Chapitre 1 : Le pays et les hommes
p. 18-49
Texte intégral
Le Ladakh : environnement et mode de vie
Sites et régions
1Situé dans la région la plus occidentale du vaste plateau du Tibet, au nord-ouest de la péninsule indienne, le Ladakh, ancien royaume indépendant, fait aujourd’hui partie de l’état indien du « Jammu and Kashmir » (1) (Carte 2 et 3).
2Enserré par les deux plus hautes chaînes de montagnes du monde, l’Himâlaya au sud et le Karakoram au nord, c’est un pays de haute altitude, dont le nom la-dwags, qui signifie en langue vernaculaire « entre les cols », illustre bien la situation et la configuration géographiques. Placé entre les latitudes nord 32°45’ et 35°50’ et les longitudes est 75°45’ et 80°30’ et abrité par la grande chaîne himâlayenne, qui accroche les nuages et arrête la pluie apportée par la mousson d’été, le Ladakh bénéficie d’un climat semi-désertique caractérisé par des extrêmes de froid et de chaleur, un printemps venteux, un été court et brûlant, un automne ensoleillé marqué par de grandes amplitudes diurnes et un hiver long et rigoureux, où le thermomètre oscille entre – 15° et – 30° et qui a donné à cette région l’appellation de « lieu des neiges » (kha-čan). La pluie y est rare (50-90 mm/an), la sécheresse de l’air et la réverbération intenses. Cependant malgré l’aridité du climat, l’altitude et la pauvreté du sol, désert de sable et de roche, l’agriculture est rendue possible grâce à l’ensoleillement exceptionnel et à un important travail d’irrigation des fleuves, de leurs affluents et de l’eau disponible lors de la fonte des neiges (les terres cultivables représentent 30 % de la surface totale du district et 94 % sont irriguées).
3Au nord du pays, au delà des monts du Ladakh, les vallées de la Nubra et de la Shyok bénéficient d’un climat particulièrement clément en raison de leur moindre élévation. Riches en bois, en arbres fruitiers et en terres à blé, elles sont réputées pour leur fertilité et la douceur qui y règne. D’ailleurs un dicton ladakhi compare cette région à un entonnoir dans lequel il est aisé d’entrer mais difficile de sortir…
4Plus à l’ouest, l’Aksai-Chin (sous occupation chinoise depuis 1959), haut plateau pierreux à la végétation rare, compte quelques grands lacs salés.
5A l’est et au sud-est s’étendent les vastes plaines ventées du Chang-thang et du Rupshu, où vivent, sous de grandes tentes tissées en jarre de yak, les pasteurs nomades « Chang-pa » (byȧn-pa : « ceux du nord »). Sur les quelques espaces couverts d’herbe rase, ils pratiquent un élevage d’ovins, de caprins et de bovins. L’été, ils agrémentent leurs revenus par le transport et le commerce de marchandises avec le Lahaul-Spiti et le Ladakh Central.
6Au sud-ouest, le Zanskar, enclave d’accès difficile enserrée entre de hautes barrières montagneuses, souffre d’un climat très rude et d’un isolement quasi-total pendant l’hiver. Seuls y poussent l’orge et les pois.
7Toujours plus à l’ouest, de part et d’autre de la route Srinagar-Leh et en bordure de la ligne de cessez-le-feu indo-pakistanaise datant de 1949, les rives de l’Indus et de la Dras et la contrée du Purig irriguée par la Suru abritent des populations pour la plupart de confession musulmane, les unes parlant un ladakhi truffé de mots d’urdu, les autres un parler dardique.
8Enfin, au centre dans la large vallée du Haut-Indus se trouve la région de Leh, capitale du district du Ladakh, communément appelée « Ladakh central » et lieu de notre étude (Carte 4).
9Selon les « District Census Handbooks », qui constituent notre seule source d’information statistique, le district du Ladakh, qui comprenait jusqu’en 1979, les tehsils (tahsíl) ou « cantons » de Leh, de Kargil et du Zanskar, comptait lors du recensement décennal de 1971 plus de 105 000 habitants répartis entre les 236 villages du district (Leh T. : 108 villages ; Kargil T. : 102 villages ; Zanskar T. : 26 villages) et les deux bourgades de Leh et de Kargil. Ces dernières, qui constituent les deux seuls centres administratifs, commerciaux et militaires du Ladakh, recensant respectivement 5 519 et 2 390 personnes.
10Sur l’ensemble de la population du district, seuls 57 % (60 272 personnes) sont de langue ladakhi (2), les 43 % restant se partageant entre l’urdu, langue des « camps » s’étant développé à partir du hindi par imposition de l’écriture et du vocabulaire persans, et les parlers shina et dardi appartenant au groupe dardique des langues indo-aryennes.
11Enfin, toujours selon le recensement de 1971, 51,8 % de la population du district du Ladakh est bouddhiste et 46,7 % de confession islamique.
Le Ladakh central : habitat et mode de vie
12Région essentiellement bouddhiste et de langue ladakhi, le Ladakh central est situé dans la large vallée de l’Indus, de part et d’autre de ce grand fleuve connu par les habitants sous le nom de sen-ge kha-bab, c’est-à-dire « qui descend de la gueule du lion ». Cette appellation fait référence à la croyance selon laquelle les quatre grands fleuves irriguant les contrées himâlayennes seraient nés au pied du mont Kailash (ti-.se) de la bouche de quatre animaux. L’Indus serait sorti au nord de la gueule d’un lion, le Brahmapoutre ou Tsangpo (gcaṅ-po) à l’est de la bouche d’un cheval excellent (rta-mčhog kha-bab), la Sutlej ou glaṅ-čhen kha-bab à l’ouest de celle d’un éléphant et la Karnali ou rma-čhu au sud du bec d’un paon (rma-bya kha bab).
13Orienté sud-est/ nord-ouest le long de l’Indus et grosso-modo selon la route Srinagar-Leh reliant depuis 1962 la capitale d’été de l’état du « Jammu and Kashmir » à celle du district du Ladakh, le Ladakh central recouvre plusieurs contrées au caractère distinct : le Sham (3) (gçam) ou Bas-Ladakh, qui s’étend à l’ouest entre les villages de Khalatse et de Nyemo, la région citadine de Leh parfois appelée « zoung » (gzuṅ) : « le centre », et le Stod (stod) ou Haut-Ladakh à l’est en deçà du camp de réfugiés tibétains de Choklamsar jusqu’au village de Gya.
14Le Bas-Ladakh, région où se trouve le village d’Hémis-shukpa-chan, lieu de notre étude, aux coutumes traditionnelles s’oppose à cet égard au Haut-Ladakh et plus spécialement encore à l’agglomération de Leh en transformation rapide (4). De plus, en raison de sa situation occidentale, le Sham, contrairement au Stod, est une région fortement marquée par des influences venues de l’ouest, des communautés « dardes » et kafirs, et s’exprimant plus particulièrement au niveau des croyances et des rites populaires : similitudes dans le déroulement des fêtes du Nouvel an populaire ou lo-gsar, importance accordée au bouquetin « symbole de fertilité », tabou sur les œufs… Enfin, à l’encontre de Leh et des villages des alentours, qui comptent de nombreux citadins et une proportion non négligeable de musulmans et de chrétiens (38,1 %), le Bas-Ladakh abrite une population beaucoup plus homogène, essentiellement rurale et bouddhiste ; seul Khalatse, gros bourg commerçant situé sur l’axe routier, recense quelques familles musulmanes et chrétiennes.
15Les villages et les hameaux, composés de maisons en briques de terre crue blanchies à la craie, s’installent au cœur d’oasis, le long des torrents qui descendent des glaciers et irriguent les champs disposés en terrasses afin que l’eau n’entraîne pas la terre sablonneuse soigneusement fumée. Au bord de ces cours d’eau, des peupliers s’allongent au dessus des toits plats, et des saules ronds et touffus voisinent avec des bouquets de tamaris masquant de leur feuillage les moulins hydrauliques. Dans les régions les plus basses poussent des arbres fruitiers (abricotiers, pommiers et noyers), et un peu partout, des buissons d’églantiers offrent leurs fleurs roses et jaunes au début de l’été et leur bois sec, utile à l’allumage du feu et à la confection de palissades, à l’automne (Fig. 1).
16La culture de l’orge, céréale particulièrement adaptée à l’altitude, constitue l’activité majeure et la base de l’alimentation (sous forme de farine d’orge grillée et de bière) des agriculteurs sédentaires qui peuplent ces hautes terres. Ces derniers cultivent également un peu de blé, qui sert à la confection des pains levés, des galettes et des pâtes ; des pois, qui agrémentent les soupes épaisses et dont la farine au goût sucré est très prisée par les villageois ; de la moutarde, dont on extrait une huile utilisée dans l’allumage des lampes rituelles ; et de la luzerne, fourrage indispensable pour les bêtes gardées à l’étable pendant les longs mois d’hiver. En effet, si les Ladakhi du Ladakh central sont avant tout des agriculteurs, ils élèvent aussi quelques têtes de gros bétail : yaks, vaches et mjo / mjo-mo (hybrides de yak et de vache), des chèvres et des moutons, qui leur fournissent le lait pour le beurre du thé salé quotidien, la laine des vêtements, le poil des sacs et des cordes, du combustible sous forme d’excréments, et servent en outre d’animaux de bât et de labours. Cet élevage reste toutefois limité en raison de la pauvreté des patûrages et du manque de fourrage. Enfin, des petits potagers (chas), abrités par des murets de pierres sèches et situés à proximités des maisons, produisent, durant l’été, quelques légumes : oignons, radis, navets, pommes de terre, carottes, et dans les villages favorisés par un grand ensoleillement, une moindre altitude et une bonne irrigation : choux, choux-fleurs, tomates, salades et épinards.
17Agriculteurs depuis des siècles – la Chronique du Ladakh (la-dvags rgyal rabs) place l’introduction de l’araire et du joug au deuxième siècle de notre ère – les Ladakhi du Ladakh central vivent dans une économie quasi-fermée. De leur sol et de leurs troupeaux, ils tirent leur nourriture, les éléments nécessaires à la construction de maisons hautes et spacieuses et les matériaux utiles à la confection de leur habillement et d’un outillage rudimentaire. Rien n’est perdu. Les eaux usées ainsi que l’orge fermentée dont est tirée la bière sont données au bétail, les vêtements en pièces servent à assurer l’étanchéité des canaux d’irrigation. Le résidu obtenu après l’extraction de l’huile d’amandes d’abricots et mélangé à de la farine est une médication indiquée en cas de désordres intestinaux ; modelé avec de l’eau, il fait les réceptacles à fuseau ; quant aux noyaux concassés, ils servent de combustible et alimentent les braseros de terre qui gardent le thé chaud. Enfin, le bois de l’églantier, dont les fleurs ornent les autels durant l’été, est utilisé dans la construction de palissades et de clôtures, ses nombreux piquants décourageant les chèvres de s’y frotter.
18Dans le paysage, le monastère bouddhique, érigé en haut d’une pente ne permettant aucune culture, domine l’espace habité par les villageois. Il joue un rôle quotidien dans la vie spirituelle, économique et sociale. Tous les actes de la vie matérielle et de la vie sociale sont imprégnés de religion. La présence du sacré se manifeste en tout lieu, en tout circonstance ou en tout événement. L’ordre engendrant la prospérité ne peut être maintenu que par l’expulsion des esprits malfaisants et la propitiation constante des divinités qui peuplent la maison, le village et le paysage. Aussi n’est-il pas étonnant de voir le calendrier agricole et le calendrier rituel se répondre tout au long de l’année lunaire.
L’année et les saisons
19Au Ladakh, l’année est lunaire et se divise en douze mois simplement numérotés de un à douze. Si certains jours, considérés néfastes par l’astrologue qui calcule le calendrier, sont supprimés, d’autres jugés fastes sont doublés. En outre, pour que ce calendrier corresponde avec le calendrier solaire, un mois intercalaire est introduit tous les trois ans et double sans règle fixe n’importe quel mois bénéfique. C’est ainsi que l’année 1984, « année du bois-souris » çiṅ-byi-lo compte deux « cinquième mois » (5).
20« Avant le solstice d’hiver, pas de grands froids ; avant le solstice d’été, pas de grosses chaleurs » (dgun ñi-log sṅan-ma graṅ-mo mi çar / dbyar ñi-log snan-ma drod-mo mi ’bab). Rythmée par les solstices, l’année (lo) comprend quatre saisons de longueur inégale : le printemps « spit-la » (dpyid-ka) d’avril à mai, l’été « yar-la » (dbyar-ka) de juin à septembre, l’automne « ston-la » (ston-ka) d’octobre à novembre et l’hiver « rgoun-la » (dgun-ka) de décembre à mars.
21Saisons charnières, le printemps et l’automne sont des saisons de contrastes. Si giboulées, vents violents et accalmies définissent le printemps, « où les jours rallongent et le pain de la mère diminue » (dpyid-ñin-riṅ-dug-riṅ-dug/ ama’i-ta-girčhuṅ-dug-čhuṅ-dug), la grandeur des amplitudes diurnes caractérise l’automne. Prolongement des « mois turquoise » de l’été dont la journée garde la chaleur, la « saison d’or » annonce l’hiver et les longs « mois de conque blanche » par la froideur de ses nuits (6).
22Face au rôle essentiel joué par les éléments dans la vie de l’homme ladakhi confronté à des conditions climatiques difficiles, le vocabulaire saisonnier est extrêmement réduit. Ainsi, un seul terme décrit les longs mois d’hiver : le froid « tangmo » (graṅ-mo). « Il fait froid, très froid » est la phrase clef de cette saison. Elle est répétée du matin au soir, quelquefois accompagnée de commentaires relatifs à l’apparition et à la disparition du soleil, source de chaleur (« le soleil arrive », « il est caché derrière les nuages », « il a disparu derrière la montagne »…). Pauvreté de termes qui contraste avec l’extraordinaire minutie avec laquelle d’autres cultures asiatiques (chinoise, japonaise…) ont codifié leur rapport à la nature et décrivent les saisons, le vent, la pluie… La langue japonaise distingue dans le genre pluie, plus de vingt « espèces » : bruine, cataracte, grésil, pluie longue et régulière, grain, ondée vespérale en saison chaude, averse en début de saison froide… et, près d’un millier de mots de saison printaniers ont été répertoriés : vents tièdes du sud dits « premiers-de-printemps », ou encore « froidure de fleurs », « boues de printemps » (7).
23Phénomènes naturels, saisonniers et pratiques religieuses, quotidiennes ou extraordinaires, rythment et ordonnent le temps social. Dans chaque village, dans un même temps, chacune des maisonnées effectue de concert les travaux des champs et les cérémonies qui les accompagnent et les complètent. Si certains rituels sont privés et se déroulent au sein de la cellule familiale, d’autres sont collectifs et regroupent dans un lieu donné l’ensemble des maisons d’un même quartier ou la totalité du village. La présence des moines au cours de ces prières collectives faites au profit de la communauté en assurent l’efficacité.
Calendrier agricole et calendrier religieux
24Le début du cycle agricole se place à l’arrivée du printemps, lors du premier dégel au cours du second mois de l’année tibétaine officielle correspondant à notre mois de mars. Dans un champ spécifique du village, un rituel célèbre le réveil de la terre endormie après le long et rigoureux hiver. Il est intitulé : « Bouche de la terre, ouvre toi ! » (sa-kha-phyé) (8). Sous l’égide de l’astrologue le plus renommé, un enfant en bonne santé et possédant père et mère, ouvre la terre à l’aide d’une houe ou du soc d’un araire, et y sème les premiers grains d’orge. Dès lors, dans tout le village, les champs peuvent être travaillés. Le fumier (lud) est sorti des étables et des latrines, transporté en sacs à dos d’âne, et épandu, mêlé de terre, sur les sols arables. Les murs de soutènement des terrasses et les canaux d’irrigation sont réparés, les arbres taillés, de nouvelles boutures plantées.
25Quelques semaines plus tard, en avril pour les basses terres qui connaissent deux récoltes, au cours du mois de mai pour les villages moins favorisés, la terre ainsi enrichie est labourée et semée. Pour chaque champ ensemencé, le laboureur, toujours un homme et le plus souvent le propriétaire du champ, récite une courte prière propitiatoire et offre de la bière d’orge aux divinités du lieu. Le joug posé sur le garrot d’une paire de mjo, l’araire muni d’un soc de fer aiguisé et fixé au moyen d’une corde, l’attelage s’ébranle, guidé le plus souvent par un enfant. Appuyé sur le manche-sep, le laboureur tente d’éviter les pierres et de tracer un sillon régulier. Suivant l’époque des semailles et la qualité de la terre, la méthode d’ensemencement varie. Le grain est soit jeté à la volée sur le champ, puis couvert par l’araire (technique dite « en jeter cent » brgya-stof), soit versé soigneusement dans un sillon préalablement creusé (technique appelée « semer dans le sillon » roi thab-čes). Derrière, les femmes aplanissent la terre avec des rateaux de bois (rbat) et retirent les mauvaises herbes et les racines qui s’y trouvent pour les donner aux vaches (ran-pa ’khrus-čes : « nettoyer des racines »).
26Au cours de la première quinzaine de juin, après les semailles du blé et des pois ont lieu celles de l’orge. L’ensemencement du « champ-mère » (ma-žiṅ), terre toujours plantée d’orge liée à la maison, khaṅ-pa et transmise de génération en génération, de père en fils aîné (ou en fille lors d’un mariage de gendre), est l’occasion d’une cérémonie familiale particulière à laquelle le moine et les musiciens du village sont parfois conviés. Des prières destinées à propitier les divinités du ciel et de la terre (gnam-sa-sṅan-rgyas) et à accroître le bonheur de tous les êtres (bkra-çis-rcegs-pa) sont lues, les divinités du sous-sol sont nourries, les ancêtres honorés et la fertilité demandée. Les semaines suivantes, l’irrigation et le sarclage sont le fait quotidien des femmes et des enfants. Ensemble, ils dressent à la houe de petites buttes pour retenir l’eau, et collectent les mauvaises herbes pour les donner aux animaux restés à l’étable afin de fournir le lait nécessaire au beurre baratté dans les litres de thé salé quotidiens. Le reste du cheptel étant à l’estive dans les hauts patûrages sous la garde d’un fils aîné ou de l’aïeul.
27Puis, au cinquième mois lunaire, en juillet, quand l’orge est déjà haute, a lieu en présence du ou des moine(s) du village, la lecture des douze volumes du « Traité de la Grande Sagesse » ou Prajñā pāramitā (’Bum : « les 100 000 (slokas)), et la circumambulation du village et de ses espaces cultivés. Cette procession, qui réunit laïcs et religieux, a pour objet essentiel la bénédiction des champs et des récoltes à venir. Chaque quartier du village est responsable de la lectures de plusieurs livres ou puti, et chaque matin, une parcelle du territoire villageois est circonscrite et bénie (Pl. I : 2).
28Un peu plus tard, quand la moutarde est jaune de fleurs, les moines viennent du monastère principal dont dépend le village pour accomplir un certain nombre de cérémonies sacrificielles, désignées par les villageois sous le terme générique de yul-pa’i sku-rim. Au cours de cette semaine de prières et de retraites, ils célèbrent en particulier un grand rituel en faveur des klu, divinités du sous-sol et du milieu aquatique, et des sa-bdag, divinités-maîtres de la terre. Ce rituel intitulé sa-bdag gdon grol (« libérer des puissances maléfiques-maîtres de la terre ») et qui concerne tout le village, est destiné à rendre bienfaisantes ces divinités responsables de l’eau vive, de la fertilité de la terre, et de la fécondité du cheptel (reproduction et lactation). Par ailleurs, à la même époque, chaque maisonnée qui le désire peut inviter chez elle un moine afin que ce dernier effectue le rituel spécifique en l’honneur des klu : klu-gtor.
29Le sixième mois est un mois calme pour les travaux agricoles, mais riche en cérémonies religieuses : blanchiment des édifices religieux (dkar-rci bsku-čes) (Pl. I : 1), cérémonie en l’honneur de Namgyal-ma (rNam-rgyal stoṅ-m̂chod : « les mille offrandes pour Namgyal ») célébrée dans le « temple neuf » (lha-khan so-ma) du village en présence de nombreux moines (9) (Fig. 17, 18), fête du milieu de l’été (lha-bsans : « fumigation pour les dieux lha ») célébrée par le moine du village dans chaque quartier en honneur de la divinité qui le protège (Pl. V, 10). En effet, il convient en ce mois particulièrement saint, où le Bouddha a commencé à prêcher, de le vénérer, et d’accorder une attention redoublée aux divinités du panthéon, afin qu’elles contribuent aussi au succès de la moisson proche.
30Le mois suivant, celui de septembre, septième mois du calendrier tibétain, est le mois de l’abondance, des récoltes et de la moisson. Les quelques légumes cultivés dans le petit potager attenant à la maison sont ramassés, et dans les basses terres, abricots et pommes sont cueillis dans les vergers. Comme pour toutes les grandes étapes du cycle agricole, la date de la récolte des prémices (shrub) est choisie par l’astrologue en accord avec le chef du village. Dans chaque famille, les premiers épis sont offerts aux divinités et esprits de l’espace domestique, qui sont ainsi propitiés. Dès lors, les terres peuvent être moissonnées. De l’aube à la nuit tombante, le village est en effervescence. Arrachés à la main ou coupés à la serpe, les épis sont mis à sécher en gerbes sur les champs nus, puis battus et vannés sur l’aire de battage (g-yul thag / g-yul sa) propre à chaque habitation. Le grain est alors criblé, avant d’être ensaché et porté dans la réserve familiale (baṅ-khaṅ) ; le chaume est soigneusement engrangé. Les animaux alors dans les patûrages (phu) reviennent paître sur les champs moissonnés, y glaner les derniers épis, avant de regagner l’étable pour de nombreux mois. C’est le moment de partir le long des cours d’eau, et d’arpenter la montagne, une hotte sur le dos, à la recherche de fourrage et de combustible (lichens, épineux, graminées et feuilles mortes) pour compléter la provision de chaume, de bouses et de bois nécessaire pour passer l’hiver.
31Octobre, les greniers sont pleins, les travaux agricoles terminés. Alors, à tour de rôle, chaque maison principale du village invite trois à sept moines pour célébrer dans la chapelle privée de la famille (mčhod-khaṅ : « pièce des offrandes ») le rituel du bskaṅ-gsol, souvent accompagné de l’appel de la chance (g-yaṅ ’gugs), au cours desquels les divinités protectrices sont remerciées et appelées à renouveler leur protection et leur générosité vis-à-vis des habitants de la maison. Mais, l’automne, c’est aussi la saison du commerce. Les hommes organisent des petites caravanes d’ânes, de yaks et de mjo, et de tous côtés se rendent à Leh, empruntant les anciennes pistes caravanières. A Leh et en cours de route, les habitants du Sham vendent ou échangent un surplus de récolte, une ou deux bêtes, des mesures de bois, un peu d’huile d’amandes d’abricots, des pommes, une paire de chaussures de feutre, du tissu de lainage… Les orfèvres (gser-mgar) du village de Chilling apportent quelques louches de cuivre, une théière aux enluminures d’argent, un pot à bière délicatement ciselé et des larges récipients en cuivre étamé. Les pasteurs du Chang-thang viennent de l’est avec des ballots de laine de mouton, des peaux à tanner et du poil de chèvre et de yak. Les Zanskar-pa arrivent du sud avec des mottes de beurre de ’bri (femelle du yak) et de mjo-mo réputé pour ses qualités de conservation et de nutrition, et des sacs de fromage séché (čhur-phye). Enfin, les Dokpa des villages « dardes » (10) de mDa, Hanu et Garkun, sont là avec des paniers de noix, de raisins et d’abricots secs, et des branchages de genévrier-cèdre-encens. Les nouvelles circulent, des échanges ont lieu. Et chacun avant de remonter au village, achète dans le Bazar, des produits manufacturés indiens (savon, allumettes, cotonnades, vaisselle de fer blanc, teinture…) et les denrées nécessaires pour passer l’hiver (thé, sel, sucre, huile, riz et épices).
32A la mi-novembre, le temps de l’hivernage commence. Désormais, on vit au rythme des heures de soleil : à l’extérieur, près de braseros quand il brille, à l’intérieur autour du foyer, dès qu’il disparait derrière la montagne. Près d’une théière de thé salé, d’une cruche de bière et d’une boite remplie de farine d’orge grillée, « tsampa » (rcampa), la journée s’écoule tranquillement en cardant, filant et tissant la laine tout en bavardant. La laine de mouton est filée par les femmes, le poil de chèvre et de yak par les hommes, qui le tordent en de longues cordelettes. Seuls les hommes s’adonnent au tissage : tissage de la laine de mouton sur un métier à pédales en grands rouleaux de tissu (snam-bu) destinés à la confection de vêtements, tissage du poil ventral de yak et de chèvre sur un métier horizontal fixé au sol par deux piquets, en longues bandes rèches servant à la fabrication de sacs et de couvertures (Fig. 3, 4 et 5).
33A partir du mois de décembre commence l’époque des mariages et des fêtes laïques et monastiques. A la fin du dixième mois lunaire de l’année tibétaine, le Nouvel an populaire est l’événement social le plus important de l’année. Dans le temps mort de l’hiver, cette fête d’origine pré-bouddhique est un moment fort et plein de vie qui marque une rupture avec la vie ordinaire. C’est l’occasion pour les membres d’un même village et pour ceux dispersés d’une même famille de se retrouver et de célébrer ensemble, autour de nombreuses réjouissances, le passage entre l’année écoulée et la nouvelle. Au cours de cette grande fête, les oppositions sociales s’affirment et s’apaisent en même temps, les dieux et les hommes se trouvent réunis, et le groupe relié à ses ancêtres défunts, à son habitat et au monde qui l’entoure, sent monter en lui une force neuve pour affronter l’année à venir (11).
34Deux mois plus tard, en février, la fête monastique de mdos-mo-čhe célébrée par des danses masquées dans les monastères de Likir et de Leh fixe officiellement le début de la première lune, et signifie pour les villageois la fin des grands froids. Ces derniers sont nombreux à venir du Haut et du Bas-Ladakh se retrouver autour de l’un ou l’autre de ces monastères pour se divertir et accroître leurs mérites par de nombreuses circum-ambulations et des dons à la communauté monastique (Pl. II, 3 et 4).
35Au cours du premier mois de l’année tibétaine, mois « où tous les actes comptent doubles », les nonnes et les villageois qui le souhaitent, se livrent à un jeûne collectif (bsñe-gnas smyuṅ-gnas) dans l’enceinte du monastère de leur village sous la conduite du moine qui en a là charge. Ce jeûne, acte méritoire, permet en outre d’expier les fautes commises durant l’année précédente.
36Enfin, à la veille du printemps, des moines des grands monastères voisins, viennent se joindre aux religieux et aux laïcs du village pour lire les différents volumes du canon bouddhique bKa ’–’gyur (« la traduction des enseignements de Buddha ») (12) (Fig. 6). A chaque quartier incombe la lecture d’un nombre défini de livres, et la charge de la nourriture et du paiement en espèces et en nature des lecteurs laics et des moines qui y participent.
37Ainsi, l’année calendaire est marquée par deux grandes « saisons », une « saison chaude » et une « saison froide », qui s’opposent tant par leur climat, que par leur rythme et leur « contenu ». La première aux longues journées ensoleillées est une période d’activité agricole intense : en cinq mois, l’orge doit être semée, sarclée, moissonnée et engrangée. La seconde, aux nuits longues et glaciales, est vouée à la lenteur. La vie est ralentie par le froid ambiant ( – 15° à – 25°), hommes et animaux calfeutrés dans leurs antres hibernent (13). L’eau vive est rare, les doigts sont gourds, le trou d’aération de la pièce du foyer étant à demi-occulté, le feu tire mal, la bière gèle dans les récipients, le petit lait se transforme en cristaux à l’intérieur de la baratte à beurre, et sur l’autel, dans les coupelles, l’eau lustrale gèle. C’est l’époque oisive des loisirs et des voyages lointains vers le sud, en Inde ou au Népal (pélerinage et/ou commerce). C’est aussi celle des mariages (bag-ston) et des fêtes, qui rompent le temps mort de l’hiver et permettent aux parents et aux amis de se retrouver. Enfin, c’était, avant la rupture avec la Chine en 1959, la saison privilégiée des grandes caravanes, qui se rendaient à Lhasa ou à Yarkand en passant « à pied sec » sur les rivières gelées.
La société ladakhi
La division quadripartite de la société
38« Tous les hommes sont nés de l’union d’un singe et d’une démone des rochers. Le couple eut cinq fils : le premier engendra la lignée des rois rgyal-rigs ; le second, la lignée des nobles rǰe-rigs ; le troisième, la lignée des lamas bram-ze-rigs ; le quatrième, la lignée des hommes ordinaires dmaris-rigs ; le cinquième, la lignée des artisans gdol-pa’i rigs… » (14).
39Cette légende d’origine connue de tous les Tibétains, Thubsdan Paldan, un moine érudit, la cite pour expliquer la présence de strates au sein de la communauté bouddhiste ladakhi (15). Il précise cependant, que la situation est légèrement différente au Ladakh, où laïcs et religieux constituent deux mondes séparés – bien qu’étroitement liés – régis par des systèmes hiérarchiques indépendants. En effet, à l’encontre des enclaves tibétaines du Népal, où l’ordre des rÑiṅ-ma-pa (les « Anciens ») et celui des Bon-po prévalent, il n’existe pas au Ladakh de prêtres héréditaires. Les moines, qui assurent dans les villages la fonction de prêtre, sont recrutés dans différentes couches de la société et doivent leur rang à leur volonté et à leurs efforts, et non à une ascendance « biologique » (cf. Chapitre 4). De fait, la hiérarchie sociale ne concerne que la population laïque.
40Selon la terminologie indigène, la société laïque est divisée en quatre rigs, terme tibétain qui recouvre à la fois la notion de famille, d’espèce, de naissance et de sang, et que nous traduirons ici par strate (« ensemble d’individus occupant la même position sociale »). L’emploi de ce terme pour désigner la « strate » est particulier au Ladakh. En effet, dans les autres populations de culture tibétaine, celui de rus (« os, lignée ») ou encore celui de brgyud (« lignée, hérédité ») lui sont préférés (16) (Tableau 1).
41En haut de la hiérarchie sociale, la « strate royale » rgyal-rigs comprend les familles apparentées aux rois rgyal-po et aux roitelets ǰo. Au second échelon, la « strate supérieure » rigs-ldan, celle de l’aristocratie, est formée de ceux que l’on appelle encore « les corps nobles » sku-drag et parmi lesquels on compte les membres des familles des « kahlon » (bka’-blori) ou « premier ministre » et ceux des familles des « lonpo » (blon-po) ou « ministre-conseiller ». La plupart d’entre eux ont acquis leurs titres de noblesse et leurs terres en échange de services rendus à l’époque de la dynastie Namgyal (1470-1840). La troisième strate, celle des « gens ordinaires » ou « gens du peuple », dmaṅs-rigs ou mi-dmans, représente l’essentiel de la population villageoise. Elle est composée de paysans, agriculteurs, éleveurs et artisans, mais inclut aussi des spécialistes religieux laïcs tels que les astrologues « onpo » (dpon-po), les médecins-guérisseurs « amchi » (am-čhi/ lha-rǰe/ sman-pa) ou les médiums masculins et féminins « lhaba » (Iha-ba) et « lhamo » (lha-mo). Comme les strates qui la précèdent dans la hiérarchie, la strate des « gens ordinaires » a souvent recours aux services de ceux qu’elle méprise et maintient à l’écart, les forgerons mgar-ba et les musiciens professionnels mon, membres de la « strate des gens inférieurs » ou rigs-ṅan (17).
42Cette quadripartition de la société, qui se retrouve dans l’ensemble des communautés de langue tibétaine, évoque – sans toutefois s’y identifier – la hiérarchie traditionnelle indienne des quatre varna (« couleurs »), qui distingue quatre catégories : au plus haut, les brahmanes, spécialistes du rituel et du savoir, au dessous d’eux, les ksatriya, détenteurs du pouvoir et de la force armée, puis les vaiśya, spécialistes du commerce et de l’agriculture, et enfin les śũdra, serviteurs ou gens de peu (18). L’ensemble des quatre rigs se divise en deux, la dernière strate, celle des « gens inférieurs » s’opposant, comme les śŪdra aux « deux fois nés », au bloc des trois premières, dont les membres peuvent être ordonnés moines et prendre part à la vie politique en tant que « chef de village ».
43Si les villageois ne méconnaissent pas cette division quadripartite de la société, au sein de leur village ils en reconnaissent une autre qui donne au terme rigs une signification différente. En effet, ce terme ne recouvre plus l’ensemble des membres d’une même strate sociale pratiquant l’endogamie, mais un groupe d’hommes héritant – idéalement en ligne patrilinéaire – d’un titre lié à un savoir précis. Ainsi selon T.T. Namgyal, villageois natif d’Hémis-shukpa-chan, son village compte quatre rigs (les médecins, les astrologues, les forgerons et les musiciens professionnels mon) qui s’opposent – du fait de leur savoir spécifique – à l’ensemble des « hommes ordinaires » dit phal-pa.
« Malgré la religion (čhos), il y a beaucoup de rigs au Ladakh.
Ainsi, au village, il y a deux familles de médecins dits lha-rǰe, sman-pa ou encore am-čhi (19). Ce sont les familles A-ba kun (« ceux du père ») et Lha-rǰe-pa (« les médecins »). Les A-ba-kun de la lignée des médecins du roi pratiquaient le métier depuis très longtemps, mais avec Tsering Tashi, c’est-à-dire depuis trois générations (mi-rabs-gsum), ils ne le pratiquent plus. Leur lignée continue cependant aujourd’hui encore ; elle ne s’est pas interrompue (brgyud-da-bar-ma-stoṅ-pa yod). Les Lha-rǰe-pa n’ont pas arrêté de pratiquer la médecine. Et aujourd’hui, le fils de cette famille fait encore mieux que son père am-čhi, il est « Daktar » dans l’armée (la langue honorifique est soudain employée pour parler de cet homme médecin major de l’armée).
Il y a trois familles d’astrologues « onpo » (dpon-po) (20) : les dpon-po-skyabs ou g-yen’i-dpon-po-kun (« les astrologues qui aident » ou « les astrologues d’en haut »), les thur-ri-dpon-po-kun ou gab’i-dpon-po-kun (« les astrologues de la montagne d’en bas » ou « les astrologues cachés ») et les dgon-pa-pa (« ceux de l’ermitage »).
Les premiers « les astrologues d’en haut » descendent de la lignée royale. Il n’y avait pas de descendant direct d’Onpo Lobsang et de Nyamkhong, aussi un gendre mag-pa, « simple villageois » (phal-pd) a-t-il été pris comme fils. Mais il n’a pas eu d’héritier mâle seulement deux filles. Alors, de nouveau, pour ses filles, un villageois ordinaire est venu « en gendre ». Quatre fils sont nés, mais aucun d’entre-eux n’a appris l’astrologie, et leurs enfants non plus. Dans cette famille, l’os a été brisé plusieurs fois.
Les « astrologues de la montagne d’en bas » en revanche, ont assuré la tradition de père en fils. Mais chez eux aussi, un gendre a dû venir. Lui-même ne travaillait pas, mais il a eu deux fils, dont l’aîné est aujourd’hui très célèbre dans tout le Ladakh. Il n’y a jamais eu d’astrologue comme lui auparavant. Il est « registered » (employé par le gouvernement pour faire des horoscopes). Son fils apprend et continue avec lui l’astrologie.
Enfin, « ceux de l’ermitage », ils appartiennent à la troisième maison d’astrologues. Menuisiers, depuis longtemps ils ne travaillent (l’astrologie) pas plus qu’il ne faut.
Les forgerons (mgar-ba) sont aussi appelés « artisans du fer », lčags-bzo-ba. Ils sont installés depuis très longtemps au village, mais pourtant il n’y a toujours qu’une seule maison.
Enfin, les mon-pa. Il y a aujourd’hui deux familles de ceux qu’on appelle les mon-pa. Frères, ils sont apparentés aux musiciens de la famille royale ».
44Une situation analogue est décrite par S.R. Schuler dans la haute Kali Gandaki au Népal. En effet, selon le modèle indigène, la société Chumik-wa est divisée en plusieurs strates héréditaires, dont la seconde est composée de spécialistes religieux « Lamchen » (bla-mčhod). Or, si cette dernière est considérée comme une strate à part entière par les individus qui en sont membres, elle reste pour les autres une simple partie de la strate suivante celle des « gens ordinaires » (phal-pa).
Les « gens inférieurs » : rigs-ṅan
45La strate des « gens inférieurs », qui comprend en ordre hiérarchique les forgerons mgar-ba, les musiciens mon et les musiciens mendiants et itinérants bhe-da, subit de nombreux interdits concernant la nourriture, les relations sexuelles, le lieu de résidence, et plus généralement tout contact direct ou même indirect (par l’intermédiaire d’un récipient ou d’un vêtement). Par ailleurs, si l’entrée des temples dans les monastères leur est permise, il leur est impossible de prononcer les vœux et d’entrer dans les ordres. En outre, ils ne peuvent ni accéder à la fonction de « chef de village », ni jouer le rôle de médiateur lors de conflits intervenant au sein de la communauté.
46A l’intérieur de ces trois groupes de « gens inférieurs », une stricte endogamie est respectée et le contact est évité. L’évitement est particulièrement manifeste à l’égard des bhe-da, musiciens itinérants sans terre ni maison, qui vont de porte en porte demander l’aumône en jouant du tambourin et de la flûte. Absents des villages du Bas-Ladakh (21), ils sont regroupés aujourd’hui à la périphérie de Leh, où ils vivent sous des tentes. Leur origine, qui reste inconnue, est la source de plusieurs histoires qui, quel qu’en soit le bien-fondé, s’accordent toutes sur l’étymologie du terme bhe-da (« exilé », « étranger », « exclu ») issu de la racine du verbe dbye-čes ou phye-čes signifiant « séparer, différencier » (en ladakhi, la syllabe dbye se prononce « bhé » et non pas « ché » comme dans le dialecte de Lhasa).
47Dans la première de ces histoires, un roi avait trois fils : le premier devint roi du Ladakh, le second, roi de Gugué et Purang (petits royaumes du Tibet occidental), quand au troisième, après une dispute avec ses frères aînés, dépossédé de tout bien, il partit se réfugier dans le Lahaul-Spiti (au sud). Là, il fut appelé bhe-da, « l’exilé ».
48Dans la seconde, une reine ayant trompé son mari avec le « ministre-conseiller » de la cour, elle fut renvoyée du palais royal et contrainte d’errer à travers le royaume en chantant et en dansant pour gagner sa pitance et celle de son compagnon. Tous deux furent appelés bhe-da, les « exclus ».
49Dans la troisième, les bhe-da furent amenés du Baltistan, par la fille du suzerain Ali-mir qui allait devenir la mère de Seṅ-ge rNam-rgyal, illustre roi du Ladakh.
50Enfin, selon A.H. Francke dont les hypothèses « historiques » sont très controversées (infra : p.), les bhe-da seraient les descendants des serviteurs des mon, et auraient de ce fait un statut inférieur à ces derniers (A.H. Francke, 1980 : 78).
51Si les bhe-da, sans terres ni maisons, inspirent méfiance et dégoût à l’ensemble de la population, il n’en est pas de même des forgerons et des musiciens professionnels sédentaires reconnus indispensables à la vie de la communauté par ceux des strates supérieures. Comme le dit un dicton ladakhi : « lama, médecin-guérisseur, forgeron et musicien professionnel sont les quatre coins d’un même morceau de tissu » (bla-ma lha-rǰe mgar-ba mon slan-pa gru bži dan mthan ne ’dug). Sans leurs services, un homme ne peut vivre. Le moine l’assiste spirituellement et au moment de sa mort, guide son âme durant les quarante-neuf jours de l’état intermédiaire conduisant à la renaissance. Le médecin soigne son corps. Le forgeron lui fournit ses instruments de travail (soc, houe, hache et couteau) lui permettant ainsi de se nourrir. Quant au musicien, il le seconde à l’occasion de toutes les festivités en accompagnant celles-ci par des chants et une musique adéquate, et autrefois, menuisier-charpentier, l’aidait à construire sa maison.
52De nos jours, les barrières entre les forgerons, les musiciens professionnels et les « gens ordinaires » tendent à s’effacer. Si l’endogamie reste de rigueur, l’éloignement du lieu de résidence n’a plus cours. Les maisons des mgar-ba et des mon sont construites à l’intérieur des villages et non à leur périphérie, et leurs propriétaires se sont vus octroyer quelques ares de terre arable par la communauté qui les abrite. A l’école laïque gouvernementale, les enfants issus de la strate des « gens inférieurs » sont mélés aux autres sans discrimination ; certains obtiennent d’ailleurs des bourses pour poursuivre leurs études dans les collèges de Leh, de Jammu ou de Srinagar au Cachemire. Enfin, si les villageois, membres des strates supérieures de la société, refusent toujours de partager l’assiette ou le verre d’un de ces hommes « inférieurs », ils consentent aujourd’hui à boire du thé ou de la bière dans un verre spécialement lavé pour eux, et à manger en leur compagnie de la nourriture préparée de leurs mains. Si les préceptes et les règles de conduite régissant les rapports entre « gens ordinaires » et « gens inférieurs » s’assouplissent peu à peu, chacun reste pleinement conscient de sa place au sein de la communauté, et respecte soigneusement les prescriptions et les obligations propres à sa condition. Ce sens aigu de la hiérarchie sociale est commun à tous les villageois quelle que soit leur appartenance. Ainsi, les forgerons exprimeront ouvertement leur supériorité hiérarchique vis à vis des mon, en s’asseyant toujours devant et plus haut que ces derniers. En effet, dans le cadre de l’hospitalité, la hiérarchie s’exprime entre autres par la hauteur et la qualité de la table et du siège offerts et l’emplacement par rapport au foyer ou l’est géographique.
Les forgerons mgar-ba
53Pour expliquer et justifier leur prééminence sociale, les forgerons ont recours à une simple question : « Quand on lance une flèche vers le ciel, qu’est-ce-qui se fiche en premier dans le sol ? C’est la pointe de fer forgée par le forgeron et non le corps en bois taillé par le mon.
54Si les musiciens mon sont considérés comme des « étrangers » par l’ensemble des villageois, les forgerons sont tenus pour « Ladakhi ». Leur statut de « gens inférieurs » n’est pas dû à leur origine, comme ceci est le cas pour les « khamendeu » (kha min dug : « pas (de contact) par la bouche »), émigrés démunis de la société sherpa (C. von Fürer-Haimendorf, 1980 : 59-60), ou pour les esclaves affranchis habitant les « petites maisons » dans les villages nyin-ba (22) (N. Levine, 1977 : 156-157). Il est lié au travail qu’ils exercent. En effet, dans l’ensemble des populations tibétaines, et plus spécialement dans les contrées occidentales du Tibet, les forgerons, même lorsqu’ils jouissent d’une certaine estime, appartiennent toujours aux basses strates de la société.
55S.C. Das (1902 : 32) remarque ainsi que dans le nord-ouest du Tibet, les hommes qui travaillent le métal sont regardés de haut et tenus à l’écart. Observation confirmée par C.A. Sherring (1974 : 264) et par E. Kawaguchi (1979 : 440) qui notent en accord avec R. de Nebesky-Wojkowitz (1975 : 155) que les forgerons sont considérés au Tibet comme des gens inférieurs avec lesquels il est vivement déconseillé d’avoir des relations de mariage ou de commensalité sous peine d’exclusion. Ce dernier ajoute toutefois qu’ils ne sont pas l’objet d’une aussi grande discrimination que dans beaucoup d’autres régions du globe. Enfin, pour G. Tucci (1973 : 224), « il s’agit apparemment d’une survivance des rapports préhistoriques entre l’art du forgeron et les puissances infernales, rapports qui dans bien des communautés procurent au forgeron un grand prestige, et dans d’autres en revanche, par suite d’un processus de démythisation, font peser sur lui, l’ombre démoniaque du commerce avec des puissances dangereuses ».
56Au Ladakh, les villageois des différentes strates se rendent volontiers chez le forgeron, pour lui demander la confection ou l’affûtage d’une hache, d’une serpe ou d’un simple couteau, ou bien la galvanisation ou la réparation des pots en cuivre, œuvres des orfèvres du village de Chilling (23).
57Ils lui apportent le charbon de bois, sol-ba, servant à alimenter le feu de la forge, et restent un moment près de l’artisan à discuter et à l’aider au besoin en actionnant en alternance les deux soufflets en peau de chèvre.
58Trois fois par an, pour les semailles, le premier sarclage et la moisson, le forgeron quitte sa forge, où il travaille à la demande du client en contrepartie d’une rémunération en espèces ou en nature, et se rend dans les différentes maisonnées du village, membres de sa clientèle (dans le cas d’un gros village comptant plus d’une maisonnée de forgerons). Le combustible et les soufflets lui sont fournis, et des collations nombreuses ainsi qu’un copieux repas lui sont offerts. A l’automne, une fois le grain engrangé, il est payé en retour à raison d’un khal (13,5 kg) et de cinq ’bre (3,5 kg) d’orge par maison. Ce « don obligatoire » (gso-ñuṅ/ bsod-gñoms) (24), que reçoivent également les musiciens et les moines du village n’est pas fixé pour les maisons « annexes » ou « petites maisons » (khaṅ-bu/khaṅ-čhuṅ), issues de la segmentation d’une « maison principale » ou « grande maison » (khaṅ-pa/ khaṅ-čhen), qui donnent « selon leur bon cœur ».
59Outre, la fabrication, l’entretien et la réparation de l’outillage agricole et des ustensiles domestiques (Fig. 7), c’est aussi au forgeron du village qu’incombe la confection des « protections de fer » (lčags-sruṅ), que tout enfant reçoit à la naissance. Ces charmes en fer forgé, un arc et une flèche miniatures pour un garçon, deux bracelets torsadés pour une fille, sont portés par l’enfant au moins jusqu’à l’âge de trois ans, et le protègent comme les fils de couleur donnés par les moines et les amulettes offertes par l’astrologue, du « mauvais œil » (mig ’phog) et des démons gdon et sri, particulièrement néfastes aux nouveaux-nés. Selon la croyance populaire, ces derniers n’attaquent pas les enfants issus de la strate des « gens inférieurs ». Aussi utilisera-t-on en ultime recours la relative « impureté » dont est entachée le forgeron, pour éloigner les esprits malfaisants menaçant un nouveau-né de « strate supérieure » en dépit des amulettes et des cérémonies données pour sa protection par les religieux ordonnés et les astrologues. Pour se faire, les parents présentent leur enfant au forgeron, lui donnent le nom d’« enfant de forgeron » (mgar-phrug), et le font boire sur les genoux de cet homme « impur » dans un bol lui appartenant. Ainsi « contaminé », l’enfant se trouve à l’abri des mauvais génies, qui leurrés par ce subterfuge croient avoir à faire à un enfant de basse extraction et s’en détournent car « même un démon ne veut toucher un sale forgeron » (25).
60Après la mort de l’un de ses clients, le forgeron se rend dans la maison du défunt pour y réparer les ustensiles lui ayant appartenu et fabriquer avec les différents matériaux (argent, fer, laiton, turquoise, corail) que lui procure la famille endeuillée des ornements (des bagues et des boucles d’oreille après le décès d’un homme, des bijoux après celui d’une femme). Le jour de la crémation, ces derniers sont vendus aux enchères avec les vêtements du défunt et ses quelques biens personnels (tasse, cuillère, briquet, couverture…) ; l’argent ainsi gagné est remis aux moines venus exécuter les rituels funéraires ; le forgeron recevant pour son travail quelques roupies.
61Par ailleurs, si l’ensemble des villageois apportent un pain levé aux proches du défunt le jour des condoléances, la famille du mgar-ba se distingue en offrant une aiguille, comme lors des fêtes du Nouvel an. En effet, à cette occasion, le forgeron vient avec sa femme et ses enfants saluer la famille qui l’emploie et lui remettre une aiguille en gage de bonne fortune. Dans la pièce du foyer, la maîtresse de maison leur sert un abondant repas et au moment du départ, leur donne des pains et des beignets du Nouvel an, un gros morceau de beurrre et plusieurs mesures de farine en guise d’étrennes.
62Enfin, il y a quelques années encore, les forgerons, seuls à posséder des tenailles, secondaient les médecins-guérisseurs et servaient d’arracheurs de dents (S.H. Ribbach, 1955 : 190). Ils sont aujourd’hui remplacés par des « dentistes » indiens, généralement sikhs, qui passent une fois par an dans l’école du village arracher les dents, boucher les cavités et vendre des dentiers.
63A la fois méprisé et reconnu, le forgeron jouit d’un statut ambigu au sein de la société ladakhi. Il se révèle un personnage essentiel pour la communauté, non seulement en tant que fabricant et réparateur de l’outillage agricole, mais aussi par le rôle qu’il joue à l’occasion des cérémonies familiales les plus importantes pour l’homme ladakhi : naissance, mort et fêtes du Nouvel an.
Les musiciens professionnels sédentaires : mon
64Un autre « groupe à part », situé au bas de la hiérarchie sociale derrière le groupe des forgerons, est celui constitué par les mon, musiciens professionnels présents à toutes les festivités. Détenteurs d’un savoir spécifique, ils apparaissent également nécessaires aux strates supérieures en raison des fonctions particulières qu’ils exercent. Leur nom ne fait pas référence à celles-ci, ni aux instruments dont ils jouent, mais à leur origine – cis-himâlayenne – présumée.
65En tibétain, le terme mon – peut-être apparenté au nom Man de la littérature chinoise désignant globalement les « barbares » du Sud – s’applique en effet aux populations, non organisées en états, qui peuplent les régions boisées situées entre le Tibet et les plaines indiennes (cf. Das : 976 ; Jäschke : 420, Stein, 1981 : 13). Le bod-rgya-čhig-mjod-čhen-mo, dictionnaire le plus précis à ce sujet, donne (p. 2123) des mon-pa la définition suivante : « petit groupe d’hommes de langue et de religion d’origine tibétaine, habitant une région méridionale, voisine du Bhoutan et vivant d’agriculture, d’artisanat et de chasse ». Pour sa part, H.A. Jäschke remarque avec justesse que le groupe ainsi désigné varie en fonction du locuteur. En effet, si les « vrais Tibétains » (« real Tibetans ») traitent les habitants du Lahaul de mon, ces derniers à leur tour désignent par ce nom les hindous de Kulu. Enfin, J. Biddulph (1971 : 50) note la présence de mon au Baltistan et les décrit comme une caste de musiciens méprisés qui ne peuvent se marier avec les membres d’autres castes, ni même en prendre les filles.
66Aux dires des Ladakhi, les mon seraient venus des vallées boisées du Lahaul et du Spiti au sud de la chaîne himâlayenne, il y a plusieurs siècles. En arrivant au Ladakh, ils se seraient séparés afin de mieux s’intégrer aux villages dans lesquels ils désiraient s’installer, et auraient offert leurs services en tant qu’artisans du bois, menuisiers, fabricants et joueurs de hautbois, de flûte et de timbales. Arrivés les derniers et avec peu de moyens dans une communauté villageoise déjà formée, ils auraient été contraints d’accepter le statut de « gens inférieurs » et les conditions qui leur étaient proposés. Enfin, toujours selon les villageois, en raison du respect de la règle d’endogamie, les mon présentent aujourd’hui encore des traits anthropologiques qui les distinguent des autres membres de la communauté : une peau plus foncée, des traits de visage plus fins, un nez légèrement aquilin…
67Cette thèse admise par l’ensemble des Ladakhi est réfutée par A.H. Francke dans son histoire du Ladakh (1980 : 19-26). Pour lui, les mon seraient les descendants des premiers moines bouddhistes venus d’Inde, au premier siècle de notre ère, pour répandre l’enseignement de Bouddha Sākyamuni chez les nomades païens qui peuplaient alors ces régions. Premiers habitants sédentaires du Zanskar et du Ladakh, ils auraient été vaincus quelques siècles plus tard par des Tibétains venus du nord et réduits à la condition de « gens inférieurs ». L’auteur appuie sa thèse sur la découverte au Zanskar d’anciennes fortifications et d’un mur à prières connus par les autochtones sous les noms respectifs de « châteaux des mon » et « mur à ma-ni des mon ». Argument linguistique pour le moins douteux selon G.E. Clark qui, à la suite de B. Laufer, critique sévèrement les travaux « historiques » de Francke qu’il juge « naïfs et sans fondements », et plus particulièrement sa théorie du peuplement du Ladakh qu’il qualifie d’« invention pure » ; théorie selon laquelle des vagues d’immigrants (mon, dardes puis tibétains) auraient successivement conquis et habité le pays. (G.E. Clark, 1977 : 341).
68Enfin, l’idée reprise par les époux Heber (1978 : 24-25) et par S.S. Gergan et F.M. Hassnain (1977 : 7-9) selon laquelle les mon se singularisent par leur caractère aryen, est totalement rejetée par L. Petech (1939 : 97-105), qui démontre à l’aide de mesures anthropométriques que la distinction morphologique faite entre les mon et les autres Ladakhi est dénuée de fondement.
69Aujourd’hui, quoi qu’il en soit, chaque village du Ladakh central compte une à deux maisonnées de mon, connus et sollicités pour leurs qualités de musiciens et de chanteurs. Joueurs de timbales (dha-mari) et de hautbois (sur-na), les mon sont à la fois chansonniers, amuseurs et chroniqueurs. Et, si la mélodie instrumentale qu’ils proposent n’est guère variée, leur répertoire chanté est en revanche fort étendu, et comporte des chants appropriés à chaque circonstance : chants de bon augure, de mariage, d’ouverture du sol, de moisson, chansons à boire, panégyriques relatant les faits et gestes d’un grand homme, roi ou religieux (Fig. 8). Contrairement à la musique vocale et instrumentale exécutée par les moines au cours des offices bouddhiques, il n’existe pas de système de notation, ni de livres de chants. La transmission du savoir se fait oralement de père en fils. En effet, à l’encontre des bhe-mo (femmes des bhe-da) qui frappent le tambourin en chantant, les femmes des musiciens mon ne jouent d’aucun instrument et ne chantent pas.
70Si autrefois, les musiciens mon exerçaient conjointement les fonctions de musicien professionnel et de menuisier-charpentier, ils ont aujourd’hui laissé le travail anodin du bois à des « hommes ordinaires » qui l’accomplissent sans déshonneur, pour ne se consacrer qu’à la musique (26). Cette dernière accompagne non seulement toutes les cérémonies et réjouissances familiales et villageoises (fête de la naissance, mariage, concours de tir à l’arc, danses, course de chevaux etc.), mais aussi les grandes fêtes monastiques. Ainsi, lors de la fête de mdos-mo-čhe, les musiciens mon sont présents dans l’enceinte du monastère, et annoncent par un jeu de hautbois et de timbales les moments forts : dévoilage annuel de la grande peinture sur soie représentant le Bouddha historique, destruction par le feu de la grande effigie triangulaire surmontée par une tête de mort signifiant l’anéantissement des forces hostiles. De même, au cours des fêtes de Stok et de Matho, qui ont lieu durant le premier mois lunaire de l’année tibétaine, les mon assis dans la cour intérieure du monastère, ponctuent par des roulements de timbales et le son aigu du hautbois les différentes phases de la transe du médium (lha-ba), contribuant par leur musique à développer l’atmosphère d’émotion et de peur qui émane de la foule silencieuse et attentive. Au cours des cérémonies dansées, leur jeu musical complète celui des moines, qui à l’aide d’instruments à vent (conque, trompes courtes ou télescopiques, hautbois) et de percussions (cymbales petites et grandes, tambours sur cadre ou à deux peaux) marquent le début des offices religieux et accompagnent les danses masquées (’cham), où sont rejoués des épisodes de l’histoire sacrée.
71Les musiciens mon sont le plus souvent rémunérés pour leurs services en nature, par quelques pains levés, plusieurs mesures de farine et un repas copieux dont ils rapportent les restes et ceux laissés par les autres convives à leur famille. Toutefois, pour certaines occasions (cérémonie de mariage, fête monastique), ils sont aujourd’hui payés en numéraire par le maître de maison ou l’abbé de la communauté monastique qui les engage (50 à 70 roupies par musicien pour sa participation à la fête de Matho). Par ailleurs, comme les forgerons, ils reçoivent de chaque « maison principale » des étrennes et leur « part » annuelle (gso-ñuṅ/ bsod sñoms), dont le montant s’élève à sept bo (10 kg) ou à trois bo et demi (5 kg) d’orge selon le statut du musicien (chef de maison principale ou chef de maison annexe). Ce « don » est offert à l’automne par toutes les maisons principales du village en échange des prestations effectuées au cours de l’année par les musiciens à la demande de la communauté : escorte pour l’arrivée d’un personnage important (dignitaire religieux ou laïc de statut élevé), annonce à l’aube du jour de la coupe des prémices (shrub), accompagnement musical de la fête du milieu de l’été, du concours de tir à l’arc et de toutes les danses, les représentations théâtrales, les courses et les cérémonies du Nouvel an…
72Outre l’accompagnement de toutes les réjouissances profanes qui les rend déjà indispensables, les mon remplissent également – comme leurs « confrères » indo-népalais, les damai (27) – le rôle de hérauts et d’annonciateurs. Enfin, ils accomplissent aussi certaines tâches rituelles pour lesquelles ils doivent s’être purifiés par un bain d’eau infusée de genévrier et s’être abstenus de tout rapport sexuel les jours précédents. Au cours des fêtes du Nouvel an, ils montent avec l’officiant du culte de la divinité du village à l’autel où réside cette dernière, et exécutent un morceau en son honneur connu sous le nom de lha-ṙna, « le tambour des dieux », et par lequel ils l’invitent à descendre et à se joindre aux hommes. Le même jour dans la soirée, ils accueillent par un jeu aux timbales la lune naissante, et par leur musique mettent en relation les hommes et l’astre. Au premier roulement de timbales, dans chaque maison, le chef de maisonnée sacrifie un bouquetin de pâte à la lune, et tire dans sa direction une flèche donnée le jour des étrennes par le musicien. Le jet de flèche vers la lune exprime, sous l’aspect d’un combat, le rejet de l’année passée et proclame l’avènement de la nouvelle. Le sacrifice du bouquetin à la lune permet l’agrégation des membres de la maison au monde nouveau. Les musiciens mon y participent en mangeant un morceau du bouquetin « tué », qui leur est offert par la famille avec d’autres offrandes après leur prestation.
73Groupe « à part » pratiquant une stricte endogamie qui, plus qu’un principe premier, est un corollaire à la hiérarchie, les forgerons mgar-ba et les musiciens mon sont liés aux membres des strates supérieures de la société par un système de prestations et de contre-prestations, similaire en certains points au système jajtnāni qui articule la division du travail dans la société de castes de l’Inde traditionnelle.
« Quel est le principe du système dit jajmāni ? C’est d’une part qu’il articule la division du travail au moyen de relations personnelles héréditaires : chaque famille dispose pour chaque tâche spécialisée d’une famille de spécialistes. C’est d’autre part de régler de façon coutumière les prestations et les contre-prestations : pour les tâches habituelles, la rétribution est en nature et ne s’applique pas individuellement à chaque prestation particulière mais s’étale sur toute l’année, comme il est naturel à une relation permanente en milieu agricole : il peut y avoir fourniture quotidienne d’un peu de nourriture, il y a toujours droit à une quantité fixée de grains lors de la récolte, il y a enfin des cadeaux obligatoires (souvent en argent) lors des principales fêtes de l’année et surtout des grandes cérémonies familiales. » (L. Dumont, 1979 : 130).
74Dans les villages du Ladakh central, les forgerons et les musiciens professionnels s’affirment non seulement en tant que spécialistes, mais aussi par l’exécution de certaines tâches rituelles qui leur incombent. Par le biais des services rendus, une solidarité effective s’établit entre les « gens ordinaires » et les « gens inférieurs », numériquement minoritaires. Celle-ci s’exprime ouvertement lors des fêtes calendaires, moments privilégiés marquant le passage d’une saison à l’autre, d’une année à l’autre. Au cours des fêtes du Nouvel an populaire, la communauté villageoise refait l’expérience de son unité. Pendant un temps donné, par des repas communautaires, des salutations et des offrandes, le pacte social se reforme, l’intégration des « gens inférieurs » à l’ensemble de la communauté villageoise se réalise. Car une année prospère ne peut naître que d’un climat serein, où les hommes et les dieux vivent en harmonie.
75Ces relations de dépendance et d’entraide qui unissent les représentants des différentes strates sociales au sein d’un même village, se manifestent également dans la vie quotidienne. Elles ne sont pas dépourvues de cordialité et même d’amitié comme en témoigne l’exemple suivant.
76Sonam Tashi, joueur de hautbois à Hémis-shukpa-chan, est invité à un mariage célébré dans le village voisin de Témisgam. Malheureusement, le deuxième jour, ayant trop bu de bière, il tombe en descendant un pieu-échelle. Fortement commotionné, le bras et plusieurs côtes cassés, il est emmené à l’hopital de Leh, où il reste en observation une dizaine de jours. Les Hémis-pa se côtisent pour payer ses frais d’hospitalisation et son rapatriement en taxi jusqu’au lieu-dit d’Hémis-chu, situé sur la route, à 80 km de Leh et à deux-trois heures de marche du village. Enfin, au cours de sa longue convalescence, de nombreux villageois viennent lui rendre visite, prendre de ses nouvelles et lui apporter des nourritures revigorantes : pains sucrés, phye-mar (mélange de farine et de beurre fondu très prisé des Ladakhi), morceau de beurre de ’bri-mo ou de mjo-mo, jarre de bière…
77Par ailleurs, il arrive fréquemment que des enfants s’amusent et se roulent ensemble dans la poussière sans se soucier de leur appartenance sociale respective, et que des femmes lavent ensemble l’orge sans se préoccuper d’une quelconque « pollution ». Enfin, quand les « gens inférieurs » pour améliorer leurs revenus, se louent comme journaliers, ils sont rémunérés comme les autres, et leur travail n’est pas déprécié du fait de leur bas statut. Réciproquement, il n’est pas avilissant pour un « homme ordinaire » de prendre à son service une personne issue d’une famille de forgerons ou de musiciens, de la nourrir et de la payer en échange du travail fourni. Il convient simplement de mettre à l’écart les récipients dans lesquels elle mange, et de « prévenir » et propitier la divinité du foyer afin qu’elle ne prenne pas outrage de cette intrusion.
Notes de bas de page
1 Les frontières de l’état indien de Jammu and Kashmir et du district du Ladakh sont toujours l’objet de conflits entre l’Union indienne, le Pakistan et la République Populaire de Chine. Conformément à l’accord de cessez-le-feu du premier janvier 1949, le Pakistan administre le Baltistan. La Chine depuis 1959 occupe le nord-est du Ladakh et l’Aksai-Chin, où elle construit une route reliant le Xinjiang au Tibet. Elle maintient ses revendications sur les rectifications de frontières qu’elle a imposées de facto en 1962, depuis le Ladakh jusque dans l’Uttarkand aux confins de l’état de l’Uttar-Pradesh (Inde) et du Royaume du Népal.
En 1983. selon The Statesman’s Year Book, l’état de J and K couvre 222 236 km2, dont 78 932 km2 sont sous occupation pakistanaise et 42 735 km2 sous occupation chinoise. Le district du Ladakh couvre une surface de 97 872 km2 dont seulement 55 137 km2 sont sous contrôle indien (58 321 km2 selon le District Census Handbook publié par le gouvernement indien).
2 Le ladakhi, langue syllabique tibéto-birmane du groupe bhotia ou tibétain, est principalement parlée par la communauté bouddhiste sédentaire et nomade, qui peuple l’est du district (Ladakh, Nubra, Zanskar, Rupshu, Chang-thang).
A l’encontre des tibétologues occidentaux, les Ladakhi distinguent nettement leur langue vernaculaire du « bodhi », tibétain classique utilisé dans la littérature médicale et religieuse (« bodhi » est dérivé de bod : Tibet, prononcé « bod » par les Ladakhi et « peu » par les Tibétains du Tibet central). La prononciation est différente : en ladakhi, les préfixes ainsi que les consonnes terminales sont prononcés et les voyelles ne changent pas de son quelle que soit la consonne qui leur succède. Ainsi, sman (« médecine, médicaments ») se dira « smann » et non pas « mè » comme à Lhasa. Par ailleurs, certains mots du langage quotidien sont inconnus des dictionnaires tibétains (comme thul : l’œuf ou « chènsa » : pièce du foyer), tandis que d’autres recouvrent une signification différente (nan-nio : « le matin » en tibétain signifie « l’année prochaine » en ladakhi, kha-rcan-iag, « hier » signifie « avant-hier », etc.). Enfin, depuis le contrôle étroit du Gouvernement du J & K sur le Ladakh, on assiste à une « urduisation » croissante du ladakhi. et il est fréquent d’entendre dans la bouche des locuteurs ladakhi des mots urdu (jahāz : avion, thālī : « assiette » ou des locutions mixtes telles que « pata » med (« je ne sais pas ») ou « ek dam » sleb (« il arrive tout de suite »).
Sur la langue ladakhi, voir : la grammaire ladakhi rédigée par A. H. Francke, Ladakhi and Tibetan Grammar, 1979 ; les travaux de S. Koshal : Ladakhi Grammar, Delhi, 1979 et Conversational Ladakhi, Delhi, 1982, ainsi que l’article de Nawang Tsering Shakspo : « Ladakhi Language and Literature », 1985 (b).
3 En tibétain, gçam signifie la partie la plus basse d’une chose, la bordure inférieure d’une jupe ou d’un vêtement de même genre. Au Ladakh central comme dans le Zanskar, ce terme désigne la « basse vallée » et s’oppose à celui de stod ou « haute vallée » ; le terme de gžun, « milieu, centre » désignant Leh et ses environs ou le bassin de Padum.
4 Au cours de l’été 1984, les cuisinières à gaz. la vidéo et la télévision ont fait leur apparition à Leh ; et en 1986, plus de cinq cents foyers avaient le gaz et une centaine la télévision. Dans le Bas-Ladakh, seuls deux villages recevaient l’électricité.
5 Bien que le Nouvel an (lo-gsar) célébré avec faste par les Ladakhi ne corresponde pas à celui qui inaugure l’année tibétaine officielle, ces derniers utilisent le calendrier tibétain et chinois comme calendrier de référence. 11 est fondé sur un cycle de douze ans désignés chacun par un nom d’animal (souris, boeuf, tigre, lièvre, dragon, serpent, cheval, mouton, singe, oiseau, chien, porc), et couplés deux à deux avec un des cinq éléments (eau, bois, feu, terre et fer).
Par ailleurs, au niveau des calendriers annuels, lo-tho, rédigés par les astrologues, on constate une différence de un à deux jours entre ceux de la tradition byed-pa et ceux de la tradition gnih-pa.
Enfin, quand ils font référence aux dates du calendrier européen, les Ladakhi utilisent le terme urdu tarikh précédé du jour du mois dans ce calendrier.
Sur le calendrier tibétain et l’astrologie : A. Waddell, 1974 : 450-458, et au Ladakh, S. H. RibBach, 1955 : 12-16. Sur le calendrier, l’astrologie et l’agriculture, voir l’article de H. Osmaton et Tashi Rabgyas, 1987.
6 Sur les saisons et leurs couleurs, voir les chants ladakhi traduits par A. H. Francke, Indiaii Antiquary, 1902, vol. 31, pp. 99-100.
7 Sur ce sujet, voir le chapitre intitulé « Le temps et les saisons » dans l’ouvrage d’A. Berque consacré au Japon : Le sauvage et l’artifice, Gallimard. Paris, 1986.
8 Sur les cérémonies d’ouverture du sol et d’ensemencement du « champ-mère », voir ma contribution dans les Actes du troisième colloque sur le Ladakh, Hernnhut 9-13 mars 1987, à paraître.
9 Dans certains villages, le blanchiment des édifices religieux et la cérémonie des « mille offrandes en l’honneur de Namgyal-ma » (rNam-rgyal-ma, une des trois divinités de la longue vie et de la victoire che-lha-rnam-gsuni) » ont lieu le quinzième jour du quatrième mois lunaire, jour de la conquête de l’Eveil du Bouddha.
10 Je mets le terme dardes, qui s’applique dans notre cas aux populations de langue indo-iranienne peuplant les vallées de mDa, Hanu et Garkun à l’ouest du district du Ladakh, entre guillements afin d’éviter toute controverse. En effet, comme l’a montré G. E. Clark (1977), cette appellation – sous laquelle aucun groupe ne se reconnaît – est un label attribué par des observateurs étrangers à des ethnies diverses : les « dardes », ce sont toujours les autres. Par ailleurs, G. Fussmann note que l’adjectif « dardique » n’a aucune validité linguistique et n’est qu’un pis-aller employé par facilité pour désigner un certain nombre de parlers appartenant tous à la famille indo-iranienne et dont les locuteurs habitent le nord-ouest Himâlaya et l’Hindu-kush.
11 Sur le Nouvel an populaire, voir P. Dollfus, « lo-gsar, le Nouvel an populaire au Ladakh », L’Ethnographie, n° 100-101, 1987 : 63-96.
Au Ladakh, le Nouvel an des agriculteurs est célébré un mois plus tôt que dans les vallées de culture tibétaine du Sikkirn, du Dolpo. du Langtang et de Yolmo au Népal et même du Tibet proprement dit. De fait, sa date correspond plus ou moins au solstice d’hiver.
12 Le nombre des volumes du « Kangyur » (bKa"gyur) varie selon les éditions entre 100 et 108 (108 étant pour les bouddhistes un nombre « excellent »). Le bKa”gyur, dont la première impression date de 1410, comprend plusieurs parties : 1) ’Dul-ba (Vinaya) ; 2) çer-phyin (Prajña-pārantitā) ; 3) Saṅs-rgyas phal-po-čhe (Buddhāvatansaka) ; 4) dkon-mčhog-brcegs-pa (Ratna Kūta) ; 5) mdo (Sūtray) ; 6) rgyud (Tantra).
13 Ce passage d’une saison à l’autre, d’une vie au grand air à une vie du dedans s’écoulant lentement dans une pièce vivoir fermée sur elle-même, est très bien décrit dans le livre de Yue-ling consacré à la Chine ancienne : au dernier mois de l’automne « la gelée blanche commence à se déposer ; tous les travaux cessent… le froid devient intense, les forces humaines ne le peuvent supporter, tout le monde rentre dans sa maison… les animaux hivernants baissent la tête, ils se tiennent au fond de leurs retraites dont ils bouchent l’entrée », cité par M. Granet, 1982 : 185.
14 Cette classification de la population s’inspire de la classification des êtres aptes à être initiés aux quatre types de tantra, voir G. Tucci, The Theory and Practice of the Mandala, London, Rider, 1969 : 78-80.
Sur la légende d’origine du peuple tibétain : A. Macdonald, 1959 : 419-450 ; S. Karmay, 1986 : 79-138.
15 Le mythe du partage inégal d’un bien de consommation (yak. riz…) entre les membres d’une communauté limitée, partage qui « fonde les droits et les devoirs de ceux qui y participent et fixe les rapports des hommes entre eux » n’est jamais mentionné au Ladakh. Au sujet de ce partage inégal et de la division quadripartite qu’il induit : A. W. Macdonald, 1980 : 199-208, N. Allen, 1978 b : 345-347.
16 Dans son dictionnaire ethnologique Anglais-Ladakhi, H. Ramsay donne une répartition légerement différente des « lignées » ou « sous-sections » appelées selon lui « roospa » (rus-pa) et composant ce qu’il nomme « classes » ou « castes », les strates « riks » (rigs).
La première strate « rigal riks » (rgyal rigs) ne compte pas de division. La seconde « trangzey riks » (bram ze rigs) comprend les diverses écoles et tendances du bouddhisme. La troisième strate « rjey riks » (rǰe rigs), celle des personnages de haut rang (« upper class officiais ») est divisée en quatre groupes hiérarchisés : « cho » (ǰo), « kalon » (bka’ blon), « lonpo » (blon-po) et « hlardak » (lha-bdag). La quatrième strate « hmang riks » (dmans-rigs), celle des « zamindar » comprend les « nangso » (nan-so) ou « collecteurs du roi », les « chakdsot » (phyag-mjod) ou « trésoriers », les « ngierpa » (gñer-pa) ou « intendants », les « chhakshi » (phyag-phyi) ou « domestiques du roi », les « ghopa » (sgo-pa) ou « gardiens » et les « togochey » ou « lambardar ». Enfin, la cinquième strate « tolbey riks » (gdol-pa’i rigs), celle des artisans, des baladins et des musiciens, compte les « zospon » (bzo-spon) ou « chefs des artisans », les « zopa » (bzo-pa) ou « artisans », les « sarzopa » (gser-bzo-pa) ou « orfèvres », les « mulzopa » (ṅul-bzo-pa) et les « zangzopa » (zaṅs-bzo-pa) ou « travailleurs de l’argent et du cuivre » et les « Icakzopa » (Ičags-bzo-pa) ou « gara » (mgar-ba) les forgerons, (H. Ramsay, 1890 : 18-19).
17 rigs-ṅan, ce terme tibétain, qui selon S. C. Das signifie « de basse extraction » (D. 180), est souvent employé par les communautés de langue tibétaine du Népal pour désigner les artisans népalais (forgerons kāmi, musiciens tailleurs damai) qui n’ont pas de place dans la hiérarchie indigène. (Cf. N. Levine, 198 la : 68, C. Ramble, 1984 : 147).
18 Pour une analyse de la division quadripartite de la société en Himalaya et une comparaison avec le modèle indien des varṇa, voir les deux articles de N. Allen, 1978 a et 1978 b.
19 Les termes d’am-čhi, de sman-pa, et de lha-rje sont équivalents dans la bouche des Ladakhi, celui d’am-čhi étant le plus employé.
20 « onpo » (dpon-po) désigne au Ladakh un astrologue laïc, qui transmet son savoir et son titre en ligne patrilinéaire.
21 La présence de « bedas » est attestée au Spiti en 1869 par A.F. P. Harcourt (1982 : 42) : « Les Bedas, équivalent des « Hensees » ou musiciens du Lahaul, ne possèdent pas de terres ; comme le dit un dicton du Spiti (…) : ’au Beda, pas de terres, au chien, pas de charge’ ».
22 Au Ladakh, l’esclavage ne semble pas avoir marqué les campagnes. Ni la Chronique, ni les villageois n’y font allusion. Cependant, dans la littérature occidentale, outre F. Drew (1976 : 244) qui mentionne le cas d’individus nés de l’union de soldats dogra et de femmes ladakhi et considérés dès leur naissance comme la « propriété du Gouvernement », H. Ramsay dans son dictionnaire (1890 : 147-148) s’arrête longuement sur le mot « esclavage » (slavery). Ce passage comportant les seules informations connues à ce sujet, je le cite – malgré sa longueur – dans sa quasi-intégralité.
« Autrefois, le Ladakh comptait trois catégories d’esclaves. La première était constituée de Tartares venus des hautes plaines du Chang-thang (…), qui avaient été vendus, dans leur enfance, par leurs parents à des propriétaires Ladakhi. Connus sous le nom de « ghoyal », ils étaient esclaves au sens où on l’entend habituellement. En 1873. M. Johnson, alors Wazir du Ladakh, donna l’ordre que tous ces esclaves soient affranchis, et interdit que l’on continue le traffic d’enfants tartares (…). La majorité d’entre eux s’en retournèrent dans leur pays.
Une autre catégorie d’esclaves était formée des enfants illégitimes nés de cipayes Cachemiri ou Dogra et de femmes ladakhi. Appelés « ghulamzadah », ils étaient « esclaves de l’Etat ». Nourris par l’Etat du Cachemire, ils devaient travailler sans recevoir de salaire et n’avaient pas le droit de quitter le pays (…). En 1871, M. Drew, alors wazir, obtint du Maharadjah la permission de les libérer. Depuis, ils se sont mélangés à la population du pays.
Enfin, la troisième catégorie d’esclaves était composée des « débiteurs » vis-à-vis de l’Etat et de leurs descendants. Ces débiteurs étaient des gens malhonnêtes, qui avaient détourné à leur profit des fonds (grain ou argent) provenant de l’Etat.. De tels « débiteurs » nommés « bakidar », c’est-à-dire « coupables » étaient, jusqu’en 1890, obligés de travailler pour l’Etat en échange d’une seule ration journalière, le reste de leur émoluments étant confisqués pour rembourser leur « dette ».
23 Chilling est un petit village (4 maisons principales) d’accès difficile, et où tous les hommes sont spécialisés dans le travail du métal. Il ne compte exceptionnellement ni forgerons, ni musiciens mon. Les habitants d’origine newari, bénéficient d’un grand prestige social. On les nomme gser-mgar, « ceux qui travaillent l’or », quoiqu’ils travaillent surtout le cuivre et l’argent. (J. P. Rigal, 1983 : 167-182.
24 L’étymologie et l’orthographe de ce terme prononcé « soniong », « soniung » par les Ladakhi prêtent à confusion. Certains locuteurs l’écrivent gso-ñuṅ, c’est-à-dire « un peu pour manger », d’autres bsod-gñoms : « aumône généralement en nature donnée aux religieux ». Ce « don obligatoire », dont la qualité et la quantité varient selon le destinataire (moine, musicien, forgeron et parfois médecin et astrologue) est parfois appelé thon-thaṅ, c’est-à-dire « salaire, revenu, ou plus exactement ce qui revient à chacun en regard d’un travail ou de services rendus » (J : 238). H. H. Ramsay (1890 : 119-120) le cite dans son dictionnaire sous le terme « perquisite » : « donné par les villageois à l’époque des récoltes aux forgerons et autres serviteurs du village ».
25 Cette pratique est également attestée par S. H. Ribbach (1955 : 22). Dans d’autres régions de culture tibétaine, afin de leurrer les démons et de détourner leur attention des jeunes enfants, on simule le passage du nouveau-né dans une strate inférieure en lui donnant le nom d’un homme de basse strate. C’est pourquoi des enfants appartenant à des lignées de religieux peuvent être appelés kãmi (« forgeron ») (fait signalé par G. Clarke à Hélambu et C. Jest à Dolpo).
26 Pour un examen des différents types de chants et de leurs interprètes : Nawang Tsering Shakspo, 1985 a ; pour des textes de chants traduits en anglais : A. H. Francke, 1901 a & b., 1902 a.
Aujourd’hui à Leh, la situation change, les mon revenant au métier de menuisier mieux rémunéré et garantissant une meilleure sécurité d’emploi, et les bhe-da assurant le rôle de musicien. (N. T. Shakspo, 1985a : 23).
27 A propos des damai, caste indo-népalaise de tailleurs-musiciens, M. Gaborieau (1978a : 220) écrit : « Leur premier métier est anodin ; le second, celui de musicien leur vaut d’être intouchables, mais aussi indispensables car en cette qualité ils remplissent quatre rôles : ce sont les hérauts dont la musique orchestrale bruyante, lors des cérémonies auspicieuses et des funérailles, proclame bien haut la munificence du patron qui les paie. Ils sont aussi bardes et amuseurs : au Népal occidental ils préservent et exécutent les ballades héroïques consacrées aux rois et aux héros des anciennes dynasties (…). Leur troisième rôle est religieux : leur musique fait partie intégrante des cérémonies de bon augure, spécialement les initiations et les mariages. Enfin, par leur musique ils ont pouvoir sur les dieux et provoquent les transes ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007