucher, moi je sortais discuter avec les femmes. On riait ensemble, une fois devant ma porte, une fois devant la porte d’une autre… et on riait ! Moi je faisais le thé, une autre le café, une autre sortait quelque chose à manger et on riait jusqu’à 2 heures du matin. »
63La fin du ramaḍân, marquée par la célébration d’une des deux grandes fêtes canoniques en islam, l’’Îd al-Fiṭr ou ‘Îd al-Ṣaghîr, est l’occasion de manifestations de solidarité envers les croyants : le paiement de la zakât, illustré en milieu féminin par l’offrande de nourriture aux familles démunies et aux personnes seules et l’échange de gâteaux entre les familles : « Les plats de gâteaux vont et viennent d’une maison à l’autre. On fait presque toutes les mêmes gâteaux mais on se les fait goûter ; c’est la coutume. » La deuxième fête canonique, l’‘îd al-Aḍḥa ou ‘Îd al-Kabîr, est la commémoration du sacrifice d’Abraham, où chaque chef de famille est tenu de faire un sacrifice animal en même temps que les pèlerins de La Mecque. Cette fête se caractérise entre autres par des rites culinaires particuliers : préparation de plats spéciaux avec l’utilisation, dans un ordre précis, au cours des trois jours suivant le sacrifice, des différents morceaux de la chair de l’animal sacrifié. De la viande et des gâteaux sont offerts aux nécessiteux. Les visites sont là encore de rigueur. Enfin, les retours de pèlerinage, organisés collectivement, sont célébrés avec beaucoup de faste dans les familles des pèlerins, avec récitations de prières mais aussi chants et danses profanes. Du côté féminin, si la ḥâdjdja est sollicitée pour rendre compte de son expérience religieuse, les conversations portent également sur les achats effectués. On retrouve la fonction originelle du pèlerinage à La Mecque, à la fois acte religieux et activité commerciale.
64Les pratiques rituelles ne sont pas uniquement exercées dans une perspective défensive contre la pénétration culturelle occidentale, mais dans le souci de préserver les valeurs fondamentales de l’identité collective et de participer symboliquement à la grande communauté islamique : la umma. Le lien qui fait l’unité de la umma est principalement d’ordre affectif. Cet élément affectif, le caractère commun des pratiques et des rituels, les valeurs d’échanges qui en découlent, la solidarité, créent un sentiment communautaire très intense.
65Dans le cadre du débat sur le devenir des groupes d’immigrés de religion musulmane dans la société française, toute réflexion sur le couple « immigration-islam » demeurera stérile tant que la question sera posée du seul lieu de la société d’immigration, dont l’objectif principal est de soumettre la religion de l’islam à ses propres normes institutionnelles relatives au droit de culte, sans tenir compte de la diversité des expressions religieuses de la population musulmane. Pour être saisi dans sa totalité, un objet défini dans le champ de l’islam en France doit nécessairement intégrer les attitudes et les comportements des intéressés relatifs à la gestion de leur patrimoine religieux.
66C’est dans cette perspective qu’on peut lire les activités des affiliées de la confrérie des ‘Îsâwâ en France. Ce travail a été entrepris avant l’irruption de l’islam sur la scène publique française ainsi que dans le champ des sciences sociales. L’analyse de ces activités a révélé deux aspects importants de la religiosité au sein de cette population : la complexité des pratiques et représentations religieuses, se référant à divers systèmes religieux plus ou moins articulés (islam légal, culte des saints, mysticisme) ; le caractère fortement social des pratiques religieuses, rendant difficile la délimitation des contours du religieux. Le rapport de ces femmes au religieux est tout à fait moderne, en ce sens qu’aujourd’hui, en Occident, les manifestations du religieux sont de plus en plus diffuses dans la vie sociale, la pratique religieuse est de plus en plus communautaire, de même qu’elle est l’occasion de créer un sentiment d’identité collective et de développer des nouvelles formes de sociabilité. Cette manière nouvelle de vivre la religion en Occident est une caractéristique des sociétés musulmanes, où le religieux a toujours été peu institué et où l’islam légal a toujours cœxisté avec diverses expressions sociales de la religiosité.
67La pertinence des analyses à partir du cas féminin est fondée sur le fait que le travail religieux des femmes musulmanes, marginalisé, voire méconnu, vise l’obtention du salut pour l’ensemble de leur famille. Les pratiques féminines sont révélatrices de la manière dont les devoirs religieux en islam s’accomplissent sur le plan des relations sociales sans pour autant perdre leur dimension religieuse, dans le but de « réaliser » concrètement la communauté des croyants musulmans. Les expressions festives des obligations religieuses canoniques de l’islam en France sont à tort interprétées comme une désacralisation de rites religieux (S. E. Bariki, 1986). D’où l’intérêt de cette approche (à l’origine involontaire de ma part) de l’islam algérien en France, par l’étude d’un réseau féminin d’une confrérie religieuse, qui s’approprie un système symbolique pour donner sens à l’expérience migratoire.
Notes de bas de page
1 Ayant choisi de mener une enquête intensive au sein de la djama’ de Sîdî Msahhil qui se déroulait au même moment, j’ai surtout observé les célébrations extraordinaires dans ces deux groupes et j’ai recueilli les données sur leurs séances hebdomadaires par des enquêtes orales.
2 Les hommes ne sont pas constitués en firqa en France. On peut penser qu’ils sont moins disponibles que les femmes mais surtout qu’ils ne disposent pas sur place de tous les spécialistes des différents rites que nécessite une firqa masculine.
3 Blûsa : tenue traditionnelle féminine de fête mais aussi tenue d’intérieur (robe longue à manches courtes en tissu léger brodé et/ou lamé, froncée à la taille et portée sur un fond de robe).
4 I. M. Lewis, 1977, p. 30.
5 Le mariage des filles maghrébines avec des français, même s’il est relativement courant à l’époque, n’est même pas évoqué tant il est tabou.
6 Je n’ai pas connu cette première muqaddima qui était décédée à l’époque de l’enquête.
7 C’est sous la modalité confrérique que l’islam a été surtout pratiqué en France dans un premier temps, par des femmes comme par des hommes, dans les milieux de l’immigration algérienne en France jusqu’aux années 1970. Il n’existe pas de répertoire des différents groupes confrériques. On peut cependant signaler la présence très marquée, en France comme dans d’autres villes européennes, de la confrérie ‘Alawiyya de Mostaganem. Cette confrérie, qui compte de nombreux convertis dans ses rangs, traverse toutes les couches sociales de la population maghrébine et recrute de nombreux jeunes, que ceux-ci soient ou non issus de familles affiliées à la confrérie.
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Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine
Adeptes des saints dans la région de Tlemcen
Sossie Andezian
2001