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Chapitre 5. L’utopie identitaire

p. 117-133


Texte intégral

« – Jean Rouch : Je te dis que c’est la seule façon d’étudier ces gens-là. Il faut s’intégrer dans leur univers merveilleux, sinon on n’y comprend rien ».
– Jean Sauvy : Peut-être, mais alors ne parle pas de méthodes “scientifiques”. C’est de l’Art, c’est tout ce que tu voudras, mais ce n’est en aucun cas objectif, objectif ! »
Jean Sauvy, Jean Rouch tel que je l’ai connu.

LA « CINÉ-TRANSE »

1Dans un texte notoire, « La Caméra et les hommes », Rouch a explicité sa méthode de tournage :

Pour moi, la seule manière de filmer est de marcher avec la caméra, de la conduire là où elle est le plus efficace, et d’improviser pour elle un autre type de ballet où la caméra devient aussi vivante que les hommes qu’elle filme. C’est la première synthèse entre les théories vertoviennes du « ciné-œil » et l’expérience de la « caméra participante » de Flaherty. (…) au lieu d’utiliser le zoom, le caméraman réalisateur pénètre réellement dans son sujet, précède ou suit le danseur, le prêtre ou l’artisan, il n’est plus lui-même mais un « œil mécanique » accompagné d’une « oreille électronique ». C’est cet état bizarre de transformation de la personne du cinéaste que j’ai appelé, par analogie avec les phénomènes de possession, la « ciné-transe »1.

2À l’évidence, Rouch situe son cinéma du côté de l’événement, de la révélation, de la communion. Quelques cinéastes l’ont précédé dans cette voie et s’il désigne lui-même Vertov et Flaherty, son idée de la « ciné-transe », bien sûr inspirée par les rituels de possession qu’il filme souvent, a une source cinématographique plus ancienne et plus spécifique. On la trouve par exemple dans les images de deux films d’expédition antarctique : celle du commandant Scott en 1911, dont Herbert Ponting a utilisé le matériel filmé pour réaliser en 1925 The Great White Silence, et celle d’Ernest Shackleton en 1921, dont le film achevé en 1922 a pour titre L’Expédition du Quest.

3Scott et son équipage, on le sait, ont péri et le capitaine a filmé leur fin. Dans un article de 1925, Belà Balàsz2 revient sur l’événement : « le capitaine Scott dresse une dernière fois sa tente et y pénètre avec ses compagnons comme s’ils allaient attendre la mort dans leur tombe : on filme. (…) l’opérateur reste à son poste et tourne jusqu’à ce que sa main gèle sur la poignée ». Même description pour Shackleton qui, avec ses hommes d’équipage, a survécu au naufrage de son navire : « le navire est brisé par la pression de la glace : on filme. Leur dernier chien crève : on filme. La voie du salut se ferme, tout espoir disparaît : on filme. Ils s’en vont à la dérive sur un bloc de glace, le bloc fond sous leurs pieds : on filme ». Belà Balàsz fait le constat que « la particularité et la nouveauté de ces films viennent de ce que ces gens ont regardé la mort en face à travers l’objectif d’une caméra », et il donne à ce phénomène l’explication suivante :

C’est là une nouvelle forme de connaissance de soi. En se filmant, ces hommes réfléchissent. « Réfléchir » : d’interne qu’il était, le processus est devenu externe. (…) Le film du contrôle sur soi, qu’autrefois la conscience faisait défiler à l’intérieur du cerveau, se trouve entraîné sur la bobine d’un appareil et la conscience qui, en une scission interne, ne pouvait jusqu’à présent se refléter que pour elle-même donne cette fonction à une machine qui fixe l’image réfléchie, désormais visible pour d’autres également. (…). La machine présente l’avantage d’être dépourvue de nerfs, si bien qu’elle est plus difficile à troubler que la conscience. Et le processus psychologique s’inverse : on ne tourne pas aussi longtemps que l’on reste conscient, on reste conscient aussi longtemps qu’on tourne.

4Balàsz ajoute un peu plus loin un aperçu intéressant sur la finalité de ces films extrêmes, œuvres de voyageurs anglais : « Consciemment, ils ont le “sens de la terre” (…). Ils n’habitent pas Vienne, ni Londres : ils habitent le globe terrestre, comme on habite sa maison, et ils inspectent toutes les caves et tous les combles des biens héréditaires. Car on reste étranger à un lieu aussi longtemps qu’on ne le connaît pas »3.

5Les propos de Balàsz se retrouvent quelque peu dans la conception rouchienne de la « ciné-transe ». Par exemple, l’« œil mécanique » et l’« oreille électronique » sont comme un écho de « la machine dépourvue de nerfs » évoquée par ce dernier. Par ailleurs, sans oublier que Rouch, enfant, a été au contact d’Amundsen et de Charcot et qu’il était fasciné par la banquise au point qu’il l’a filmée en 1987 à bord d’un brise-glace suédois4, on peut constater que Scott, Shackleton et lui-même asservissent pareillement les images filmées à une fin a priori scientifique : explorer les glaces de l’Antarctique dans un cas, les coutumes africaines dans l’autre. Or, qu’elle soit géographique ou anthropologique, la science, comme horizon filmique, offre pour certains l’occasion d’un dépassement de soi allant jusqu’à l’oubli (Shackleton), la déperdition (Scott), la « transe » (Rouch). Qu’est-ce-à dire ? La caméra, au contact de son opérateur, est impliquée dans des mouvement humains, physiques et mentaux et, en retour, elle communique à l’opérateur son fonctionnement mécanique. C’est « l’automate spirituel » dont parlait Antonin Artaud ou encore, « l’homme à la caméra » tel qu’il est représenté dans la première image du film homonyme de Dziga Vertov. On peut ainsi imaginer que Scott et Shackleton, menacés de mourir, mais arrimés à une caméra qui fait corps avec eux, deviennent insensibles à la réalité de leur corps, aux propriétés et au devenir de ce corps, celui-ci n’étant plus que l’énergie capable d’actionner le mécanisme de la caméra. Ils n’adhèrent plus en conscience à leur corps, ils ne l’habitent plus, si bien qu’il devient la possibilité d’une image, une image quelconque de corps humain en perdition, comme le serait n’importe quelle image d’un autre corps humain dans la même situation. Figure du détachement suprême, image de soi devenu un autre, en l’occurrence, dans les deux cas, image filmique de l’Autre. Pour se convaincre tout à fait de la réalité d’un tel processus, il aurait fallu demander à Shackleton lui-même d’évoquer son expérience, d’en expliquer les ressorts physiques et psychiques. La supposition qui en est faite ici sert surtout à cerner la formule de base du cinéma de Rouch. Il faut peu de temps à ce dernier, en effet, pour réaliser des films présentant une particularité jusque-là inconnue dans leur domaine d’expression : ils sont ethnographiques et identitaires, ces deux traits déterminés l’un par l’autre étant fonction, bien sûr, de la méthode de la « ciné-transe ».

6Rouch, à la différence de Scott et Shackleton, fait une œuvre de cinéma. L’ethnographie qui a nourri ses débuts est pour lui trop limitée à la différence de l’anthropologie, qui ouvre sur un horizon plus vaste. Là où les explorateurs de l’Antarctique s’intéressent à la nature, Rouch est essentiellement motivé par la figure humaine, par la représentation de l’être humain dans un cadre filmique. En ce sens, il est un cinéaste parmi d’autres, ressemblant à la majeure partie d’entre eux, et réalisant des fictions ou des documentaires. Seulement, mettre en avant comme processus créatif la « ciné-transe » donne une indication sur la particularité de son projet. Derrière la caméra, il s’agit pour Rouch de s’identifier à l’objet de la vision. À cet effet, lui, le filmant, et eux, les filmés devront bel et bien être dans le même état : la transe de possession, « une expérience intérieure intense » qui les mettra « dans un état de déconnexion avec le milieu propre »5. C’est là une forme de transport psychique connue dans toutes les civilisations animistes, chez tous les sorciers, devins, magiciens, voyants. Tous sont des intermédiaires (médium), tous participent, via le phénomène de possession, à la constitution « d’un champ d’immanence du sacré »6, dans lequel l’humain se révèle étranger à lui-même. Or, voilà à quoi Rouch commence par identifier son désir de faire des films. Comme on l’a vu précédemment, c’est bien à partir de sa première expérience d’observation d’un rituel de transe, vécue par lui comme une rencontre initiatique avec l’Afrique inconnue, qu’il pose les fondements de tout son cinéma à venir. L’enjeu, c’est l’Autre : le possédé en offre la meilleure incarnation qui soit et du coup, il fait l’objet du fantasme identitaire de Rouch. Car il s’agit de cela : il ne faut plus seulement approcher et observer les autres en restant à l’extérieur du cercle dans lequel ils évoluent, il faut entrer dans le cercle, mieux même, il faut se placer au centre, là où les autres se tiennent, il faut se mettre à leur place, les incorporer… devenir l’Autre. Rouch se fait un « génie » du cinéma en entrant, justement, dans cet état de dépossession de soi-même et d’incorporation de l’autre qu’est la « ciné-transe ». Les limites ordinaires du cinéma sont désormais caduques : la séparation traditionnelle des espaces entre le filmant et le filmé n’est plus étanche, leur place peut s’échanger. Rouch poursuit une utopie fusionnant deux espaces en un territoire unifié à la fois par l’empathie et la connaissance intime que chacun, en son lieu, aurait de l’Autre. En 1980, le cinéaste nigérien Inoussa Ousséini formulait à cet égard l’hypothèse que chez Rouch, « un bon anarchiste français (…) il y a cette espèce de fuite vers les autres en espérant pouvoir trouver un modèle de ce qu’on aurait pu être soi-même »7. L’explication politique et sociologique permet de comprendre comment « la “ciné-transe” découverte et mise au point par Rouch est bien une méthode de travail destinée à mettre dans une corrélation nouvelle la dimension générique de son travail d’ethnologue et l’envie toute singulière d’une saisie filmique de l’autre, placée sous le signe de la ressemblance idéale, de l’intimité inaccessible.

7Par le fait, la « ciné-transe » n’est pas simplement une méthode de tournage qui permet à la caméra d’adhérer en toutes circonstances à tous les aspects d’une situation ou d’une péripétie filmées, de faire corps avec la réalité ambiante. Elle est, en outre, le véhicule idéal des aspirations identitaires du cinéaste, même celles non explicitées par lui. Au départ, méthode de réalisation peu à peu mise au point dans le cadre d’un travail d’enquête documentaire filmée en direct, la « ciné-transe » devient vite l’enjeu d’une stratégie visant à mettre en place un dispositif de miroirs par lequel sera posée, pensée, représentée la question de l’Autre. L’idée de Rouch est à la fois simple et vertigineuse. Elle consiste en un déplacement de ses affects de cinéaste sur un ou plusieurs personnages de ses films. Il bouscule ainsi les termes de la classique vision subjective qui identifie la vision humaine d’un personnage à celle, plus qu’humaine, non humaine de la caméra. Ici, c’est sa vision humaine et singulière, néanmoins filtrée par le viseur de la caméra, qu’il délègue aux personnages filmés, selon un processus que Pasolini appellera un peu plus tard « la subjective indirecte libre », une posture de la caméra et une tournure d’énonciation permettant « l’immersion de l’auteur dans l’âme de son personnage »8. Ainsi, quelles que soient ses activités, sa fonction sociale, ses aventures, le personnage rouchien typique est ou doit être possédé par la transe qui possède Rouch lui-même. Or, nonobstant celle effective des Haoukas dans Les Maîtres fous, ou bien celle des Dogons dans la série des Sigui, il s’agit strictement d’une transe de cinéma et c’est Rouch qui la transmet aux personnages de ses films, de sorte que l’Autre se projette en lui et qu’il se projette en l’Autre. La caméra réelle, celle dans le viseur de laquelle il fait ses films et la caméra imaginaire, celle qui se lève en chacun des personnages comme une puissance nouvelle de la perception des choses, en sont l’outil ambivalent. On retrouve ici une idée vertovienne de cinéma, quand, dans L’Homme à la caméra, Vertov identifie le fonctionnement du diaphragme de l’objectif à la vision clignotante d’une jeune femme, via un store à lames. L’équation est à trois termes qui font circuler une identité, une projection identitaire plutôt, entre la vision photographique et la vision humaine. En déléguant la « ciné-transe » à ses personnages, Rouch instaure un processus semblable. Moi, un noir est le premier film où on le voit à l’œuvre. Le diptyque de Jaguar et Petit à Petit en multiplie toutes les possibilités. Dans ces deux films, la « ciné-transe » connaît en effet un saut qualitatif déterminant, sans doute parce que la germination du personnage principal de Moi, un noir en cinéaste (imaginaire) est achevée. Les héros de Jaguar (du moins quand ce film est post-synchronisé par eux en 1967) et Petit à Petit sont à cet égard parvenus à maturité. Ils peuvent ainsi connaître l’ivresse du détachement de soi que procure leur maîtrise du processus enclenché, et dépasser ainsi leur statut de double profïlmique ou intradiégétique du cinéaste. À travers cet écart, que Jaguar rend extraordinairement sensible pour la première fois dans le cinéma de Rouch et qu’accroît irrémédiablement Petit à petit, l’anthropologie filmique connaît une mutation significative. L’Autre, qu’elle approche depuis si longtemps est à son tour capable de produire de l’Autre. Il élabore, à son tour, des images des êtres, des objets et des lieux, qui rendront compte de son sens propre de l’altérité. C’est exactement en ces termes que s’écrivent les scénarios des deux films. Un trio d’amis y circule. Ce sont trois « copains » nigériens de Rouch, originaires d’un même village, Ayorou. Ils sont les agents d’une mutation anthropologique pour le moins radicale car c’est à partir d’eux que désormais le degré de civilisation des êtres est mesuré, littéralement, selon un protocole qui met à mal l’héritage évolutionniste de l’ethnologie occidentale. D’un film à l’autre, leur trajectoire à cet égard est exemplaire : dans Jaguar ils constatent que certains Africains sont très différents d’eux, dans Petit à Petit, des Européens, habitants de Paris, sont devenus leurs objets d’étude.

JAGUAR

8Jaguar, tourné en 1954, achevé en 1967, est un film de voyage. L’enjeu initial et la stratégie du récit, en écho à ceux de Moi, un noir, tiennent en effet à cette idée de Rouch : il voulait filmer la vie des jeunes Nigériens qui, selon une habitude installée depuis quelques années, émigraient temporairement en Gold Coast pour gagner de l’argent et ramener des richesses au village. Il a alors demandé à Lam, Illo, Damouré et à un quatrième comparse, Tallou, d’entreprendre un vrai/faux voyage. Le périple a duré deux mois et Rouch a suivi les quatre hommes qui, sur le conseil d’un devin consulté avant leur départ, s’étaient séparés après leur entrée en Gold Coast. Jaguar condense ainsi en un long-métrage d’environ une heure trente les péripéties nombreuses d’un voyage de plusieurs milliers de kilomètres, fait le plus souvent à pied, du moins pour ce que l’on en voit, et qui, de surcroît, se démultiplie dans le sillage de chacun des protagonistes. Autant dire que le récit est un montage de moments filmés ici et là, et qu’il comporte des ellipses énormes pas nécessairement suturées par des solutions de continuité. Le film ne manque pourtant pas d’esprit de synthèse ni de continuité, obtenu grâce à son unité stylistique, étrange et paradoxale conquête de la narration dans ce tissu de ruptures.

9D’abord, les personnages sont les protagonistes d’une fiction qui ne dit pas son nom, plus précisément, Jaguar est l’équivalent d’un essai romancé. Le modèle idéal de Rouch, explicité dans Petit à Petit, c’est les Lettres persanes de Montesquieu. Lam, le berger peuhl, Illo, le pêcheur bozo et Damouré, l’écrivain public songhaï sont, comme les créatures de Montesquieu, des chargés de mission. Quelle mission ? Quitter leur village, s’éloigner de leur lieu habituel, aller loin. Pour quoi faire ? Pour être quelqu’un d’autre. Lam devient marchand de colifichets, Illo mineur et Damouré, chef d’équipe dans une scierie. Ils traversent des régions où l’on parle des langues locales inconnues d’eux, ils séjournent en Gold Coast où l’anglais, langue officielle, remplace le français, ils se baignent pour la première fois dans la mer, ils parcourent des montagnes verdoyantes. Ils pourraient alors être des touristes mais le film a choisi pour eux une autre destinée. Chacun est sorti de chez soi pour s’adonner sous l’objectif de la caméra de Rouch, à la réinvention de son territoire propre. Les trois amis traversent en effet le monde qui s’offre à eux pour le voir et le faire voir dès lors qu’eux-mêmes ont endossé une identité nouvelle, placée sous le signe de la complexité, voire de l’ambiguïté. En effet, au moment du tournage en 1954, ils sont les co-auteurs (avec Rouch) d’un scénario d’émigration semi-improvisé dont ils sont aussi les acteurs. Damouré pousse ce double jeu plus loin en se mettant imaginairement dans la peau d’un explorateur. Au moment du doublage en 1967, il retrouve ce rôle mais il y ajoute une autre composante : il se pose ici en ethnologue, entraînant d’ailleurs ses amis dans ce sillage identitaire, à l’horizon duquel ne se laisse pas oublier la personne même de Rouch. Cette insolite et intéressante sublimation des protagonistes du film passe essentiellement par la parole. Postsynchronisée longtemps après le tournage, selon la procédure du feed-back mise au point pour Moi, un noir1, elle vient après coup, comme un plan de réalité qui se superpose à celui des images tournées en direct, treize années auparavant. En effet, Damouré et ses compagnons, dans la coulisse du studio de sonorisation, réinvestissent moins leur place de personnages qu’ils ne deviennent les commentateurs du film. Le résultat est saisissant, du moins pour un spectateur européen. Plusieurs épisodes prennent en effet un tour incongru, voire surréaliste, scandaleux peut-on dire, essentiellement parce qu’ils font soudain émerger une nouveauté en mettant en désordre les données qui caractérisent habituellement les relations du couple filmant/filmé, observateur/observé.

10L’exemple le plus extrême, à une vingtaine minutes du début du film, est sans doute cet épisode où les trois protagonistes, arrivés au nord du Dahomey, rencontrent les Sombas, un peuple d’agriculteurs qui vivent nus. Les images paraissent ne montrer rien d’autre que la confrontation de deux sortes contrastées d’Africains, ceux dont la colonisation a occidentalisé l’apparence et le comportement, et ceux qu’elle a semble-t-il oubliés dans leurs confins retirés. Les vêtus et les nus, comme paradigme de base de la scène coloniale. Mais un tiers s’est glissé sur cette scène, est venu en compliquer le dispositif. Damouré et Lam échangent des commentaires qui ne s’arrêtent pas à leur vision un peu embarrassée des Sombas. De surcroît, Damouré cherche une explication à leur nudité. Il entre alors de plain-pied à la fois dans le relevé ethnographique et dans le discours anthropologique. Il donne la mesure du processus lorsque au tout début de l’épisode, sur l’image en plan rapproché d’une jeune femme portant un plateau de nourriture, on l’entend dire à Lam, invisible comme lui : « A l’école on m’a appris que les Sombas c’est des gens du Dahomey mais qui n’aiment pas les vêtements ». L’autoportrait de Damouré en homme lettré (il a choisi pour le film de jouer le rôle d’un écrivain public) est encore plus significatif quand on le voit s’avancer au milieu des Sombas, vêtu de la veste de coton et du chapeau de brousse qui lui confèrent l’allure typique du colon blanc. Le reste de la séquence, qui dure un peu plus de trois minutes, est de la même eau, où se mélangent le sérieux d’observateurs appliqués à bien faire et l’humour de voyageurs en goguette. Par exemple, conversation de Damouré et Lam sur l’image un peu sous-exposée d’un jeune Somba à l’étui pénien bien visible : Lam « Tu vois quelque chose en bas, blanc ? ». Damouré, mi goguenard, mi-pontifiant « C’est sa machine, c’est son affaire, quoi ! ». Damouré, poursuivant, peu après, sur l’image de femmes « complètement nues » : « Si tu arrives dans un pays, c’est le pays qui te change et c’est pas toi qui changes le pays ». Un peu plus tard, question de Lam à Damouré, sur l’image d’un vieil homme esseulé dans le cadre : « Tu as vu le vieux, là ? ». Réponse de Damouré : « Oui. Il n’est pas du tout content qu’on le regarde ! ». Et pour finir, Damouré fait la leçon à ses amis Lam et Illo : « Les Sombas sont des gens vraiment gentils. Vous voyez, Lam et Illo, ce n’est pas parce qu’ils sont nus qu’il faut se moquer d’eux. Le bon dieu a voulu qu’ils soient comme ça, comme chez nous, le bon dieu a voulu que nous portions des vêtements. C’est des frères, comme nous. ». Lam et Illo, en chœur : « Nous sommes d’accord ton parole ». Puis, les trois amis disent un sonore « au revoir les Sombas » et partent poursuivre leurs aventures ailleurs… On se croirait presque chez Hergé, en compagnie de « Tintin au Congo ». Mais Tintin est africain !2

11Le scandale, à la mesure peut-être de celui qui se rencontre dans Les Maîtres fous, est que deux Nigériens observent des Africains depuis un lieu qui jusque-là était seulement investi par l’homme occidental, l’Européen, aussi bien le colon dirigeant le pays que le savant étudiant les mœurs locales ou le reporter en quête d’aventures exotiques. Bien sûr, le spectateur de Jaguar sait que la conversation de Lam et Damouré, enregistrée à la fin des années soixante, retentit dans une Afrique qui n’est plus coloniale. Mais elle n’est pas si « indépendante » que les discours officiels le proclament et Damouré, qui a fréquenté l’école française, paraît un modèle d’acculturation, comme le montre une scène du film. Devenu chef d’équipe son patron ayant vérifié qu’il sait compter des planches de bois Damouré recrée avec les ouvriers l’exacte relation du maître (colon et blanc) et du serviteur (colonisé et noir) en molestant et en insultant les hommes de son équipe, sans autre motif que de faire une démonstration de force. Perplexe, le spectateur a peu d’éléments pour discriminer entre deux interprétations de la scène : est-elle sérieuse ? est-elle parodique ? Damouré se prend-il réellement pour un petit chef ? Ou bien, en bon acteur d’une satire, bro-carde-t-il l’autorité coloniale encore en place lors du tournage du film ? Damouré en Africain acculturé est en fait l’image qui se forme au contact de deux mondes réfléchis l’un par l’autre : le monde imprenable, non figuré, d’où provient le cinéma de Rouch et le monde rencontré par ce cinéma. Ou encore, Damouré, l’Autre de Rouch, trouverait son reflet le plus exact, à la fois dans Lam qui, en lieu et place de l’explorateur blanc d’autrefois, s’interroge sur le degré d’humanité des Sombas (Lam : « Je suis arrivé ici. Je vois les Sombas mais je ne suis pas sûr que ce sont des hommes ») et à la fois dans cette image, fugitive et pourtant inoubliable : un jeune Somba, vu en plan-taille, a pour tout vêtement la monture en plastique blanc de lunettes sans verres, en forme de cœur, élégamment posées sur son nez. Cet accessoire dérisoire et formidablement incongru exerce une attraction irrésistible sur le regard du spectateur. Or, il semble bien que l’attraction se soit d’abord exercée à la fois sur les protagonistes de Jaguar et le cinéaste lui-même. De Rouch au Somba, via Damouré et Lam, quelque chose a circulé, un bien commun dont les lunettes, détournées de leur fonction propre, sont le parfait révélateur. Pas besoin de verres en effet pour qu’à travers elles se forme l’image de ce qui est déplacé, à tous les sens du terme.

12Pendant leur séjour en Gold Coast, les trois compères ont transformé le petit commerce forain de Lam en une société dont ils calligraphient le nom sur un panneau de bois, accroché en haut de l’échoppe. La société s’appelle : « Petit à petit l’oiseau fait son bonnet ». Fin du film : on arrête le commerce, on plie bagages, on démonte le panneau…

PETIT À PETIT

13Seize années plus tard, en 1970, les trois associés (imaginaires) sont devenus riches et plus particulièrement, Damouré a pris l’embonpoint (réel) d’un homme d’affaire prospère. Désirant construire un immeuble assez grand pour y loger leur société, ils repartent en voyage, à Paris cette fois, en vue d’y étudier l’architecture des immeubles « à étages ». Située comme dans Jaguar à environ vingt minutes du début du film, un épisode concentre au plus haut point les vertus subversives de l’ethnographie revisitée par Rouch et ses « copains », ses complices, en fait. Damouré est le personnage principal de la séquence. En imperméable et en chapeau, ainsi vêtu à la semblance de n’importe quel passant parisien, il sort de son hôtel, il marche, puis, coup sur coup, il arrête plusieurs personnes pour leur adresser la même demande saugrenue : peut-il prendre leurs mesures ? La même question est répétée dans des circonstances différentes. Il dit « mademoiselle » à la première personne rencontrée, alors qu’il s’agit d’un homme à la tignasse bouclée. Immédiatement après, il dit « monsieur » à une jeune femme dont les cheveux sont ramenés sous une casquette. Avec les deux suivants, une jeune fille et un homme d’âge mûr, il ne se trompe pas d’interlocuteur. Le spectateur sait que la méprise de Damouré est un gag, un procédé comique pour critiquer les mœurs françaises, tout à fait à la mesure de la forme d’humour qui caractérisait ses propos dans Jaguar et qui semble alors être entièrement de son cru. Mais Damouré n’est pas qu’un humoriste, il est aussi le chargé de mission de Rouch, pour le film où il se fait à son tour ethnographe. C’est ainsi qu’on le voit sortir un appareil avec lequel il prend les mesures censées alimenter son enquête. Il mesure le tour de tête et la largeur d’épaules du premier jeune homme, le tour de poitrine et le tour de taille d’une jeune fille. Il leur demande leur lieu de naissance, celui de leurs parents, leur âge. A leur questionnement respectif sur sa démarche, il répond d’abord qu’il fait « de l’ethnographie pour la télé », puis qu’il est « étudiant « et qu’il lui « manque une mesure pour obtenir [s]on diplôme ». Il pousse la plaisanterie encore plus loin, lorsque, dans la deuxième partie de la séquence, il demande à une jeune fille de lui montrer ses dents : « Je suis ethnologue, j’ai besoin de voir les dents d’une demoiselle pour avoir mon diplôme ». Elle accepte, il compte ses dents abîmées : « ah là là, dix dents foutues » et il rassure la jeune fille inquiète, comme s’il était dentiste : « ce n’est pas grave, ce n’est rien ». À la dernière personne interviewée par lui, un homme d’âge mûr, il demande même des explications sur ses vêtements : nom, couleur, nature du tissu, etc. Il ne rencontre qu’un seul récalcitrant, un jeune homme fâché qui lui demande brutalement : « vous avez votre carte ? ». Tout est si simple et si excessif que le spectateur est à même de comprendre d’emblée que chaque rencontre est une partie d’un scénario, préparé comme dans n’importe quel film de fiction. D’ailleurs, s’il est cinéphile, il peut reconnaître dans les figurants des personnes connues du milieu cinématographique ambiant. Par exemple, deux d’entre eux sont des critiques liés aux Cahiers du Cinéma : Sylvie Pierre et Michel Delahaye1. La séquence apparaît ainsi pour ce qu’elle est, comme tout le reste du film d’ailleurs : une valise (non) diplomatique retournée à l’expéditeur, ou encore, en termes ô combien cinématographiques, une histoire « d’arroseur arrosé ».

14Pourtant, si le schéma de la subversion est clair, quelque chose ne l’est pas et porte sur ce film apparemment lumineux une ombre, qui se retrouve d’ailleurs dans toutes les fictions africaines de Rouch : qui est la cause véritable des situations créées, des propos entendus ? Les protagonistes qui seraient alors en roue libre, ou Rouch qui les téléguiderait à sa convenance ? Il n’y a pas de réponse qui fonderait une vérité définitive à cet égard, on a plutôt affaire à une œuvre de cinéma dont les processus mêmes de réalisation provoquent justement le doute. A y bien regarder, en effet, le spectateur voit que la « ciné-transe » de la caméra portée est un leurre analogique, semblable par exemple aux « appelants » utilisés par les chasseurs ; s’il écoute bien, il entend que Damouré ou Lam redisent des paroles déjà dites, et pourquoi pas par Rouch lui-même qui les leur aurait ainsi soufflées ? Cette ambiguïté dérange la ligne de partage entre le documentaire et la fiction au cinéma et elle contrevient aux fondements mêmes de l’observation ethnographique ou sociologique qui s’établit sur le constat de faits réels, ceux-là même qui constituent, comme dans les autres films de Rouch, le fonds authentique sur lequel s’enlève la fiction de Jaguar et celle de Petit à petit.

15Ainsi, la subversion n’est pas seulement dans la caricature, somme toute simpliste, de l’ethnologue blanc par l’ethnologue noir, d’autant plus qu’ici, rien n’est sûr quant à l’identité même du caricaturiste si bien qu’aucune vérité n’est établie, de quelque point de vue que ce soit. C’est que le dispositif intrafilmique est plus complexe, plus subtil en tous cas qu’il n’y paraît et produit des effets variés à plusieurs niveaux du récit comme la péripétie marquant une césure au beau milieu de la séquence. Damouré marque en effet une pause dans son enquête. Il est sur l’esplanade du Champ-de-Mars, avec en fond, bien visible, la tour Eiffel. Il consulte son carnet, énumère à voix haute les mesures qu’il y a reportées : « 22 … 47 … 54 … 18 … 17 … 16 », et il (se/ nous) parle : « En réalité, les Parisiens ils sont pas beaux. D’abord ils sont trop petits, ils sont pas tellement gros, ils sont vilains, avec des grosses jambes. Ça ne vaut rien ! » Ainsi, son commentaire s’égare-t-il au-delà du jeu de correspondances instauré entre lui, ethnologue fictif et son modèle, n’importe quel ethnologue occidental. L’ethnologie n’est pas censée en effet déprécier les sujets qu’elle observe et si elle procède bel et bien à leur estimation, c’est sous le couvert du jugement scientifique.

16Or, le discours de Damouré, d’une subjectivité si flagrante qu’elle en paraît outrancière, est en réalité le pendant parfait d’un discours scientifique. Plus précisément, Damouré ne parle pas ici seulement en tant que lui-même, sa singularité est celle – bien commune – d’un Nigérien vivant dans un monde où la plupart des gens sont très minces, de même que l’ethnologue lambda vit dans un monde en majorité blanc. Une autre péripétie de la séquence amplifie le processus. En passant devant un café, Damouré s’en prend aux jeunes femmes attablées derrière la vitre, il les trouve jolies mais habillées de manière inconvenante. Qui s’exprime à travers lui ? Un authentique villageois africain, musulman de surcroît, ou un non moins authentique acteur du film de Rouch ? Sa critique virulente est-elle sincère, est-elle feinte ? Pas de réponse appropriée à ces questions mais en revanche, un effet est obtenu à coup sûr : l’Autre ce n’est pas l’étranger, l’Africain venu de loin, c’est notre concitoyen, le Parisien aux grosses jambes, la Parisienne aux mauvaises dents ou à la jupe trop courte. La figure même de l’Autre ici construite et proposée par Damouré est inédite parce qu’il est à Paris non seulement en tant qu’alter ego du cinéaste enquêteur mais encore en tant que lui-même, choqué par la morphologie, la dentition ou les vêtements des parisiens. S’il incarne une espèce nouvelle de personnage filmique c’est bien parce que son regard est nouveau. Or, qui dit nouveau sujet du regard dit nouvel objet regardé : c’est le Parisien de l’ethnographie africaine dont se prend à rêver le cinéma de Jean Rouch, survivance ou prolongation de ceux déjà esquissés en tant que tel par Edgar Morin et lui-même dans Chronique d’un été.

17À Paris en 1970, Damouré est l’héritier de l’explorateur de l’Afrique qu’il était en 1954. Par le fait, Petit à Petit, sorti du « bonnet » qu’avait tissé Jaguar, met en place les derniers rouages d’un nouveau dispositif d’approche cinématographique de l’Autre. Le mécanisme parachevé est fondé sur un jeu de comparaison dont les termes créent des identités surprenantes. D’un côté, il y a Jaguar et l’observation des Sombas par un Africain. De l’autre, il y a Petit à Petit et l’observation des Parisiens par ce même Africain. Le résultat de l’équation est le suivant : via Damouré, leur plus petit commun dénominateur, un Somba égale un Parisien et un Parisien égale un Somba. Mais tout n’est pas dans tout, l’identité des Sombas et des Parisiens n’est pas quelconque, n’est pas généralisable, en tout cas, à des catégories plus vastes d’êtres humains, pas plus qu’elle ne s’applique en tout à chaque Somba et à chaque Parisien. Elle est une création du cinéma, non une réalité en soi, elle est une vue du cinéma, exactement comme on dit d’une opinion qu’elle est « une vue de l’esprit ». Phénomène banal, auquel le cinéma a habitué ses spectateurs depuis longtemps, y compris le cinéma documentaire lorsque le montage lui sert à inventer à partir d’éléments réels des objets dont la réalité n’est que filmique. Les remarques pseudo-savantes sur les Sombas ou l’appareil à mesurer les Parisiens sont eux aussi des opérateurs de fiction dans un milieu pourtant bien réel. Mais Jean Rouch fait des films avec des Africains et chaque film, documentaire ou fictionnel, est censé contribuer à une meilleure connaissance de ces derniers. Or, à cet égard, Rouch n’observe pas la réalité telle qu’elle est, il lui applique la force identificatoire de son imagination si bien qu’il parvient à la faire inventer par les protagonistes mêmes de ses films. C’est là une des raisons essentielles de la défiance qu’il suscite tantôt chez des Africains qui ne se reconnaissent pas dans l’image que ses films donnent de certains d’entre eux, tantôt chez des ethnologues qui récusent les fantaisies de sa méthode d’approche, les uns et les autres étant parfois amenés à le soupçonner d’être un manipulateur. Et sans doute la manipulation, peu acceptable au regard des exigences strictes des sciences humaines et celles du cinéma documentaire ou encore des nécessités établies en matière de relations politiques, est une des vérités de son art filmique. Pour commencer, d’ailleurs, on y trouve la manipulation cinématographique par excellence, celle du montage.

Notes de bas de page

1 Jean Rouch, « La Caméra et les hommes », in Pour une anthropologie visuelle, op. cit., p. 63.

1 Voir infra, pp. 149.

1 Sylvie Pierre a été critique pour les Cahiers du Cinéma entre 1966 et 1971, alors qu’elle séjournait au Brésil. Elle est actuellement membre du comité éditorial de la revue Trafic. Michel Delahaye est entré aux Cahiers du Cinéma en 1959. Il a notamment rencontré Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Cari Dreyer. Puis il est devenu acteur, dans, entre autres films, L’Amour fou et La Religieuse (Jacques Rivette), Femmes Femmes (Paul Vecchiali), Simone Barbes ou la vertu (M.-L. Treilhou), La Révolution est un coup de dés (les Straub), Brigitte et Brigitte (Luc Moullet), Offre d’emploi (Jean Eustache).

2 Article publié le 22 mars 1925 dans Der Tag, repris dans Le Génie documentaire, revue Admiranda n° 10, op. cit., pp. 12-13. Toutes les citations suivantes sont extraites de ce texte (trad. Marielle Carlier).

2 Déclaration de Rouch : « Dans Jaguar j’ai essayé, derrière l’idée même de voyage, disons de dépasser le journal “Tintin” pour tomber quelque part du côté de Diderot… ». Les Cahiers du Cinéma, n° 144.

3 Rouch pousse l’idée plus loin lorsqu’il explique que le tournage de Moi, un noir, sa première fiction, alimentée par une connaissance intime des lieux et des gens, lui a fait découvrir que « le cinéma a été pour [lui] la remise en question de ce qu’avait été l’ethnographie, c’est-à-dire l’étude d’une population que l’on connaît bien, mais qui reste étrangère ». Site perso.wanadoo.fr/cine.beaujolais/rouch.htm, p. 2-6 sur 8.

4 Son court-métrage, Bateau-givre, filmé en 35mm, est un des trois épisodes d’une production franco-suédoise, Brise-Glace. Raoul Ruiz a signé le troisième épisode, Histoires de glace.

5 Jean-Marie Gibbal, Les Génies du fleuve. Voyages sur le Niger, Paris, Presses de la Renaissance, 1988, p. 127.

6 Ibid.

7 Entretien avec Pierre Haffner, repris dans Jean Rouch ou le ciné-plaisir, op. cit., p. 102.

8 P. P. Pasolini, L’Expérience hérétique, Paris, Ramsay, coll. « Cinéma », 1989 (réed.), p. 26.

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