Naissance d’une ville : l’inspirateur et le fondateur
p. 6-19
Texte intégral
Aventurier ou bâtisseur ?
1Il est beau de parler de la naissance d’une ville : c’est évoquer l’apparition d’un être nouveau, qui va grandir, se développer, parfois mourir, comme une créature humaine. Mais que met-on derrière cette expression ? Quel est le père, quelle est la mère d’une ville ? Qui a décidé de sa création ? Qui l’a menée à son terme, en a suivi le développement ? En ce qui concerne Alexandrie d’Égypte, on sait qu’elle sortit de la terre d’Égypte et que son père fut Alexandre le Grand. Né en juillet 356, roi de Macédoine – après l’assassinat de son père Philippe II –, en octobre 336, ce fondateur de la plus célèbre ville de la Méditerranée n’avait que vingt-trois ans lorsque, assisté de l’architecte Deinokratès de Rhodes et des ingénieurs de l’armée Diadès et Kharias, il traça le contour de la cité avec de la farine, le 20 janvier 331 av. J.-C, 25 du mois égyptien de Tybi1.
2On n’a pas assez souligné l’étrangeté du geste d’Alexandre ébauchant les limites de la ville qui porterait son nom. Non pas qu’il fut la réalisation d’un songe et la prémonition d’une destinée hors du commun, mais parce que rien ne laissait présager un tel dessein. Ce jeune homme, en effet, n’était qu’un militaire en campagne, un aventurier de grand courage, un soldat plus soucieux de gagner des batailles que de se ménager une place forte, un centre administratif, une capitale intellectuelle. Depuis qu’il en a l’âge, le prince court les routes, n’ayant qu’une idée en tête : vaincre Darius III, le roi de Perse, prendre sa place dans un Orient reconquis et rénové. Pourquoi cette halte sur un rivage ingrat et cette hâte d’y bâtir une cité ? Quel dieu, quel personnage, ont pu lui inspirer l’idée de construire une ville dans la partie occidentale du delta égyptien ? Les historiens n’ont pas percé ce mystère, mais des textes célèbres permettent de trouver une réponse à cette question.
3La vie active d’Alexandre, si l’on peut s’exprimer ainsi, a commencé alors qu’il n’avait que seize ans, en 340. Il exerça alors une sorte de régence pour remplacer son père en campagne. Pour quelque temps, il fut le dépositaire du pouvoir et du sceau royal, et peut-être se posa-t-il à ce moment des questions sur l’organisation ou le développement du royaume macédonien. Mais très vite il se trouva pris dans la tourmente des expéditions militaires, conduisant lui-même une armée contre les Maides, un peuple thrace insoumis. En 338, il participa à la bataille de Chéronée, en Béotie, où Philippe II vainquit les Athéniens et les Thébains, de Macédoine. Après cette victoire, Alexandre, chargé de remettre à Athènes les cendres des Athéniens morts au combat, assista ainsi physiquement à l'agonie de la cité la plus prestigieuse du monde antique. Désormais, les campagnes militaires devinrent son lot : campagne de Thrace, en 336, campagne dans les Balkans, en 335, prise de Thèbes en septembre de la même année ; victoire d'Issos, en Cilicie, en novembre 333 ; prise de Tyr en 332, après un long siège et après la conquête de la côte d'Asie Mineure, commencée à partir d'Abydos au printemps 334. En octobre 332, il entre à Péluse, « la clef de l'Égypte », et, en décembre, il est reconnu pharaon à Memphis. Son armée quitte Péluse pour le Delta occidental. En janvier 331 se situent la fondation d'Alexandrie et le pèlerinage dans l'oasis d'Amon, l'actuelle Siouah.
4Après toutes ces marches et ces combats, qu'avait-il donc en tête quand il décida de fonder Alexandrie ? Tout simplement les leçons d'Aristote, son ancien précepteur. Il suffit de lire La Politique d'Aristote, et tout particulièrement le livre VII, pour y retrouver toutes les considérations justifiant l'installation d'une ville en cette région: le plan qui fut choisi, la répartition de la population, la construction des bâtiments. Évidemment, Aristote ne parle pas d'Alexandrie, encore qu'il fasse au sujet de l'Égypte une allusion explicite à la division de la population en classe2 : le philosophe imagine ce qu’il appelle « l’État idéal », mais il est clair que c’est ce modèle qu’Alexandre suivit lorsqu’il décida de fonder la ville d’Égypte qui porterait son nom.
5On s’accorde à faire remonter la rédaction du livre VII de La Politique à la première époque, époque dite d’Assos, de 348/347 à 345/344. Or c’est au cours de l’hiver 343/342 ou au printemps de 342 que Philippe II confia l’éducation de son fils, alors âgé de quatorze ans, à Aristote, qui vint de Mytilène où il avait ouvert une école. Nul doute que le philosophe a discuté avec son élève des conditions d’établissement de ce qu’il nommait « l’État idéal ». Rien ne pouvait faire davantage rêver son disciple princier.
Platon et la peur de la mer
6L’idée d’établir une cité au bord de la mer était une question dont disputaient les philosophes et, sur ce point, Platon et Aristote étaient d’avis opposés.
7L’auteur des Lois, en effet, jugeait dangereux pour une ville l’accès à la mer. Il tenait en effet les bateaux pour un mal et éprouvait peu d’estime pour les marins.
8Quand on songe que tout l’effort de Périclès avait consisté à doter Athènes d’une flotte digne de son empire maritime, les propos de Platon apparaissent paradoxaux, pour ne pas dire antipatriotiques. Il en arrivait en effet à condamner les victoires navales des Athéniens à Salamine et au cap Artémision (en 480 av. J.-C), qui auraient rendu les Grecs lâches, tandis que les batailles terrestres de Marathon (en 490) et de Platées (en 479) les auraient rendus meilleurs3.
9Selon Platon, deux objections peuvent être faites contre l’ouverture d’une ville à la mer. Tout d’abord, les risques de corruption et de dégénérescence qui représentent les maux des grands ports maritimes et qui altèrent, par l’exercice du commerce international, le caractère patriarcal et agricole de la cité idéale. En second lieu, l’accroissement du nombre des citoyens, par l’adjonction d’un corps nombreux de marchands qui fera partie de la cité ; or un État trop peuplé ne peut être régi par de bonnes lois4.
10À ces deux arguments, Aristote répond par un raisonnement qui sans doute persuada Alexandre des bienfaits d’établir une ville au bord de la mer5.
L’utilité des ports selon Aristote
11« En ce qui regarde la communication avec la mer, la question de savoir si elle est profitable aux États bien gouvernés, ou si elle est nuisible, soulève, en fait, de multiples controverses. On soutient en effet que l’introduction d’étrangers nourris sous d’autres lois est préjudiciable au bon ordre ; même crainte pour l’excès de population qui en résulte : car cet afflux, qui se traduit à la faveur de la navigation maritime par les allées et venues d’une foule de trafiquants, est incompatible avec la bonne administration.
12« Mais si ces fâcheuses conséquences peuvent être évitées, il n’est pas douteux que, pour assurer la sécurité du pays et l’abondance des produits de première nécessité, il ne soit préférable de ménager à la ville et à la contrée un accès à la mer. Et, en effet, pour soutenir plus aisément l’offensive ennemie, le peuple, dans l’attente de son salut, doit pouvoir être facilement secouru sur les deux fronts à la fois, front de terre et front de mer ; et pour infliger des pertes aux assaillants, même si cela n’est pas possible sur les deux fronts en même temps, du moins une attaque menée sur l’un des deux seulement sera plutôt à la portée du peuple ayant accès aux deux à la fois. En outre, c’est une nécessité pour un pays d’importer les produits qui ne se trouvent pas sur son sol et d’exporter le surplus de sa propre production. [...] Nous voyons nombre de territoires et de cités pourvus de lieux de mouillage et de ports convenablement situés par rapport à la ville, de façon que, tout en n’ayant pas leur siège dans la ville même, ces installations n’en sont cependant pas trop éloignées mais sont maintenues dans une étroite dépendance par des remparts et autres travaux de défense analogues : dans ces conditions, il est manifeste que si la communication d’une ville avec un port est susceptible d’entraîner un avantage quelconque, cet avantage sera assuré à la cité ainsi aménagée [...].
La puissance maritime
13« Au sujet de la puissance maritime, il n’est pas douteux que la possession n’en soit hautement désirable, jusqu’à un certain degré (car un État doit se rendre redoutable non seulement à ses propres citoyens mais encore à certains de ses voisins, et capable aussi de les secourir aussi bien sur mer que sur terre). Mais quand on en vient à l’importance et à l’ampleur de cette force navale, il faut avoir égard au mode de vie de l’État : si clans sa façon de vivre il aspire à l’hégémonie ou à un rôle parmi les autres États, il devra nécessairement posséder aussi la puissance maritime proportionnée à ses entreprises.
Le contrôle des marins
14« D’autre part, en ce qui concerne l’augmentation du nombre des citoyens dont l’apparition serait liée à la masse considérable de la population maritime, les États ne sont nullement tenus de s’incorporer cette masse, car il n’y a aucune nécessité à ce que les marins soient une partie de la cité. L’infanterie de marine, en effet, qui a en main le contrôle absolu et le commandement de la marche du navire est formée d’hommes libres et fait partie de l’armée de terre, et là où existe une forte population de périèques et de laboureurs, il y a forcément aussi plus de marins qu’on n’en désire. Nous constatons l’existence de cet état de choses, même de nos jours, dans certaines cités, par exemple dans la cité d’Héraclée, dont les citoyens peuvent équiper entièrement une flotte nombreuse, tout en ne possédant qu’une cité de grandeur médiocre par comparaison avec d’autres. »
15Le réalisme de ces observations, la vision pratique des problèmes tout à la fois stratégiques, politiques, économiques, démographiques, anticipent sur les questions que se posera Alexandre en arrivant sur le site de la future Alexandrie. Il lui reviendra d’appliquer les considérations théoriques de son maître.
Le territoire de la ville
16Sans aucun doute, le choix du site de Pharos fut inspiré par les réflexions d’Aristote sur le territoire de l’État idéal. Après avoir prôné l’installation au bord de la mer, le maître d’Alexandre recommandait le choix d’une terre fertile, facile à défendre en cas de guerre, facile à quitter en cas d’invasion. Toutes les remarques du philosophe sont vérifiées par le choix qu’Alexandre fit pour fonder sa ville :
17« En ce qui concerne la nature particulière du territoire que l’État doit posséder, il est clair que tout le monde ne saurait que recommander le territoire qui se suffit le mieux à lui-même (et tel est nécessairement le sol fertile en toutes sortes de productions, car avoir de tout et ne manquer de rien c’est se suffire par soi-même). Son étendue et sa grandeur doivent être telles que les habitants puissent mener une vie de loisirs à la fois libérale et tempérante. [...]
18« La configuration du territoire n’est pas difficile à indiquer (bien que sur certains points il faille suivre aussi l’avis des gens compétents dans l’art militaire) : le territoire doit être pour les ennemis difficile à envahir, et pour les habitants au contraire facile à quitter. En outre, comme pour l’étendue de la population qui, disions-nous, doit pouvoir être embrassée d’un seul coup d’œil, ainsi en est-il pour le territoire, un territoire aisé à embrasser d’un coup d’œil étant un territoire facile à défendre.
Le plan de la ville
19« Quant à l’emplacement de la ville principale, si l’on veut lui donner une position répondant à nos vœux, il convient de l’établir dans une situation favorable, aussi bien par rapport à la mer que par rapport à la terre. Une première norme est celle que nous avons déjà indiquée (il est indispensable, en effet, qu’en vue de leur porter secours, la ville soit en communication avec toutes les parties du territoire sans exception) ; l’autre règle, c’est que la cité offre des facilités de transport en vue d’y faire entrer les produits du sol, ainsi que les bois de construction, et, le cas échéant, les matériaux pour quelque autre sorte d’industrie que la contrée se trouve posséder6. »
20Le plan en damier que choisira Alexandre, les canaux reliant le port de mer et le port fluvial, les routes conduisant vers Canope, à l’est, et vers le plateau libyque, à l’ouest, obéiront à ces impératifs indiqués par Aristote. Les collines, notamment celle sur laquelle s’élèvera le Sérapéum, permettront d’avoir sur la ville cette vision d’ensemble que réclame Aristote et qu’expérimentera plus tard le général Bonaparte. Avant lui, Alexandre comprenait l’intérêt stratégique du site choisi. Les mouvements de la population, durant les épisodes parfois mouvementés des règnes ptolémaïques, vérifieront l’opportunité des indications données par Aristote.
21La santé des habitants, grâce au régime des vents et à l’approvisionnement en eau, le plan d’urbanisme proposé par Hippodamos, l’établissement des remparts, ont également préoccupé Aristote et se retrouvent dans la construction même de la ville. A lire La Politique, on a vraiment l’impression qu’Aristote fut l’urbaniste et l’architecte, Alexandre n’étant que le conducteur de travaux7. Le plan d’Alexandrie se trouve en effet tracé par le philosophe :
22« Nous avons indiqué plus haut que la cité doit être pareillement en communication à la fois avec l’intérieur des terres, avec la mer et avec la totalité de son territoire, dans la mesure du possible. Quant à son emplacement, on doit lui souhaiter la chance d’être établie dans un lieu escarpé, en ayant égard à quatre considérations. Tout d’abord, comme une chose indispensable, voyons ce qui a rapport à la santé (car les villes ayant leur inclinaison vers l’est, vers les vents qui soufflent du Levant, sont les plus saines ; viennent en seconde ligne celles qui sont abritées des vents du nord, car elles connaissent un hiver plus doux). Et parmi les considérations restantes, un site escarpé est favorable à la fois à l’activité politique et aux travaux de la guerre. En vue des opérations militaires, la cité, certes, doit offrir à ses citoyens une sortie aisée, et en même temps être pour les adversaires d’un accès et d’un investissement également difficiles ; et elle doit disposer avant tout d’eau et de sources naturelles en abondance (mais si elles font défaut, on a déjà trouvé le moyen d’en obtenir par la construction de citernes vastes et profondes qui recueillent les eaux de pluie, de façon que l’eau ne fasse jamais défaut en temps de guerre aux citoyens coupés du reste du pays...).
23« À l’égard des lieux fortifiés, la solution à adopter n’est pas la même dans toutes les formes de constitution : ainsi une citadelle convient à une oligarchie ou à une monarchie, et un pays de plaine à une démocratie ; une aristocratie ne voudra ni de l’une ni de l’autre mais préférera un assez grand nombre de places fortes. D’autre part, la façon de disposer les maisons des particuliers est, de l’avis général, plus agréable et répond davantage aux besoins généraux de la vie, quand les rues sont bien alignées et dans le goût moderne qui est celui d’Hippodamos ; mais pour assurer la sécurité en temps de guerre, on doit préférer la méthode contraire de bâtir, usitée dans l’ancien temps, car cet arrangement rend difficile la sortie de la ville aux troupes étrangères comme elle rend difficile aux assaillants d’y trouver leur chemin. C’est pourquoi il est bon de combiner ces deux façons de construire (ce qui est possible si on dispose les maisons à la manière dont chez les vignerons on plante les vignes, suivant l’expression en quinconce), et d’éviter de tracer au cordeau la cité tout entière, mais seulement certains secteurs et certains quartiers : ainsi sécurité et élégance seront harmonieusement mêlées.
L’enceinte
24« [...] Assurément, contre un ennemi de valeur égale et légèrement supérieur en nombre, il n’est pas très beau de chercher son propre salut à l’abri de murailles fortifiées. Mais il est possible aussi, et il arrive en fait, que la supériorité des assaillants devienne telle qu’il soit au-dessus des forces humaines et de l’héroïsme d’un petit nombre de résister ; si l’on veut alors que la cité survive et ne subisse ni revers ni outrage, on est bien obligé de penser que les remparts les plus solidement fortifiés constituent la protection militaire la plus sûre, surtout à notre époque où les inventions dans le domaine de la balistique et des engins de siège ont atteint une grande précision. Trouver bon de ne pas élever de remparts autour des villes est aussi insensé que de vouloir ouvrir le pays à l’invasion et raser les régions montagneuses qui l’environnent ; c’est encore comme si on refusait d’entourer de murailles les maisons des particuliers dans la crainte d’inciter les habitants à la lâcheté ! Il y a encore un point qu’on ne doit pas perdre de vue : c’est que ceux dont la cité est entourée de remparts ont toujours la possibilité d’utiliser leur ville d’une double façon, soit comme ville fortifiée, soit comme ville ouverte, possibilité qui est refusée aux cités démunies de remparts. »
25Dans l’organisation d’Alexandrie, il sera tenu précisément compte de ces conseils relatifs à la ventilation de la ville, à son approvisionnement en eau, au plan en damier et aux remparts. L’allusion aux citernes touche un point particulièrement délicat. La polémique avec Platon transparaît, notamment sur la question des remparts que Platon jugeait néfastes8. Aristote s’exprime tout à la fois comme un urbaniste et comme un homme de guerre soucieux de poliorcétique. Ses conseils ne pouvaient qu’être entendus du fondateur de ville et du général que fut Alexandre.
Les sanctuaires
26La cité idéale d’Aristote présente sur l’emplacement des monuments des considérations qui trouveront à Alexandrie une application pratique. Les conseils qu’il donne pour l’établissement des sanctuaires reprennent sur ce point des recommandations de Platon, qui préconisait, dans Les Lois9, le respect des sanctuaires traditionnels et des fondations religieuses, centres de réunion des habitants. Les Ptolémées, à cet égard, auront à cœur d’honorer les dieux traditionnels de l’Égypte, comme Isis ou Osiris, tout en développant le culte de Sérapis ou en créant des temples nouveaux.
27Aristote souligne aussi la nécessité de construire les édifices religieux dans des lieux adaptés aux processions et aux réunions, en réservant aux sanctuaires spécialement importants les acropoles ou les endroits particuliers, comme c’était le cas pour des dieux comme Esculape, honoré en dehors de la ville, ou le dieu Pan, amoureux de la nature. Aristote s’en explique brièvement10 : « Il est convenable que les édifices affectés au culte divin soient placés dans un endroit approprié, endroit qui sera également celui où se tiendront les plus importantes syssities (banquets) groupant les magistrats : on n’exclura de cet emplacement commun que les temples auxquels la loi, ou encore quelque oracle émanant de la Pythie, assigne un lieu à part. Répondra à ces conditions tout emplacement suffisamment en évidence, à la faveur de sa situation avantageuse, et dans une position plus forte que les parties avoisinantes de la cité ». À Alexandrie, sur la colline de Rhakotis1, « acropole d’Alexandrie », comme l’appelle Aphtonius d’Antioche, au iiie siècle apr. J.-C, s’élèvera le Sérapeum, fondé, raconte Tacite11, à la suite d’un songe de Ptolémée Ier Sôtêr. Sur l’île de Pharos2 existait un sanctuaire d’Isis. Mais de nombreux temples s’élevèrent dans la ville, permettant aux habitants de participer aux processions et aux sacrifices ordonnés en l’honneur des divinités.
Les places publiques
28Une autre suggestion d’Aristote fut retenue dans l’aménagement d’Alexandrie : l’organisation de plusieurs agorai. Aristote déclare12 qu’en-dessous de l’acropole portant un temple « soit établie une première agora, analogue à ce qu’on désigne sous ce nom en Thessalie par exemple, je veux dire l’agora appelé place de la Liberté : c’est une place d’où sera exclu tout trafic, et à laquelle n’aura accès ni travailleur manuel, ni laboureur, ni aucun autre individu de ce genre, s’il n’y est appelé par les magistrats. On donnerait de l’agrément à la place, si par exemple les gymnases des citoyens adultes y avaient leur installation, car il est bon que dans cette institution aussi on sépare les différents âges, et que certains magistrats se tiennent sans cesse auprès des jeunes gens, les adultes restant de leur côté avec les magistrats : la présence et la vue des magistrats sont le meilleur moyen d’inspirer la véritable, modestie et la crainte convenant à des hommes libres.
29« L’agora aux marchandises, d’autre part, sera distincte et séparée de la précédente, dans une situation permettant d’y rassembler aisément tous les produits en provenance de la mer ou en provenance du territoire. » Pour Aristote, l’agora du haut sera destinée à la vie de loisirs, et l’autre aux nécessités pratiques.
30Le souci de séparer les classes sociales et notamment les classes d’âges, le soin de définir des quartiers correspondant aux diverses activités de la ville, seront concrétisés à Alexandrie par les divisions de la cité : quartier des ports, quartier des gymnases, quartier intellectuel, quartier militaire. Les considérations ethniques ne seront pas absentes, puisque le quartier Delta3, ville dans la ville, sera réservé aux juifs. La limitation de la population est aussi prônée par Aristote. Nous verrons plus loin que les composantes de la population, telles que les présente Aristote, infléchiront les activités et les groupements des habitants.
31Arrien nous apprend qu’Alexandre lui-même veilla à l’organisation de l’agora13, mais il ne précise pas de quelle agora il s’agit. Or, les vestiges retrouvés montrent qu’outre l’agora marchande4, avec les chantiers navals et les entrepôts, situés au débouché sud de l’Heptastade, la digue séparant les deux ports, il existait d’autres places spécialisées : selon Roland Martin14, une esplanade s’étendait autour du tombeau d’Alexandre qui, signale Diodore15, fut élevé par Ptolémée Ier. C’est là que l’on célébrait en l’honneur du Conquérant des sacrifices héroïques et des concours magnifiques. Une autre agora5 a été repérée entre le gymnase et la porte de Rosette16. Ce dernier endroit, indiquant une place réservée aux habitués du gymnase, répondait au vœu d’Aristote.
La population
32En ce qui concerne la répartition de la population, Alexandrie appliqua le principe de séparation des guerriers et des laboureurs, tel que le formula Aristote, quand il déclarait17 : « La cité doit être divisée en clans distincts et la classe des guerriers doit être séparée de celle des laboureurs. » Les paysans et plus généralement les indigènes n’étaient à Alexandrie que des visiteurs de passage, et la ville fut d’abord une immense garnison de soldats macédoniens ou de mercenaires. Aristote faisait remonter à Sésostris cette séparation des populations. D’autre part, une idée chère au philosophe, celle de la supériorité des Hellènes, reçut à Alexandrie une démonstration éclatante : sous les Ptolémées en effet, tous les postes importants de l’administration furent confiés à des Grecs. À la suite d’Hippocrate18, et bien avant Montesquieu, Aristote exprima aussi une théorie des climats19 : « Les nations situées dans les régions froides, et particulièrement européennes, sont pleines de courage, mais manquent plutôt d’intelligence et d’habileté technique ; c’est pourquoi, tout en vivant en nations relativement libres, elles sont incapables d’organisation politique et impuissantes à exercer la suprématie sur leurs voisins. Au contraire, les nations asiatiques sont intelligentes et d’esprit inventif, mais elles n’ont aucun courage, et c’est pourquoi elles vivent dans une sujétion et un esclavage continuel. Mais la race des Hellènes, occupant une situation géographique intermédiaire, participe de manière semblable aux qualités des deux groupes de nations précédentes, car elle est courageuse et intelligente, et c’est la raison pour laquelle elle mène une existence libre sous d’excellentes institutions politiques, et elle est même capable de gouverner le monde entier si elle atteint l’unité de constitution. » L’Égypte des Ptolémées, adoptant le grec comme langue officielle et confiant à des Grecs les rouages du gouvernement, illustrera cet éloge de la grande famille hellénique, qui unissait le thumos et la dianoia : les qualités du cœur et de l’esprit, le courage et l’intelligence. Tous ces conseils d’Aristote étaient considérés par Alexandre comme époptiques et acroamatiques, c’est-à-dire comme une sorte d’initiation et un enseignement oral. Il protesta, nous dit Plutarque20, quand il apprit qu’Aristote les avait publiés, dans une lettre pleine de franchise : « Alexandre à Aristote, salut. Tu as eu tort de publier tes leçons acroamatiques. Car en quoi serons-nous supérieurs aux autres, si les doctrines que tu nous a enseignées deviennent communes à tout le monde ? » Cette protestation fut sans doute entendue, puisqu’on n’a jamais fait de rapprochement entre les leçons du philosophe et les réalisations du Conquérant à Alexandrie.
Notes de bas de page
1 Voir Paul Faure, Alexandre (Fayard, 1935), p. 47-78 ; P. Briant, De la Grèce à l’Orient : Alexandre le Grand (Découvertes Gallimard, 1987), p. 35-59 et 170.
2 Aristote, La Politique, VII, 10, 1329 b.
3 Platon, Les Lois, IV, 704 a-705 b (trad. Ed. des Places, Budé).
4 Voir les résumés de J. Tricot, dans sa traduction de La Politique d’Aristote, chez Vrin, 1970, p. 489, note 3 et la notice d’Auguste Diès, dans son édition de Platon, Les Lois, I-II, Budé 1951, p. xxxii-xxxiv.
5 Aristote, La Politique, VII, 6, 1327 a-1327 b. Trad. J. Tricot.
6 Id. ibid., VII, 5, 1326 b-1327 a.
7 Id. ibid., VII, 11, 1330 a-1331 a.
8 Platon, Les Lois, VI 778 c.
9 Id., ibid., V 738 b-d.
10 Aristote, La Politique, VII, 12, 1331 a.
11 Tacite, Histoires, IV, 83-84. Cf. mon ouvrage Alexandrie la Grande (1966), p. 123-126.
12 Aristote, La Politique, VII, 12, 1331 a.
13 Arrien, Anabase, III, I.
14 Roland Martin, Recherches sur l’agora grecque (Paris, de Boccard, 1951), p. 412-415.
15 Diodore, XVIII, 28.
16 Voir le plan de Mahmoud Bey, fait en 1866, reproduit dans mon ouvrage Alexandrie la Grande (1966), p. 364-365.
17 Aristote, La Politique, VII, 10, 1329 b.
18 Hippocrate, De aere, aquis et locis, ch. 12 sq.
19 Aristote, La Politique, VII, 7, 1327 b.
20 Plutarque, Vie d’Alexandre, 7.
Notes de fin
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Délos
Île sacrée et ville cosmopolite
Philippe Bruneau, Michèle Brunet, Alexandre Farnoux et al. (dir.)
1996