Chapitre 4. Un mysticisme à visages et usages multiples. La confrérie des ‘Îsâwâ
p. 97-116
Texte intégral
1L’amour des saints au féminin se déploie également dans le cadre plus formel des confréries. Bien que les femmes continuent de jouer un rôle important au sein de ces organisations à dominante masculine, leur travail y demeure toujours souterrain.
2Dans les chapitres qui suivent, nous allons voir à l’œuvre les affiliées de la confrérie des ‘Îsâwâ, aussi bien dans l’Ouest algérien que dans le contexte de l’immigration algérienne en France. Il ne s’agit pas de souligner la spécificité des activités féminines de la confrérie, même si cette spécificité est une réalité. L’objectif est plutôt de mettre en lumière les modalités particulières selon lesquelles les femmes s’approprient un système religieux, où elles occupent une position périphérique, pour le mettre au service de leur vie sociale. Mais comme on ne peut appréhender le rapport des femmes à la confrérie indépendamment de celui des hommes, dans ce chapitre il sera principalement question des activités masculines.
LA CONFRÉRIE DES ‘ÎSÂWÂ : UNE STRUCTURE DÉSUÈTE ?
3La confrérie des ‘Îsâwâ est l’une des rares confréries de la région à avoir maintenu ses activités après l’Indépendance. N’ayant jamais joué de rôle politique dans l’histoire locale, contrairement à d’autres confréries (‘Alawiyya, Darqâwiyya, Qâdiriyya notamment), elle ne sera pas réprimée par les dirigeants du jeune État indépendant. Par ailleurs, une partie de ses rituels pouvant s’inscrire dans le registre folklorique, la confrérie est souvent sollicitée pour participer à des spectacles de chants et danses de terroir. L’acceptation par certains groupes d’affiliés du statut de « troupes folkloriques » semble avoir grandement facilité la poursuite de leurs activités religieuses en privé. Et c’est tout naturellement qu’à partir de 1988, ces mêmes groupes retrouvent leur statut d’associations religieuses, afin de s’insérer dans le nouveau paysage social algérien, beaucoup plus favorable aux confréries. La confrérie des ‘Îsâwâ de la région de Tlemcen bénéficie des conditions minimales de fonctionnement de ce type d’organisation : une zâwiya, un shaykh y résidant avec sa famille étendue, des groupes d’affiliés actifs.
4Fondée au Maroc, la confrérie ‘Îsâwiyya essaimera à travers tout le Maghreb. Connu dans le monde du soufisme sous le nom de « al-Shaykh al-Kâmil » (le Maître Parfait), dans le sens de mystique accompli, « d’un ascétisme et d’une dévotion à toute épreuve »1, le saint fondateur de la confrérie, Muhammad b. ‘Îsâ al-Sufyânî al-Mukhtârî, est situé par ses hagiographies sur une chaîne initiatique remontant au Prophète. La doctrine de l’union avec Dieu ainsi que la méthode de perfectionnement spirituel qu’il propose à ses disciples inscrivent la confrérie dans la ligne du soufisme classique, basé sur la shari’a et supposé conduire l’aspirant au contact de la Réalité divine. Cette image de maître soufi cœxiste dans les écrits avec celle d’un être exalté, s’infligeant des tortures physiques pour obtenir la grâce divine, d’un thaumaturge célèbre et d’un magnétiseur. Le shaykh Ibn ‘Îsâ aurait soumis ses disciples, sous l’effet de son pouvoir hypnotique, à des actes dangereux rendus totalement inoffensifs : ingestion de serpents, de scorpions, de verre, manipulation d’objets tranchants, passage dans les flammes. Devenus les mythes fondateurs de la confrérie, ces faits sont reproduits au cours de la séquence du la’ab ou « jeu » de la cérémonie spirituelle (ḥaḍra) par des adeptes en transe. Il s’agit plus exactement de pratiques locales que des adeptes ont introduites dans le système rituel de la confrérie.
5Examiner l’organisation de la confrérie à partir du centre, autrement dit à partir de la zâwiya mère de Meknès, n’est pas éclairant. Si le pèlerinage annuel sur la tombe du saint fondateur constitue un moment privilégié de réunion pour la majorité des membres de la confrérie, il n’est pas tout à fait propice à l’observation des interactions entre les multiples zâwiya-s, ni à l’évaluation du rapport des affiliés à la confrérie ou au saint fondateur. Événement majeur pour les adeptes de Ibn ‘Îsâ, le pèlerinage à Meknès est intégré à un ensemble de festivités nationales célébrant le Mawlid au Maroc. Il attire par conséquent de nombreux visiteurs étrangers à la confrérie ainsi que des touristes. Par ailleurs, la confrérie n’est pas une entité homogène. Disséminées à travers l’espace maghrébin, les branches (firqa-s) qui la constituent connaissent des évolutions différentes selon les contextes. Tout en considérant la zâwiya de Meknès comme leur référence territoriale, les diverses branches n’en insistent pas moins sur leurs spécificités locales respectives. L’oscillation entre revendication d’intégration communautaire et affirmation de particularismes locaux est la règle dans l’ensemble des branches. Caractéristique inhérente des sociétés musulmanes, cette attitude ambivalente à l’égard des instances totalisatrices d’identités que sont les communautés religieuses est le principal facteur de permanence des confréries au Maghreb, et plus généralement du soufisme à travers les siècles. Si l’on admet qu’une confrérie n’est pas une organisation statique aux contours définis une fois pour toutes, mais un produit des interactions entre les branches qui s’en réclament, seule paraît pertinente l’étude des réseaux d’affiliés et de leur rapport au saint fondateur ainsi qu’aux institutions qui en gèrent l’héritage. C’est dans cette perspective que sont analysés ici les réseaux d’affiliés rattachés à la zâwiya régionale des ‘Îsâwâ de l’Ouest algérien.
Émergence d’une zâwiya oubliée
6La zâwiya de Oulhaça, qui fédère la grande majorité des branches de la confrérie de l’Ouest algérien, est fondée en 1770 par Muhammad b.’Alî, un affilié du Rif (Maroc), venu s’installer avec sa famille parmi la tribu des Oulhaça Ghraba dans les monts Trara. Le chef de cette zâwiya, ‘Abd al-Karîm al-’Abidîn est l’un des descendants de cet ancêtre spirituel des ‘Îsâwâ de la région.
7Il existe peu de traces de cette zâwiya dans l’abondante littérature ethnographique coloniale, pourtant prolixe en matière de description des rituels de la confrérie. En revanche, les archives coloniales font état des activités qui s’y déploient, notamment en matière de recrutement de nouveaux affiliés dans les centres urbains. On y découvre également des relations suivies entre les zâwiya-s de Oulhaça et de Meknès. Les administrateurs signalent les visites annuelles du muqaddim de la zâwiya de Meknès auprès des ‘Îsâwâ algériens. Mais Oulhaça demeure pendant longtemps une zâwiya sans envergure nationale. Cette place est occupée par la zâwiya d’Ouzera, située à Médéa près d’Alger et fondée par le petit-fils du shaykh Ibn ‘Îsâ, réfugié en Algérie en l’an 975 de l’hégire pour échapper à la tyrannie du sultan marocain de l’époque. Délaissée à l’Indépendance par les descendants du fondateur, cette zâwiya cessera toute activité confrérique2. Le chef de la zâwiya de Oulhaça la considère comme une branche secondaire de la confrérie, une « branche matrilinéaire ». Il ne cache pas sa fierté d’être le seul représentant de la confrérie à l’échelle nationale, qui attire de plus en plus les ‘Îsâwâ du centre et de l’Est de l’Algérie.
8La zâwiya de Oulhaça est l’une des rares zâwiya-s à avoir résisté à l’épreuve du temps. Tout d’abord, elle échappe à tous les plans de réaménagement de l’espace, depuis le sénatus-consulte des tribus d’Algérie mis en pratique par l’administration coloniale (1863)3 jusqu’à la réforme agraire initiée par Boumediène, où elle acquiert le statut de bien privé des descendants du fondateur. Ceux-ci continuent d’y résider depuis plusieurs générations et font fructifier le domaine agricole. Deux qubba-s confèrent son caractère sacré au territoire. Le style d’architecture ottoman laisse penser que la zâwiya avait fait allégeance à l’administration ottomane. En effet, pour récompenser ses sujets, celle-ci avait coutume d’embellir les sanctuaires de leurs ancêtres, de construction souvent modeste. La qubba la plus ancienne abrite les tombes de Sîdî Muhammad b. ‘Alî et de son fils aîné et successeur, Sîdî Muhammad. La deuxième est dédiée à Sîdî al-Ḥâdjdj Muhammad Gâzûlî, descendant de Sîdî Muhammad Belhâdjdj Mîlûd, cousin et successeur de Sîdî Muhammad et chef de la branche cadette de la confrérie. Sîdî al-Ḥiâdjdj Muhammad Gâzûlî est le grand-père du dénommé « Labiddine Si Kezzouli » (il s’agit du même patronyme), présenté comme « moqaddem de la Zâwiya » dans un portrait dressé de lui en 1910 par un fonctionnaire de l’administration coloniale4. Le shaykh ‘Abd al-Karîm al-’Abidîn est l’un des petit-fils de ce dernier (le prénom du grand-père s’est transformé au cours du temps en patronyme de la famille). Il est intéressant de noter qu’il n’est pas en mesure de reconstituer lui-même sa généalogie ; il manifeste beaucoup d’intérêt pour mes propres informations recueillies dans les sources de l’administration coloniale. Ayant succédé à l’un de ses frères mort lors de la guerre de Libération, il apparaît sous les traits d’un paysan affable. Arabophone exclusivement, possédant des rudiments de lecture et d’écriture acquis à l’école coranique de la zâwiya, il se consacre en même temps que les autres hommes de sa famille aux travaux des champs. Il n’assure sa fonction de chef de confrérie que ponctuellement.
9Au début des années quatre-vingt, la zâwiya comporte, outre les qubba-s, une mosquée, où l’imâm d’un village voisin dirige la prière communautaire du vendredi et un cimetière, où reposent les membres de la famille. Composée de quatre unités familiales, celle du shaykh et celles de ses trois frères, la population de la zâwiya se répartit dans quatre maisons individuelles construites sur le même modèle : des pièces conti-guës autour d’une cour centrale et qui se sont multipliées au gré de l’agrandissement de la famille, par les mariages des garçons notamment. La plupart de ces derniers continuent de résider sur les lieux. Ceux d’entre eux qui travaillent loin de la zâwiya y conservent leur chambre, qu’ils occupent lors de leurs fréquents séjours. Un immeuble de deux étages s’est ajouté à cet ensemble résidentiel, pour héberger le second ménage du shaykh. Cette famille élargie est loin de vivre dans l’opulence et dans le confort. Si l’électricité y est déjà installée, l’eau, qui fait toujours défaut, est journellement amenée dans des citernes depuis les villages voisins. Basée sur un système autarcique, l’économie de la zâwiya est enrichie par les dons des affiliés. Comme tout lieu de pèlerinage, la zâwiya est isolée du reste du village. Une école élémentaire et quelques habitations récentes sont les seules constructions rencontrées sur le chemin de terre y conduisant.
10Par sa stabilité depuis deux siècles, ce lieu saint constitue le lieu de mémoire des ‘Îsâwâ de la région. Son extension ainsi que l’augmentation du nombre de détenteurs de la baraka de Sîdî Muhammad b. ‘Îsâ, en la personne des descendants des fondateurs de la zâwiya, attestent de la persistance de l’efficacité symbolique de la confrérie. Il va sans dire que le shaykh est le principal bénéficiaire de cette situation, qui contribue à accroître son prestige.
11Toutefois, la zâwiya de Oulhaça aurait sans doute perdu son statut de lieu de mémoire, si des centaines d’affiliés, d’adeptes ou de sympathisants du shaykh Ibn ‘Îsâ et de ses représentants locaux, avaient cessé de se souvenir de ces ancêtres spirituels et de leur rendre hommage par leurs visites. Son existence est donc tributaire de l’activité des membres des différents groupes qui s’y rattachent.
12Le travail principal du shaykh en tant que chef de confrérie consiste à recevoir les visiteurs, qui viennent rendre hommage au shaykh Ibn ‘Îsâ à travers les fondateurs de la zâwiya et sollicitent une aide d’ordre matériel ou spirituel. Travail d’écoute et, le cas échéant, proposition de solutions aux problèmes posés : des amulettes, des remèdes à base de matières végétales, voire une intervention auprès d’une administration. Dans tous les cas, les visiteurs recherchent réconfort et soutien moral auprès de ce père spirituel. Ceux qui souhaitent y séjourner quelque temps sont hébergés dans une aile de la nouvelle résidence du shaykh. Celui-ci se fait un devoir de les accueillir et de les nourrir. Toute forme d’aide est symbolisée par le concept de baraka. Les dons effectués par les visiteurs en échange de la baraka reçue sont nommés ziyâra-s, se confondant ainsi avec la démarche de visite elle-même. Les visites sont plus ou moins nombreuses selon les saisons et culminent au moment du pèlerinage annuel de la confrérie. À son tour, le shaykh rend visite aux membres de la confrérie pour assister à des cérémonies, pour régler des conflits entre affiliés ou groupes d’affiliés, ou simplement pour garder le contact avec ceux qu’il appelle ses enfants. C’est au cours d’une de ses visites à la firqa féminine d’Aix-en-Provence que je l’ai rencontré la première fois.
13Considérée comme la maison des ‘Îsâwâ, dont certains contribuent aux travaux de réfection, d’extension ou d’embellissement, la zâwiya n’en demeure pas moins la propriété exclusive des descendants du fondateur, plus précisément celle du shaykh. En effet, ce dernier se comporte de plus en plus comme l’héritier attitré des lieux, en multipliant les logements destinés à l’usage de ses propres enfants, ce qui n’est pas sans engendrer des conflits avec les membres des familles de ses frères.
Adhésion individuelle ou appartenance collective ?
14Il n’est pas aisé de déterminer le nombre de ‘Îsâwâ dans la région. Être ‘Îsâwî n’implique pas nécessairement le rattachement formel à la confrérie. Les responsables de l’organisation estiment à quelque deux mille individus le nombre de ‘Îsâwâ, entre les affiliés officiels d’une part, les membres de leurs familles, les adeptes et les sympathisants du saint-fondateur d’autre part. Si l’on est ‘Îsâwî par filiation, on le devient par choix personnel. Tous les enfants d’une même famille de tradition ‘Îsâwiyya n’adhèrent pas obligatoirement à la confrérie. Par exemple, dans une famille où les deux parents étaient respectivement muqaddim et muqaddima, un des fils affichait ouvertement son hostilité à l’égard des confréries, un autre participait aux activités de la firqa locale, une fille disait sa préférence pour le football et une autre se déclarait une inconditionnelle de la confrérie.
15Les affiliés sont réunis au sein des firqa-s sous l’autorité d’un muqaddim. Celles-ci, au nombre de neuf, sont disséminées à travers la région. Constituées sur une base territoriale, elles sont désignées par le nom de la localité de résidence de leurs membres : Aïn el-Hout, Aïn Temouchent, Beni-Saf, El-Eubbad, Hennaya, Imama, Kalaa, Ouzidane, Remchi, Zelboun. Celle d’Aix-en-Provence est connue comme « la firqa de France ». Les informations sur la constitution de ces groupes, que les archives font remonter au début du siècle, sont rares. Les enquêteurs de l’administration coloniale chargés de suivre l’évolution de l’ensemble des confréries dans toute l’Algérie, en vue d’évaluer leur degré de dangero-sité, s’intéressent surtout à leur nombre ainsi qu’à l’influence de leurs chefs : muqaddim-s locaux, shaykh de la zâwiya régionale, muqaddim-s et shaykh de la zâwiya-mère. De même que leur principale préoccupation consiste à veiller sur le respect des mesures d’interdiction « de se livrer dans les rues à des scènes excentriques » imposées à la confrérie des ‘Îsâwâ par le gouverneur général. Enfin, refusant de voir la dimension spirituelle des activités de cette confrérie, ils n’en soulignent que l’intérêt matériel pour les chefs de zâwiya-s. Malheureusement, les témoignages oraux que j’ai essayé de recueillir auprès des affiliés nés au début du siècle sont aussi pauvres. Les éléments de comparaison dont je dispose sont par conséquent extrêmement ténus.
16Au début des années quatre-vingt, chacune des firqa-s répertoriées comporte un groupe masculin et un groupe féminin, dirigés respectivement par un muqaddim et une muqaddima, élus par les membres et légitimés par le shaykh. Bien que les deux groupes fonctionnent de façon autonome, le muqaddim de chaque localité représente l’autorité du shaykh auprès des affiliés des deux sexes. Les qualités requises d’un muqaddim ou d’une muqaddima sont l’ancienneté dans la confrérie, la connaissance du rituel, la piété, la bonne moralité, l’art de faire régner l’harmonie dans un groupe. L’ascendance sharîfienne est certes un atout supplémentaire mais ne constitue pas une condition nécessaire. La maîtrise de la langue écrite n’est pas indispensable, l’aptitude à mémoriser étant davantage valorisée. Le rôle de muqaddim consiste à accueillir les nouveaux membres, à les initier, à assurer la gestion de la vie matérielle et spirituelle du groupe, à diriger les cérémonies. La fonction de muqaddim, non rémunérée, n’est pas reconnue en tant qu’activité professionnelle. Même le prestige conféré par ce statut est relatif, non seulement parce que celui-ci est limité au cercle étroit de la confrérie, mais aussi parce qu’il est sans cesse remis en question selon les conduites de l’intéressé.
17Les membres d’une firqa appartiennent à toutes les classes d’âge. Les plus jeunes ont entre dix-huit et vingt-cinq ans (on note quelquefois la présence d’enfants dans les cérémonies), les plus âgés autour de quatre-vingts ans. D’origine rurale pour la plupart, ils résident et travaillent aujourd’hui dans les villes ou dans le ḥawz, rarement à la campagne. Les professions exercées par ceux qui sont dans la vie active sont des plus diverses : agriculture, artisanat, commerce, emplois administratifs, enseignement, professions médicales et paramédicales… Beaucoup de jeunes sont collégiens, lycéens ou étudiants.
18L’affiliation à une firqa est présentée comme une élection divine. Mais jeunes comme vieux évoquent le rôle d’un adulte, avec lequel ils ont entretenu des liens privilégiés au cours de leur enfance (généralement un grand-père pour les garçons et une grand-mère pour les filles). Quelques cas existent d’affiliés issus de familles non ‘Îsâwâ, mais ayant été « vendus » (mabyû’în) aux ‘Îsâwâ. Cette forme d’initiation intervient après la guérison d’enfants malades, au cours d’une cérémonie rituelle de la confrérie. L’affiliation effective reste, là encore, un choix personnel.
19Comme tous les adeptes du mysticisme, les affiliés décrivent leur initiation comme une conversion brutale au cours d’une ḥaḑra, un retournement total de leur être, en tout cas comme un événement d’une grande importance dans leur vie. On est « pris » par le shaykh Ibn ‘Îsâ pendant la cérémonie rituelle, après avoir effleuré le vêtement d’un officiant ou après avoir touché le serpent qu’un autre était en train d’avaler…, ou bien lors d’une visite à son sanctuaire, comme ce fut le cas pour cet homme dont É. Masqueray rapporte le témoignage :
« Depuis ce temps j’appartiens au Cheikh Mahmed ben Aïssa. Par lui je sais tout ce que je puis savoir ; par lui j’aime autant que je puis aimer ; je l’entends s’il m’appelle ; il me répond si je l’invoque. En lui mon âme s’est élevée dans l’inaccessible et dans l’éternel, dans le calme absolu. La mort ni les souffrances ne m’inquiètent guère. Je me nourrirai de plantes vénéneuses devant toi, je mâcherai du verre sans que mes lèvres en saignent ; je m’enfoncerai un poignard dans le flanc, et à l’instant même ma blessure sera guérie. Je puis, rien qu’en imposant mes mains sur la tête d’un homme, lui communiquer ma force et l’envoyer contre un mur hérissé de piques ou le lancer pieds nus sur un champ de charbons rouges ; que sa chair se déchire ou qu’elle brûle, il se retournera vers moi en souriant, ivre de bonheur. Mon cheikh m’a même accordé davantage. Je puis entrer dans la chambre d’un malade, prendre tout son mal et l’en délivrer ainsi sans souffrir moi-même ; il me suffit de le regarder et de tenir ses mains dans les miennes. Telles sont les œuvres5."
20L’initiation, qui est la transmission du secret (sirr) ou de la baraka du shaykh Ibn ‘Îsâ, comporte un enseignement moral, l’apprentissage de prières, de musique et de chants, de danses de transe extatique, d’exercices physiques. Effectuée autrefois dans le cadre d’une cérémonie particulière6, l’initiation des néophytes se réduit à l’époque contemporaine à la mémorisation d’un fragment d’une prière spécifique de la confrérie (le Hizb Subhân al-Dâ’im)7 et de quelques formules liturgiques, ainsi qu’à l’acquisition des techniques de la danse rituelle. Quelques-uns s’entraînent en outre aux exercices de la séquence du la’ab. La conduite de transe, qui fait partie du système traditionnel d’expression physique des sentiments dans la région, est transmise aux membres des familles de ‘Îsâwâ dans le cadre de l’inculcation de l’art de communiquer avec son corps. Nous sommes dans des milieux où le langage du corps, fortement ritualisé, est un élément déterminant des échanges sociaux. Le processus d’apprentissage technique de la transe débute dans la prime enfance et se poursuit tout au long de l’âge adulte. Les nourrissons sont bercés par des balancements d’avant en arrière, mouvements ponctués par la répétition par les mères du terme « izhid » (entre en transe). Plus tard, l’imitation de personnes en transe, jeu favori des enfants fortement encouragé par les adultes, constituera le mode d’apprentissage par excellence.
Une architecture complexe
21Saisir de l’intérieur le fonctionnement de la confrérie supposait une enquête intensive auprès de toutes ses composantes. Mais très vite, s’est imposée la nécessité de mon ancrage dans l’une des firqa-s. Le hasard m’introduisit spontanément dans celle de Aïn el-Hout. Au fil du temps, cette localité apparut en tant que lieu de convergence des différents réseaux d’affiliés de la région.
22Dans les années quatre-vingt, Aïn el-Hout se présente comme une grosse bourgade, où les vergers cèdent de plus en plus la place aux nouvelles constructions : « villas des émigrés » ou « villas des riches commerçants de Tlemcen ». Ses boutiques (boucheries, épiceries) dispensent les denrées de première nécessité ; un salon de coiffure pour hommes et un hammâm répondent aux besoins élémentaires d’hygiène. Une école primaire et un dispensaire sont les seuls services publics disponibles. Aussi, les « Ḥwâta », tels que ses habitants s’autodésignent, sont-ils nombreux à se rendre chaque jour à Tlemcen ou dans les centres industriels et urbains proches. De ce fait, Aïn el-Hout constitue un lieu privilégié de contact entre le monde rural et le monde urbain, ainsi qu’une aire pertinente d’observation de l’interpénétration des traditions religieuses rurales et des traditions religieuses urbaines ; autrement dit, l’illustration exemplaire de l’espace du ḥawz et de la culture du ḥawz. Si les deux mosquées sont régulièrement fréquentées (surtout par les hommes), les qubba-s des saints sont tout autant visitées (surtout par les femmes).
23Les confréries ont toujours été très actives à Aïn el-Hout. E. Doutté (1900a) et É. Dermenghem (1954) font état de réunions de l’ensemble des confréries (Darqâwiyya, Qâdiriyya, Taybiyya, ‘Îsâwiyya) au troisième jour de toutes les fêtes religieuses. Au moment de l’enquête, seule la confrérie des ‘Îsâwâ organise une cérémonie rituelle à ces occasions. La firqa des ‘Îsâwâ de Aïn el-Hout est composée d’un groupe d’hommes et d’un groupe de femmes. Ce sont les époux M., propriétaires d’un des deux hammâm-s du village, qui les dirigent respectivement jusqu’en 1984, date du décès du muqaddim. Très respecté par l’ensemble des membres, ce dernier entretenait d’excellents rapports avec les jeunes qui l’appelaient « muqaddim Johnny » (en référence à Johnny Hallyday), à cause de son teint clair et de sa haute stature. Il sera remplacé par un membre actif de la firqa, tandis que sa veuve, quoique peu populaire auprès des femmes, continuera d’occuper la fonction de muqaddima. Outre l’animation des réunions de prière féminines, celle-ci veille à l’entretien de la zâwiya localisée au centre du village.
24La firqa des hommes regroupe une cinquantaine d’affiliés, qui ne se réunissent au complet que lors des célébrations d’événements extraordinaires. Quelque dix membres, habitant à Aïn el-Hout même, se retrouvent à la zâwiya le jeudi soir, après la prière canonique, pour célébrer une ḥaḍra, parler de la vie interne de la firqa et de la confrérie, régler le cas échéant des conflits entre membres ou entre firqa-s, discuter des affaires du pays et du monde. Je n’ai jamais réussi à participer à ce type de réunion dans son intégralité. C’est une des limites qui m’ont été imposées par mon statut de femme. En revanche, j’ai pu m’entretenir avec certains des membres autour d’un thé, au moment où les échanges devenaient informels. À ces assemblées hebdomadaires s’adjoignent des firqa-s voisines ou plus éloignées, de manière spontanée ou sur invitation. Le shaykh lui-même peut effectuer une visite-surprise auprès de la firqa. Tous ces visiteurs sont reçus et traités avec beaucoup d’égards. La firqa leur « offre » une ḥaḍra plus longue que d’habitude, ainsi qu’un repas préparé par les femmes. Les ‘Îsâwâ de Aïn el-Hout sont à leur tour invités par d’autres firqa-s. Des particuliers les sollicitent pour des veillées spirituelles (lîla-s), qui consistent à consacrer un événement familial par la célébration d’une ḥaḍra nocturne. Par ailleurs, les autorités locales les font régulièrement participer, en tant que groupe folklorique cette fois, à des manifestations culturelles organisées à l’occasion de fêtes nationales ou religieuses. Ce groupe forme, avec les autres groupes ‘Îsâwâ des environs immédiats de Tlemcen, une association culturelle présidée par le muqaddim d’El-Eubbad, et c’est en tant que telle qu’il est invité. Il est considéré comme une référence par l’ensemble des membres de la confrérie, non seulement parce qu’il est localisé dans un village de sharîf-s, mais aussi parce que c’est l’un des plus actifs et les mieux connus dans la région.
25La présence régulière des membres de la firqa dans toutes les manifestations n’est pas obligatoire. Le nombre de participants est plus important lors des célébrations publiques, pour lesquelles le muqaddim prévient tous les membres, en particulier ceux qui jouent des rôles rituels : maître de cérémonie, musiciens, chanteurs, « joueurs » au sens de manipulateurs d’objets tranchants et de feu, mangeurs ‘de serpent. Dans ces circonstances, on fait appel à d’autres firqa-s voisines pour améliorer la qualité de la « performance », qui nécessite un maximum de compétences. En dehors des réunions de la confrérie, l’affilié mène la vie de tout citoyen algérien et ne se distingue par aucun signe particulier. La catégorie de ‘Îsâwî reste une catégorie à usage interne entre adeptes du shaykh Ibn ‘Îsâ et ne revêt aucune connotation politique.
26La firqa de Aïn el-Hout fonctionne comme un réseau autonome. Toutefois, les nombreux liens qui unissent la plupart de ses membres aux membres d’autres firqa-s, tels que les liens d’amitié, de voisinage, de parenté ainsi que les alliances matrimoniales, favorisent les interactions avec l’ensemble des réseaux d’affiliés. Ainsi, les différentes firqa-s rattachées à la zâwiya de Oulhaça, susceptibles de se rencontrer deux fois par an, lors du pèlerinage à Meknès et lors du pèlerinage à Oulhaça, sont dans les faits en contact les unes avec les autres tout au long de l’année.
LANGAGES RITUELS
27Parmi les manifestations cycliques de la firqa des hommes, on peut noter, outre les deux pèlerinages sur les tombes du fondateur de la confrérie à Meknès et du fondateur de la confrérie à Oulhaça, les célébrations des fêtes du calendrier musulman. Ces célébrations se déroulent sur une place du village. Les femmes n’assistent qu’à la séquence du la’ab, en tant que spectatrices. Personnellement, je pouvais suivre les cérémonies depuis le début, c’est-à-dire depuis la procession à travers le village, qui se dirigeait vers les tombes des saints patrons, parce que je disposais d’un appareil photographique. Les ‘Îsâwâ appréciaient particulièrement les photos des cérémonies, « souvenirs de traditions menacées de disparition ». Je suivais le groupe des fillettes qui se déplaçaient librement dans l’espace public, avant de rejoindre les femmes qui arrivaient plus tard. Chacune de mes incursions dans l’espace masculin était surveillée de près par les ‘Îsâwâ, devenus mes amis, qui se faisaient un devoir de me protéger des hommes.
28Le rituel ‘Îsâwî ou ḥaḍra comporte deux séquences, le dbikr et le la’ab, entrecoupées de pauses. Il est considéré par les affiliés de la confrérie comme une mise en scène des actes prodigieux attribués à leurs ancêtres spirituels, en signe de perpétuation de leur souvenir et de témoignage de l’efficacité de la baraka du shaykh-fondateur. Ressortissant à la fois au domaine religieux et au domaine culturel, en même temps ancrés dans l’univers masculin et l’univers féminin, dans l’espace urbain et l’espace rural, les rituels pratiqués dans le cadre de la confrérie présentent un intérêt particulier dans la perspective d’une redéfinition des contours du religieux dans la société algérienne contemporaine.
29Quel que soit le contexte des ḥaḍra-s, les séances se tiennent toujours après les prières canoniques. Leur durée varie selon la cérémonie célébrée et peut aller de deux heures minimum à plus de quatre heures. Le décor se réduit à l’exposition des étendards de la ou des firqa-s participant à la cérémonie. De nombreux objets sont nécessaires pour l’accomplissement des rites : livrets de prières, chapelets, instruments de musique (tambours de plusieurs dimensions, tambourins, hautbois), instruments tranchants pour les exercices physiques (hachettes, couteaux, sabres, tiges d’acier), morceaux de verre et serpents pour les rites de manducation, brasero pour brûler l’encens, mais aussi pour réchauffer la peau des instruments de percussion, branches d’alfa pour les rites du feu. La séquence du dbikr constitue la phase de préparation intérieure, indispensable pour la réalisation de la séquence du la ‘ab, caractérisée par l’extériorisation des sentiments religieux.
30Les officiants s’installent, soit sur une place du village, soit dans la zâwiya, soit dans une maison. L’accès de l’espace de la ḥaḍra est sacralisé et interdit aux spectateurs. Un gardien de cérémonie (shâwîsh) veille à la mise à distance des personnes susceptibles de la perturber, enfants et femmes en particulier. On redoute la « turbulence » des premiers et les « bavardages » ainsi que le « désir d’entrer en transe au milieu des hommes » des secondes. Au cours des manifestations importantes, la clôture de la halqa, dont l’accès est soumis à des règles très strictes, est matérialisée par la pose de barrières. Cet espace est réservé aux initiés, et, parmi les initiés, à ceux de sexe masculin, qui y pénètrent après avoir accompli les prières canoniques, de préférence à la mosquée. L’état de pureté, aussi bien physique que spirituelle, est une condition indispensable à l’entrée dans la halqa. Les vêtements doivent être d’une blancheur immaculée et les pieds nus ; les chaussures sont interdites, à cause des souillures qu’elles pourraient charrier. Eau et fumée de cigarettes sont prohibées, par crainte de réactions violentes de la part des djinns (ici esprits maléfiques).
La ḥaḑra de la ‘îd al-Kabîr à Aïn el-Hout en 1982
31On est au troisième jour de la fête. Vêtus de longues tuniques blanches (qashshâba-s), la tête recouverte d’une calotte ou d’un turban, un groupe d’hommes composé de jeunes adultes, d’adultes et de personnes âgées, s’apprête à monter en procession vers les mausolées des saints patrons locaux. Ce sont les membres de la firqa locale des ‘Îsâwâ et leurs confrères invités de la région. Un orchestre, formé de joueurs de tambours (ṭbel-s), de tambourins (bendîr-s) et de hautbois (ghayṭa-s), se place derrière les muqaddim-s, qui ouvrent la marche en déployant les étendards de la confrérie. Des enfants s’attroupent sur les lieux, bientôt suivis par d’autres hommes. Des femmes et des jeunes filles, réunies sur le pas des portes, saluent le groupe avec des youyous. Une atmosphère de fête collective règne dans le village.
32Après avoir rendu hommage aux saints, les processionnaires reviennent s’installer sur une place du village. Deux demi-cercles se font face : d’un côté, le maître de cérémonie, en l’occurrence le muqaddim de Aïn el-Hout, assisté de quelques officiants et entouré des autres muqaddim-s invités et des membres les plus anciens de la confrérie, de l’autre une trentaine d’affiliés. Ceux-ci commencent par s’incliner devant le maître de cérémonie en croisant les poignets et en répétant la formule du taslîm (soumission) : « nahnu mselmîn û mkettfin (nous sommes soumis et nous avons les poignets liés) », geste de soumission à la volonté du fondateur de la confrérie, représenté par le muqaddim en l’absence du shaykh. Ils baisent ensuite sur l’épaule et sur la tête les muqaddim-s et les anciens en signe de respect, sollicitant à travers eux la baraka du fondateur, principe de base de l’efficacité de la cérémonie.
Le dhikr : du souvenir à la quête
33Deux joueurs de hautbois ouvrent la séance par un court prélude instrumental. Le maître de cérémonie récite la Fâtiḥa, puis il entonne un poème chanté, repris en chœur par l’assemblée. Il s’agit de fragments du Hizb Subhân al-Dâ’im (voir Annexe II, prières 1 à 5).
34À mesure que la séquence du dbikr progresse, une sorte d’engourdissement s’empare de l’assemblée. Le rythme des litanies glorifiant les attributs divins et ceux du Prophète et des saints, d’abord régulier, devient de plus en plus rapide. La prière d’énumération des noms de Dieu (prière 6) s’accompagne de balancements de la tête et du buste. Des participants émettent des gémissements, certains pleurent, d’autres se lèvent, se donnent la main et esquissent des mouvements de danse. L’un d’entre eux manifeste le désir d’entrer en transe ; le processus est vite arrêté par le muqaddim, qui entraîne le chœur dans la prière sur le Prophète (prière 7). Les prières se terminent par la demande de la miséricorde divine pour le shaykh, les muqaddim-s, les autres membres de la confrérie, les morts, les membres de la famille des participants, l’ensemble des musulmans et des croyants. Après une dernière prière invoquant la présence des saints et des prophètes (prière 8), le muqaddim annonce la fin du dhikr. Les officiants utilisent des termes physiologiques pour décrire leur état : « shebe’na min ḥubb Allâh (nous sommes rassasiés d’amour divin) », « djnûnna rayyḥû (les esprits qui nous possèdent se sont calmés) ». Une expression de plaisir illumine leurs visages. Ils se félicitent mutuellement en se donnant l’accolade, rendent hommage au maître de cérémonie, expriment leur gratitude et leur loyauté aux anciens, en réitérant le geste de soumission. Le public remercie l’assemblée : « bsaḥḥetkum (à votre santé) ».
35Des comparaisons sont établies avec les cérémonies passées. Une allocution du muqaddim clôt cette première séquence. Celui-ci fait l’historique de la confrérie, proclame la fidélité des ‘Îsâwâ à l’éthique du shaykh-fondateur, basée sur l’amour de Dieu, la fraternité, la solidarité. Des applaudissements témoignent de l’approbation de l’assistance. Le muqaddim exprime sa satisfaction de voir les ‘Îsâwâ poursuivre la tradition de leurs ancêtres malgré les bouleversements de l’époque. Ensuite sont prononcés les vœux de bien-être et les formules de bénédiction. Des spectateurs, notamment les rares femmes qui se sont jointes au groupe des enfants, font parvenir au muqaddim des demandes de faveurs accompagnées de dons en argent. Celui-ci invoque Dieu, le Prophète, le Shaykh Parfait et d’autres saints et sollicite leur baraka. Sa voix est submergée par les youyous. Suit une vente aux enchères de sucre, de pain, de cierges apportés par les spectateurs. La foule se disperse momentanément, tandis que les officiants partagent le repas préparé par les femmes de la firqa.
Le la’ab : la foi en jeu
36Après la pause, les spectateurs reviennent plus nombreux. Cette fois, les femmes se comptent par dizaines. Elles se font discrètes sous leur hâyik, qui laisse à peine entrevoir un œil. Les officiants reprennent leur place dans la halqa. Derrière eux, les musiciens, dont le rôle dans cette deuxième partie est plus important encore, préparent leurs instruments. Ils réchauffent la peau de leurs tambours et tambourins au-dessus du brasero. Le joueur de ghayṭa ouvre la séance. Le muqaddim entonne une formule aussitôt reprise par le chœur : « Dieu est notre Maître, Ô Dieu notre Maître – Dieu notre Maître et l’Unique est mon Seigneur – Notre Maître est Dieu, Dieu est notre Maître – Le seigneur de la ḥaḍéra (le Shaykh Parfait) habite mon cœur », formule qui sera répétée tout au long de la séquence avec quelques variantes.
37Ayant prononcé le taslîm devant les muqaddim-s et le maître de cérémonie, deux officiants se font remettre un sabre chacun, dont un muqaddim vient d’humecter les lames de sa salive (« la salive contient de la baraka », m’explique une femme qui se tient à mes côtés). Ils se déplacent dans la ḥalqa, en faisant tournoyer les sabres en l’air, la pointe dirigée vers le haut. Puis ils se passent mutuellement les lames sur différentes parties du corps (gorge, ventre, articulations des bras et des jambes), sans se blesser. Ils s’approchent du public pour montrer que les sabres sont bien tranchants. Entre en scène un troisième adepte, qui danse autour des deux joueurs. L’un de ces derniers lâche son sabre, tandis que le deuxième lui tend le sien. Le nouveau venu se couche sur la partie aiguisée de la lame, que les deux autres soulèvent doucement. « Bismillâh ! » (Au nom de Dieu !), « Yâ rasûl Allah ! » (Ô prophète de Dieu !), « Sîdî Ibn ‘Îsâ ! » et d’autres noms de saints sont entendus parmi les spectateurs. Les exercices se poursuivent, de plus en plus impressionnants, provoquant stupeur et ferveur. Des youyous fusent chaque fois que les joueurs offrent à leur regard une peau à peine rougie. « C’est la baraka du Shaykh Parfait qui les empêche de se blesser ; ils ne sentent rien », poursuit ma voisine. Des personnes souffrantes, adultes et enfants, sont amenées dans la halqa, dans l’espoir d’être guéries par le contact avec les sabres.
38Contrairement au jeu de fer qui ne produit en principe pas de saignement, le rite de taillade du crâne, emprunté à la confrérie marocaine Ḥamdûshiyya, a pour but de faire couler du sang. Munis l’un d’une hachette, l’autre d’un couteau, deux adeptes se donnent des coups réguliers sur le cuir chevelu, rythmés par les tambours. Des femmes se précipitent sur les joueurs pour toucher leur tête ensanglantée, « pour recevoir la baraka », précisent-elles. Les blessures sont vite cicatrisées.
39Les rites se succèdent : un joueur se transperce les joues avec une longue aiguille sans se blesser et invite des spectateurs à l’imiter ; un deuxième mâche du verre broyé ; quelques autres se passent sur le corps des branches d’alfa enflammées sans se brûler. Mais le clou de la cérémonie est le rite du serpent. Les membres de la famille du shaykh sont connus pour charmer les serpents venimeux et les ingérer. Affirmant jouir d’une immunité héréditaire contre le venin, « immunité acquise dans le ventre de la mère », les mangeurs de serpent se soumettent aux rites de purification et prononcent la formule du taslîm, avant d’avaler le serpent devant une foule extasiée.
40Avec le rite de taillade du crâne, le rite du serpent est celui qui provoque le plus d’états de transe parmi l’assistance, en particulier chez les femmes, qui essaient de pénétrer dans la ḥalqa pour danser. Réticent dans un premier temps, le gardien de cérémonie finit par céder sous la pression des femmes âgées, qui lui rappellent le caractère irrépressible d’un tel désir. Il les autorise à danser, après les avoir revêtues d’une djal-lâha surmontée d’une capuche qui leur cache la face, dans un espace intermédiaire entre l’enceinte sacrée et l’espace public. Dans la ḥalqa même, des adeptes se jettent sur les mangeurs de serpent, essayant de leur en arracher des morceaux. Certains pleurent, la tête appuyée sur l’épaule de ces derniers, d’autres errent dans la ḥalqa, « en quête de Dieu », diront des femmes. Ceux restés sur place se mettent à danser, main dans la main. Ils penchent le buste en avant, tandis qu’ils projettent les pieds en arrière, tout en répétant « Allâh ! » Des danseurs se détachent du groupe et parcourent la ḥalqa en effectuant des bonds. Le maître de cérémonie les surveille de près. Les musiciens adaptent leur rythme et les airs à l’« état » de chacun d’eux. Les balancements de ces derniers s’intensifient et leurs gestes deviennent plus précis. Des mouvements semi-circulaires des bras, de droite à gauche, puis de gauche à droite, se font de plus en plus rapides. Lorsque les danseurs sont manifestement en transe, des invocations s’élèvent de la ḥalqa et des appels au secours sont lancés par des spectateurs, à l’adresse du fondateur et des saints protecteurs pour les accompagner dans leur chute. Ceux qui s’écroulent au sol sont aussitôt pris en charge par le muqaddim, le shâwîsh ou par des officiants qui les massent et les réveillent en douceur. La musique s’arrête et les formules de bénédiction pleuvent sur la ḥalqa.
41Le maître de cérémonie clôt la ḥaḑra avec les dernières prières. Les officiants semblent quelque peu absents et les spectateurs s’en retournent chez eux, « apaisés, le cœur rempli d’amour et de baraka ».
Cérémonie religieuse ou profane ?
42La ḥaḍra des ‘Îsâwâ a particulièrement frappé l’attention des observateurs occidentaux durant la période coloniale. On en trouve des traces dans des manuels d’enseignement de langue arabe (M. Soualah, 1947), dans des ouvrages scientifiques, dans des récits de voyageurs, dans des romans. Le peintre E. Delacroix l’a mise en scène dans une série de trois tableaux, Les Convulsionnaires de Tanger (F. Pouillon, 1988). La ḥaḍra des ‘Îsâwâ fait partie du paysage culturel des trois sociétés, algérienne, marocaine et tunisienne, tel qu’il est apparu aux orientalistes et aux administrateurs coloniaux du xixe siècle et du début du xxe siècle. Dans les années quatre-vingt, la ḥaḍra des ‘Îsâwâ est présentée sous forme de spectacle en tant qu’art populaire maghrébin, aussi bien en Occident qu’au Maghreb. En 1993, un groupe de ‘Îsâwâ de Meknès prendra part, avec d’autres artistes marocains de cette ville, aux manifestations du carnaval de Nice. On y verra des ‘Îsâwâ, vêtus de leurs costumes céré-moniels, défiler entre les chars du corso carnavalesque, leur musique et leurs litanies se mélangeant à la musique et aux chants de carnaval. Durant plusieurs jours, des femmes marocaines vivant en France les suivront pas à pas, répétant sur le mode de la plaisanterie des litanies, notamment la formule : « Muhammad, l’envoyé de Dieu est devant nous ; Muhammad, intercède pour nous ô ami de Dieu » et simulant les mouvements de la danse rituelle derrière les hommes en transe. Pour finir, une ḥaḍra sous chapiteau, dans le cadre d’une soirée marocaine, donnera l’occasion à des dizaines d’immigrés marocains, jeunes et vieux, hommes et femmes, de participer pleinement à une telle cérémonie en s’abandon-nant à la transe.
43Mériscisme8, charlatanisme, prestidigitation, anesthésie hystérique produite par la répétition d’une même phrase, le bruit rythmé des instruments musicaux et la danse, ce sont là les représentations les plus récurrentes dans la littérature coloniale. Le style des textes, toujours passionnel, traduit la fascination et/ou le mépris des observateurs pour les ‘Îsâwâ en état de transe. Mais il s’est trouvé des auteurs, comme É. Dermenghem par exemple, qui se sont attachés à souligner la dimension profondément spirituelle des rituels :
« La hadhra des Aïssaoua (‘Îsawa) est assez mal connue et généralement mal comprise ; soit qu’on la juge d’après des exhibitions foraines, soit qu’on s’arrête aux apparences et à des descriptions très nombreuses, mais le plus souvent fort extérieures et se répétant les unes les autres. Ces descriptions insistent presque toujours sur un aspect spectaculaire, parlent d’hystérie, de fanatisme, de sauvagerie, de miracles ou de supercheries. La réalité est tout autre. Pour la comprendre, il faut aller plus loin que le saisissement causé par des performances à la vérité assez impressionnantes mais qui ne présentent, je crois, d’autre prodige, que d’aller jusqu’au bout dans une certaine direction. Il faut envisager les choses dans leur ensemble. Elles apparaîtront alors comme profondément sérieuses, comme participant à la fois de la liturgie, de l’art, de l’exercice spirituel, de la recherche du bonheur par la sortie hors de l’individualité limitée, c’est-à-dire par l’extase. Les performances elles-mêmes qui suivent l’office liturgique apparaîtront alors comme des issues et comme des signes ; le tout ressortissant de cette catharsis, de cette purification, qui semble, depuis qu’Aristote a employé ce mot pour la tragédie, la raison profonde de toute activité désintéressée9. »
44Les sciences sociales modernes se sont également penchées sur le rituel des ‘Îsâwâ. Des auteurs d’ouvrages d’histoire religieuse (H. Jeanmaire, 1951) ou d’ethnomusicologie (G. Rouget, 1980) s’y réfèrent pour illustrer telle ou telle théorie d’ensemble. Beaucoup d’articles et de thèses, ainsi que des films ethnographiques, ont pour objet en partie ou en totalité les exercices du la’ab. Mais tous ces travaux s’attachent trop aux aspects techniques de la transe et apportent peu d’éléments d’analyse. Deux exceptions cependant : la thèse de A. Boncourt (1980) et un article de R. Jamous (1995). Plus particulièrement consacrée au rituel (prières, chants, musique, danse), la première en propose une analyse symbolique, tandis que le second démontre l’articulation entre mysticisme et possession par la médiation de la sainteté. Mais reste toujours posée la question du sens de la ḥaḍra ‘Îsâwiyya pour les adeptes.
45Dans la région de Tlemcen, l’évocation de la ḥaḍra ‘Îsâwiyya suscite des réactions variées : ignorance, indifférence, crainte, fascination, adhésion, respect. Lorsqu’il est connu, le rituel est perçu, soit comme un ensemble de manifestations religieuses, soit comme un ensemble de chants et danses folkloriques, soit comme un ensemble de phénomènes magiques.
46La dualité des formes rituelles qui composent la ḥaḍra, prières liturgiques d’une part, exercices physiques d’autre part, pourrait conduire à la dichotomisation de la cérémonie en séquence sacrée et séquence profane, facilement dissociables puisque séparées dans le temps. D’où la possibilité de folkloriser la deuxième partie, connotée « jeu » par les ‘Îsâwâ eux-mêmes, sens littéral du terme arabe « la’ab ».
47La première phase de la ḥaḍra est indiscutablement une activité religieuse puisqu’on y récite des prières (dhikr, hizb, du’â’) où s’intercalent des versets coraniques, pour célébrer Dieu, le Prophète, le fondateur de la confrérie et d’autres saints. Il s’agit de prières surérogatoires, dont la pratique est un signe de plus grande piété. Si les aînés récitent les prières de mémoire, les jeunes suivent les textes sur des cahiers. Le message véhiculé est toujours le même : célébration de la toute-puissance divine, de son unicité et de sa transcendance. L’affirmation de la foi islamique revient comme un leitmotiv. Les prières sont dites dans la langue sacrée du Coran. La récitation du Subhân al-Da’im est caractérisée par une attitude religieuse spécifique, mêlée d’exaltation collective entretenue par le rythme du chant et de la musique, et de concentration du groupe sur lui-même. Totalement absorbé par les prières, celui-ci semble coupé du monde extérieur à la halqa. Toute manifestation de transe est interdite au cours de cette phase de recueillement. Cette séquence n’est pas très différente des séances de dhikr des confréries plus classiques (‘Alawiyya, Tîdjâniyya).
48La rupture est nette entre les deux parties de la cérémonie. Elle marque le passage du dedans au dehors, de l’intériorisation à l’extériorisation des sentiments religieux et à leur communication au public. Si la première séquence peut être considérée, malgré son caractère collectif, comme un dialogue entre l’adepte ‘Îsâwî et Dieu par l’intermédiaire du shaykh, du Prophète et des saints, la deuxième séquence peut être analysée comme un théâtre vécu, qui nécessite la participation d’un public plus ou moins initié. C’est à ce moment que la foule s’amasse sur les lieux où « jouent » les ‘Îsâwâ et qu’on voit apparaître les femmes, voilées, qui se regroupent dans un coin, de manière à « voir sans être vues ». Doit-on pour autant qualifier le la’ab d’activité profane ?
49La séquence est structurée autour de la danse de transe rituelle. Parmi les rites pratiqués, le jeu du sabre est le plus courant. Il se produit à toutes les séances de ḥaḍra, tandis que les autres exercices, considérés comme autant d’actes prodigieux, se pratiquent de façon moins régulière. Des rites décrits par R. Brunei et E. Doutté10 ont été complètement abandonnés : omophagie ou manducation de chair crue d’animaux dépecés, consommation de scorpions, port d’une longue mèche de cheveux au sommet du crâne, identification à des figures animales.
50Les rites du la’ab sont comparables aux rites de possession observés en Éthiopie par M. Leiris (1980), en ce sens qu’il s’agit de manifestations théâtrales sacrées, d’actions symboliques représentant des cérémonies mystérieuses. Sous l’effet de l’émotion religieuse, les adeptes jouent des rôles différents en s’identifiant totalement aux personnages qu’ils incarnent. Leurs gestes, réglés d’avance, servent à contenir les affects libérés par la transe. Quels que soient le contenu des légendes et leurs modalités d’expression au cours d’une ḥaḍra, les rites servent à capter la baraka dont bénéficie toute l’assistance. Les moyens utilisés : chant, musique, danses, cris, râles, gémissements, pleurs…, sont des comportements ritualisés transmis depuis des générations. Mais ce sont des comportements appris, qui ne se manifestent que dans un cadre précis et selon des règles rigoureuses. On peut dire que le rituel du la’ab constitue véritablement un jeu, suivant la définition de J. Huizinga : « Le jeu est une action qui se déroule dans certaines limites, de lieu, de temps et de volonté, dans un ordre apparent, suivant des règles librement consenties, et hors de la sphère de l’utilité et de la nécessité matérielles. L’ambiance du jeu est celle du ravissement et de l’enthousiasme, qu’il s’agisse d’un jeu sacré, ou d’une simple fête, d’un mystère ou d’un divertissement. L’action s’accompagne de sentiments de transport et de tension et entraîne avec elle joie et détente11. » C’est un jeu sacré puisqu’il est sous-tendu par des mythes. Comment ce jeu est-il encore efficace dans les années quatre-vingt ?
51Pour expliquer leur disposition à pratiquer les exercices du la’ab, les ‘Îsâwâ se réfèrent aux notions soufies de niyya et de sirr. La possession de la niyya, considérée comme une faveur divine transmise par la communication du secret du fondateur aux adeptes élus, se traduit par une remise de soi totale à la volonté divine (taslîm). Cette attitude se manifeste par la confiance aveugle des joueurs en leurs guides spirituels (shaykh, muqaddim), qui les accompagnent dans leur expérience initiatique. Ils entretiennent avec ces derniers des relations de disciples à maîtres, de clients à protecteurs, de fils à pères, relations basées sur l’amour réciproque.
52La relation d’amour qui caractérise la relation du ‘Îsâwî avec Dieu, principe fondamental de la doctrine soufie, revêt un caractère passionnel, voire érotique, sur le modèle de l’amour voué à Dieu par un soufi célèbre, al-Ḥallâdj, conduit au gibet pour avoir clamé son identification avec Dieu. Le « désir irrépressible d’entrer en transe » (formulation fréquemment utilisée par les ‘Îsâwâ) est appréhendé comme une soif d’amour divin, l’effet cathartique de la transe étant ressenti comme l’apaisement de cette soif. Les termes utilisés par les ‘Îsâwâ pour désigner la danse rituelle : zuhd (ascèse), tûba (repentir, retour à soi), djdeb (ravissement), hadra (présence divine), sont des concepts soufis qui recouvrent des réalités différentes selon le degré de mysticisme atteint par les aspirants.
53Pour être efficace, le rituel du la’ab, qui se présente comme un ensemble de gestes symboliques, doit avoir valeur de signe à la fois pour les acteurs et les spectateurs. Si l’effet cathartique du jeu s’étend à l’ensemble de l’assistance, inversement, la participation collective à la création et à l’expression des états de transe est une condition indispensable au succès de la cérémonie. La production des conduites de transe nécessite des conditions sociales et culturelles précises : un cadre (ici, organisation confrérique), une cérémonie (ḥaḍra), un système de croyances, des techniques permettant la préparation et le déclenchement de la transe (rites oraux, vocaux, musicaux, exercices respiratoires, exercices corporels…), un langage ou un système de signes pour communiquer aux autres (maître de cérémonie, adeptes, spectateurs) l’évolution de son état (prostration, cris, pleurs, agitation, danses).
54Le phénomène de transe appartient à la sphère émotionnelle de la vie. Le rituel du la’ab, qui ordonne les séquences dans un enchaînement progressif, socialise cette manifestation universelle de l’exaltation, en imposant aux individus des règles, pour leur permettre à la fois de contenir leur ferveur et de l’extérioriser de manière codifiée. Dans cette perspective, la transe rituelle des ‘Îsâwâ devient une technique de maîtrise de l’émotion religieuse et de son expression physique. D’où l’importance de la danse, laquelle, par ses multiples aspects – ludique (jeu avec son corps), théâtral (jeu de signes et de symboles pour soi et pour les autres), esthétique (harmonie des gestes) – est, selon les termes de G. Rouget, « À la fois mimésis et catharsis » et « apparaît comme la réalisation même de l’état d’enthousiasme12. »
55Tous les spectateurs ne suivent pas la cérémonie avec le même intérêt. Certains y recherchent un effet bénéfique, d’autres sont là par curiosité ou se sont simplement joints à un attroupement, d’autres encore y viennent par habitude ou parce qu’ils ne peuvent résister à l’attrait d’une ḥaḍra. Quelquefois, on note la présence d’étrangers, fascinés, s’empressant de photographier ou de filmer des scènes exotiques. L’émotion gagne cependant ces spectateurs inaccoutumés à ce type de manifestation. La beauté des chants, de la musique et des danses n’est pas sans toucher la sensibilité esthétique immédiate du profane. Le rituel ‘Îsâwî offre cette possibilité de rupture avec le cours ordinaire de la vie et la projection dans un univers suprasensible.
56Acteurs comme spectateurs entrent et sortent facilement de la cérémonie, sans que le déroulement en soit perturbé. Des officiants peuvent se mettre à l’écart pour se reposer. J’ai souvent vu des jeunes suivre simultanément la retransmission d’un match de football à la radio et faire part des résultats à ces derniers. Parmi les spectateurs, certains répètent les prières et/ou encouragent les officiants par des cris, d’autres discutent. Lorsque le désordre devient trop important, le shâwîsh intervient pour ramener le calme.
57On observe quelquefois un côté exhibitionniste chez les jeunes adeptes se livrant aux exercices extraordinaires, lors de cérémonies publiques notamment. Ils semblent forcer l’admiration de spectateurs avides d’exploits, mais les aînés sont là pour réprimer de tels transports. Ce comportement, qui évoque la simulation, est banal dans les drames religieux. Mais il surdétermine les malentendus entre ‘Îsâwâ et non-initiés. Un incident survenu lors de la participation de la confrérie à la célébration du Mawlid, dans un établissement hôtelier de la ville de Tlemcen en décembre 1982, est révélateur des difficultés à préserver le caractère religieux de la ḥaḍra. Cet événement, qui sera analysé dans le chapitre 7, reflète la diversité des références culturelles en général, et des références religieuses en particulier, ainsi que la diversité des rapports aux cultures et aux religions locales dans l’Algérie des années quatre-vingt.
Notes de bas de page
1 R. Brunel, 1926. Cet ouvrage constitue la meilleure référence sur la confrérie, avec une bibliographie quasi exhaustive où sont répertoriés à la fois des titres en arabes et en français…
2 Afin de déterminer les raisons du déclin de la zâwiya d’Ouzera, j’avais projeté d’effectuer une enquête à Médéa en 1991. J’ai dû y renoncer en raison de la situation politique.
3 Le sénatus-consulte du 22 avril 1863 a pour but de clarifier la situation foncière de l’Algérie en donnant le statut de propriétaires aux tribus qui avaient la jouissance permanente des territoires.
4 Archives d’outre-mer, série 16H32, Aix-en-Provence. Voir la reproduction du document ainsi que sa version dactylographiée dans les Annexes (Annexe III).
5 É. Masqueray, 1914, p. 127.
6 Appelée « Akhd atb-thariqa » (littéralement « prise de la voie ») par R. Brunel (op. cit.), l’initiation chez les ‘îsâwâ ne suppose pas de phase préparatoire, sauf pour les figurations animales. Elle se fait progressivement par un muqaddim, qui enseigne d’abord au néophyte la « Ouaçia » du shaykh : prescriptions et conseils moraux pour suivre la voie tracée par le shaykh et dans un deuxième temps les différentes prières. Les éléments dominants de la « Ouaçia » sont l’ascèse, l’amour de Dieu et l’intention droite, moyens pour accéder à la perfection et s’anéantir en Dieu pour subsister en lui.
7 Ḥizb Subḥân al-Dâ’im ou « Gloire à l’Éternel » : ensemble composite de prières attribuées aux maîtres et initiateurs du shaykh Ibn ‘Îsâ, les shaykh-s al-Djâzûlî, al-Sâḥlî et al-Ḥârîthî, réuni par ce dernier et devenu la prière spécifique des ‘Îsâwâ. Alternance de versets coraniques, d’invocations, de louanges du Prophète, du shaykh Ibn ‘Îsâ et d’autres saints.
8 Mériscisme : habitude qu’ont certaines personnes de faire revenir dans la bouche des aliments dont la digestion est plus ou moins commencée.
9 É. Dermenghem, op. cit., p. 303.
10 R. Brunel, op. cit., E. Doutté, op. cit
11 J. Huizinga, 1988, p. 217.
12 G. Rouget, op. cit., p. 175.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine
Adeptes des saints dans la région de Tlemcen
Sossie Andezian
2001