Chapitre 4. La fable documentaire
p. 101-116
Texte intégral
1L’auteur Jean Rouch se laisse approcher à travers l’observation des principes et des pratiques mis en œuvre dans les tournages de ses films. Ces principes et pratiques ressortissent aux méthodes du cinéma direct, ils sont mobilisés à des fins documentaires, ils en passent par les chemins de la fiction, ils s’inscrivent, comme on l’a vu précédemment, dans le contexte du cinéma moderne européen. C’est pour toutes ces raisons, d’ailleurs, que Rouch ne se borne pas à n’être qu’un documentariste au service d’une institution scientifique. Son premier principe, si c’en est un, consiste justement à investir d’emblée un vaste territoire du cinéma, pas simplement celui du film ethnographique, à faire jouer, en somme, son « désir de cinéma » par-delà les nécessités scientifiques et les contraintes institutionnelles variées. Ainsi, tout en alimentant les problématiques de l’anthropologie moderne, Rouch construit en toute conscience une œuvre de cinéma, et cela seul contribue déjà à le singulariser comme ce fut le cas, avant lui, pour Dziga Vertov ou Jean Vigo. Ses films sont traversés par une conception du cinéma et des idées en cinéma qui s’exercent dans la plupart d’entre eux, même dans les quelques films publicitaires qu’il a réalisés en Afrique1.
2Or, dans la profusion des films, quelques-uns, éventuellement plus marquants que les autres, apportent à l’appréciation de toute l’œuvre une moisson suffisante de traits caractéristiques. Certains ont déjà été évoqués ou nommés : Les Maîtres fous, Moi, un noir, Jaguar, La Pyramide humaine, Chronique d’un été, La Punition, Gare du Nord, La Chasse au lion à l’arc, Petit à Petit, Cocorico ! Monsieur Poulet, Dionysos. Ils sont les « grands » films de Rouch, en tous cas les plus connus du public cinéphile, celui de la Cinémathèque française notamment. D’autres sont plutôt familiers aux habitués du Musée de l’Homme et de l’université de Nanterre. Ce sont surtout les documentaires à vocation ethnographique et plus particulièrement ceux qui forment des cycles, tels les quatorze Yenendi, ou les onze Sigui réunis en fin de parcours en un Sigui Synthèse au sous-titre mémorable : Commémoration de l’invention de la parole et de la mort.
3En fait, il faut peu de temps à Rouch pour que l’art du cinéma s’affirme dans ses films comme une puissance créatrice. Celle-ci se manifeste dès lors qu’il charge sa propre voix de « dire » le monde que les images figurent et que, conjointement à ce processus oral, la caméra est visiblement soumise aux aléas du corps qui la porte, celui du cinéaste en personne. Les deux aspects du processus sont en place dès son deuxième film, Les Magiciens du Wanzerbé (1947). Quelque chose d’autre mûrit au fil de la réalisation des courts-métrages ethnographiques suivants : Initiation à la danse des possédés et La Circoncision en 1948, Cimetière dans la falaise en 1950 ont beau être des reportages purement documentaires, ils ont déjà le parfum de la fable. Deux facteurs concourent à cette sorte de transsubstantiation. Le premier provient de l’événement lui-même : c’est, à chaque fois un rituel, autrement dit une circonstance organisée qui connaît son début et sa fin comme dans un récit déjà écrit et qui, de surcroît, met en co-présence le passé et le présent. Le second facteur, c’est Rouch en personne : il aime les récits narratifs et cette disposition le fait passer, dès son deuxième film documentaire, du rang de commentateur à celui de récitant. Ainsi, il est permis de penser que si sa prédilection quasiment immédiate pour les rituels naît d’une curiosité anthropologique, elle est pour une bonne part activée par ce goût inlassable de la fable qui, à son arrivée en Afrique en 1942, terre d’oralité ancestrale, a trouvé un terrain favorable pour éclore et s’épanouir. A peine dix ans plus tard, en 1951, Bataille sur le grand fleuve en porte les marques déjà irrécusables, définitives.
BATAILLE SUR LE GRAND FLEUVE
41946-1951 : Rouch réalise au Niger et au Mali une dizaine de courts et moyens-métrages ethnographiques. Ces films observent des rituels religieux ou des pratiques coutumières. Ils sont tournés en 16 mm avec de la pellicule Kodachrome, le cinéaste est l’opérateur de prise de vue même quand il a un assistant. Les sons, enregistrés indépendamment des images sont utilisés comme des « ambiances ». Au montage, Jean Rouch post-synchronise le commentaire en voix off. Il maintient là, semble-t-il, une tradition du cinéma documentaire. Or, pour Rouch, il s’agit d’un commencement de monde, plutôt, la réalisation enfin effective d’un « rêve » de 1946 : « repartir en Afrique pour descendre le Niger » avec ses amis Jean Sauvy et Pierre Ponty. Circonstance toute particulière : Jacques Becker – raconte Rouch – est dans le même avion1 et « lors d’une longue escale dans le Sahara, l’équipe de Becker [lui enseigne] le maniement de la caméra » [achetée au Marché aux Puces]. Ainsi, lorsqu’il tourne ses « trois premiers films, [Rouch] n’a aucune notion des raccords. [Il tourne] par morceaux ce qui [1]’intéresse, sans souci du montage à venir (…) ».2 Ce cinéma improvisé dont le cinéaste parle comme d’un bricolage, est perçu en ces termes par le critique Jean-André Fieschi :
À ses commencements, la caméra enregistre, outil supplémentaire dans la panoplie de l’ethnologue, (…) rites et coutumes (…). Ce cinéma (…) ne s’écrit pas, tributaire de l’événement, de l’instant, du lieu. S’invente, surprenant, au fur de son déroulement, dans le cadre d’un scénario fixé par avance mais extérieur au cinéaste (…). Il est l’opérateur au sens mallarméen d’enclancheur, de distributeur de signes, comme au sens strictement technique3.
5Oui, au croisement du cinéma et de l’Afrique Noire, Rouch s’avance en même temps dans deux territoires, tel un explorateur aventureux qui ferait ses premiers pas sur une terra incognita presque sans bagages. Il n’invente pas l’Afrique, il n’invente pas le cinéma, mais il s’invente, lui, en cinéaste de l’Afrique parce que avant lui, peut-il penser, personne n’aura filmé cette contrée comme il va le faire : en roue libre. Ce n’est pas rien si l’on songe d’une part au contexte colonial et à la somme de contraintes politiques et de clichés racistes qu’il entraîne, d’autre part à la situation du cinéma ethnographique, lui-même asservi, via le discours scientifique, à l’empire des mots et de l’écriture. La voie tracée par Rouch évite précisément ces deux écueils majeurs parce qu’elle passe ailleurs, dans les confins d’un cinéma qui déconstruit les bases sur lesquels il devrait en principe s’édifier.
6Parmi d’autres, Bataille sur le grand fleuve, le septième film de Rouch, illustre à merveille la manière dont ce dernier laisse dériver son cinéma vers un lieu inattendu. Il s’agit de suivre une pêche traditionnelle, depuis la fabrication des harpons, la réfection des pirogues, leur mise à l’eau, la descente du fleuve, les péripéties mouvementées de chaque harponnage, la traque particulièrement longue d’un hippopotame assez vieux pour être plus rusé et plus dangereux que tous les autres, sans oublier la rituelle consultation préalable chez un devin. Ainsi s’écrit le premier degré de ce film simplement documentaire, conçu, en principe, pour éclairer le spectateur occidental sur des pratiques coutumières lointaines. Le scénario se constitue réellement au fil du tournage, « tributaire de l’instant, de l’événement, du lieu », en même temps qu’il trouve tout de même son organisation et sa lisibilité dans le cadre d’un récit chronologique. À cet égard, Bataille sur le grand fleuve pourrait être un documentaire comme il y en a tant, d’autant plus que les images sont assorties d’un commentaire en voix off. Mais autre chose advient, qui est clairement lisible à la surface des images. C’est l’interaction entre le filmant et les filmés. Plutôt, le spectateur n’est pas simplement confronté aux péripéties de la pêche, il voit (et il entend) le cinéma faire son travail et être ainsi partie prenante, de façon manifeste, des actions engagées. Les images ont en effet cette caractéristique marquante qui les singularise par rapport au classicisme documentaire : elles sont approximatives, elles sont aussi proches de la réalité filmée qu’elles en sont éloignées, celle-ci ne cessant en effet d’échapper à la prégnance de la caméra qui fonctionne dans le calme ou dans la précipitation selon ce qui se passe devant elle. Il s’agit là d’une caméra réactive, « participante » – dirait Gilles Marsolais – portée et non pas posée sur un trépied, embarquée dans une des pirogues, disposant alors de peu d’espace devant elle. Ainsi, le cadre est constamment instable du fait du tangage de la pirogue et il est serré, si bien qu’il est le plus souvent menacé de laisser fuir par tous ses bords des pans de la réalité observée qu’il faut souvent rattraper par des recadrages rapides et intempestifs. Tel est le second degré du film auquel pourrait s’appliquer la formule bien connue de Jacques Rivette selon laquelle « tout film est le documentaire de son tournage ». Seulement, Bataille sur le grand fleuve précède de quelques années la modernité du cinéma de la Nouvelle Vague et surtout, n’est a priori qu’un documentaire dans lequel l’observation ethnographique devrait déployer son ordonnancement avant celui du cinéma. Or, ici, le cinéma s’impose en tant que tel car « tous les accidents techniques par lesquels la matière résiste (…) viennent au-devant de la scène, à égalité pourrait-on presque dire, de la représentation elle-même »4.
7La nouveauté essentielle que Jean Rouch introduit, en tournant en cinéma direct, est la représentation de la relativité en matière de vérité documentaire. Comme l’image qui tangue, la vérité bouge. La vérité ne préexiste pas à son image, au contraire, elle se construit et se donne pour ce qu’elle est : une représentation liée aux déterminations du moment, qui pourrait donc être différente à un autre moment. Elle n’est qu’une vérité de cinéma. Et cette vérité-là, découvre le spectateur du film, est l’expression d’une relation circonstancielle et unique entre les deux forces de vie, les deux pôles constitués par le filmant et le filmé, au moment de leur rencontre. Quand, parlant du cinéma moderne des années soixante, André Labarthe le définit notamment par « le passage au relatif » dont il fait « le signe d’une conciliation entre la fiction pure et le documentaire pur [parce que la] vérité sera à la fois exemplaire et unique »5, il désigne un processus que Jean Rouch avait déjà installé dans son cinéma dès l’aube des années cinquante. Si en terme de typologie des genres filmiques, Bataille sur le grand fleuve reste un film strictement documentaire, néanmoins, son mode d’approche de la réalité, doublement déterminé par les aléas de la pêche et ceux du tournage du film, laisse s’installer et croître au cœur même de la matière documentaire, les germes d’une fiction qui, en cette toute première période du cinéma de Rouch, ne dit pas encore son nom. Tout se passe, en fait, dans l’écart entre les deux réalités confrontées, dans « la constellation »6 fugitive formée par celles-ci au moment du tournage et qui laisse son empreinte sur la pellicule. Voilà le document, mais il n’est pas tout le film. Par-delà la vérité circonstancielle de l’image enregistrée et son authenticité garantie par la technique même du tournage, l’art filmique de Rouch fait que l’histoire du film en train de se faire coïncide infailliblement avec le mouvement de l’histoire que les protagonistes, Rouch d’un côté, les pêcheurs de l’autre, sont pourtant en train d’écrire ensemble, tel un scénario tendu vers sa finitude.
8L’art filmique ? Bien sûr, « les accidents techniques » évoqués plus haut sont intégrés à l’esthétique et à l’esprit même de la réalisation en cours. De surcroît, à la pointe, déjà, de la spécificité rouchienne, « le désir de cinéma » pousse l’histoire filmée vers son accomplissement de récit. C’est la matière sonore, notamment, qui manifeste une telle poussée. D’une part, le commentaire en voix off déploie les fastes d’un récit qui donne aux moindres péripéties une allure picaresque. Mais, d’autre part, une résonance insolite s’instaure entre ce commentaire et les voix de tous les pêcheurs, mêlées au fond sonore fait de bruits diégétiques et de musique additionnelle. Par là, le « mentir-vrai » fait intrusion dans le film car la représentation sonore, déterminée elle aussi par la double réalité de la vie vécue et du tournage en direct, parvient à mettre le spectateur en face d’une situation teintée d’étrangeté. D’une part, la voix du commentaire est off sans ambiguïté, d’autre part, les voix des pêcheurs, quoique recueillies parmi les ambiances puis postsynchronisées, sont in sans ambiguïté, là non plus. Or, ces deux catégories de voix que distinguent leur source réelle et leur fonction dans l’espace sonore de la représentation, semblent être en contact direct dans le même espace-temps du récit. Voix diégétiques réduites au rang d’ambiances, inaudibles parce que brouillées, paroles le plus souvent incompréhensibles (les pêcheurs ne parlent pas français) ou bien voix claire et isolée du commentaire, parole toujours compréhensible, peu importe, en fait, puisqu’elle semblent vibrer sur un même fond sonore, l’effet de la post-synchronisation ne jouant pas plus ou pas moins pour les voix des pêcheurs que pour celle de Rouch. Conséquence la plus directement appréciable : sans qu’il y ait concurrence entre elles, les voix in sont entendues à égalité avec la voix off. C’est à cet endroit que le film déroge à une tradition documentaire tenace. Les documentaristes ont en effet l’habitude de hiérarchiser le matériau sonore entre les ambiances issues de la réalité filmée, y compris les paroles quand il y en a, et le commentaire qui donne son sens à l’image et qui, en instaurant son primat sur toute la dimension sonore de la représentation maintient la différence entre les plans de réalité sonore. Il n’y a (presque) rien de tel dans Bataille sur le grand fleuve. À cet endroit, le spectateur est amené à se poser une question sur la nature même du spectacle qui lui est ici prodigué : quelle logique ou quelle nécessité font converger dans un même plan de réalité filmique le son de voix qui proviennent de deux lieux spatiotemporels différents ? Ce document pris sur le vif, donc enchaîné à une réalité qu’il n’a pas inventée, serait-il, en fait, la fiction d’un récit quelque peu fantastique dans lequel on verrait, on entendrait, plutôt, une insolite collusion spatio-temporelle entre des êtres qui évoluent pourtant dans des sphères différentes de l’espace-temps représenté ? Entre autres traits saillants, voilà comment un effet-fiction vient inopinément interférer avec le propos documentaire de Bataille sur le grand fleuve selon un processus qui se poursuit dans tous les autres films de Rouch. A cet égard, il est sans doute un des cinéastes à avoir le plus sûrement contribué à ruiner la détermination des genres au cinéma, celle-ci passant notamment par le partage traditionnel entre la fiction et le documentaire.
9Une péripétie apparemment mineure renforce la modernité à l’œuvre dans ce film, en voici le récit de Rouch lui-même, lors d’un hommage à la Cinémathèque française en 1999.
Le premier film que j’ai montré à Bamako, c’était La Chasse à l’hippopotame. Les gens (…) m’ont dit deux choses : la première, c’est qu’on ne voyait pas assez l’hippopotame ; la deuxième : Mais pourquoi tu as mis la musique ? » Je leur dis : « Mais cette musique, vous l’avez reconnue ? C’est la musique qui donne du courage aux chasseurs. » Alors eux : « Mais tu es con ! Là où tu l’as mise, l’hippopotame attend sous l’eau, et c’est à lui qu’elle donne du courage. C’était pour moi le début de quelque chose qui allait devenir essentiel : le « feedback », c’est-à-dire la projection d’un film à ceux qui y ont participé7.
10Moi, un noir, on le verra plus loin, est le grand opus partiellement inventé, créé par la grâce toute spéciale du « feedback. ». En terme de cinéma ethnographique, la décision de Jean Rouch déclenche une véritable révolution copernicienne car aucun cinéaste auparavant, s’il avait songé à demander aux personnes observées ce qu’elles pensaient de leur image ou reflet filmique, n’aurait intégré les réactions enregistrées dans le tissu du film lui-même. En outre, le « feedback » ne se réduit pas à la simple consultation des protagonistes de ses films. Rouch ne se contente pas, en effet, de leur demander un avis ou jugement, ni même de lui délivrer un certificat d’authenticité. Plus imaginatif, ou plus provocateur que l’art documentaire strict ne l’exige, il va ouvrir aux uns et aux autres un nouveau champ d’expression, en faisant coïncider l’effet « feedback » avec le moment technique de la post-synchronisation. Geste capital – on y reviendra – qui élève les protagonistes au rang d’acteurs de cinéma et les transforme ainsi en personnages de film.
11Enfin, les pêcheurs de Bataille sur le grand fleuve, qui n’ont pourtant pas la parole directe et qui, de ce fait, restent encore grandement du côté de ceux que le cinéma documentaire ne fait qu’observer, profitent rétrospectivement des films à venir. En effet, s’ils impressionnent la mémoire du spectateur des films de Rouch, c’est que leur image emporte celle d’un futur dans lequel eux-mêmes ou leurs semblables seront des personnages. L’effet fonctionne surtout avec l’un d’entre eux, Damouré Zika, « né » au cinéma dans ce film. C’est notamment par lui que le futur s’engouffre dans Bataille sur le grand fleuve, comme si chaque image, à l’instar de la sienne, celle d’un être en gestation, était virtuellement féconde. La fécondation, qui a bien eu lieu pour lui, s’étend aussi aux autres composants du film. C’est là encore un trait rouchien typique : l’horizon de tous les films est illimité, la clôture du récit n’est qu’une nécessité ou une contrainte technique, le principe du cycle fait son œuvre dans chaque film qui se trouve ainsi irrémédiablement attaché à d’autres films. D’ailleurs, Bataille sur le grand fleuve est explicitement traité comme un élément d’un cycle puisqu’il est repris dans un autre film, Les Fils de l’eau qui réunit cinq documentaires tournés par le cinéaste entre 1949 et 1951. Le phénomène peut paraître banal, du moins en matière d’expression artistique où règnent souvent la loi des séries, l’ordre des répétitions, reprises et variations en tous genres. Mais à cet égard le travail de Rouch manifeste là encore un double écart par rapport à une conception établie du film documentaire. D’abord, l’horizon de chaque film devenant indéfini, la fin n’est plus connue, autrement dit le sens des choses n’est pas simplement maîtrisable par le film qui les documente. C’est ainsi que les fins dites « ouvertes » sont récurrentes dans son cinéma. Ensuite, il attire le spectateur dans une autre sphère de perception que celle du simple film documentaire. L’idée du cycle et son principe actif, qui entraîne le spectateur de l’œuvre dans un ressassement productif des effets ressentis par lui, appartient à l’ordre de la fiction. Ce n’est rien, en effet, que de constater que des pêcheurs en 1951 perpétuent à l’identique des pêches traditionnelles, encore faut-il que la représentation soit ordonnée de manière à indiquer qu’elles ne sont pas simplement anciennes, qu’elles sont en fait immémoriales et du coup, toujours présentes, que la force du passé les fait tenir dans le présent. Voilà le cycle, il ne peut se voir à l’œil nu que si l’image du présent est (re)composée, à savoir reliée à une autre image, déjà faite ou à venir. La fiction, celle dont chaque spectateur a le loisir de déployer les méandres dans son imaginaire s’installe bien dans le lien qu’il pressent entre l’actualité de l’image telle qu’elle se montre à lui hic et nunc et sa virtualité telle qu’elle est engendrée depuis un passé inappréciable et susceptible de revenir dans un futur lui aussi inappréciable. On est là au cœur même de la sorte spéciale d’image que Gilles Deleuze a appelée « l’image-cristal ».
12À ce titre, Bataille sur le grand fleuve et les autres films du cycle des Fils de l’eau ont dépassé l’horizon ethnologique que le cinéaste leur a fixé, de même qu’ils ont provoqué des résistances chez des Africains. Le cinéaste sénégalais Sembene Ousmane, par exemple, explique à Rouch qu’il n’aime pas les films de ce cycle parce que « on y campe une réalité mais sans en voir l’évolution »8. Et pour cause : Rouch installe le récit d’une péripétie présente dans l’intemporalité qui caractérise le mythe. C’est là un des moteurs essentiels de ce qui apparaît comme une véritable geste rouchienne de l’Afrique qu’avère tout particulièrement un film parmi d’autres, La Chasse au lion à l’arc, dont le tournage a duré sept années.
LA CHASSE AU LION À L’ARC
13Ce film est l’occasion d’un événement institutionnel notable puisqu’il reçoit le Lion d’Or à la xxvie Mostra de Venise en 1965. Or, La Chasse au lion à l’arc est un documentaire dont le propos relève a priori du plus pur cinéma ethnographique. Il semble bien alors que Jean Rouch ait accompli un exploit en faisant primer un film strictement défini par son origine documentaire par le jury d’un festival dédié au cinéma de fiction. En réalité, il suffit simplement de pénétrer dans l’univers proposé par le film, de regarder les images initiales et d’entendre les premiers bruits pour prendre la mesure de ce qui s’y joue et a sans doute séduit en son temps les premiers spectateurs du film. À la faveur d’un récit filmé dans le sillage d’un fait coutumier, Jean Rouch se propose en effet de reconstruire un monde immémorial. L’ambition est explicite et d’entrée, elle embarque le spectateur du film dans un voyage dont l’ampleur spatio-temporelle déborde largement les limites des péripéties filmées en cinéma direct. Les sept années de tournage et le commentaire introduit après coup par Rouch dans la résonance de l’effet feedback, dont il est désormais familier, n’y sont certes pas pour rien. Le temps passé par le cinéaste à accompagner les chasseurs lors de plusieurs missions ethnographiques, leurs multiples déplacements dans une aire géographique qui couvre un territoire indéfini sont impossibles à mesurer. D’une mission à l’autre, des mois, voire des années ont pu s’écouler mais le commentaire coordonne les séquences entre elles en un seul tissu ; même chose pour les kilomètres parcourus lors d’allées et venues sur le terrain de la chasse, une péripétie qui est en fait toujours recommencée. Jean Rouch ne se soucie pas de tenir un carnet de bord relevant avec exactitude les coordonnées spatiotemporelles de chaque péripétie. Ainsi, de ce point de vue, le film évite ou oublie de répondre aux attentes ordinaires des films documentaires.
14L’écart est renforcé par un trait encore plus incisif qui permet à Rouch de mettre en contact comme immédiat la matière documentaire des images et la puissance de l’imagination. La procédure est d’autant plus frappante que les images sont entièrement liées à une réalité filmée hic et nunc en cinéma direct. Le spectateur a alors en principe peu de chance de pouvoir échapper au circuit référentiel ainsi instauré par le cinéma documentaire en général, par le cinéma direct plus particulièrement. De l’image vue et entendue, à la réalité dont on suppose qu’elle fut le modèle, ce circuit est a priori univoque, balisé. Or, quelques éléments de mise en scène font éclater les repères qui orientent la perception documentaire du récit par le spectateur. Le premier de ces éléments est un détail sonore. Juste avant le plan d’ouverture du récit proprement dit, on entend en effet rugir un lion ; sa voix grave paraît sourdre depuis l’arrière-plan inaccessible d’une image sombre, à peu près indéchiffrable, qui représente peut-être la couverture d’un livre ou d’un manuscrit. Agissant comme une force centrifuge, cet acousmêtre attire vers lui toute une mise en œuvre de l’imagination, la faisant ainsi travailler avant même le début du récit attendu. Ce début1 situe la narration filmique dans le registre des contes. Les quelques plans suivants, qui constituent un prologue, renforcent une telle impression. Dans la nuit, un musicien joue du violon mandingue puis, des enfants groupés autour d’un feu écoutent à l’unisson ces paroles :
Les enfants, au nom de Dieu écoutez… écoutez l’histoire de Gaweye Gaweye… Gaweye Gaweye, l’histoire de vos pères et de vos grands-pères, l’histoire des chasseurs de lion à l’arc.
15La voix, très suave, est bien sûr celle de Jean Rouch, le récitant, le griot, l’acousmêtre qui ouvre ainsi le grand livre des images à venir.
16Le fait de destiner le récit à des enfants qui vont bientôt aller dormir est bien sûr programmatique : le récit de La Chasse au lion à l’arc est d’emblée un conte, une fable. Les mots appellent des images, traversent le temps et l’espace sans contrainte, sans barrière d’aucune sorte. Ainsi, de la nuit, on passe au jour. Une Land-Rover roule dans la brousse sur une piste cahotante et la voix du récitant, que soutient en arrière-fond sonore le violon mandingue, poursuit :
Le pays où se passe cette histoire s’appelle Gandji Gamourou Gamourou, la brousse qui est plus loin que loin, le pays de nulle part.
17Pour cause : les enfants ont disparu, la nuit qui les contenait également. Où sommes-nous ? Quand sommes-nous ? Justement dans « le pays de nulle part », nous dit la voix qui continue son récit tandis que le son d’un balafon s’élève maintenant comme une musique off d’accompagnement. « Pour aller dans ce pays, il faut passer Issabéri, le grand fleuve, le Niger ». Image de la Land-rover sur un bac. La voiture continue son périple dans la brousse :
« Au début il y a des routes, il y a des villages et puis, après Bankiaré, après Tégué, après Yatala, il n’y a plus de village (…) il n’y a plus de route, il n’y a plus que la brousse. Mais si l’on peut dépasser la dune Guerjam on entre dans Gandji Gamourou Gamourou, la brousse qui est plus loin que loin, le pays de nulle part. Ce pays-là, c’est un pays de sable, un pays de poussière, un pays de brume. Ce sont des forêts sans chemin, des montagnes dont les noms ont été oubliés et que nous appelons, nous, les montagnes de la lune et les montagnes de cristal.
18À l’image apparaissent des arbres clairsemés, bas sur le sol, et les faibles ondulations de quelques collines. La mise en condition des spectateurs est surprenante. D’abord postulés comme des enfants, ils sont maintenant priés d’entrer dans un lieu indécidable tant l’écart entre ce que dit la voix et ce que montre l’image est déréalisant. Par là, Jean Rouch atteint déjà un premier effet visé par lui et qui va conditionner la suite : il s’agit d’instaurer d’emblée l’idée que le voyage accompli en automobile, horizontal, géographiquement orienté dans l’espace, chronologique, vaut pour un voyage immatériel dans la profondeur du temps. Autrement dit, on est là au cœur d’une image-cristal immédiate. Cette sorte d’image est ici assignée à une fonction précise : Rouch, ethnographe d’une chasse coutumière, circonstancielle et contingente, filmée entre 1958 et 1965, la plonge d’emblée dans un temps proprement immémorial, un temps si vaste que les noms des lieux ont justement été oubliés. Mais les lieux sont là, ils sont présents depuis le passé qui remontent en eux, par eux. Or, le film veut rendre compte de cette remontée spectaculaire du passé dans le présent.
19Un deuxième élément de mise en scène intervient à cet effet. L’opérateur, peut-être descendu de voiture, à l’arrêt quoi qu’il en soit, effectue un panoramique vers la droite, faisant ainsi entrer dans le champ l’objet de son regard : un long rocher orné de gravures diverses. Le récitant accompagne le mouvement du regard :
Ici, il n’y a rien. Pourtant, il y a longtemps, des hommes vivaient là. Ils ont laissé sur les rochers un livre d’images qui montrent ce qu’ils étaient, un livre de chevalerie avec des cavaliers à deux ou trois cornes tenant dans la main un bouclier, dans l’autre une lance ou un arc (gravure stylisée d’un cavalier en armes). Qui étaient ces hommes ? Personne ne le sait plus. Ce sont les hommes d’avant. Les hommes d’avant ont aussi laissé sur les rochers des cercles autour d’une croix qui sont peut-être des signes magiques, des “guendjiaou”, des “attachés de brousse”, mais qui sont peut-être aussi des roues de char (image d’un cercle divisé par des rayons), les premiers chars qui ont traversé le Sahara pour venir jusqu’ici, ou peut-être des pièges avec lesquels les hommes d’avant attrapaient les animaux sauvages, les crocodiles, les mouflons, les girafes, les buffles, les grandes antilopes [gravures animales stylisées].
20Puis, ayant décrit le rocher dans toute sa longueur, le mouvement de caméra reprend et se poursuit vers la droite. On retrouve la brousse désertique et la voix : « Et si les hommes d’avant ont disparu du pays de nulle part, les animaux sauvages, eux sont restés ». Ces paroles font surgir des animaux bien vivants : un phacochère galope devant une voiture invisible ; des autruches font de même, une girafe court derrière une voiture, la rattrape et la dépasse ; peut-être a-t-elle rejoint, dans le dernier plan de la séquence, un troupeau de girafes, rassemblées dans un bois : image de crépuscule, ciel rougeoyant en arrière-plan, silhouettes des girafes mêlées à celles des arbres, les unes et les autres baignées dans la pénombre. Fin du prologue. L’image suivante, montrant en plongée le sol aride de la brousse, est diurne. Ici débute le récit de la chasse proprement dite.
21Le processus est net : à la faveur d’un mouvement de caméra glissant, ou paraissant glisser, le long d’un rocher, le présent se déplace dans le temps. « Les hommes d’avant » et ceux d’aujourd’hui se retrouvent parce que autour d’eux des animaux sont éternellement présents. Gravures pariétales de l’époque néolithique où les guerriers et les chasseurs côtoyaient les bêtes sauvages, les chassaient et les dessinaient aussi bien, images filmiques du xxe siècle où les chasseurs de lions et les chasseurs d’images se trouvent rassemblés dans un même « safari »2 qui les confronte eux aussi aux animaux sauvages. Dans l’entre deux, dans le gouffre du temps immense qui se referme sur les uns et les autres, rien de moins que l’histoire de la civilisation humaine, de sa conquête de l’espace et du temps s’est déroulée. La magie animiste des gris-gris (« les attachés de brousse ») ou la magie technologique du cercle (les « roues de char ») ont permis la coïncidence entre les origines et les fins, autrement dit le cycle incessant dont le film de Rouch entend développer la fable. Le spectateur est prévenu : la chasse à laquelle il va assister a lieu ici et maintenant, elle a lieu là-bas et autrefois.
22Telle est la fable documentaire : c’est un tissu de vérités indécidables conférant à un espace-temps indéterminé des données précises.
Notes de bas de page
1 Ces films sont V.W voyou (1973), Le Foot-girafe ou « l’Alternative » (1973), La 504 et les foudroyeurs (1974). Par ailleurs, il est arrivé à Rouch, d’exécuter des commandes de circonstance et des films à usage spécialisé ou restreint, peu vus par le grand public. Exemples : Les Ballets du Niger (1961), Festival à Dakar (1962), Bateau-givre (1987), Liberté, égalité, fraternité et puis après… (1990).
1 Encore une des coïncidences merveilleuses qui jalonnent la vie de Rouch : Becker part faire des repérages pour Rendez-vous de juillet, le film qui, d’après Rouch, raconte son expédition avec Sauvy et Ponty.
1 Voir le chap. premier, p. 23.
2 Entretien avec Gilles Mouellic, sur le site internet, jazzmagazine.com/interviews/Dauj/rouch/rouch
2 . En swahéli, le mot « safari » renvoie à l’idée du « voyage ».
3 Jean-André Fieschi, « Dérives de la fiction », op. cit., p. 256. L’auteur souligne.
4 J.-A. Fieschi, Dérives de la fiction, op. cit., p. 257.
5 A. Labarthe, Essai sur le jeune cinéma français, op. cit., p. 20. L’auteur souligne.
6 Walter Benjamin : « Une image est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation », in « Réflexions théoriques sur la connaissance », Paris, Capitale du XIXe siècle, le livre des passages, trad. Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1993, p. 478.
7 « Jean Rouch, maître du désordre », L’Humanité, 14 avril 1999.
8 Extrait de « Tu nous regardes comme des insectes ». Confrontation entre Jean Rouch et Sembene Ousmane réalisée par Albert Cervoni, France Nouvelle, n° 1033, 4-10 août 1965, in Jean Rouch ou le ciné plaisir, op. cit., p. 106.
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