Épilogue
p. 117-123
Texte intégral
Délos invisible
1En effet, cette Délos si prospère et que l’interdiction d’y mourir avait jusque là protégée de la guerre, connut coup sur coup deux invasions désastreuses : Appien, Strabon et Pausanias rapportent comment elle fut « saccagée » et « rasée » en 88 par les troupes de Mithridate ; Phlégon de Tralles relate le raid conduit par le pirate Athénodôros en 69 et la défense organisée par le légat Triarius. Puis à l’époque impériale se développe le thème littéraire de la solitude de l’île, brodant sur une prophétie sibylline que Délos (nom homonyme d’un adjectif signifiant « visible ») deviendrait adèlos (« invisible »).
2Ce double tableau, que propose la littérature, d’une destruction totale et d’une désertification subséquente appelle de fortes corrections.
3Invasions et saccages ne sont pas douteux : des maisons contenaient de très épaisses couches d’incendie ; des bijoux enterrés n’ont pas été repris par leurs propriétaires, morts ou empêchés par l’amas des décombres ; l’épigraphie fait état de réparations après 88 ; quatre dédicaces s’adressent à Triarius dont le rempart a été retrouvé. Mais il s’en faut que le ravage fût intégral et systématique : d’autres maisons n’en présentent aucune trace et donnent l’impression d’avoir été volontairement abandonnées. L’effondrement de Délos ne s’explique pas fondamentalement par les ruines consécutives aux invasions, mais, on l’a dit plus haut, par la concurrence des ports italiens, bref par la raison exactement inverse de celle qui un siècle plus tôt avait provoqué sa croissance de ville-champignon : alors l’opportunité, maintenant l’inopportunité d’y commercer.
4La solitude délienne de l’époque impériale fut aussi toute relative. Certes, la plupart des quartiers fut désertée, avec des portes qu’on a quelque fois trouvées murées ; mais c’est le spectacle de l’énorme ville hellénistique vide qui devait donner l’impression de désolation, car en réalité une petite agglomération n’a cessé d’exister à l’emplacement et autour du sanctuaire d’Apollon au moins jusqu’au vie siècle de notre ère, qu’a malheureusement fait presque intégralement disparaître, au début de ce siècle, le zèle de fouilleurs trop pressés d’atteindre à des niveaux plus anciens. De l’histoire de ces six siècles on ne sait pratiquement rien, sinon à l’époque de l’empereur Hadrien un essai, vite abandonné, de restauration religieuse avec l’envoi par Athènes d’une dodécaïde (offrande de douze victimes) annuelle.
5Après l’apparition du christianisme Délos devint le siège d’un évêché et plusieurs églises y furent édifiées, mais au viiie siècle, désormais totalement désertée, elle ne figure même pas dans la liste des îles rattachées au nouvel évêché de Syros.
6Comme la ville, la campagne subit le contrecoup du reflux de la population, mais dans une moindre mesure car seules les fermes isolées furent désertées en tant qu’habitats permanents (le contexte étant plus favorable à la résidence groupée), alors que les terroirs continuèrent à être cultivés, comme en témoignent les nombreux pressoirs à vin qui turent construits en ville. Redevenu finage vivrier, mais encombré par les ruines urbaines inutiles, le territoire fut ainsi entretenu jusqu’au moment de l’abandon définitif de l’île.
Comprendre ce que fut Délos
7Se faire une image de Délos, écrire son histoire, le peut-on aujourd’hui, après plus d’un siècle de recherches, sans laisser trop de zones d’ombre ?
8Les poètes, d’Homère à Callimaque, ont chanté Apollon et son île ; les historiens ont commémoré les événements où Délos a tenu une place ; les documents épigraphiques tirés de son sol ont complété ou corrigé ces textes et les fouilles méthodiques inaugurées en 1902 ont fait resurgir le sanctuaire avec ses monuments et la ville avec ses rues et ses maisons. On a pu prendre connaissance dans les chapitres qui forment cet ouvrage de la masse d’information dont nous disposons, et d’une information soigneusement décantée. Comme il arrive souvent, c’est le dernier état qui est le mieux conservé ; mais là la conclusion est évidente : Délos offre une image des plus complètes et des plus détaillées d’une ville grecque de la période hellénistique, du moins pour la seconde grande phase de cette période.
9Mais quel bilan exact tirer de ce constat ? Au départ, deux remarques semblent s’imposer. Délos était une ville grecque comme une autre, dans sa population, dans son genre de vie, dans ses institutions, dans son cadre urbain, et l’on précisera en ajoutant qu’elle ne fut jamais qu’une petite ville, comme il en était sans doute beaucoup d’autres en Grèce, bien modeste à l’échelle des grandes cités de la péninsule hellénique ou de l’Asie toute proche. Les chapitres qui précèdent éclairent la vie quotidienne dans une ville de ce niveau. Et, de leur côté, deux ouvrages récents, consacrés à Délos indépendante, ont peut-être cherché à saisir l’authenticité, si l’on peut dire, d’une Délos bien grecque, en opposition à Délos colonie athénienne, pour le temps où les Déliens véritables furent chez eux entre deux exils. Mais, notons le bien, ce ne sont pas eux qui foulaient aux pieds les belles mosaïques des maisons au pied du Cynthe. On le voit : une mise en perspective des différents éléments de notre information s’impose comme une démarche essentielle, si nous voulons bien saisir la spécificité délienne.
10Avant d’être une ville, en effet, Délos fut un sanctuaire, un sanctuaire qui sans doute n’atteignit jamais la splendeur et le prestige de ceux de Delphes et d’Olympie, mais un sanctuaire du même genre, sinon panhellénique, du moins confédéral. On ne saura jamais ce qui a pu attirer sur le caillou délien le culte de la triade apollinienne, sinon peut-être justement que l’île ne pouvait être le lieu d’une polis digne de ce nom. La ville, la cité de Délos, doit son existence et sa raison d’être à la présence de ce sanctuaire. Matériellement, le fait est illustré par le faible nombre des citoyens, estimé à environ mille deux cents au temps de l’Indépendance, et l’on ne peut effectivement se faire une idée de ce que fut la ville, en tant que telle, avant ou durant cette même période, alors que l’image du sanctuaire est beaucoup plus nette à cette date. Le sanctuaire est bien le lieu où affirmèrent leur présence tous ceux qui ont prétendu à la maîtrise de l’Égée, Naxiens, Athéniens, souverains hellénistiques. Ce rôle politique du sanctuaire se trouve jalonné par les monuments qu’il a fait naître au cours des siècles.
11L’histoire des temples d’Apollon1 est une excellente illustration de ce rôle décisif des données politiques et militaires, et la confirmation est apportée par les efforts que déployèrent les souverains hellénistiques, les Antigonides en tête, pour modeler l’image du sanctuaire selon le goût de leur temps, en procédant à une mise en ordre monumentale à l’aide des portiques aux longues files de colonnes.
12Le retournement est presque complet quand, en 166, Rome rend l’île aux Athéniens. La ville croît en extension et en population : aux Athéniens résidants se joignent les étrangers de toute provenance, Grecs ou Orientaux, et, les derniers venus, Romains et Italiens. Mais tout ce monde cosmopolite baigne dans une même civilisation hellénistique propre à l’époque et à une classe moyenne éprise de confort, sinon de luxe.
13Le sanctuaire d’Apollon ne changera plus guère, mais à côté de lui s’installe, massive et empiétant sur le domaine sacré, l’Agora des Italiens2, les nouveaux maîtres, tandis qu’au pied du Cynthe, la longue ligne des enceintes du Sanctuaire syrien3 et du Sarapieion C4 borde les nouveaux quartiers urbains : les dieux étrangers ont acquis droit de cité.
14Désormais le facteur économique prime le politique et le militaire. L’île, avec son port franc, est le lieu de rencontre des marchands et financiers italiens et de ceux de l’Orient. Ceux de l’Orient hellénisé tout proche, d’abord, venus d’Antioche ou de Laodicée de Syrie ou d’Alexandrie d’Égypte. Mais il y eut aussi – le fait mérite plus d’attention qu’on ne lui en attache d’ordinaire – ceux dont le vernis hellénistique était moins marqué, ou même absent, les gens de Palestine, avec parmi eux des Juifs et des Samaritains, et ceux dont les petits sanctuaires s’étaient retirés sur la pente septentrionale du Cynthe, originaires de la lointaine Arabie. Comment en douter ? La route de l’encens et des aromates avait un relais à Délos, porte de l’Orient – Orient hellénisé et Orient profond – et de l’Occident latin. Une figure symbolique est là, le banquier Philostrate, originaire d’Ascalon, aux confins de la Palestine et de l’Égypte : il ira, après ses activités à Délos, finir ses jours sur la baie de Naples. On ne peut ni évaluer, ni encore nier le transit de ces produits de grand prix, mais d’une façon ou d’une autre ils étaient l’objet de marchés conclus dans l’île.
15Il n’était pas sans inconvénient d’occuper une place dans le jeu de la plus grande puissance du temps. Les coups portés à l’île par Mithridate du Pont, en 88, et les pirates, en 69, eurent des conséquences imprévues. Après avoir éliminé le premier et liquidé les seconds, le grand Pompée mettra de l’ordre dans un Orient désorganisé et créera la province de Syrie en 64. Désormais les marchands et financiers italiens et romains n’auront plus besoin d’un refuge au milieu de l’Égée pour rencontrer leurs correspondants orientaux ; ils les verront en Syrie même où ils seront dorénavant chez eux.
16C’était la fin de Délos, une fin lente peut-être, mais inévitable. Le sanctuaire et la ville glissent ensemble dans l’insignifiance ; leurs destins étaient indissolublement liés. La recherche historique et archéologique est liée de même à l’exploration du sanctuaire et dé la ville et nous permet aujourd’hui de comprendre pleinement ce que fut Délos.
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Délos
Île sacrée et ville cosmopolite
Philippe Bruneau, Michèle Brunet, Alexandre Farnoux et al. (dir.)
1996