Sur les répétitions de Iouri Lioubimov. « Boris Godounov »
p. 389-394
Note de l’éditeur
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Note de l’auteur
Traduit du russe par Marina Pliouchtch et Béatrice Picon-Vallin.
Texte intégral
1La plupart du temps, Lioubimov ne s’opposait pas à ce que des critiques, des journalistes, des photographes ou simplement des amateurs de théâtre assistent à ses répétitions, même quand celles-ci n’avaient pas lieu dans la salle, mais dans un petit local. L’auditoire réagissait vivement à ses trouvailles, aux brusques retournements de situation. Ainsi le metteur en scène pouvait-il se rendre compte, bien avant la première, des réactions du public. D’ailleurs Lioubimov ne parle jamais aux acteurs de façon confidentielle et fait toutes ses remarques à voix haute, de sorte que ses répétitions constituent un véritable cours de mise en scène et de jeu d’acteur. Les comédiens eux aussi affinent leurs rôles en public, s’habituant à lui sans attendre la générale.
2Pendant le travail sur Vladimir Vyssotski et sur Boris Godounov, Lioubimov autorisa les enregistrements audio et vidéo à des groupes d’étudiants ou de professionnels1, pour garder des témoignages de ces spectacles en difficulté.
3Après son expulsion d’URSS en 1984, le pouvoir a tenté de faire disparaître les traces du metteur en scène de la Taganka dans l’histoire du théâtre soviétique. Les livres et journaux traitant de Lioubimov, reproduisant sa photo, les pièces où était inscrit son nom furent retirés des bibliothèques. Une brochure publiée en 1984 sur le Théâtre Vakhtangov, dont il avait été un des acteurs principaux, ne le mentionnait même pas. Mais les spectateurs fidèles, craignant que les documents ne soient détruits et les archives fermées, se mirent à les collectionner, à enregistrer les spectacles2 qui n’avaient pas encore été retirés de l’affiche3. Les bandes magnétiques passaient de l’un à l’autre pour être recopiées à de nombreuses reprises. Beaucoup d’archives privées ont alors vu le jour. Ainsi les miennes, dont provient le document ci-dessous. Il s’agit d’un enregistrement réalisé par un ingénieur du son de la Taganka (destiné à servir au travail ultérieur), lors de la première rencontre de Lioubimov et de ses comédiens à propos de Boris Godounov.
4Acteur, Lioubimov monte souvent sur scène pour jouer l’un ou l’autre des personnages et il le fait avec beaucoup de plaisir. Cette façon de diriger en jouant (pokaz) aide les acteurs comme le metteur en scène à trouver des détails caractéristiques pour chaque personnage et pour l’ensemble du spectacle. « Je regarde en même temps que vous et je montre quand il me semble que je vois juste. Chez moi aussi, un processus est en marche. D’autant plus que je ne fais pas partie de ceux qui écrivent tout chez eux, dans leur bureau, puis qui réalisent leur plan tranquillement4. »
5Le personnage du chef d’État et ses rapports avec ses courtisans ont toujours intéressé Lioubimov. Dans un entretien, il a même dit qu’il aurait voulu jouer Staline et qu’il avait rassemblé des matériaux dans ce but.
6Lioubimov ne cache pas son respect pour Godounov qu’il considère comme un sage monarque. Il exprime clairement, au milieu de 1982, sa conception de ce personnage et la façon dont elle diffère de l’« interprétation d’opéra », généralement admise sur la scène dramatique soviétique. Pour Lioubimov, Godounov n’est pas un homme psychiquement malade et pour cela incapable de diriger le pays. 11 n’est pas non plus Richard III, ni Macbeth. Lioubimov montre l’origine athée d’une telle conception : pour lui, c’est un homme normal, torturé par sa conscience. « Pouchkine étudie le cas d’un chef d’État qui a une conscience morale. Sinon, il aurait écrit une autre pièce5. »
7Les chansons populaires russes, les vieilles mélodies sont tissées dans la trame de la pièce. Elles continuent l’action ou composent un contrepoint à la représentation. Parfois le chœur tient une seule note pendant toute une scène, augmentant la tension de l’action. « Il faut ici entrer dans le texte après le chant, en écoutant absolument le chant, pour ainsi dire en continuant intérieurement ce chant : c’est en sortant de lui qu’il faut entrer dans le texte. Nous avons trouvé cela, qui était la clé du ton juste, des pensées justes, de l’intensité de la situation. Cela nous a permis de réfuter l’opinion que Boris Godounov était une pièce à lire », disait Lioubimov en 1988, pendant les répétitions, lors de la reprise du spectacle.
8La répétition du 23 janvier 1982 est la première rencontre de Lioubimov avec les acteurs : il leur fait part de son projet global.
9« 23 janvier 1982
10« I. Lioubimov : Le destin de cette œuvre est étrange. Moussorgski a écrit un opéra monté avec grand succès dans le monde entier. Malheureusement, dans le théâtre dramatique – et j’ai vu les meilleurs acteurs…– cela ne fonctionne pas. Je ne sais pas pourquoi mais cela ne marche pas. Il existe même une théorie concluant que cette pièce n’est bonne qu’à être lue. Meyerhold, Diki, tous ceux qui se sont passionnés pour la pièce, sans finalement la monter, disent : “Il suffit de s’y mettre et c’est la fin !” C’est-à-dire : tu plonges et tu te noies. Meyerhold lui-même, malgré tout son génie, n’a pas trouvé. Il avait commencé à répéter au Théâtre Vakhtangov, avec Chtchoukine dans le rôle de Boris Godounov et le fils de Moskvine dans celui de l’Imposteur. On rapporte que les répétitions se sont très bien passées, mais elles ne concernaient alors que le travail des acteurs, sans aucune solution de mise en scène. Scène par scène. […]6.
11« Je crois avoir trouvé la solution. J’imagine un groupe d’acteurs très musiciens, non pas uniquement dans le maniement des vers, mais musiciens au sens où ils auraient l’oreille musicale et la capacité d’exister en musique. Je pense à l’excellent chœur de Dmitri Pokrovski qui s’installe pendant de longues périodes dans les villages et recueille les chants populaires russes. J’ai vu des pleureuses, cela fait une impression extraordinaire quand elles pleurent un mort. La lamentation… Et cinq minutes plus tard elles reprennent une vie totalement différente. Les larmes coulent sur leurs joues, elles sont toutes blêmes, elles balbutient des choses incompréhensibles, etc. On ne peut s’en détacher. C’est un spectacle envoûtant. Et la même chose pour les fiançailles, les épousailles, les veillées funèbres, tous les rituels de la Russie ancienne. […]
12« On peut trouver une solution musicale. On peut introduire des chansons qui soient le prolongement de l’action, comme les songs chez Brecht. De toute façon le théâtre doit être shakespearien et antique. Mais comme nous comprenons aujourd’hui le théâtre de Shakespeare et le théâtre antique. […]
13« L’opéra de Moussorgski est réussi parce qu’il avait justement écrit un drame populaire. Mais sur une scène un drame est souvent populaire au préjudice de la musique et ne provoque aucune émotion à part de l’irritation contre les figurants. J’ai vu beaucoup de mises en scène. Quand nous avons monté avec Borovski Boris Godounov à la Scala, en 1979, il nous a suffi de nous débarrasser du “peuple”, d’imaginer un chœur de moines lisant, de tout faire passer par Pimène et immédiatement la musique allait dans les oreilles.
14« Parlons maintenant du jeu des acteurs.
15« Le principe est que l’on peut jouer n’importe où, même dans la rue. Les comédiens entrent, imaginez qu’ils soient comme nous maintenant : nous pourrions jouer ce spectacle. Ils entrent donc. Disons que la scène se trouve là. Vous, vous et vous, allez-y. Nous représentons Boris Godounov. Tranquillement on se déshabille. On met les costumes. Les costumes sont très précis : il y a là toutes les époques de l’histoire russe, où l’on s’habillait d’une vieille capote militaire de la guerre civile, d’une touloupe fatiguée ou d’une vareuse de cheminot, les pieds dans des laptis7 ou nus. Tous les types possibles sont donc là, très différents, et ils commencent à jouer la pièce.
16« Imaginons ce que l’on peut faire avec une telle troupe, avec une figure comme notre machiniste Sacha qui marche pieds nus et qui ne met ses chaussures qu’à l’entrée du métro pour qu’on le laisse passer. Par exemple, le bal, les fières Polonaises dansent, Marina : et voilà que notre Sacha, après avoir chaussé une botte magnifique, comme à l’opéra, avec des éperons, la plume au chapeau – tous les costumes sont très précis, les Polonais ont des sabres –, prend une belle pour danser. Un couple passe, un autre, un troisième. Ils vont et parlent : “Et que fait l’Imposteur ? Quand partons-nous au combat ? – Demain sans doute.”
17« Tout de suite après les acteurs reposent tous les accessoires par terre, là où ils les ont trouvés, juste à côté. Et vient la scène près de la fontaine. La scène la plus connue de la pièce.
18« La fontaine. On peut trouver partout un vieux seau rouillé. Ou quelque chose de ce genre. L’eau coule dans le seau – un filet d’eau s’en échappe, le seau est troué, il est vieux. “Voilà la fontaine” est-il écrit chez Pouchkine.
19« Vous riez, mais il y a là-dedans une profonde tradition populaire. Ainsi jouaient les bouffons de la Russie ancienne. Et un sens profond : il y a la Russie, qui a survécu au joug tatar, et à l’invasion polonaise, et nous savons ce que représente le faux Dimitri.
20« Dans cette forme, dont je vous parle maintenant, tout le papier mâché théâtral s’en va. Il ne reste que le signe nécessaire pour dire : maintenant voilà ce dont on parle.
21« J’imagine plus avant.
22« Godounov… On le présente de différentes manières. Généralement c’est – “Oh ! que tu es lourd, chapeau de Monomaque”, le sceptre, le globe8. Voilà Boris. Mais c’était le seul analphabète de tous les tsars russes. Très intelligent, mais analphabète. Godounov “de l’alphabet n’avait pas la science”.
23« Sa mort fut effroyable. Le sang gicla partout : des oreilles, des narines et des lèvres. Il s’est vidé de son sang. Et une autre chose effrayante : il est tombé devant l’icône de la Vierge et a éclaté en sanglots devant le peuple tout entier. Jusqu’à l’hystérie. Cela veut dire qu’il était rongé par le remords. Karamzine a décrit cela en génie qu’il était, et Alexandre Sergueevitch Pouchkine l’a lu, s’en est imprégné et a écrit sa tragédie Boris Godounov. […]
24« J’imagine une autre scène. Ayant appris l’apparition de l’Imposteur, Boris fait venir Chouïski et lui dit : “Si tu ne me dis pas la vérité, j’inventerai pour toi un tel supplice que d’horreur le tsar Ivan Vassilitch9 se retournera dans sa tombe, si tu me mens maintenant. Mais si c’est à l’époque que tu m’as menti, si tu me dis que ce n’était pas Dimitri, mais qu’il y a eu substitution, alors je te pardonnerai.” Chouïski lui répond – vous vous souvenez de ces paroles fameuses dans l’aria de Chouïski “ce n’est pas le supplice qui me fait peur, mais ton inclémence”. Et il se met à raconter comment on traîna les cadavres dans l’église et que “déjà la putréfaction se faisait sentir”… Imaginant ici la mise en scène, on peut arriver à des choses incroyables. Toute la troupe est sur le plateau et Chouïski dit : “Treize cadavres étaient là, massacrés par le peuple.” En disant cela, il les fait tous tomber, et ils s’effondrent comme s’ils étaient effroyablement massacrés. On peut imaginer que le sang gicle de ce seau où était la fontaine, qu’ils le puisent dans le creux de leur main. “Déjà la putréfaction se faisait sentir” quand le peuple les avait étripés. Et sous la hache du bourreau ils dirent que Boris les avait poussés à tuer l’enfant. Un petit garçon10 peut même apparaître quand Chouïski dit : “et la face du tsarévitch était claire, et la putréfaction ne le touchait pas, seule l’horrible plaie béait11”…
25« Autrement dit, la force du théâtre est constamment présente. Ce n’est pas du théâtre littéraire, mais un théâtre d’une très grande force visuelle. Je crois que tout cela ne trahit pas Pouchkine, qui a toujours demandé que l’on se souvienne des Anciens, que l’on se souvienne de Shakespeare. Il considérait qu’il fallait un théâtre de place publique, que les formes devaient être renouvelées. Il me semble que cette esthétique ne trahit ni Pouchkine ni ses idées sur le théâtre.
26« Pouchkine parlait de la rapidité de l’action, il disait que l’on ne doit pas jouer lourdement, que tout doit être extrêmement rapide. Les événements peuvent à tout moment se développer de manière colossale. Dans cette approche théâtrale je ne vous ai pas dit un mot des décors. Ils ne sont pas nécessaires. Ce qu’il faut ici, c’est beaucoup d’imagination de votre part et de la mienne, pour trouver comment résoudre chacun des différents moments. […]
27« L. Filatov : Sans doute faudra-t-il inventer une forme de jeu spécifique.
28« I. Lioubimov : Il me semble que là, comme toujours au théâtre, la foi doit être gigantesque, totalement enfantine. Une foi d’enfant et non pas pompeuse et historiciste, une foi naïve, comme lors de très grandes assemblées, quand les gens sont remplis d’une excitation bien particulière. Alors la façon de jouer sera légère. […] ».
Notes de bas de page
1 Cf. infra, filmographie (NdT).
2 Le projet de Svetlana Sidorina de fixer la partition texte/chant/musique de Boris Godounov (cf. infra, légende de l’ill. 166) doit être lié à ces réactions (NdT).
3 Cf. tableau p. 96, pour les spectacles dont les représentations ont été arrêtées en 1984 (NdT).
4 Répétition, milieu de 1982 enregistrement amateur, archives S. Sidorina.
5 Ibidem.
6 Lioubimov fait allusion au travail de Meyerhold sur Boris en 1924. Il omet de parler du réel avancement de son grand travail sur Boris au GOSTIM en 1936-1937, et de la solution musicale qu’il avait adoptée avec Prokofiev (NdT).
7 Chaussons en écorce de bouleau tissée (NdT).
8 Symbole du pouvoir impérial (NdT).
9 Ivan le Terrible (NdT).
10 Les apparitions de l’enfant scanderont le Boris de Lioubimov.
11 Les citations sont de Boris Godounov, librement traduites. Pour une traduction française de Boris Godounov. cf. celle d’O. Lanceray pour Albin Michel, Paris, 1982, celle de B. Sermonne et T. Galievsky (inédite), celle d’A. Meynieux dans le tome I des Œuvres de Pouchkine (Drames, romans, nouvelles), éditées à L’Âge d’Homme, Lausanne, 1973 (NdT).
Auteur
Musicologue, Moscou. A publié de nombreux matériaux documentaires sur les répétitions à la Taganka.
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