La cité interdite
p. 88-101
Texte intégral
1La marque d’Aristote se retrouve dans ce que l’on peut appeler la vie culturelle d’Alexandrie et dans les deux établissements qui concrétisèrent le souci de conserver et de développer tous les savoirs, c’est-à-dire le musée et la bibliothèque, installés dans l’enceinte de ce que l’on appela « les Palais ». Ces institutions seront directement inspirées des conceptions, des compétences et des expériences du philosophe de Stagire.
L’horizon du Stagirite
2Aristote a vécu dans un lieu privilégié, son regard portait loin. D’emblée on le constate en se rendant dans sa ville natale. Si l’on part de Thessalonique pour gagner Hiérissos (l’ancienne Akanthos, colonie d’Andros et aujourd’hui bourgade de pêcheurs sur la côte est de la Chalcidique) on traverse la patrie d’Aristote, après avoir parcouru quatre-vingt-dix kilomètres. Un seul regard sur l’un des plus beaux paysages de Grèce suffît pour voir se développer la presqu’île verdoyante du Mont Athos, qui culmine à deux mille mètres. Devant la luxuriance de la végétation-maquis de bruyères et d’arbousiers des basses pentes, face aux plus hautes forêts de pins d’Alep, de chênes et de hêtres, entrecoupées d’oliveraies et de champs hérissés de cyprès, enfin couronnées de sapins, et devant le scintillement des schistes cristallins surmontés d’une énorme pyramide de marbre, on comprend la vocation qui s’empara d’Aristote, désireux d’appréhender le monde et toute sa richesse. Fils de Nicomaque, le médecin et l’ami personnel du roi de Macédoine Amynthas II, Aristote s’intéressa non seulement à la médecine, mais aussi aux sciences naturelles concernant les êtres vivants, les animaux, les plantes et, plus généralement, à tous les phénomènes de la nature, à l’exemple des « physiciens » d’Ionie. Comment s’étonner qu’il ait voulu posséder tous les savoirs et que le premier mot de La Politique soit « nous voyons », la première démarche de sa pensée étant l’observation passionnée de la « Physis ».
3Aristote n’a pas explicitement formulé les modalités d’organisation du Musée ou de la Bibliothèque, mais il a précisé dans La Politique1 que « toute la vie se partage en deux : travail et loisir, guerre et paix ; et, parmi les actions, les unes ont pour but ce qui est nécessaire et utile, les autres, ce qui est noble. Dans La Métaphysique2, il se réfère à l’exemple de l’Égypte antique. Dans L’Éthique à Nicomaque3 il fait du loisir (scholè) la condition du bonheur et l’activité la plus noble. On comprend facilement, grâce à ces textes et à beaucoup d’autres, que les progrès de la science et des arts étaient liés à la constitution d’un espace où l’élite culturelle pourrait se consacrer au savoir.
Du Lycée au Musée
4Fondateur du Lycée, l’un des gymnases d’Athènes, au nord-est de la ville, consacré à Apollon Lykaios, Aristote enseignait la philosophie en se promenant avec ses disciples dans des allées ombragées, ce qui leur valut l’appellation de péripatéticiens. Il suivait là l’exemple de son maître Platon, fondateur de l’Académie, qui tirait son nom des jardins d’Académos. Plus tard, Épicure (341-279 av. J.-C.) sera appelé le philosophe du Jardin. La tradition philosophique grecque voulait que l’exercice de la pensée se fît dans un cadre verdoyant, soustrait à l’agitation de la ville. Le campus universitaire moderne, installé généralement entre un cimetière et un terrain d’aviation, procède surtout du désir d’éloigner les étudiants du centre des villes, livré aux promoteurs immobiliers, et d’éviter des désordres à la mode de 1968. Quand on songe au Musée1 d’Alexandrie, mieux vaut évoquer les ensembles d’Oxford ou de Cambridge, l’Institute for advanced Studies de Princeton ou encore, beaucoup plus modeste, l’Ecole normale supérieure où de nombreuses disciplines sont pratiquées par des maîtres et des élèves, en une sorte d’abbaye de Thélème moderne, même si le jardin n’est qu’un modèle réduit. Le Musée d’Alexandrie avait la particularité d’être installé dans l’enceinte même du quartier royal qui, comportant de nombreux bâtiments, était appelé « les Palais ».
Les palais2
5On appela « basileia » puis « regia » cet ensemble où cohabitèrent pouvoir et savoir, c’est-à-dire les bâtiments gouvernementaux et les ensembles culturels. On doit sans doute faire remonter à Aristote l’idée d’établir dans un même quartier les institutions culturelles et les établissements gouvernementaux. Les successeurs d’Alexandre le Grand ne pouvaient ignorer que Philippe II de Macédoine avait placé auprès de son fils le plus grand philosophe grec et qu’il suivait de très près l’évolution de la culture grecque. Comme l’écrit Arnaldo Momigliano4, « il s’agissait là de la preuve la plus précise de son effort pour dominer la Grèce par la compréhension. Il n’est pas douteux qu’appeler Aristote à sa cour était un acte politique, dans le sens où Philippe estimait nécessaire que son fils, au début de sa carrière, ait quelqu’un qui puisse le guider dans son entendement des Grecs. Si on réfléchit ensuite au fait que Philippe lui-même se servira de l’œuvre d’Aristote après Chéronée pour se rendre compte des revendications des cités grecques, on pourra même ajouter qu’Aristote devait servir à informer le fils, mais aussi le père. Les nombreuses tentatives de Philippe pour se réconcilier avec Athènes, c’est-à-dire pour la contraindre pacifiquement à reconnaître la suprématie de la Macédoine, trouvent leur explication ou mieux leur complément dans cette tentative d’assimilation de la culture grecque qui avait ce même objectif de dominer la Grèce sans la vaincre ». En plaçant les savants venus de tout le monde grec sous leur protection et à proximité de leurs palais, les Ptolémées affirmaient donc leur volonté d’être à l’écoute de la culture grecque.
6Il reste très difficile de se représenter aujourd’hui la disposition des palais d’Alexandrie. On est pratiquement réduit à croire Strabon, qui se révèle peu bavard sur le sujet : « La ville, rapporte-t-il, renferme de superbes emplacements ou jardins publics, et des palais royaux qui occupent le quart ou même le tiers de son étendue, car chacun des rois, jaloux d’embellir à son tour de quelque nouvel ornement les édifices publics, ne l’était pas moins d’ajouter dans les palais royaux quelque construction à celles qui existaient déjà ; en sorte qu’on pourrait maintenant appliquer à ces palais les paroles du poète : Ils sortent les uns des autres. En effet tous ces édifices, situés sur le port et même ceux qui s’étendent au-delà, sont contigus entre eux5. » Strabon cite ici Homère, Odyssée, XVII, 266. Plus loin, il décrit les palais vus du Grand Port : « En entrant dans le Grand Port, on a sur la droite l’île et la tour du phare ; à main gauche sont les rochers et le cap Lochias sur lequel s’élève un palais royal ; plus avant et du même côté, on trouve les palais intérieurs, contigus à celui du Lochias et contenant nombre de lieux de plaisance d’une construction variée et des jardins ; au-dessous on voit un port creusé de main d’homme et clos, pour l’usage particulier des rois : en avant est située une petite île appelée Antirhodos3, où se trouve un palais et un petit port ; elle est ainsi nommée par comparaison avec Rhodes6. »
7Sur l’intérieur des Palais, on dispose surtout des indications de Théocrite qu’on trouve dans l’Idylle XV, Les Syracusaines, où Gorgô et Praxinoa s’émerveillent des tapisseries du palais. Mais, pour apprécier les bâtiments, il faut en transposer les éléments à partir des peintures pompéiennes ou bien de la mosaïque de Palestrina dont rien ne dit qu’elles représentent les édifices du quartier royal.
8La topographie de la ville antique est mal établie, étant donné les tentatives chaotiques de l’exploitation archéologique dont M. Rodziewicz a donné un résumé7. Il avoue, au début de son article : « La confrontation des sources écrites anciennes et des sources archéologiques donne des résultats relativement pauvres, du fait de la faiblesse des traces subsistant de la métropole ptolémaïque. Les multiples turbulences connues par la ville ainsi que l’activité de la construction depuis bientôt deux siècles ont en effet largement contribué à cette perte de mémoire. De plus, par suite de glissements de terrains, les anciens bâtiments côtiers les plus célèbres, palais royaux et installations portuaires, gisent maintenant sous l’eau. Les couches ptolémaïques les plus anciennes à l’intérieur de la ville moderne sont pour l’essentiel sous la nappe phréatique et demeurent inaccessibles. »
9A la description riante de Strabon on peut opposer l’évocation désabusée de Chateaubriand dans son voyage de Paris à Jérusalem8 : « Si j’avais été enchanté de l’Égypte, dit l’écrivain, Alexandrie me sembla le lieu le plus triste et le plus désolé de la terre. Du haut de la maison du consul, je n’apercevais qu’une mer nue qui se brisait sur des côtes basses encore plus nues, des ports presque vides et le désert libyque s’enfonçant à l’horizon du midi : ce désert semblait pour ainsi dire accroître et prolonger la surface jaune et aplanie des flots : on aurait cru voir une seule mer dont une moitié était agitée et bruyante et dont l’autre moitié était immobile et silencieuse. Partout la nouvelle Alexandrie mêlant ses ruines aux ruines de l’ancienne cité [...]. Ces lieux sont d’autant plus tristes, que les Anglais ont noyé le vaste bassin qui servait comme de jardin à Alexandrie : l’œil ne rencontre plus que du sable, des eaux et l’éternelle colonne de Pompée. »
10Faire de cette ville désolante la ville des Muses, et y créer un lieu de science et de sérénité était une véritable gageure : c’est pourtant ce que réalisèrent les Ptolémées en instituant et en installant le musée.
Le Musée
11Rien ne subsiste de ce célèbre établissement, dont à vrai dire une grande partie, à ce qu’écrit Strabon, était en plein air, puisque l’on avait ménagé aux pensionnaires de ce lieu célèbre une promenade, des sièges sous les ombrages, une grande salle à manger, et bien entendu la célèbre Bibliothèque où se trouvaient leurs instruments de travail, les « livres », c’est-à-dire les rouleaux de papyrus contenant les textes.
12Comme des savants de toutes les disciplines pouvaient faire partie du musée, il n’est pas audacieux d’avancer, par exemple, que les médecins disposaient de salles spéciales, notamment pour ces dissections que pratiquèrent les savants hellénistiques. Pour les zoologues et les botanistes, on dut aussi concevoir des salles qui abritèrent les collections diverses. Les mathématiciens pouvaient se contenter de craie et de tableaux, ou même de dessiner sur le sable.
13On s’accorde à penser que l’instigateur de ce centre de recherche, comme on dit de nos jours, fut Démétrios de Phalère, que Claude Mossé présente ainsi9 : « Tyran éclairé, mais chassé par les vicissitudes du siècle, Démétrios transporta d’Athènes à Alexandrie l’ambition aristotélicienne d’un savoir universel, qui se concrétisa par la fondation du Musée et de la Bibliothèque. » Ce personnage apparaît dans l’histoire d’Athènes, après la mort d’Antipatros qui avait été régent de l’empire d’Alexandre, quand les Athéniens envoyèrent en ambassade à Cassandre, fils d’Antipatros, ce Démétrios de Phalère qui devait administrer Athènes durant dix ans. Ancien élève de Théophraste, qu’Aristote avait chargé de diriger le lycée, Démétrios avait donc reçu par personne interposée l’héritage intellectuel d’Aristote et, bien qu’il fût mort en 322, le philosophe peut être tenu pour responsable des « bonnes lois » que Démétrios établit pour Athènes : constitution reposant sur les « mesoi », c’est-à-dire sur la classe moyenne, suppression des rétributions pour l’exercice de fonctions publiques, abolition des « liturgies chorégiques », c’est-à-dire du financement des chœurs par les citoyens, mais recours à un agonothète chargé de cette organisation, enregistrement de tous les transferts de propriété, recensement de la population. Toutes ces mesures émanaient de la philosophie d’Aristote et visaient une réorganisation de l’administration de la cité, notamment de ses activités culturelles. La cité des Muses sera donc fille de la philosophie aristotélicienne.
14Contraint d’abandonner le pouvoir, Démétrios partit à Alexandrie et se mit au service de Ptolémée Ier Sôtêr qui s’était proclamé roi en 305 av. J.-C. Ayant fait ses preuves comme organisateur et comme législateur, il était persuadé, comme Alexandre le Grand et Aristote, qu’il fallait élargir le champ de l’hellénisme et pratiquer les recherches en commun, en associant tous les savants du monde grec pour œuvrer à l’enrichissement culturel de l’empire. Tel fut le rôle du Musée.
15L’orientation du Musée fut délibérément cosmopolite. On hésite à employer cet adjectif qui n’apparaît dans la langue grecque qu’avec Diogène Laërte, historien grec né en Cilicie et ayant vécu au πie siècle apr. J.-C. Le terme n’existait pas sous les Ptolémées, mais les membres du Musée, comme les bibliothécaires, furent recrutés dans toutes les régions du monde grec. À ses côtés, Ptolémée Ier Sôtêr fit venir Athéos et Hégésias de Cyrène, Stilpon de Mégare, Straton de Lampsaque, qui fut le professeur du futur Ptolémée II Philadelphe. Zénodote d’Éphèse aurait été le premier bibliothécaire d’Alexandrie, jusqu’à la reprise de la charge par Apollonios de Rhodes, sous Ptolémée II Philadelphe. Comme le suggère Jean Lallot, « il aurait succédé à son maître Philitas de Kos dans la charge de précepteur royal auprès du jeune Ptolémée II10 ». Ces noms parlent d’eux-mêmes et prouvent le cosmopolitisme d’Alexandrie.
16Pour démontrer l’attraction exercée par Alexandrie, Luciano Canfora a la bonne idée de citer le texte de Strabon établissant un parallèle entre Tarse et Alexandrie11 : « La population de Tarse, écrit Strabon, s’intéresse tant à la philosophie et à l’éducation encyclopédique (enkyklios paideia) qu’elle surpasse Athènes et Alexandrie [...]. À Tarse, ceux qui étudient ou font des recherches sont tous originaires de la ville, car les étrangers n’y séjournent pas facilement. En outre, les habitants de Tarse vont compléter leur formation ailleurs et, une fois celle-ci terminée, restent volontiers à l’étranger ; rares sont ceux qui retournent à Tarse. [...] À Alexandrie, en revanche, les deux choses se produisent, non seulement de nombreux savants étrangers sont accueillis, mais les Alexandrins envoient à l’étranger un nombre non négligeable des leurs. »
17Pourtant le Musée ne fut pas toujours célébré, et surtout en ses débuts. Sans doute ne faut-il pas attribuer une importance exagéré à la caricature de Timon de Phlionte, rapportée par Athénée de Naucratis12 : « [...] Le Musée est appelé une cage à poules par Timon de Phlionte le sillographe [auteur de satires], qui raille les philosophes qui y sont entretenus d’être engraissés dans une espèce de mue, comme les plus précieuses volailles : “Beaucoup sont empâtés dans l’Égypte aux races diverses, livresques sentinelles, bataillant à l’infini dans la cage aux Muses”. »
Les sciences
18La réflexion de Timon ne vise que les philosophes, cependant le Musée recruta toutes sortes de savants. Géographes, mathématiciens, médecins, astronomes, botanistes et zoologues procédaient à leurs observations. Parfois un seul savant, à l’exemple d’Aristote, rassemblait en lui-même les connaissances de multiples disciplines. Le meilleur exemple est donné peut-être par Ératosthène, originaire de Cyrène, né entre 285 et 27516. Il vécut quatre-vingt-deux ans, et fut le troisième bibliothécaire d’Alexandrie. Il prit ses fonctions vers 245 av. J.-C., âgé alors d’une quarantaine d’années, ayant fréquenté les jardins d’Académos, à Athènes, il entretint des rapports personnels avec les plus grands savants de son temps, tel Archimède. Grâce à ses mesures faites simultanément à Syène (Assouan) et à Alexandrie, pour évaluer un arc de méridien, il calcula avec une approximation remarquable la circonférence du globe terrestre. Alexandrie devint ainsi l’un des pôles de la mesure de la terre, ce qui donna à la ville une importance symbolique. La cartographie grecque sera désormais transformée, et Strabon rendra hommage à Ératosthène « qui jugea nécessaire de rectifier l’ancienne carte de géographie »14. « Le grand mérite d’Ératosthène, écrit Christian Jacob, est d’avoir délimité le champ d’une discipline nouvelle, la géographie, en lui conférant une autonomie intellectuelle fondée sur des instruments géométriques et astronomiques. La géographie fait désormais partie des mathématiques. Il a fallu pour cela l’affranchir de l’emprise de la mythologie, de la paradoxographie et des études littéraires, où l’on apprenait souvent les rudiments en commentant Homère, voire en lisant les Argonautiques. » L’œuvre du géographe fut complétée par ses Chronographies (tables chronologiques), où il élabora une chronologie universelle, de la guerre de Troie à la mort d’Alexandre le Grand.
La médecine
19Le but du Musée était un élargissement de la communauté scientifique, mais aussi un renouvellement des méthodes scientifiques ; ainsi la devise du Collège de France « docet omnia » définit-elle une institution ne visant pas seulement à l’érudition, mais à l’invention permanente. Reculant sans cesse les bornes de la science, le Musée ne voulut pas rester prisonnier du passé, mais aller sans cesse de l’avant, quitte à transformer radicalement les disciplines. Ce fut le cas de la géographie, mais aussi de la médecine. Charles Lichtenthaeler résume ainsi les apports des médecins hellénistiques15 : « Les médecins hellénistiques explorent le passé au moyen des textes classiques qu’ils commencent à éditer et à étudier. Ils poursuivent des recherches originales dans de nombreux domaines. Ils se perdent, par la faute de la spéculation et de la systématisation, dans les dédales de la pseudo-science. »
20La médecine alexandrine ne fera pas fi des écrits médicaux antérieurs. Ainsi se constitua le Corpus hippocratique dont la réalisation demanda plusieurs siècles. L’essor de la philologie alexandrine aida l’établissement de ces textes. Dans le même temps, étaient approfondis et poursuivis les travaux scientifiques des ve et ive siècles. Ainsi, en anatomie, les médecins alexandrins disséquèrent-ils pour la première fois des corps humains, peut-être encouragés par la science des embaumeurs. Celse et Tertullien rapportent même que des expériences de vivisection furent pratiquées sur des condamnés à mort. Hèrophilos (vers 325-280 av. J.-C.) a décrit le premier les méninges, les membranes de l’œil, et établit la relation entre les nerfs, le cerveau et la moelle épinière. Erasistratos (vers 310-250) précise les observations faites sur le cœur et le rôle des valvules.
21La physiologie bénéficie de ces découvertes. Alors qu’Aristote attribuait au sang le rôle décisif dans la formation du sperme, Hèrophilos reconnaît le rôle des canaux séminaux et des testicules. Comme lui Erasistratos distingue les veines des artères.
22La thérapeutique hellénistique fit aussi de grands progrès, notamment grâce à l’essor de la pharmacothérapie et de la chirurgie. En effet l’élargissement des frontières du monde grec fit affluer à Alexandrie de nouvelles substances curatives, provenant d’Europe, mais aussi d’Asie et d’Afrique. Ces apports préparèrent le manuel de pharmacologie de Dioscoride d’Anazarbe (Cilicie), qui paraîtra au ier siècle de notre ère. Les chirurgiens, de leur côté, renoncèrent à des procédés dont ils reconnurent les effets nocifs : comme la saignée destinée à arrêter les hémorragies, ou l’application directe des médicaments sur l’organe malade, malheureux procédé qu’utilisa Erasistratos lorsqu’il ouvrit le ventre d’un hépatique pour atteindre directement le foie, et le purgea alors qu’il avait encore l’abdomen béant...
23Les indéniables progrès de la médecine hellénistique furent entachés et entravés, selon Lichtenthaeler, par des spéculations et des systématisations qui aboutirent à la constitution de sectes enfermées dans leurs propres systèmes. Le phénomène aurait commencé avec les disciples d’Hèrophilos, les « hèrophiliens », qui voulaient s’en tenir à la doctrine médicale de leur maître. Les élèves d’Erasistratos firent de même. Ces sectarismes aboutirent à la constitution d’une école de pensée que Philonos de Kos (vers 250 av. J.-C.) appela les « empiriques ». Ils recherchaient une méthodologie clinique, qu’ils habillèrent malheureusement de considération théoriques creuses.
24La médecine, au Musée, n’échappa donc pas à ces caquetages des oiseaux en cage que dénonçait Timon de Phlionte. Mais les discussions entretenaient une fermentation intellectuelle favorisée par ces centres de recherche qu’étaient le Musée et la Bibliothèque.
La Bibliothèque
25La fameuse Bibliothèque4 d’Alexandrie était étroitement liée au Musée, puisqu’elle était destinée à rassembler la documentation permettant aux savants de travailler. L’un des textes les plus explicites sur cette institution est dû à un père de l’Église, Épiphane de Salamine, né entre 310 et 320, mort en 402, qui « couvre très exactement ce quatrième siècle qui fut l’âge d’or de la Patristique16. » « Le deuxième souverain d’Alexandrie après Ptolémée [Ier Sôtêr], c’est-à-dire celui qu’on nommait Philadelphe [Ptolémée II], nous apprend cet auteur tardif, fut un homme aimant le beau et la culture. Il fonda une bibliothèque dans la ville même d’Alexandre, dans le quartier appelé Brouchion (quartier qui est à présent complètement abandonné), et en confia la direction à un certain Démétrios de Phalère, avec l’ordre de rassembler les livres de toute la terre... Le travail se poursuivant et le roi ayant recueilli des livres de tous côtés, demanda un jour au responsable de la Bibliothèque combien de livres avaient été acquis. Celui-ci répondit : « Il y en a plus ou moins 54 800. Mais nous avons entendu dire qu’il y en avait une grande quantité chez les Éthiopiens, les Indiens, les Persans, les Élamites, les Babyloniens, les Assyriens, les Chaldéens, les Romains, les Phéniciens, les Syriens... Mais il y a aussi des livres sacrés qui parlent de Dieu aussi à Jérusalem, en Judée, etc.17 »
26Comme le rappelle Luciano Canfora, « nous possédons une source essentielle sur la manière dont furent rassemblés ces livres provenant du monde entier : il s’agit du commentaire de Zeuxis (iie siècle av. J.-C.) sur les Épidémies d’Hippocrate, résumé par Galien (iie siècle apr. J.-C.) dans son propre commentaire des Epidémies (vol. XVII, 1, p.606-607, Kühn). Cet épisode est connu sous le nom de “Livre des navires”. » Le successeur du Philadelphe, Ptolémée III Évergète (246-221 av. J.-C.) « était si ambitieux et fastueux (philotimos) en ce qui concernait les livres, qu’il ordonna que tous les livres de ceux qui débarquaient à Alexandrie lui soient apportés, afin qu’on fasse immédiatement des copies et que l’on rende aux visiteurs non pas les originaux, mais les copies... C’est ainsi que se constitua, poursuit la source de Galien, dans la bibliothèque d’Alexandrie un fonds de “livres des navires”18 ».
27Athénée de Naucratis évoqua les acquisitions faites par Ptolémée II Philadelphe, dans le premier livre des Deipnosophistes (Le Banquet des Sophistes) : « C’est de Nélée qu’acheta tout le fonds le roi de chez nous, Ptolémée surnommé Philadelphe qui l’amena, avec les livres acquis à Athènes et à Rhodes, dans la belle Alexandrie19. » On sait que Nélée, originaire de Skepsis en Troade, fut sans doute le dernier des élèves directs d’Aristote. C’est à lui que Théophraste légua « tous ses livres », vraisemblablement toutes les œuvres que contenaient la bibliothèque d’Aristote, sans que l’on sache si c’était les ouvrages d’Aristote ou les livres lui ayant appartenu.
28Le terme même de bibliothèque ne doit pas nous tromper. Le mot signifie tout simplement l’endroit où l’on plaçait les rouleaux de papyrus sur lesquels étaient copiées les œuvres. Or un rouleau ne contenait pas une grande quantité de texte, contrairement à nos livres modernes. On a calculé qu’un volumen n’aurait contenu que trois pages du dictionnaire de Littré. Autrement dit, tout le dictionnaire de Littré aurait nécessité deux mille volumina ! Dix de nos volumes in 8°, tels que nous les connaissons, auraient suffi à enfermer les 376 volumina de Théophraste. Les auteurs ont d’autre part avancé des chiffres fort divers. Callimaque, à la fin du règne de Philadelphe, parle de 400 000 rouleaux, Ammien Marcellin et Aulu-Gelle de 700 000. N’oublions pas cependant qu’il existait beaucoup de doubles, ce qui réduit le nombre d’œuvres conservées. Enfin le climat d’Alexandrie, où les pluies ne sont pas rares et où l’humidité, venue à la fois de la mer et du lac, représentait un facteur de détérioration des papyrus, exigeait que les rouleaux ne fussent pas trop serrés ni tassés sur les rayonnages, ce qui impliquait des choix.
Les bibliothécaires
29Les bibliothécaires qui se succédèrent à la direction de l’illustre Bibliothèque furent surtout ce que l’on appelle aujourd’hui des « littéraires ». Le premier fut, on l’a vu, Zénodotos d’Éphèse, poète épique et grammairien, élève de Philitas de Kos. Ce fut surtout un grammairien, premier éditeur d’Homère, soucieux d’établir le texte, de l’amender à l’occasion, de critiquer les différentes leçons dont il disposait. Il inaugura cette longue lignée des philologues homérisants, devenus si rares à notre époque, notamment en France, où depuis plus de quarante ans aucun livre important sur Homère en général n’a été publié20. À Zénodotos succéda, sans avoir le titre de bibliothécaire, le poète Kallimachos, originaire de Cyrène, qui débuta modestement à Alexandrie où, dans le faubourg d’Eleusis, il était l’instituteur des écoliers. Il fut ensuite chargé d’une réorganisation de la Bibliothèque, établissant des tables permettant un rangement et une consultation systématiques des œuvres entreposées. Il s’illustra dans des Hymnes religieux d’inspiration homérique, mais aussi dans des épigrammes de facture sobre et poignante. Dans un recueil en quatre livres, intitulé Aitia (Causes), il présente, le plus souvent sous forme de questions et réponses, les origines des cités, des cultes, des toponymes, des surnoms attribués au dieux. Poète de cour, il écrit La Chevelure de Bérénice, en hommage à la princesse cyrénéenne que Ptolémée III Évergète épousa. Spécialiste du poème succinct, il composa aussi un long poème mythologique, l’Hécalé, relatant un épisode de la légende attique de Thésée. « Il est l’artisan, écrit Christian Jacob, d’une nouvelle alliance entre l’imagination poétique et l’érudition livresque », ce qui le rend très représentatif de l’Alexandrie hellénistique21. Claude Meillier remarque à son sujet22 : « Callimaque est un poète moins artificiel que ne le feraient croire les subtilités de son art. Il est représentatif de son époque, où la poésie, tout en étant raffinée, savante même, selon une tradition constante de la littérature grecque, est également reconnue comme une valeur sociale pour ainsi dire indispensable, ce dont témoigne l’intérêt qui lui était portée par les rois et les cités. »
30Dans cette suite de philologues et de poètes qui dirigèrent la Bibliothèque, Ératosthène, avons-nous vu, fit exception en cultivant les sciences mathématique, astronomique, géographique. Nous lui avons réservé une place à part. Son successeur fut le poète Apollonios de Rhodes, puis les grammairiens et philologues Aristophane de Byzance et Aristarque.
31Rhodes n’est que la seconde patrie d’Apollonios, natif d’Alexandrie, qui avait eu Kallimachos comme grammatikos, autrement dit comme professeur de littérature. Déçu par une première lecture publique, où il avait dû subir les railleries d’autres poètes, il s’était exilé à Rhodes et y avait ouvert une école de rhétorique. Devenu célèbre, il regagna Alexandrie, où il dirigea la fameuse Bibliothèque. Comme Kallimachos, son maître, il écrivit des poèmes érudits, des épigrammes, des ouvrages de philologie homérique, mais il est surtout célèbre par son long poème, Les Argonautiques : près de six mille vers narrant l’aventure de Jason et de ses compagnons. Cette poésie érudite, mythologique, géographique, reflète bien cette extension de l’hellénisme jusqu’aux confins du monde habité. Le mélange du fantastique et du réel, la recherche précieuse, minutieuse du détail révélateur trahissent la manière de Kallimachos.
32Aristophane de Byzance fut aussi formé par Kallimachos à cette philologie pratiquée par les savants du musée. Né en 257 av. J.-C, il devint directeur de la Bibliothèque vers 195. Il publia une version d’Homère et étudia les textes d’Alcée, de Pindare, d’Euripide et d’Aristophane. On lui doit beaucoup de ces « arguments » qui nous sont essentiels encore aujourd’hui. Il eut pour élève Aristarque de Samothrace (220-143 av. J.-C.), qui amenda et commenta des poètes comme Homère, Hésiode, Pindare, Archiloque, Alcée, mais aussi Aristophane et Hérodote. Il fut aussi un directeur de la Bibliothèque, dans le droit fil des grammairiens qui l’avaient précédé.
33La Bibliothèque a-t-elle brûlé ? Dès l’Antiquité on se posa la question, tellement l’accumulation de tant de rouleaux de papyrus rendait vulnérable cet établissement, particulièrement en temps de guerre. Or, en 47 av. J.-C, la prise d’Alexandrie par Jules César et les dangers courus par l’assaillant auraient contraint le général romain à incendier la flotte égyptienne et les arsenaux, ce qui aurait provoqué la destruction de la Bibliothèque par le feu. Dès 1914, Ε. Breccia a mis en doute la réalité de cette catastrophe, dont ni César, ni Cicéron, ni Strabon n’ont parlé23. Tout récemment, Luciano Canfora reprit ce dossier et adopta les doutes de Breccia, après un examen des différents témoignages antiques24. Évoquant les témoignages donnés par Dion Cassius et Orose, tributaires de Tite-Live, selon lesquels le feu frappa en premier lieu la zone du port et les magasins-entrepôts, où se trouvaient « par hasard » au moment de l’incendie, environ quarante mille rouleaux de papyrus, Canfora rappelle qu’il est exclu que les dépôts du Musée se trouvassent en dehors de la zone des palais et surtout qu’ils fussent placés près des magasins de blé dans la surface du port. Il conclut que ce qui brûla ne fut pas la Bibliothèque, mais un entrepôt de rouleaux destinés à l’exportation.
34La Bibliothèque d’Alexandrie servit d’exemple, d’autres villes de culture ouvrirent ce genre d’établissement. Fondée par Eumène, fils d’Attale, la bibliothèque de Pergame deviendra la grande rivale de celle d’Alexandrie. Plus tard, Auguste créera une grande bibliothèque à Rome, dans le temple d’Apollon : la bibliothèque Palatine. Rassembler tous les savoirs humains demanda une énergie constante. La leçon qui se dégage de tant d’efforts est que l’avenir des peuples se construit sur les acquis du passé. Ce fut l’une de celles d’Aristote : l’homme pouvait trouver de la vérité dans chacun des penseurs du passé, et n’atteindrait la vérité définitive qu’en tenant compte de ces vérités partielles.
Notes de bas de page
1 Aristote, La Politique, VII, 14, 12-14. Trad. Aubonnet (Budé).
2 Id., La Métaphysique, A 1, 981b 22-25.
3 Id., Éthique à Nicomaque, X 7, 1177 b 4.
4 Arnaldo Mogliano, Philippe de Macédoine (éd. de l’Éclat, 1987), p. 151.
5 Strabon, XVII, 1, 8 (C 793). Trad. A. J. Letronne.
6 Id., XVII, 1, 9 (C 794).
7 M. Rodziewicz, « Le débat sur la topographie de la ville antique », dans Alexandrie entre deux mondes (Aix, Edisud, 1987), p. 38-48.
8 Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Pléiade, t. 2, p. 1153-1154.
9 Claude Mossé, « Démétrios de Phalère : un philosophe au pouvoir », dans Alexandrie au iiie siècle av. J.-C. (Éditions Autrement, 1992), p. 83-92.
10 Jean Lallot, « Zénodote ou l’art d’accomoder Homère », ibid. p. 9399.
11 Luciano Canfora, « Le Monde en rouleaux », ibid. p. 49. Cf. Strabon XIV, 5, 13 (C 673-674).
12 Athénée de Naucratis, Les Deipnosophistes, I, § 41 (22 D). Trad. A. M. Desrousseaux (Budé).
16 Christian Jacob, « Un athlète du savoir », dans Alexandrie au iiie siècle av. J.-C. (Éd. Autrement, 1992), p. 113-127.
14 Strabon II, 1, 2 (C 68).
15 Charles Lichtenthaeler, Histoire de la médecine (Fayard, 1978), p. 146-156.
16 Aline Pourkier, L'Hérésiologie chez Épiphanie de Salamine (Beauchesne, 1992), p. 29.
17 Nous citons le texte que donne Luciano Canfora, La Véritable Histoire de la bibliothèque d’Alexandrie (Desjonquères, 1986), p. 132, qui renvoie à Patrologia Graeca, vol. 43, colonnes 250-252.
18 L. Canfora, « Le Monde en rouleaux », dans Alexandrie au iiie siècle av. J.-C, (Éd. Autrement, 1992), p. 58.
19 Athénée, Les Deipnosophistes, II, 3 b. Trad. Desrousseaux (Budé).
20 La thèse de Michel Woronoff n’est pas publiée. Celle de Pierre Fortassier, L'Hiatus expressif dans l'Iliade et l'Odyssée, a paru en 1989 (Louvain, éd. Peeters). L’auteur de la chanson grecque dans l’Antiquité, Gérard Lambin, annonce un Homère le Compagnon, à paraître au CNRS éditions en 1995.
21 Christian Jacob, « Callimaque : un poète dans le labyrinthe », dans Alexandrie au iiie siècle av. J.-C. (Autrement, 1992), p. 100-112.
22 Claude Meillier, Callimaque et son temps (éd. de Lille III, 1979).
23 E. Breccia, Alexandrea ad Aegyptum (1914), p. 40.
24 Luciano Canfora, La Véritable Histoire de la bibliothèque d’Alexandrie (Desjonquères, 1986), p. 83-84.
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Délos
Île sacrée et ville cosmopolite
Philippe Bruneau, Michèle Brunet, Alexandre Farnoux et al. (dir.)
1996