Une capitale « en marge »
p. 31-45
Texte intégral
Alexandrie près de l’Égypte
1Les Anciens, tant Grecs que Latins, pour différencier Alexandrie d’Égypte des autres villes du même nom fondées par Alexandre le Grand l’appelèrent Alexándreia pròs Aigyptôi, ce qui devint à l’époque romaine Alexandrea ad Aegyptum. Ils soulignèrent ainsi une particularité peu ordinaire de cette capitale : elle n’est pas « en Égypte », mais « près de l’Égypte » ou si l’on préfère « en marge de l’Égypte », « aux confins de l’Égypte ».
2Le terme même d’Égypte avait plusieurs acceptions, le nom désignant tout à la fois le Nil, le Delta du Nil et le pays tout entier. Il est masculin en grec ; Egyptos, éponyme de ces réalités géographiques, était le nom du héros mythologique, fils de Bélos et d’Anchinoé, qui par son père descendait directement de Poséidon et par sa mère, de Nilos, dieu du Nil. Le frère d’Egyptos se nommait Danaos. Bélos, qui régnait sur les pays africains, établit Danaos en Libye et donna l’Arabie à Egyptos. Ce dernier, qui avait cinquante fils, se querella avec Danaos, le père de cinquante filles ; finalement Danaos s’enfuit en Argolide, et, selon la légende, tous les fils d’Egyptos furent mis à mort par les filles de Danaos qui étaient aussi leurs fiancées. Les géographes ioniens utilisèrent le terme d’Égypte pour désigner le Delta du Nil. Homère emploie ce terme pour qualifier à la fois le fleuve et le pays. Mais, comme l’a fait remarquer Antoine-Jean Letronne, le poète s’est arrangé pour qu’on ne pût se méprendre : il ajoute au nom Aegyptos soit le mot potamos (fleuve), soit une circonstance caractéristique. Quand il emploie Aegyptos seul, il s’agit du pays1. Le nom est alors féminin.
3C’est pourquoi nous ne traduirions pas Alexándreia pròs tòn Aigypton, par « Alexandrie près du fleuve Aigyptos », comme le fait Paul Faure2. D’autre part, après la préposition pròs, c’est le datif qui est de mise pour signifier « à côté de », « auprès de », « contre », non pas l’accusatif. Les initiateurs de cette précision géographique, Strabon3 et Philon d’Alexandrie4 utilisent le datif, comme le font les papyrus généralement.
4Sur les trente-quatre Alexandries fondées par Alexandre5, il fallait bien différencier la première : Alexandrie d’Égypte. On le fit de différentes façons6. Étienne de Byzance l’appelle « Alexandrie Égyptienne ou Libyenne », Pausanias (8, 33, 3) « Alexandrie en Égypte », Sozomène (Hist. Eccl. I, 17) « Alexandrie du côté du lac Marea », Pausanias (6, 21, 9) « Alexandrie à la bouche Canopique du Nil », la Chronique Pascale et la Patrologie « Alexandrie la Grande ». Les Romains dirent Alexandrea ad Aegyptum ou Alexandrea apud Aegyptum ou Alexandria in Aegypto ou Alexandrea quae est in Aegypto. Il est intéressant de noter que l’appellation en usage en Grèce, c’est-à-dire la mention du peuple dont la ville était la cité, ne fut guère employée en ce qui concerne Alexandrie. On ne disait pas « la ville des Alexandrins » parce que ni la notion d’Alexandrin ni le statut d’Alexandrie n’étaient simples. En revanche l’expression « la ville d’Alexandre » fut particulièrement usitée à l’époque impériale.
Une fondation en marge de la conquête
5Qu’un général en campagne crée une ville, alors qu’il conduit une expédition dont l’objectif principal est d’abattre le roi de Perse, représente une aventure peu banale, voire paradoxale. Fonder une ville, la quitter six mois plus tard, est un geste qui peut légitimement surprendre. Ce fut une anticipation géniale puisque cette ville devint, pour trois siècles, la métropole d’un royaume, même si Babylone fut choisie comme capitale de l’empire constitué par Alexandre.
6C’est donc en 336, à vingt ans, qu’Alexandre est devenu roi de Macédoine. Il succédait à son père Philippe II, poignardé à Aigéai, lors des fêtes données en l’honneur du mariage de sa fille Cléopâtre, la sœur d’Alexandre, avec le roi d’Épire. L’éducation qu’il avait reçue d’Aristote lui apporta une solide culture, mais la vie lui fit surtout connaître les combats.
7En 340, à l’âge de seize ans, il avait exercé une sorte de régence. A dix-huit ans, en 338, il avait combattu à Chéronée, en Béotie, au cours de cette bataille qui avait consacré la supériorité de Philippe II de Macédoine sur les Athéniens et les Thébains. En 335, Alexandre fit campagne sur les frontières nord et nord-ouest de la Macédoine. Il vint mettre le siège devant Thèbes et fit raser la ville par ses « alliés » grecs. Les cités grecques, y compris Athènes, le félicitèrent et, conformément au traité passé avec Philippe puis avec son fils, elles lui envoyèrent des contingents pour renforcer son armée en vue de la campagne d’Asie.
8Avant d’entrer en Égypte, Alexandre avait fait la conquête des côtes d’Asie Mineure, de la Phénicie et du Nord-Sinaï. Au début du printemps 334, il avait débarqué près de Troie ; fin mai, il avait gagné la Phrygie hellespontique où il avait remporté la victoire du Granique. Il avait pris Sardes, en Lycie, Éphèse, Priène, Milet, puis Halicarnasse en Carie. À l’automne, il avait conquis la Lycie avec Phasélis, la Pamphylie avec Sidé. Puis remontant vers la Grande Phrygie, il s’était emparé de Gordion et d’Ancyre. Au printemps 333, il était descendu vers le sud, il avait enlevé Tarse en Cilicie et Soloi. La victoire d’Issos, le 1er novembre 333, lui avait ouvert la voie de la Phénicie : Tripolis, Byblos, Sidon, s’étaient rendues, mais le siège de Tyr avait duré huit mois, de janvier à août 332. Ce fut donc à l’automne qu’il avait atteint l’Égypte, après avoir conquis Gaza, Péluse, puis Memphis.
9Cette expédition militaire lui avait fait parcourir des provinces et des villes fort différentes des cités grecques qu’il connaissait. Il avait découvert des vallées, des plaines et des montagnes lui donnant une idée des immensités asiatiques et de la richesse de ces pays. Tout en progressant dans sa marche et en livrant de rudes combats, il avait réfléchi et même pourvu à l’organisation des villes conquises. Le plus souvent, il avait maintenu les satrapies, mais il avait pensé à l’instauration d’un régime respectant les peuples et évitant le despotisme. Les batailles rangées du Granique et d’Issos, les rudes assauts menés contre des villes fortifiées et bien défendues, lui avaient appris les faiblesses, mais aussi les forces, de ses adversaires. À Tyr, puis à Péluse, il avait fait des expériences inverses, mais instructives. Il avait dès lors compris les conditions que devait remplir un port pour être défendable et il s’en souvint en aménageant le site d’Alexandrie. Son séjour en Égypte dura peu, il ne représentait qu’une pause de courte durée suivie de l’épuisante marche jusqu’à l’oasis d’Amon. Arrivé en Égypte en automne 332, Alexandre en repartit au printemps 331, prenant alors la route de la Mésopotamie pour conquérir l’Asie. Mais il laissait en Afrique l’ébauche d’une ville qui deviendrait une nouvelle Athènes.
En marge d’un pèlerinage
10Il faut tenir compte d’un paramètre qui apparaît essentiel dans la fondation d’Alexandrie : la motivation religieuse. Alexandre était obsédé par l’idée de la bâtardise et ne rejetait pas l’hypothèse qu’il pouvait être fils de Zeus. Il serait donc allé en Égypte pour entendre l’oracle d’Amon, que les Grecs assimilaient à Zeus. Plutarque a raconté comment, avant de se rendre à l’oasis d’Amon, il fut averti par un songe et par un prodige qu’il fallait fonder une ville près de l’île de Pharos et que cette création serait prospère. « Si l’on accepte pour vrai, écrit Plutarque7, ce que les Alexandrins rapportent sur la foi d’Héraclide (Lembos, qui vivait à Alexandrie vers 170 de notre ère et écrivait des Historiai), Homère semble avoir été pour lui un compagnon de son expédition, qui ne fut ni inactif ni inutile : ils disent en effet qu’après s’être rendu maître de l’Égypte, il résolut d’y fonder une ville grecque qui serait grande et populeuse et porterait son nom ; or, sur l’avis des architectes, il était sur le point de mesurer et d’enclore un certain emplacement, lorsqu’en dormant, pendant la nuit, il eut une vision merveilleuse ; il crut voir un homme d’aspect vénérable, aux cheveux tout blancs, apparaître auprès de lui et lui réciter ces vers : “Puis sur la mer houleuse, il existe un îlot. En avant de l’Égypte ; on l’appelle Pharos”. Il se leva aussitôt et se rendit à Pharos, qui, en ce temps-là, était encore une île, un peu au-dessus de la bouche Canopique, mais qui est maintenant reliée au continent par une chaussée. Il vit que la situation en était éminemment favorable (c’est en effet une langue de terre semblable à un isthme suffisamment large, qui s’étend entre une vaste lagune et la mer et qui se termine par un grand port). Il dit alors qu’Homère, admirable à tous égards, était notamment un très habile architecte, et il fit tracer le plan de la ville en harmonie avec la configuration du terrain. Comme on n’avait pas de craie, on prit de la farine et l’on traça ainsi sur le sol noirâtre une aire arrondie, dont le contour intérieur, tendu par des lignes droites, partant pour ainsi dire des franges et rétrécissant régulièrement l’étendue de l’aire, figurait une chlamyde. Le roi fut charmé de ce plan ; mais soudain une multitude infinie d’oiseaux de toute espèce et toute taille vinrent du fleuve et de la lagune s’abattre sur le site comme des nuages et ne laissèrent pas la moindre parcelle de farine. Ce présage troubla fort Alexandre. Cependant les devins l’engagèrent à avoir confiance (ils concluaient de là que la cité fondée par lui abonderait en ressources et nourrirait des hommes de tous pays). » Arrien donna la même interprétation de ce présage8.
L’oracle d’Amon de Siouah
11Pendant que les arpenteurs et ingénieurs traçaient les contours de la ville, Alexandre se rendit à l’oasis d’Amon, qu’on appelle aujourd’hui Siouah. Il fallait une foi ardente pour entreprendre cette marche dans le désert, et particulièrement après les fatigues résultant de la conquête des côtes d’Asie Mineure et de Phénicie. Mais Alexandre avait besoin de la confirmation de son rêve et surtout de celle de la filiation divine dont il se prétendait issu. Arrien a bien noté cette motivation du Conquérant qui voulait être l’émule de Persée et d’Héraklès9 : « Là-dessus, écrit-il, Alexandre fut pris du désir de rendre visite à Amon, en Libye, d’une part pour consulter le dieu, parce que l’oracle d’Amon était réputé infaillible, et parce que l’on disait que Persée, comme Héraklès, l’avaient consulté, le premier quand il avait été envoyé contre la Gorgone par Polydecte, le second quand il allait vers la Libye pour trouver Antée, et vers l’Égypte, pour trouver Busiris. Or Alexandre entendait rivaliser avec Persée et Héraklès en tant qu’il était de leur race à tous les deux, et aussi parce qu’il faisait remonter sa naissance, dans une certaine mesure, jusqu’à Amon, comme les légendes font remonter celles d’Héraklès et de Persée à Zeus. C’est donc dans cet esprit qu’il rendit visite à Amon, pour avoir une connaissance plus rigoureuse de ses propres affaires ou, du moins, pour dire qu’il l’avait acquise. »
12Les récits de Plutarque et d’Arrien10 concordent sur les causes et les modalités de cette traversée du désert. Ces narrations nous font connaître les desseins religieux d’Alexandre et aussi l’arrière-pays de la future Alexandrie. Une série de signes miraculeux vinrent prouver que Zeus-Amon veillait sur le jeune roi. Dans ce désert sans eau qui s’étend sur trois cents kilomètres, d’Alexandrie à Paraetonium, et sur autant de kilomètres de Paraetonium (l’actuelle Mersa-Matrouh) jusqu’à Siouah, Zeus fit tomber une pluie providentielle. Comme les bornes indiquant la piste étaient recouvertes de sables, le dieu fit apparaître des corbeaux qui guidaient les voyageurs et qui les attendaient quand ils avaient pris du retard. Arrien, se référant au récit de Ptolémée 1er, fils de Lagos, rapporte que deux serpents avaient pris la tête de la colonne et avaient guidé les voyageurs jusqu’à l’oracle, les aidant aussi sur le chemin du retour. Dans une lettre à sa mère, dit Plutarque, Alexandre raconte que le prophète d’Amon, au lieu de l’appeler « mon fils » (paidion) l’avait nommé « fils de Zeus » (pai Diós), ce lapsus linguae ravissant le Conquérant qui était venu saluer son père Zeus ! Ainsi le pèlerinage confirma-t-il la filiation divine d’Alexandre.
En marge de l’Asie
13Quand Alexandre franchit le détroit de l’Hellespont et aborda au cap Sigée, à l’embouchure du Caystre, son premier geste fut de planter sa lance dans le sol, pour prendre possession, non pas seulement de la Phrygie, mais de toute l’Asie. Son dessein en effet est immense : il est parti pour renverser le Grand Roi et pour prendre sa place. Après la victoire du Granique, comme le raconte Plutarque11, il se présente comme le chef Grec venant déloger les Barbares : « Voulant associer les Grecs à sa victoire, il envoya aux Athéniens en particulier trois cents des boucliers pris à l’ennemi, et il fit graver sur l’ensemble des dépouilles cette glorieuse inscription : “Alexandre, fils de Philippe, et les Grecs, à l’exception des Lacédémoniens, ont fait ce butin sur les Barbares qui habitent l’Asie”. » L’intention est bien claire : il s’agit de vaincre Darius III Codoman, le roi de Perse, et de prendre la tête d’un empire s’étendant aux dimensions de la terre habitée ! Dans la marche qui devait le conduire à Alexandrie, le nouvel Agamemnon a reçu deux investitures de poids : après l’éprouvant siège de Tyr, il a été sacré roi et reconnu comme tel par les satrapes des pays conquis. A Marathos, en Syrie, lui est parvenue une lettre de Darius III qui demandait de libérer sa mère, sa femme et ses enfants. Si l’on en croit Arrien12, Alexandre répondit longuement en faisant le procès des rois de Perse et de leur attitude envers la Macédoine et envers les Grecs. La lettre se termine par ces fières paroles adressées au Grand Roi : « Dans ces conditions, viens me voir comme le maître de toute l’Asie, que je suis. Si tu crains, une fois ici, de subir un mauvais traitement de ma part, envoie des amis à toi prendre des garanties. Mais une fois ici, demande ta mère, ta femme, tes enfants, ou si tu vois autre chose que tu désires, et tu obtiendras satisfaction ; ce que tu me convaincras de t’accorder sera à toi. Et dorénavant, quand tu auras à t’adresser à moi, fais-le comme au roi de l’Asie ; ne m’écris pas d'égal à égal, mais, si tu veux quelque chose, fais-le moi savoir comme à celui qui est le maître de tout ce que tu as ; sinon, j’aviserai moi-même à ton sujet, en te considérant comme en faute. Si d’ailleurs tu n’es pas d’accord au sujet de la royauté, bats-toi encore pour elle, en m’attendant de pied ferme ; mais ne t’enfuis pas, car je te rejoindrai où que tu sois. » Alexandre était pourtant assez avisé pour savoir qu’entre ces déclarations et la réalité il existait nombre d’obstacles à surmonter.
14Après qu’il eut obtenu le pouvoir à Tyr, la seconde consécration que reçut Alexandre fut celle de Memphis. Ce fut par le bras Pélusiaque du Nil qu’il gagna Memphis à partir de Péluse, les bateaux remontant le fleuve et sa cavalerie longeant ce bras aujourd’hui disparu, puis le Nil lui-même. Au début de décembre 332, il fut solennellement reconnu pharaon. Le Roman d’Alexandre a raconté l’accueil qu’Alexandre eut de la part des Égyptiens et son désir de succéder au dernier roi d’Éypte, Nectanébo. Confondant la première halte d’Alexandre à Memphis, et le second séjour qu’il y fit au printemps de 331, à son retour de Siouah, le Roman rapporte les paroles qu’Alexandre adressa aux prophètes de Ptah, assimilé à Héphaistos, devant la statue de Nectanébo13 : Alexandre bondit jusqu’à la statue et l’embrassa en disant : “Voici donc mon père et je suis son fils. La parole de l’oracle ne vous a pas trompé. Et je m’émerveille que vous ayez été pris par les Barbares en ayant des murs imprenables, impossibles à abattre pour les ennemis. Mais cela procède de la Providence céleste et de la justice divine, si vous, qui possédez une terre fertile et un fleuve naturellement fécond, vous êtes assujettis à ceux qui n’ont pas ces richesses et soumis à leurs rois. Car, dépouvus de ces biens, les Barbares périraient.” Après ces compliments sur l’invulnérabilité de l’Égypte, défendue par ses frontières naturelles, et sur ses richesses, Alexandre poussa l’avantage : « Et sur ces mots, il leur réclama comme impôts ceux qu’ils versaient auparavant à Darius, en leur parlant de la sorte : “Ce n’est pas dans le but de les emporter pour mon trésor personnel mais pour les consacrer à votre ville Alexandrie, à l’orée de l’Égypte, qui est aussi la capitale de toute la terre habitée.” Et Alexandre leur ayant parlé de la sorte, les Égyptiens lui donnèrent volontiers des richesses considérables et avec crainte et grand honneur l’escortèrent hors d’Égypte par la bouche de Péluse. » Que ce témoignage émane du pseudo-Callisthène, neveu d’Aristote et compagnon d’Alexandre, qui en fit son historiographe avant de le mettre à mort en 327 av. J.-C, ou d’un adaptateur inconnu, il souligne l’extraordinaire prémonition du Conquérant, qui ne doutait pas qu’Alexandrie devînt la ville principale de l’Égypte et qu’elle pourrait se développer grâce aux richesses du pays. La fondation d’Alexandrie n’apparaît pas comme une pause dans la conquête, mais plutôt comme une pierre d’attente dans la construction de cet empire dont rêvait Alexandre.
En marge d’un grand dessein
15En vérité, l’ambition d’Alexandre suit la ligne qu’avaient définie avant lui des orateurs grecs convaincus que l’hellénisme devait prendre un nouvel essor, mais en changeant de nature. Dans le monde en mouvement, en recherche de repères, après l’établissement de la suprématie macédonienne, le vieil Isocrate, par exemple, âgé alors de quatre-vingt-dix-sept ans, avait milité pour que tous les Grecs s’associassent afin de défendre leur patrimoine commun. C’est le thème de son dernier discours, le Panathénaïque, dont le titre est révélateur. Il avait développé ce point de vue dans le discours fictif, publié à l’occasion d’une fête olympique, et intitulé, pour cette raison, Panégyrique. Quand il avait publié ce discours, la fin de la guerre du Péloponnèse remontait à vingt-quatre ans, Isocrate avait eut le temps de constater les malheurs de la Grèce provoqués par la rivalité d’Athènes et de Lacédémone. Beaucoup plus clairvoyant que Démosthène, qui vitupérait contre Philippe II de Macédoine, Isocrate avait compris que l’hellénisme ne pouvait se perpétuer que si l’on passait de la Grèce des cités à la Grèce des royaumes. L’hellénisme fermé sur lui-même, la cité abritée par ses remparts et nourrie par son territoire n’était plus l’idéal permettant de survivre. Il fallait accepter une politique d’ouverture, même si le prix à payer pour sauver les acquis de la démocratie était l’allégeance au roi de Macédoine.
16Ce projet politique supposait que les Grecs, de citoyens, devinssent des sujets. Ils devaient abandonner l’idée que, dès l’origine, ils furent supérieurs aux « Barbares » qui ne parlaient pas le grec. Il leur fallait donc renoncer à ce mythe de l’autochtonie vantée par Périclès, par exemple, dans la célèbre oraison funèbre. Avant Isocrate, Lysias avait aussi développé cette idée de la nécessaire union de tous les Grecs afin de mieux affronter les défis des autres peuples, dont les plus dangereux étaient les Perses, les ennemis héréditaires qui avaient assailli et menacé la Grèce. Marathon et Salamine restaient présents dans toutes les mémoires grecques. Certes les Grecs avaient triomphé, mais le péril demeurait, et surtout si l’union de tous les Grecs se révélait irréalisable. Or la concorde, l’homónoia, ne pouvait exister que sous l’impulsion d’un pouvoir fort, ce que représentait précisément la royauté macédonienne.
17Alexandre le Grand poussera plus loin cette politique d’union, puisqu’il ira jusqu’à préconiser le métissage systématique des Grecs et des Barbares. Les fameuses noces de Suse, entre ses officiers et les femmes asiatiques, illustreront de manière frappante cette politique. Mais, à Alexandrie, il fut d’emblée incapable d’imposer cette pratique, faute peut-être de ne pas y avoir séjourné assez longtemps, ou plutôt à cause de la nature même de la population.
En marge des indigènes
18Diodore de Sicile, venu en Égypte en 59 av. J.-C., a insisté, au terme de sa description d’Alexandrie, sur la population considérable de cette ville14 : « L’importance de ses habitants, écrit-il, dépasse également de beaucoup celui des autres villes. À l’époque où nous avons débarqué en Égypte, ceux qui tenaient le registre de la population affirmaient que le nombre des hommes libres s’élevait à plus de trois cent mille, et que le roi tirait de l’Égypte un revenu supérieur à six mille talents. » Le chiffre est difficile à fixer, parce qu’on ne sait combien de femmes et d’enfants il faudrait dénombrer, ni comment interpéter cette notion d’hommes « libres ».
Les populations d’Alexandrie
19Polybe, qui effectua un voyage en Égypte sans doute après 145 av. J.-C, en tout cas sous le règne de Ptolémée VIII Évergète II Physkôn, a donné une description de la population d’Alexandrie, que nous a transmise Strabon, présent dans la ville en 25-24 av. J.-C, au début du règne d’Auguste15 : « Polybe, qui la visita, déplore amèrement la situation où il la trouvait alors. “Elle avait, dit-il, trois sortes d’habitants : 1°) les Égyptiens ou natifs du pays, intelligents et soumis aux lois ; 2°) les mercenaires, très nombreux et indisciplinés : c’était en effet un ancien usage d’entretenir des troupes étrangères, mais la nullité des princes leur avait appris à commander plutôt qu’à obéir ; 3°) les Alexandrins qui, par la même raison, n’étaient pas faciles à gouverner ; ils valaient cependant mieux que les mercenaires parce que, bien que formés d’une population mêlée, ils étaient Grecs d’origine, et, comme tels gardaient quelque chose du caractère propre de la nation grecque : au reste, cette classe d’habitants fut presque anéantie principalement par [Ptolémée VIII] Évergète Physkôn [sous le règne duquel Polybe vint à Alexandrie] ; ce prince, irrité de leurs révoltes, les livra plusieurs fois à la fureur des soldats et les fit massacrer.” D’après l’état de cette ville, ajoute le même auteur, il ne reste plus qu’à dire, avec Homère : “Parcourir l’Égypte, voyage long et pénible”. »
20Dans la première catégorie décrite par Polybe, l’adjectif « soumis aux lois » est rendu en grec par politikón, texte lu par Casaubon, Schweighaeuser et Coray, mais corrigé en apolitikón par Kramer, et par Tardieu, suivi par Hélène Cuvigny16. Letronne n’accepte pas, à juste titre, cette correction. En effet, Polybe oppose les Égyptiens aux mercenaires, les premiers étant soumis aux lois, les seconds ingouvernables, situation paradoxale, puisqu’on attendrait l’obéissance chez les soldats et l’indiscipline chez les indigènes. Mais Letronne a souligné, dans ce livre dix-sept, que les Égyptiens étaient très respectueux de leurs lois, au point que les Romains ne voulurent pas changer les institutions ni les coutumes. Les corrections modernes de ce passage paraissent inspirées par un jugement péjoratif et anachronique jetant le discrédit sur le peuple colonisé.
21Le témoignage de Polybe est précieux ; il nous montre que l’on était fort éloigné du rêve d’Alexandre souhaitant un métissage des populations en contact. En fait, Polybe présente une classification ethnique, distinguant Égyptiens, Macédoniens (les mercenaires étrangers) et Grecs de toutes origines, c’est-à-dire venant des différentes cités du monde grec, vraisemblablement pour faire du commerce. Le terme d’Alexandrin recouvre des catégories différentes d’habitants : ceux qui appartenaient à un dème étaient des citoyens, puisque l’inscription dans le registre du dème était une condition de la citoyenneté. Ceux qui étaient venus simplement s’installer dans la ville pour y exercer un métier étaient des résidents, mais de statut moindre. Ceux qui avaient gardé leur ethnique d’origine, qu’ils soient de Samos, de Milet, du continent, des îles ou de la côte ionienne, conservaient leur citoyenneté d’origine, mais étaient Alexandrins parce qu’ils travaillaient dans la ville, participaient à la vie économique et pratiquaient les mœurs grecques tout en adoptant les modes de vie du pays. Le terme d’Alexandrin recouvre moins un statut juridique qu’une identité culturelle. Comme l’a écrit Marguerite Yourcenar, définissant l’alexandrinisme : « Cette civilisation grecque hors les murs où vinrent se fondre les apports étrangers, où le patriotisme de la culture prit le pas sur celui de la race. » « Nous appelons Grecs, disait déjà Isocrate, non seulement ceux qui sont de notre sang, mais encore ceux qui se conforment à nos usages ». Les Alexandrins retinrent cette leçon.
22Il est certain que, des trois groupes retenus par Polybe, les indigènes constituaient l’ensemble le moins nombreux. D’abord, parce qu’Alexandrie, contrairement aux cités grecques, n’avait pratiquement pas de paysans. Le territoire composé de marais, de bandes de sables, de collines calcaires et manquant d’eau, ne pouvait produire ces cultures qui permettaient, par exemple, aux paysans attiques d’habiter Athènes tout en cultivant leurs champs. Dans Alexandrie, le monde citadin et le monde rural ne coexistaient pas. Non seulement la ville ne faisait pas vivre de paysans, mais elle les refusait. Des décrets empêchèrent les cultivateurs accablés par le fisc de venir se réfugier à Alexandrie. Inversement, les paysans originaires d’Alexandrie inscrits dans d’autres nomes furent protégés des abus du fisc par un décret du 12 avril 41 av. J.-C, par lequel Cléopâtre VII et son fils Ptolémée Césarion leur garantissaient des privilèges fiscaux17.
23Sorte de Washington de la Méditerranée, Alexandrie est le siège du gouvernement et des grandes administrations, mais aussi une ville de militaires, de fonctionnaires et de négociants. Les produits de la terre lui parviennent de tous le pays, par le canal la reliant au Nil. L’approvisionnement d’une telle population n’était pas toujours facile : témoin ce décret de Cléopâtre VII, daté du 27 octobre 50 av. J.-C, imposant aux marchands du pays l’obligation de réserver exclusivement pour Alexandrie le blé et les légumes achetés en Moyenne-Égypte18. La peine de mort est prévue pour les contrevenants et les dénonciateurs recevront le tiers de la fortune de l’inculpé, le sixième mais aussi la liberté s’ils sont esclaves. Il s’agit évidemment d’une période de disette, mais ces dispositions montrent bien la difficulté de faire vivre les Alexandrins dans une concentration urbaine.
En marge de la ville
24Il existe une catégorie de la population dont Polybe ne parle pas, mais qui gardait une grande importance : ce sont les Juifs. Or les Ptolémées trouvèrent une solution originale pour qu’à la fois ils préservassent leur identité et qu’ils fussent tout près de la cour. L’autorité royale leur concéda un quartier de la ville, que l’on appela Delta1, il s’agissait en effet du quatrième quartier. Selon Flavius Josèphe19, l’installation des Juifs à Alexandrie se serait passée sous Alexandre le Grand, mais ni Aristée ni Hécatée ne signalent le rôle joué par le Conquérant dans cette arrivée des Juifs. Ptolémée II Philadelphe eut certainement une grande influence, puisqu’il semble que ce fut à son initiative que les Septante traduisirent en grec le Pentateuque. C’était là un moyen de faire connaître aux Grecs ignorant l’hébreu et l’araméen la religion monothéiste. Arnaldo Momigliano a souligné les difficultés de communication qui existaient entre Grecs et Juifs : « On peut se demander, écrit-il20, pourquoi entre Grecs et Juifs, qui avaient tant de choses en commun, il n’y a apparemment jamais eu dialogue. Il existe une explication par trop évidente. Ils ne disposaient pas d’une langue commune. Les Grecs ne parlaient qu’une seule langue ; les Juifs étaient bilingues, mais leur deuxième langue, l’araméen, leur permettait de s’entendre avec des Perses, des Babyloniens et même des Égyptiens, plutôt qu’avec des Grecs. » Au demeurant, les Juifs pratiquèrent une politique les isolant des populations locales s’en remettant à leur Dieu et à leur Loi. Ce fut, de la part des Ptolémées, une preuve de grande sagesse que d’accepter cette amixia, c’est-à-dire le refus de se mêler aux autres professé par les Juifs. Rien n’est plus faux que d’imaginer un ghetto juif au sein de la ville. A leur demande et avec leur accord, on leur réserva en effet un quartier spécial, fort bien situé, tout près des palais, et on les autorisa à conserver leurs habitudes et même leur juridiction. À la tête de la communauté juive se trouvait un ethnarque, le juge suprême. La gestion des finances dépendait du conseil des Anciens composé de soixante et onze membres. Ainsi les Juifs constituaient-ils une ville dans la ville, ce qui n’était pas sans risques, car ils suscitèrent souvent la jalousie, tant des Gréco-Macédoniens que des Égyptiens.
25Malgré un antisémitisme qui parfois se manifesta de façon virulente, par exemple, dans les écrits de Manéthon de Sébennytos, un prêtre égyptien qui publia en grec une Histoire de l’Égypte dans laquelle l’histoire ancienne des Hébreux est présentée sous un jour odieux et en dépit de quelques crises qui engendrèrent des violences, on peut néanmoins conclure, avec Joseph Mélèze Modrzejewski21 : « Somme toute, la période ptolémaïque n’a pas été trop mauvaise pour les Juifs d’Égypte ; malgré quelques ombres, le tableau est serein dans l’ensemble. »
26Il semble pourtant que la situation se gâta pour cette communauté lorsque certains Juifs se mêlèrent aux querelles dynastiques qui opposaient les Lagides. Ainsi, dans la lutte entre Ptolémée VIII Évergeté II et sa sœur Cléopâtre II, les Juifs d’Alexandrie, le grand prêtre Onias et son armée soutinrent-ils la reine. Le roi l’emporta, on craignit le pire du côté juif, mais les souverains se réconcilièrent, ce qui apparut comme un miracle. Sous d’autres rois, des querelles dynastiques entraînèrent encore les Juifs à se compromettre. Ainsi, à la fin de l’époque ptolémaïque, les soldats juifs constituant la garnison de Péluse obéirent-ils à Antipater Iduméen, qui était à la tête de l’État juif. Il leur demanda, en 55 av. J.-C, de laisser passer Gabinius, proconsul romain de Syrie, venu en Égypte pour rétablir Ptolémée XII Néos Dionysos Aulète sur son trône ; de même, en 48, Antipater intervint afin que les troupes juives établies sur le territoire d’Onias ne s’opposassent pas au passage de l’armée étrangère.
27Sous les Romains, quand l’Égypte devint province impériale, le statut que les Ptolémées avaient concédé aux Juifs se détériora et les Juifs furent alors considérés comme des intrus et des gêneurs. Les heurts avec les Égyptiens et avec les Romains se multiplièrent et « le temps des malheurs » apporta des bains de sang. La belle époque que fut la période ptolémaïque était décidément terminée.
Notes de bas de page
1 A. Bernand, Leçon de civilisation (Fayard, 1994), ch. 3.
2 Paul Faure, Alexandre (Fayard, 1985), p. 76.
3 Strabon, V, 1, 7.
4 Philon d'Alexandrie, Quod omnis probus 125 éd. Cohn VI, p. 36.
5 C’est le chiffre avancé par Pierre Lévêque, L'Aventure grecque (1964), p. 346.
6 Aristide Calderini, Dizionario dei nomi geo-grafici e topografici dell’Egitto greco-romano, vol. I, fasc. 1 (1951), p. 56.
7 Plutarque, Vie d’Alexandre, 26, 1, 3-10. Trad. R. Flacelière.
8 Arrien, L'Anabase d’Alexandre le Grand, 3, 2, 1-2. Trad. P. Savinel.
9 Id. ibid., 3, 3, 1-2.
10 Plutarque, Vie d’Alexandre, 26, 11-27, 11 ; Arrien, 3, 3 et 4.
11 Plutarque, ibid., 16-17.
12 Arrien, 2, 14, 4-9.
13 Le Roman d’Alexandre, I, 34, 5-7. Trad. Gilles Bounoure-Blandine Serret (1992), p. 34-35.
14 Diodore, XVII, 52, 6. Trad. P. Goukowsky. Chiffre discuté par Claire Préaux, L’Economie royale des Lagides (1939), p. 425 ; par P. M. Fraser, Ptolemaic Alexandria, I (1972), p. 90-91 et II, note 358 du ch. 2 ; par Hélène Cuvigny, « Alexandrie ville nouvelle » dans Alexandrie entre deux mondes, Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée (ROMM), 46 (1987, 4), p. 32.
15 Strabon, XVII, 1, 12 (C 797-798). Nous donnons la traduction de A. J. Letronne, Géographie de Strabon, t. IV (1819), p. 348-349.
16 Nous refusons la correction apolitikon, proposée par Kramer et acceptée par A. Tardieu et H. Cuvigny, car tous les manuscrits portent politikon qui convient mieux au sens.
17 Claire Préaux, Corpus des Ordonnances des Ptolémées (1964), n° 75-76.
18 Id. ibid., n° 73.
19 Flavius Josèphe, Bell. Jud. II, 487 ; Contre Apion, II, 35.
20 A. Momigliano, Sagesses barbares (1979), p. 94.
21 Joseph Mélèze Modzejewski, Les Juifs d’Égypte, de Ramsès II à Hadrien (Ed. Errance, 1991).
Notes de fin
1 Quartier Delta Plan D 2
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Délos
Île sacrée et ville cosmopolite
Philippe Bruneau, Michèle Brunet, Alexandre Farnoux et al. (dir.)
1996