Chapitre 3. Des itinéraires
p. 79-99
Texte intégral
LES « COPAINS »
1Les connaisseurs de l’œuvre filmée de Rouch peuvent faire un constat facile : d’un film à l’autre, des noms, des visages, des voix sont les mêmes. Sans parler des lieux, villages, villes, fleuves, brousses et déserts déployés sur un vaste territoire, principalement celui que traverse le fleuve Niger, on assiste à la constitution par Rouch d’une tribu de cinéma : la sienne certes, mais telle qu’elle s’est présentée à lui dans son essence irréductiblement africaine, nigérienne et malienne surtout. Damouré Zika, Illo Gaoudel, Lam Ibrahima Dia, Tallou Mouzourane, Idrissa Maiga, Moussa Hamidou, sont – selon un mot très fréquent dans le vocabulaire de Rouch – les « copains » qui ont collaboré à ses films pendant plusieurs décennies. Détail notable : certains d’entre eux ont eu plusieurs fonctions, puisqu’on les trouve à la fois devant et derrière la caméra, par exemple comme preneur de sons ou opérateur de prises de vue. Ces « copains »-là, tôt rencontrés par Rouch, l’accompagneront pendant de nombreuses années. D’autres, plus circonscrits à l’intérieur de telle ou telle période rouchienne, ont simplement figuré comme personnages dans plusieurs films, tenant à peu près le même rôle, comme dans un feuilleton. Suivons Nathalie, personnage secondaire de Moi, un Noir où elle incarne la jeune femme qui remporte un concours de danse lors de la Goumbé, la fête de quartier du samedi soir à Treichville. On la revoit dans le film suivant, La Pyramide Humaine où elle est toujours un personnage secondaire, mais les traits de sa personnalité sont cette fois un peu plus précis et son rôle plus étoffé au regard de l’histoire racontée : elle continue à participer au concours de danse de la Goumbé, on apprend de surcroît qu’elle est coiffeuse et un des jeunes lycéens blancs du film est amoureux d’elle. Même chose d’un des autres protagonistes de La Pyramide humaine, Modeste Landry, que l’on retrouve en France dans Chronique d’un été, La Punition, Rose et Landry. Nadine Ballot, une jeune Française, rencontrée par Rouch à Abidjan, est actrice dans plusieurs films tournés en France et en Afrique : La Pyramide humaine, Chronique d’un été, La Punition, Gare du Nord.
2Est-ce du caractère nettement amical de sa fabrication que le cinéma de Jean Rouch tire sa spécificité ? Et si oui, celle-ci est-elle rouchienne ? africaine ? L’un ne va pas sans l’autre, en fait. L’environnement africain a déterminé le cinéma de Rouch et lui a donné son identité, qu’il a importée dans ses films tournés en France. En retour, Rouch a façonné son entourage africain en produisant sur lui des effets parfois discrets, parfois plus visibles et plus spectaculaires, tel celui qui va transformer Oumarou Ganda, acteur principal de Moi, un Noir, en cinéaste1. Lui-même parle de cette interrelation à propos de plusieurs films, de La Pyramide humaine en particulier, dont il évoque le tournage en ces termes révélateurs :
[C’est] un film dans lequel on [a traité] du problème des relations entre blancs et noirs dans une classe de première (...). Nous jouions vraiment avec le feu parce que nous sommes tombés très rapidement sur le fait que l’on ouvrait une brèche indispensable car ces gens vivaient chez eux, sans jamais se voir. (...). On a brouillé toutes ces cartes. J’ai demandé aux uns de jouer le rôle des racistes et aux autres le rôle des non racistes. (...) Ce qui est extraordinaire, c’est qu’ils sont effectivement devenus un groupe d’amis. (...) Le film joue un peu (...) comme le précédent [Moi, un Noir] dans lequel on essayait de mettre en scène les positions rêvées des uns et des autres. [Les acteurs] se sont révélés très curieusement dans ce film. Et pour moi cela a été un élément très surprenant, où la fiction devenait réalité2...
3Coïncidence historique à relever : en 1960, les colonies africaines deviennent indépendantes et c’est à cette date que naissent dans certains des pays nouvellement constitués, un cinéma national3. L’équipe agrégée autour de Jean Rouch se situe alors dans un entre-deux. Ni française, ni africaine, les deux à la fois cependant, elle participe fondamentalement d’une identité hybride qui la caractérise. Cela ne va pas sans problème, mais c’est par là qu’ensemble Rouch et ses « copains » africains produisent un cinéma justement capable de problématiser la question de l’altérité traversant tout le cinéma ethnographique moderne, et qui le déborde en se trouvant parfois posée et explorée par le cinéma de fiction des années 1950-1970. À cet égard, il n’y a sans doute pas de hasard si le cinéma de Rouch trouve un écho direct dans celui de John Cassavetes ou de Pier Paolo Pasolini, voire même dans celui de Rainer Werner Fassbinder et d’Ingmar Bergman. Comme Rouch, ces cinéastes ont formé autour d’eux une équipe de caractère familial ou amical, voire amoureux, plutôt que professionnel. Et c’est de la permanence des relations affectives établies au sein de l’équipe que découle en partie la permanence de leurs choix filmiques. Au fil de leur sortie sur les écrans, leurs films se reconnaissent à des situations similaires, font entendre les mêmes sons, les mêmes voix, les mêmes musiques, montrent les mêmes visages et les mêmes corps, laissent advenir ou éclater les mêmes affects et de ce fait, renvoient de la même manière à la présence du hors-cadre, le monde réel dans lequel acteurs et techniciens font partie d’une bande dont le cinéaste est le chef. Or, le caractère singulier de ces œuvres est marqué par un paradoxe initial : la familiarité de certains éléments, si repérables à leur ressemblance film après film, et qui confèrent une esthétique particulière à l’ensemble des films, est fondée sur de l’inconnu, sur du nouveau plutôt. Par exemple, qui, avant Cassavetes, a montré dans le cinéma américain des noirs à l’apparence de blancs (Shadows) ! Qui, avant Pasolini, a sanctifié le visage et la pose d’un voyou de banlieue (Accatone) ? Qui, avant Rouch, a fait entendre la voix intérieure d’un africain (Moi, un noir) ? En fait, le cinéma de Cassavetes, de Pasolini, de Rouch, un peu plus tard, celui de Fassbinder aussi bien, distille pareillement des signes quelque peu étrangers à la vocation – du cinéma occidental dominant. L’étrangeté vient en partie des protagonistes, eux-mêmes en situation de rupture par rapport à leur environnement ordinaire et tous concernés par une même tension qui les fait s’avancer vers un miroir susceptible de mettre en cause leur ressemblance à eux-mêmes. Si on les réduit à leur plus simple expression, telles sont en effet les structures signifiantes de Shadows et à ? Accatone, mais aussi bien de quelques-uns des films suivants dans l’œuvre de Cassavetes et celle de Pasolini. Par exemple, Too late Blues (1962), Faces (1968) et Husbands (1970) d’une part, Mamma Roma (1962), La Ricotta (1963), Comizi d’Amore (1963), Uccellacci et Uccellini (1965) d’autre part, semblent pareillement issus d’une création collective, ou du moins, rassemblée autour d’un centre à la fois univoque (le dispositif d’enregistrement visuel et sonore des images qui laisse une part appréciable d’autonomie aux acteurs) et équivoque (le cinéaste chef de bande à la fois au-dedans et en-dehors de ce dispositif). Il s’agit là d’un « agencement collectif d’énonciation »4 qui ne se rencontre pas ou peu dans les pratiques courantes de réalisation des films de fiction.
4Ce processus anime le cinéma de Jean Rouch, avec deux particularités encore plus marquées. Premièrement : les personnages de ses films sont parfois réellement invités à traverser le miroir que le cinéma leur tend. On y reviendra. Deuxièmement : comme c’est parfois le cas dans certains des Appunti de Pasolini, on entend, reprise ou non en voix off par Rouch qui la traduit en français, la langue vernaculaire des protagonistes (bambara, haoussa, dioula, poular, tamachek, etc.), mêlée au français ou à l’anglais créoles, les langues véhiculaires des principaux pays où le cinéaste a tourné des films : Niger, Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana, Bénin. Tout ce parler, bruissant de mots le plus souvent incompréhensibles, est comme l’incarnation sonore, vocale, d’un personnage collectif – tel lieu de tel pays de l’Afrique de l’Ouest, tels habitants de ce lieu – qui impose sa présence en débordant la sphère strictement profilmique, quel qu’ait été son mode de détermination par le cinéaste et ses collaborateurs. On le verra plus loin, la plupart des films africains de Rouch, fictionnels ou documentaires, sont conçus de telle manière que chaque espace rendu visible est l’objet d’une superposition d’un autre lieu, configuré comme une sphère sonore, en coïncidence plus ou moins parfaite avec l’espace visible. Dans l’écart entre les deux lieux, c’est « renonciation collective » qui fait son œuvre, à savoir la source africaine qui se déverse, incontrôlée, à l’intérieur de chaque film et dont le cours incessant finit lui-même par former un fleuve comme le Niger ou le Sénégal. Des mots et des voix, des bruits d’objets familiers, des sons d’instruments de musique variés, des cris d’animaux domestiques et sauvages, le crépitement de la pluie, le grondement du tonnerre, etc., en sont les principaux éléments qui composent ce fleuve, emportant avec lui le pouvoir tout spécial de faire se lever dans l’imaginaire du spectateur une cartographie sonore de l’Afrique. On peut supposer que Jean Rouch était particulièrement disponible à la perception sonore de l’environnement en dépit de ce qu’il souhaitait que l’image fût. Plusieurs de ses films témoignent, en effet, que son cinéma africain s’est souvent fait « à l’oreille », mais l’oreille en question n’est pas celle d’un musicien ou d’un spécialiste du son qui expérimenterait le montage des deux matières filmiques, la visuelle et la sonore ou qui, même, ferait un reportage sonore sur l’Afrique. Rouch écoute et capte une expression sonore qu’il transmet plus ou moins fidèlement comme une part de spécificité inaliénable sur laquelle il n’a d’autre prise que d’être un récepteur passif. Car ce langage collectif, rarement enregistré en son synchrone, mais toujours capté à sa source réelle, est peut-être le meilleur véhicule d’une représentation de l’Afrique de l’Ouest par elle-même.
5Qu’est-ce à dire ? La tradition orale a régulé la mémoire des habitants de l’Afrique de l’Ouest. La transmission écrite des savoirs a été amenée par les colonisateurs, les Arabes d’abord puis les Européens et dans les deux cas, elle est longtemps restée le fait d’une minorité d’« indigènes », quand ils étaient d’origine sociale élevée et donc amenés à être partie prenante des pouvoirs en place. La plupart des gens, villageois ou citadins, analphabètes, ont un rapport uniquement oral à toutes les formes de l’expression, qu’elles soient familières ou savantes, accessibles à tous ou spécialisées, voire ésotériques. C’est là une composante intrinsèque d’un monde dont la réalité et l’imagination sont tissés par une parole incessante. Marcel Griaule avait rendu perceptible cette texture orale en faisant comprendre aux lecteurs de Dieu d’eau qu’Ogotemmêli créait le monde au fur et à mesure qu’il le racontait. Mais aux oreilles occidentales du colonisateur, la parole de ce monde (n’) était (que) du bruit mêlé aux autres bruits. Jean Rouch est le premier cinéaste à écouter et à essayer de restituer ce monde sonore en version originale.
6Question : avant Rouch, qu’en était-il de la représentation des Africains dans le cinéma français ? Il y a beaucoup d’images, beaucoup de films. On les doit principalement soit à des voyageurs scientifiques, ethnologues, géographes ou zoologues, soit à des aventuriers qui « traversaient l’Afrique jusqu’en 1940, pour l’exploit, pour la chasse ou pour la découverte »5. La suite de l’histoire est connue : quelques rares films secouent la conscience coloniale encore vivace des années cinquante, c’est notamment Afrique 50 (René Vautier), Les Statues meurent aussi (Resnais et Marker) et Les Maîtres fous. Ces films brisent chacun à leur manière le mur du silence qui entoure la relation du colonisateur au colonisé. Or, les deux premiers ont été censurés et le troisième a fait l’objet d’une violente polémique. La réaction produite par les trois a une même cause, essentielle : celui ou celle dont on parlait jusque-là dans les films coloniaux ou exotiques est ici devenu quelqu’un d’autre, l’image qu’il présente est ainsi étonnante, dérangeante, voire inacceptable. Dans le film de Resnais et Marker par exemple, il est le descendant de civilisations qui ont produit des œuvres d’art impérissables en façonnant des représentations liées à des croyances et à des pratiques religieuses, exactement comme ce fut le cas dans les civilisations réputées de la Méditerranée ou de l’Orient. Dans Les Maîtres fous, le colonisé s’empare de la pensée, du comportement et des représentations du colonisateur, qu’à son tour il plie à ses propres lois et fait servir à ses propres nécessités. Rouch creuse l’idée dans ses films suivants, qui pourtant apparaissent presque tous comme singulièrement dépolitisés.
7En fait, la nouveauté apportée par Rouch est mesurable à l’aune de films qui sont proches des siens. Tel est le cas notamment des documentaires réalisés par Jacques Dupont qui s’est beaucoup intéressé, lui aussi, à l’Afrique noire. Son deuxième film, Pirogues sur l’Ogoué, un court-métrage de 1947, présente de grandes similitudes avec le cinéma que Rouch commence à faire. L’époque, le lieu, le sujet même du film, mais plus encore, la méthode de réalisation autorisent la comparaison. Dupont, secondé par un opérateur réputé, Edmond Séchan, introduit en effet quelques nouveautés remarquables en matière de film de voyage. Certains passages clés sont tournés en caméra portée, l’action filmée, un transport de marchandise avec des péripéties fluviales parfois difficiles, est regardée au plus près de la réalité et n’est en rien magnifiée ou poétisée par le cinéma, et surtout, une prise de son directe fait entendre, peut-être pour la première fois dans ce genre de films, le son même de la voix des protagonistes du voyage. A ce titre, Pirogues sur l’Ogoué est un film du cinéma documentaire direct, exactement comme le sont ceux de Rouch. Mais le cinéaste Dupont n’est pas Rouch, du moins ne s’intéresse-t-il pas de la même façon à la réalité qui s’offre à sa caméra. Toutes les images de son film obéissent à un paramètre documentaire qui concerne la majorité des films de voyage : la distance. Autrement dit, Dupont filme des ensembles. Paysages, fleuve, pirogues sont vus dans des plans larges. Les piroguiers ont beau parler, crier, rire, chanter, ils restent anonymes, lointains. Silhouettes s’agitant dans une altérité insaisissable, aucun d’eux n’est susceptible de s’offrir à l’imaginaire du spectateur comme un personnage. C’est que, si Dupont documente une Afrique authentique, contrairement à Rouch il ne s’implique pas dans le milieu observé, il ne s’engage pas sous l’angle d’une vision subjective. On peut dire de son film qu’il est « politiquement correct » en ce sens qu’il paraît désinvesti des affects coloniaux d’avant-guerre, on peut aussi le recevoir comme une carte postale comme il y en a eu avant lui, comme il y en aura d’autres après lui. Son audace formelle est intéressante, ne fût-ce que parce qu’elle permet de voir en quoi le travail de Rouch est conforme à son époque, elle devient insignifiante dès lors que le film campe sur des positions documentaires acquises depuis longtemps et qu’il ne remet pas en question. À l’inverse, Rouch bouleverse les données de la situation que croise son cinéma parce qu’il invente d’autres chemins pour aller ailleurs, pour y séjourner et pour en revenir.
DU DOCUMENTAIRE À LA FICTION
8La première ligne à suivre pour entrer spécifiquement dans l’univers cinématographique de Rouch est celle qui oppose en les reliant ses documentaires et ses fictions. Le débat paraît bien vieux aujourd’hui. Il ne l’est pas quand Rouch commence sa carrière de cinéaste et c’est même un trait d’époque, pour quelques cinéastes particulièrement prospectifs, que d’inventer des formes neuves en les interrogeant l’une par l’autre, en pensant différemment leur nature respective. Quant à Rouch, il est intéressant de voir rétrospectivement par quel processus un réalisateur de films ethnographiques en arrive à faire des films de fiction, là même, et avec ceux-là mêmes qui sont les témoins et les protagonistes de son cinéma documentaire. Il y a glissement, « dérive » d’une forme vers une autre comme l’écrit si justement Jean-André Fieschi6. De 1946 (Au Pays des mages noirs) jusqu’à 1952 (Les Fils de l’eau), Rouch fait des courts et des moyens métrages ethnographiques. Les Maîtres fous, tourné en 1954 au Ghana, alors appelé Gold Coast, est encore un documentaire à strictement parler, mais ce film marque un tournant pour deux raisons au moins. D’abord, Rouch introduit dans le montage final des images qui ne sont pas strictement en rapport avec celles du rituel qu’il a enregistrées en direct. Ensuite, l’horizon ethnographique est ici élargi à un questionnement sociologique : le rituel de possession filmé est moins visé comme le fait d’une transe religieuse d’origine archaïque, qu’il n’est relié à la situation actuelle d’un groupe d’émigrants nigériens, réunis en une secte, les « haoukas », dans un pays qui est encore une colonie anglaise. L’ethnographie bascule alors dans l’observation de la contemporanéité des pensées et des conduites sociales que détermine un contexte précis. La même année, Rouch tourne les images de Jaguar dont le montage sera seulement achevé en 1967. Ce film marque une rupture importante avec les précédents puiqu’il s’agit cette fois d’une vraie fiction, quand bien même les méthodes de tournage sont-elles celles du cinéma direct. Constat d’un détail factuel significatif : Damouré Zika, vu une première fois dans Bataille sur le grand fleuve, est le preneur de son des Maîtres fous, il est crédité des « commentaires et dialogues » et du son de Jaguar dont il est, par ailleurs, un des personnages principaux. Le jeune homme de 1951, à qui ses aînés pêcheurs avaient confié la garde d’un bébé hippopotame alors qu’eux-mêmes repartaient pour une pêche tourmentée, est ainsi transformé à peine trois années plus tard en technicien et en acteur de cinéma, double fonction qu’il assumera jusqu’au tournage de Cocorico ! Monsieur Poulet.
9Voilà le glissement, la « dérive » qui advient entre une forme de cinéma et une autre, au gré de circonstances favorables. Un jeune garçon nigérien, banal protagoniste d’un film documentaire, entre dans la fiction du cinéma parce que le réalisateur est lui-même dans l’attente de cette transformation que rendent possible plusieurs facteurs, caractéristiques de l’entreprise rouchienne. L’un de ces facteurs est sans doute plus déterminant que tous les autres : c’est la correspondance s’instaurant entre les êtres filmés et le cinéma qui les regarde, plus précisément, entre les gens dont Rouch est venu filmer les faits et gestes ordinaires et le cinéaste en personne. Les uns et les autres partagent en effet une même envie : que des histoires se racontent, que des récits s’inventent avec la matière première constituée par la vie de ceux qui participent au tournage des films. Cette tension inlassable vers la fiction de soi, dont Moi, un Noir reste à ce jour le manifeste le plus bouleversant, fait s’ouvrir le cinéma documentaire de Rouch à un dehors, à un lieu imaginaire où tout devient possible, notamment l’avènement d’une poésie filmique intempestive dont on pourrait résumer l’essence sui generis à la formule du « mentir-vrai ». Selon cette formule, Damouré Zika, l’apprenti de Bataille sur le grand fleuve, y est peut-être, en son for intérieur, non pas l’acteur de son rôle propre mais l’incarnation, déjà, d’un personnage de cinéma. Avec le tournage de Jaguar, la sensation s’accuse : Zika est prié par Rouch, comme tous les autres protagonistes du film, d’inventer au fil des jours la fiction d’un vrai/faux récit de voyage. En cette circonstance, Rouch trouve entre les puissances du faux (Zika en scénariste d’événements fictifs) et les méthodes d’observation documentaire (reportage sur Zika voyageant pour de vrai), l’identité de tout son cinéma à venir. Les films documentaires y seront les récits inlassables d’une réalité quasi fabuleuse, qui paraît même imaginaire, comme, exemplairement, dans La Chasse au lion à l’arc (1965) ; les fictions, telles La Pyramide humaine, La Punition, Gare du Nord, Petit à Petit, Cocorico, Monsieur Poulet ! Dionysos seront étroitement et profondément documentaires.
10Du fait de son montage différé et de sa sortie tardive en salle, Jaguar est répertorié dans la filmographie officielle de Rouch, bien après Moi, un Noir. Or, ce film n’existe pas sans le premier, plutôt, Jaguar est le prototype de Moi, un Noir. Si l’on ajoute que les deux films sont eux-mêmes corrélés à certains des documents ethnographiques qui les précèdent, notamment Bataille sur le grand fleuve et Les Maîtres fous, et qu’ils annoncent parmi les films suivants, aussi bien Petit à petit et Cocorico ! Monsieur Poulet, que Chronique d’un été et Dionysos, le rapport fiction-documentaire et le travail de l’un par l’autre dans l’œuvre de Rouch apparaissent clairement. Le cinéaste fait « sauter (...) tout le jeu des oppositions réglées, confortables, fausses, par lequel, depuis l’axe inaugural Lumière-Méliès, on pensait les catégories du documentaire, de la fiction, de l’écriture, de l’improvisation, du naturel, de l’artifice (...). À cheval entre les techniques, entre les cultures, Rouch va jouer de plus en plus systématiquement cet entre-deux, dont il va faire le moteur d’une longue geste fictionnelle »7. C’est pourquoi Rouch est un passeur. Il parvient à mettre en contact, comme naturellement, des modes de pensée et des formes d’expression hétérogènes. Mais d’abord et d’emblée, à l’origine exacte de son œuvre, la pensée scientifique dont relèvent l’ethnologie et la sociologie, s’exprime dans ses films sous une forme essentiellement poétique. C’est ainsi qu’il ouvre au cinéma documentaire la voie de la fiction et que, à l’inverse, il élève la fiction au rang de documentaire, non pas par le réalisme mais plutôt par une forme de surréalisme qui sublime le réalisme en mettant à l’envers ses rouages éprouvés.
11Sans parler de Flaherty, quelques rares cinéastes ont à certains égards ouvert la voie à Rouch. Friedrich Murnau peut-être, lorsqu’il détourne la fiction de Nosferatu vers le documentaire scientifique dans une mémorable séquence consacrée à l’observation d’animaux suceurs de sang par un professeur de sciences naturelles. Jean Painlevé également, dont les surréalistes n’ont justement pas manqué de célébrer son fameux Hippocampe (1934) et qui, lui aussi, d’ailleurs, s’est intéressé dans Vampire (1945) à un animal suceur de sang8. Tod Browning est particulièrement prémonitoire de Jean Rouch lorsque, dans Freaks, il fait jouer à des infirmes leur personnage de monstre de foire d’après leur réelle expérience de vie. Ainsi, le critique Jacques Lourcelles peut-il noter à propos de ce film que, « dépassant les catégories traditionnelles du réalisme et de la fiction, du documentaire et de la fiction horrifique, Freaks appartient un peu à chacune d’entre elles »9.
12À son tour, le mélange rouchien du documentaire et de la fiction, de la science et de la poésie, a-t-il une descendance ou, du moins, trouve-t-il un écho dans d’autres films que les siens ? Si quelques auteurs notoires du cinéma documentaire, tel Raymond Depardon, peuvent être considérés comme s’inscrivant en partie dans le sillage de Rouch, qui a d’ailleurs réalisé un Portrait de Raymond Depardon en 1982, il faut là aussi chercher des correspondances rouchiennes dans le cinéma de fiction. Chez Eric Rohmer par exemple, quand il tourne Le Signe du lion à Paris en 1959. Il en va de même avec Place de l’Etoile, le court-métrage que Rohmer réalise en 1964 pour Paris vu par. Mais Jacques Rozier, répétons-le, est sans doute le cinéaste le plus proche de Rouch aussi bien par les méthodes de tournage, l’esthétique visuelle et sonore et la corrélation immédiate entre la réalité et l’imaginaire. Comme Rouch, il tourne des films purement documentaires tels que la Rentrée des classes (1955), Dans le vent (1962), Paparazzi (1963). Il réalise aussi des fictions selon les méthodes du cinéma direct, tel Blue Jeans (1959), si étonnamment rouchien que l’on peut inverser la formule et dire du cinéma de Rouch qu’il est roziérien. Par exemple, Adieu Philippine (1963) a l’exacte ambiguïté de n’importe quel film de Rouch. La fiction du scénario est par le fait largement enracinée dans le terreau de la réalité du début des années soixante qui fait de ce film le premier grand document anthropologique sur la télévision française, en même temps qu’une étude socio-historique de la jeunesse française confrontée à la guerre d’Algérie. Et comme chez Rouch, il n’y a nul volontarisme de la part de Rozier : le choix des lieux et des acteurs, la manière de tourner, notamment influencée par la méthode d’improvisation collective qui caractérise le jazz, s’allient dans une poétique singulière où règne là aussi le « mentir-vrai », rendant indiscernables le réel et l’imaginaire, l’actuel et le virtuel, au contraire même, les fondant l’un dans l’autre de manière telle qu’une nouvelle catégorie du réel fait son entrée dans le cinéma.
DU NIGER À LA SEINE
13Là encore, la filmographie de Rouch laisse apparaître un contraste unifiant. Son quinzième film, Chronique d’un été, est le premier qu’il tourne en France, en 1960. Pour cette raison, Chronique d’un été est un repère, il est le lieu d’un passage entre deux périodes et deux espaces de l’œuvre filmique de Rouch. Or, ce film est porteur d’un paradoxe initial. Au départ, il est une enquête de sociologie française décidée par Edgar Morin, Rouch ne devant qu’en assurer la captation filmique. Le film est donc a priori un document destiné à servir les sciences humaines. Or, celles-ci relèvent de la tradition « logocentriste » occidentale qui « interdit [aux européens] de penser [leur] histoire et [leur] identité depuis l’autre bord, c’est-à-dire toutes les formes d’altérité »10. Edgar Morin, alors tenté par une forme nouvelle d’ethnosociologie appliquée à des Parisiens, a fait appel à Rouch du fait de sa manière de regarder et d’écouter des Africains. Par ailleurs, Morin connaissait d’autres films du cinéma direct, tournés en Angleterre, aux États-Unis et au Canada, si bien qu’il avait pu faire le constat suivant : « Ce que Rouch a fait en Afrique, on l’a commencé dans notre civilisation même »11. Tel est le motif véritable de sa rencontre avec Rouch autour du projet de Chronique d’un été, plutôt ambitieux, puisqu’il ne s’agit rien moins que de réinventer l’approche de l’autre.
14Ainsi, lors de la réalisation du film, deux lignes de force distinctes se confrontent. D’une part, le discours socio-ethnographique à l’œuvre dans le projet de Morin qui fixe un cadre au tournage à travers une même question posée à tous les protagonistes du film (« comment vivez-vous ? »), d’autre part la place faite à l’imprévu, voire à l’impensé par le cinéma direct de Rouch. À cet endroit, le tandem Morin-Rouch, tiraillé par des tensions opposées dont Morin a d’ailleurs fait état12, a été de nature à produire un nouveau type de film. Les deux auteurs sont entrés par le fait dans une procédure de déconstruction, au sens derridien du terme, des effets ordinairement recherchés par le cinéma d’observation documentaire. Selon la volonté universaliste des sciences humaines qui gouvernent jusqu’alors ce cinéma, il s’agit de s’approprier la différence, de l’intérioriser « pour la réduire à l’état de différence culturelle »13. Or, Chronique d’un été ne veut justement rien savoir en la matière, alors même que les personnes interrogées proviennent d’horizons très variés. Au contraire, le dispositif du tournage met curieusement tout le monde à égalité face au discours et à la posture que l’on attend des uns et des autres. L’ouvrier, le petit bourgeois, la jeune épouse, l’étudiant, le Parisien, l’Africain, l’ancienne déportée d’un camp de concentration, les jeunes filles jouant les starlettes sur la Côte d’Azur, et Edgar Morin, lui-même en sociologue enquêteur dont « Rouch avait songé à faire le “héros” du film parti à la recherche d’un Graal qui lui échappe »14, tous sont mis à la question selon un même projet que Morin résume en ces termes : « Le film est une recherche. (...). Ce n’est pas un film romanesque. (...). Ce n’est pas un film documentaire. (...). Ce n’est pas un film sociologique (...). C’est un film ethnologique au sens fort du terme : il cherche l’homme »15.
15Jean Rouch donne une forme aux négations sur lesquelles s’appuient les intentions novatrices d’Edgar Morin. Sa méthode y pourvoit. Quelques allusions lapidaires de Morin en décrivent d’ailleurs parfaitement bien les aspects essentiels. En premier lieu, Rouch veut tirer l’enquête documentaire vers la fiction, exactement comme il vient de le faire pour La Pyramide humaine dont il est en train de terminer le montage. De surcroît, « il en a assez du tournage sur place, en chambre avec caméra sur pied » et comme pour la scène « en son synchrone direct » évoquée plus haut16, il invente une méthode que Morin qualifie plaisamment de « pédovision », qu’il oppose au dispositif voulu par lui, la « commensalité », à savoir le tournage en intérieur, autour d’un repas. La méthode rouchienne, poursuit Morin, finit par être « employée à plein : (...) microcravate et magnétophone en bandoulière, [deux enquêtrices] marchent librement. Brault guidé à la main par Rouch les suit ou les précède de très près au grand angle. Ainsi dans cette marche où filmeurs et filmés font presque corps, les passants s’aperçoivent à peine qu’on fait du cinéma ». Dernier point, et non des moindres, de la manière rouchienne : « c’est l’idée de Landry “explorateur noir de la France en vacances” »17, une disposition scénaristique d’importance qui sera reprise par Rouch et systématisée quelques années plus tard dans Petit à Petit.
16Or, ces trois axes fondamentaux, la « dérive de la fiction », la « pédovision » et l’inversion identitaire de l’enquête ethnographique, sont au service d’un projet purement documentaire dont Rouch est le servant, pas l’initiateur. Il se trouve ainsi dans la même situation que lors de sa rencontre avec Marcel Griaule. Il fut son chargé de mission filmique comme il est ici celui d’Edgar Morin. De là à penser qu’un fil court entre l’ethnologue de la falaise de Bandiagara et l’ethno-sociologue des quartiers parisiens, il n’y a pas loin. Ce fil passe éventuellement par Rouch dont Jean-Luc Godard a pu écrire en 1959, après avoir vu Moi, un noir, qu’« il n’a pas volé son titre de carte de visite : chargé de recherche par le Musée de l’Homme »18. Il n’y a en effet pas vraiment de hasard. Griaule est le premier anthropologue qui s’intéresse à « l’ontologie dogon », qui la découvre et la dévoile parce qu’elle « ouvrait des horizons aux ethnologues »19. Edgar Morin, le défricheur de « l’homo cinematographicus (...) selon une méthode d’anthropologie génétique »20, veut mener ici « une expérience [inédite] d’interrogation cinématographique »21. Si un lien, un peu lâche certes, existe via l’anthropologie entre Griaule et Morin, Jean Rouch, pour sa part, répond d’une manière adéquate, mais non scientifique, à la demande de l’un et de l’autre puisqu’il postule que tourner un film peut amener « un truc extraordinaire (...), c’est la découverte poétique des choses à travers le film »22.
17Quelle est cette découverte dont Chronique d’un été s’avère un jalon important ? Au départ, il y a le frottement de deux mondes étrangers, enclos sur leur ignorance réciproque de l’autre. L’anecdote exemplaire du premier contact de Rouch en 1942 avec un rituel animiste entre bien dans ce cadre. Puis la familiarité s’installe et avec elle la reconnaissance mutuelle de l’autre, à la fois comme individu et comme membre d’un groupe, éventuellement engagé dans un projet commun. Or, ici, il s’agit du cinéma qui exige de toutes façons un travail d’équipe, quand bien même se réduit-il au minimum d’exigence technique. C’est ainsi que les Africains dont Rouch était initialement censé faire l’objet d’une observation documentaire, entrent dans le processus de l’expression cinématographique, non seulement parce qu’ils s’inventent comme personnages mais encore parce qu’ils collaborent à la fabrication technique des films. La première découverte de Rouch, qui vient irriguer tout son cinéma, c’est leur altérité, du moins telle qu’elle émerge et apparaît de plus en plus comme une puissance poétique autonome. Encore a-t-il fallu que le cinéaste soit à la hauteur pour percevoir celle-ci et la transmettre d’une manière appropriée et efficace, pour le moins absolument nouvelle. Avant lui, en effet, l’Occident a déjà fait son œuvre en Afrique, notamment à travers les conquêtes coloniales, les récits de voyage23 et les rapports ethnographiques. Mais Rouch, qui n’est ni un militaire, ni un aventurier, ni un ethnologue d’ailleurs quand il débarque là-bas pour la première fois, cherche un contact direct avec une réalité en principe improbable pour un Occidental bon teint, à peu près ignorant du terrain sur lequel il s’engage. Il s’agit, au sens large du terme, de percevoir, sinon de comprendre le « génie » africain, ancestral et moderne tout à la fois.
18Un document de 1951, Les hommes qui font la pluie ou Yenendi, les faiseurs de pluie, indique dans quelle voie Rouch s’est engagé à cet égard. Le film, un court-métrage de trente minutes tourné dans un petit village Songhaï du Niger, montre un rituel par lequel il s’agit d’appeler la pluie. Le rituel prend fin, il ne pleut toujours pas. Mais au tout dernier plan du film, d’énormes nuages assombrissent le ciel, un grondement de tonnerre est entendu au loin, une pluie violente s’abat sur la brousse. Un spectateur attentif peut se poser cette question : qui a fait venir la pluie ? Les prêtres du rituel ou bien le cinéma et son art du montage ? Un spectateur averti sait, par ailleurs, que la fin de la saison sèche débouche sur « l’hivernage », autrement dit la saison des pluies annoncée par une période d’orage. Ainsi, il semble bien que les célébrants du rituel et Rouch lui-même soient tombés d’accord sur un point : il faut appeler la pluie au bon moment pour qu’elle tombe à la fois dans la réalité à venir et dans le film à terminer. On est au là au cœur de ce que Rouch appelle « la découverte poétique des choses » et qui participe du génie africain comme du sien. La caméra est l’outil et le médium irremplaçables du processus ici engagé, au terme duquel le cinéma – même documentaire – aura engendré de la réalité. Selon cette conception vraiment littérale de ce qui s’appellera plus tard « le cinéma du réel »24, Rouch explique à Edgar Morin que pour lui, la réalité en soi visée par Chronique d’un été est moins importante que celle du tournage : « l’intérêt de cette histoire, c’est la chronologie et l’évolution des gens en fonction du film. Le sujet, en soi, n’a pas grand intérêt »25.
19De La Pyramide humaine, son film précédent, Rouch aurait pu dire la même chose, comme d’ailleurs de Moi, un Noir et de Jaguar. Mais La Pyramide humaine est plus proche de Chronique d’un été pour une raison vraiment déterminante : les participants du film vivent en Afrique, certes, mais pour la première fois, des Français mêlés aux Africains montent sur la scène du cinéma de Rouch. Ainsi, se dessine dans son œuvre une généalogie du métissage qui se superpose au mélange de la fiction et du documentaire. Le cinéaste est parti de l’autre lointain, l’étranger absolu, par exemple le pêcheur Sorko, animiste, qui pêche l’hippopotame au harpon (Au Pays des mages noirs) puis, suivant une pente sans doute naturelle, celle qui fait de chaque tournage une recréation de la réalité, Rouch en arrive à un nouvel autre qui peut être familier, proche. C’est l’ami, le voisin, le collègue, le confrère, à savoir, le « copain » nigérien, le Français d’Afrique (les lycéens de La Pyramide humaine), l’intellectuel parisien connu (Edgar Morin) ou inconnu (le jeune Régis Debray parmi les protagonistes de Chronique d’un été). L’autre, tout en étant proche à certains égards, peut être un inconnu à d’autres égards, tel l’ouvrier ou l’employé parisiens (Angelo et le couple Gabillon de Chronique d’un été). Cette expérience rouchienne de l’altérité fait étroitement écho à l’évolution de l’ethnologie et plus largement à celle des sciences anthropologiques : il n’y a pas d’autre immuable en son lieu. Le spectateur du cinéma de Rouch n’a qu’à aligner dans sa mémoire, parmi les personnages des films, quelques figures de l’altérité pour s’en convaincre. « Madame Locomotive » (Les Maîtres fous), Edgar Ray Sugar Robinson (Moi, un Noir), Nadine (La Pyramide humaine), Marceline (Chronique d’un été), « l’inconnu » (Gare du Nord), Lam (Petit à Petit), Hughes Gray (Dionysos) etc., sont chacun une incarnation de l’étrangeté. Or, celle-ci est variable, moins du fait de la différenciation naturelle entre les êtres, que de la manière dont chaque film les détache du schéma global susceptible de servir d’arrière-plan explicatif aux films. Plus ou moins énigmatique, inachevée, non signifiante parfois, s’impose tout au contraire leur singularité d’individu, dès lors qu’ils parviennent à s’actualiser en personnages de cinéma.
20Ainsi, le travail de Rouch s’oriente-t-il vers l’indifférenciation anthropologique dès lors qu’il réalise en France des films de la même manière qu’il en a toujours réalisé en Afrique. Après Chronique d’un été, en viennent d’autres, en effet, qui creusent les différentes voies ouvertes par ce film. Par exemple La Punition (1962), Rose et Landry (1963) et surtout, Petit à Petit continuent de déconstruire le système occidentalo-centré du discours des sciences humaines, en inversant tous les paramètres de la relation de l’observateur à l’observé. Ou encore, l’onirisme réaliste des situations, des personnages et des scènes de Dionysos, paraît prolonger directement certaines péripéties d’ordre sociologique et culturel de Chronique d’un été même si un quart de siècle sépare ces deux films. Un Lion nommé l’Américain, qui fait suite en 1968 à La Chasse au lion à l’arc de 1965, s’ouvre à l’actualité historique, celle des « événements » de mai 68, il n’est cependant pas engagé, du moins au sens politique ordinaire du terme, tenant là une position qui était déjà celle Chronique d’un été par rapport à la guerre d’Algérie.
21Ce n’est pas tout. Chronique d’un été marque dans l’œuvre de Rouch un véritable tournant en matière de techniques de réalisation. La prise de son synchrone direct n’est pas sans retentir sur la prise de vue. On voit en effet s’affirmer dans le cinéma de Rouch ce que Bazin, dans son étude de Citizen Kane, avait appelé « la tentation du plan-séquence ». Alors que les films précédents de Rouch sont en général hyper découpés, tel Moi, un Noir qui ne comporte pas moins de sept cent vingt-cinq plans pour une durée de soixante-dix minutes26, Chronique d’un été s’installe de préférence dans le tournage de plans longs qui veulent maintenir chacun(e) dans l’image aussi longtemps qu’il (ou elle) prend la parole. Quelques films ultérieurs peaufinent la technique du plan-séquence, avec l’enregistrement en direct de l’image et du son synchrone. Cette procédure répond idéalement aux attentes du cinéaste qu’est devenu Jean Rouch. Si la matière documentaire est toujours visée aussi bien dans les documents que dans les fictions, elle a changé de nature. Elle ne préexiste pas aux films, au contraire, chaque tournage crée une réalité spécifique qui est la somme des effets produits sur les participants et sur l’environnement concret. Parfois, les acteurs en sont conscients, voire même, ils participent activement au dispositif, parfois, c’est à leur insu que le cinéma fait son œuvre sur eux. Dans tous les cas, on assiste à une expérience nouvelle du temps au cinéma. Deux courts-métrages, Gare du Nord dont il sera plus longuement question plus loin et Tourou et Bitti (1971) résument bien la situation. Ils sont pareillement à la pointe de l’expérimentation d’un vertige temporel spécifique, partagé entre l’instance de réalisation et les protagonistes. Or le premier film est une fiction parisienne et le second est un documentaire nigérien. Les deux sont concernés de la même manière par la tension que fait régner « le temps réel » sur la réalisation filmique. L’intervalle des cinq années et la distance de plusieurs milliers de kilomètres qui séparent les lieux de leur tournage respectif fonctionnent comme un miroir où la montée en puissance d’une scène de ménage entre deux jeunes gens à Paris en 1964 rejoint l’entrée dans la transe d’un petit groupe de villageois à Simiri, en 1969.
22Temps réel et son direct synchrone en Afrique, en France, ou ailleurs, dans les documentaires, dans les fictions. Telle est la formule idéale, pas toujours appliquée, du cinéma postulé par Rouch, son horizon technique, son programme esthétique. Mais l’œuvre cinématographique de Rouch ne se réduit pas à cette formule qui est, tout au plus, un fondement méthodologique. Par-delà, règne l’imaginaire, le plus souvent incontrôlable, et officie l’imagination, une des premières ressources du cinéma de Jean Rouch.
Notes de bas de page
1 Filmographie de Ganda, assistant technicien au Centre Culturel franco-nigérien puis cinéaste : Cabascabo (1968), Le Wazzou polygame (1970), Saitane (1972), L’Exilé (1990).
2 Jean Rouch : « Comment le lecteur d’Eluard tourne La Pyramide humaine ». Internet.fr/cine.beaujolais/Rouch.htm, pp. 7-8.
3 Voir Pierre Haffner, Essais sur les fondements du cinéma africain, Nouvelles Éditions africaines, 1978 et Pierre Haffner & André Gardies, Regards sur le cinéma négro-africain, Editions OCIC, 1987.
4 « Les trois caractères d’une littérature mineure sont la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique, l’agencement collectif d’énonciation », Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 33.
5 G. Gauthier, Un siècle de documentaires français, op. cit., p. 112.
6 J.-A. Fieschi, « Dérives de la fiction : notes sur le cinéma de Jean Rouch », op. cit.
7 Jean-André Fieschi, « Dérives de la fiction. Notes sur le cinéma de Jean Rouch », op. cit., pp. 255-258.
8 Dans son Dictionnaire du cinéma. Les réalisateurs, Jean Tulard considère Vampire comme « un classique de l’épouvante », Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1999, p. 675.
9 Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma. Les films, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 618. Je souligne.
10 Sébastien Camus, « La Passion de l’excès », dans Foucault, Derrida, Deleuze – Pensées rebelles. Revue Sciences Humaines, hors-série spécial n° 3, juin 2005, p. 84.
11 Edgar Morin, Chronique d’un été, op. cit., p. 7. Morin mentionne ici We Are The Lambeth Boys de l’Anglais Karel Reisz (1959) et On The Bowery de l’Américain Lionel Rogosin (1955).
12 « Nous commençons à diverger Rouch et moi » commence-t-il par constater et un peu plus loin, il reprend : « nous divergeons nettement Rouch et moi », ibid., p. 13 et p. 18.
13 Sébastien Camus à propos de « les Fins de l’homme », une conférence de Jacques Derrida en 1968, Foucault, Derrida, Deleuze – Pensées rebelles, op. cit., p. 85.
14 Edgar Morin, Chronique d’un été, « Chronique du film », op. cit., p. 33.
15 Ibid., pp. 8-9.
16 Voir supra, pp. 77-78.
17 Edgar Morin, ibid., pp. 13-20.
18 « L’Afrique vous parle de la fin et des moyens », op. cit., p. 180.
19 Marcel Griaule, préface à Dieu d’eau, op. cit., p.4.
20 Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Gonthier, 1958, avant-propos, p. 7.
21 Edgar Morin, Chronique d’un été, op.cit., p. 9.
22 Jean Rouch, ibid, p. 30.
23 Quel écolier français n’a pas entendu parler, entre autres exemples très connus, de « Tombouctou la mystérieuse », celle qu’a visitée René Caillé au début du xixe siècle et dont l’expédition, mise en doute, a été authentifiée par la publication en 1830 de son Journal d’un voyage à Tombouctou et à Djenné dans l’Afrique centrale ?
24 Sur le festival « cinéma du réel » à Paris, voir le livre d’entretiens de Claire Devarrieux et M-C de Navacelle, publié sous le titre Cinéma du réel par les éditions Autrement en 1988.
25 Jean Rouch, Chroniques d’un été, op. cit., p. 28.
26 Voir mon découpage plan par plan du film dans L’Avant-Scène Cinéma, n° 265, avril 1981.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Jean Rouch
Ce livre est cité par
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-004
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-002
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-001
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-009
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-007
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-003
- van Cauwenberge, Geneviève. (2013) The Documentary Film Book. DOI: 10.1007/978-1-349-92625-1_22
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-008
- Bovier, François. (2016) Pratiques de l’improvisation. DOI: 10.3917/bsn.marg.2016.01.0139
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-006
- (2019) Experiments with Empire. DOI: 10.1215/9781478004622-005
- Weber, Florence. (2011) La déontologie ethnographique à répreuve du documentaire. Revue de Synthèse, 132. DOI: 10.1007/s11873-011-0162-3
- Bonino, Fabienne. (2014) Les variations de la voix dans le cinéma d’Éric Pauwels : entre héritage et création.. Entrelacs. DOI: 10.4000/entrelacs.1457
- Astourian, Laure. (2018) Jean Rouch’s Moi, un Noir in the French New Wave. Studies in French Cinema, 18. DOI: 10.1080/14715880.2017.1385324
- Buob, Baptiste. (2017) Splendeur et misère de la ciné-transe. L'Homme. DOI: 10.4000/lhomme.30697
- Izzo, Justin. (2011) Narrative, contingency, modernity: Jean Rouch's Moi, un Noir (1958). International Journal of Francophone Studies, 14. DOI: 10.1386/ijfs.14.1-2.205_1
- Soriano, Éric. (2019) Un ajustement postcolonial. À propos de Gilles Dagneau et des années calédoniennes du Gendarme Citron. Journal de la société des océanistes. DOI: 10.4000/jso.10517
- Chalcraft, Jasper. Hikiji, Rose Satiko Gitirana. (2021) Imagens que atravessam. Diáspora africana em performance.. Artelogie. DOI: 10.4000/artelogie.9026
Jean Rouch
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3