Chapitre IX. L’héritier et le commis voyageur
Transmission et héritage de la maison de famille
p. 173-192
Texte intégral
1« Chase, appuyé contre une colonne du porche, songea à ce que peuvent ressentir de jeunes mariés après le remue-ménage de leurs noces, enfin seuls, et ensemble, pour longtemps. Il fit une moue désabusée. Les péripéties de la vente l’avaient sans doute aussi durement éprouvé que n’importe quel mariage. Mais voilà, il avait gagné, il avait chassé toute cette populace, il était chez lui ; dans cette douce tiédeur, dans ce silence pénétrant après tout ce tohu-bohu ; seul sur le champ de bataille après sa téméraire victoire1 » (Vita Sackville-West). Chase l’héritier qui menait jusqu’ici une existence parfaitement anonyme réussit, mu par une force intérieure nouvelle, à sauver le manoir familial de la vente aux étrangers. Il s’arrache alors à une vie terne de célibataire et se sent heureux comme un jeune marié auprès de « l’objet aimé ». Le roman traite souvent la maison héritée comme un espace de révélation. On l’abordera comme révélateur des liens familiaux. L’héritage est une occasion privilégiée de (re)mariage ou de divorce avec la famille d’origine selon qu’on nourrit pour elle amour ou haine, et dans cet héritage, la maison de famille, l’objet le plus investi. Habité par les souvenirs ou déserté par les sentiments, il peut accueillir des projets d’avenir ou au contraire s’y opposer. Garder ou vendre, telle est la question.
2Question de plus en plus pressante, si l’on en juge par la hausse des transferts patrimoniaux – un décès sur deux donne lieu à déclaration de succession, en 1984, pour un sur trois en 1970, et l’on estime à 62 % le taux de ménages appelés à recevoir au moins un héritage au cours de leur vie – ainsi que par la place prépondérante du logement, surtout dans les patrimoines petits et moyens : alors que sept successions sur dix comportent aujourd’hui un logement, le logement représente en valeur 48 % des successions tous patrimoines confondus, et 73 % du patrimoine des employés, par exemple2. La transmission de la maison de famille n’est donc plus une question du passé, de la société rurale ou de la classe aristocratique, mais une question urbaine actuelle3 qui se pose en termes paradoxaux : un volume croissant de transferts immobiliers, mais un système résidentiel néo-local qui se fractionne de plus en plus au cours du cycle de vie, moins pour des raisons professionnelles que familiales.
3L’image de la maison familiale qui se transmet tout au long des générations n’est donc plus adéquate, si jamais elle le fut de manière durable et dominante ailleurs que dans certaines fractions de l’aristocratie et de la paysannerie. En l’état actuel des données, il est difficile de comparer la longévité familiale du patrimoine dans les différentes catégories sociales à différentes époques. On sait, par exemple, que les propriétaires parisiens n’habitèrent que tardivement au XIXe siècle les maisons qu’ils avaient achetées et que l’habitude de conserver leur acquis en famille au lieu de les mettre en vente en fonction des besoins ne vint que progressivement, au fur et à mesure de leur enrichissement. Les sondages effectués sur les mutations de propriété des maisons parisiennes d’alors révèlent une forte instabilité familiale elle-même liée à une forte instabilité économique : une vente en moyenne tous les vingt-quatre ans, dont beaucoup causées par la ruine. Un dixième seulement des maisons et même moins restaient sans interruption dans la même famille4. De même ces maisons de négociants anglais si joliment dessinées avec jardin, maîtres en habits de sérénité et animaux familiers, dont on aimerait croire qu’on y était à l’abri du temps et des avanies du commerce, qu’y naître assurait une place convenable dans la société, mais dont nous savons aujourd’hui que peu survivaient à vingt ou trente années d’occupation familiale, les plus prestigieuses d’entre elles pouvant être vendues pour permettre des augmentations de capital5. Pour l’heure, on essaiera d’expliciter, à partir d’un certain nombre d’exemples, les raisons pour lesquelles les héritiers d’aujourd’hui résidant en milieu urbain et appartenant à des catégories sociales moyennes et populaires reprennent ou non le patrimoine immobilier des parents, ainsi que les motifs avancés par eux en faveur ou en défaveur de la transmission aux descendants : les manières d’hériter et les façons de transmettre le logement parental6.
4Pratiques de transmission et d’appropriation seront envisagées successivement de deux points de vue : sous l’angle des stratégies affectives, la valeur sentimentale du logement transmis constituant l’expression légitime du plaisir et du déplaisir d’hériter ; et sous l’angle des stratégies sociales, les biens hérités représentant un capital économique et de prestige plus ou moins valorisable dans le cursus résidentiel du ménage. Ces deux modes de valorisation patrimoniale – famille et marché du logement – sont bien entendu étroitement imbriqués dans les faits, mais séparés ici pour raison de clarté. Une enquête7 menée auprès de fils et de filles héritiers depuis moins de cinq ans permettra de mettre en évidence ces logiques affectives et ces logiques sociales.
Épouser les siens
5A une époque où les générations sont économiquement indépendantes et les rapports de succession librement consentis, l’héritier qui n’a pas été explicitement désigné n’est nullement tenu, comme pouvaient l’être ses frères nobles, paysans, commerçants ou artisans, de continuer l’œuvre des générations précédentes, conserver leur mémoire et préserver leurs moyens de subsistance ; ni de garder la maison « intacte et chaleureuse » et ainsi d’épouser les siens. L’autorité avec laquelle un noble pouvait en effet tester le château familial tenait fortement l’héritier. « J’entends (...) que le château de Marsan et son mobilier et toutes les terres que je possède ou posséderai dans les communes de Marsan et Aubiet fassent nécessairement et de plein droit partie de la part de mon fils aîné. (...) En lui donnant spécialement le château qui est dans notre famille depuis huit siècles et que mes ancêtres ont tous habité et la terre où ils sont enterrés, je lui ai imposé par avance (s’il ne l’est déjà) tous les devoirs d’un père de famille envers ses frères et sœurs8. » Cette même autorité est d’ailleurs reprise comme modèle par Viollet-Le-Duc dans sa fiction architecturale Histoire d’une Maison, quoique dans un langage moins solennel et plus affectueux. M. de Gandelau, châtelain-cultivateur, à son fils Paul désireux de moderniser la maison familiale : « Paul, cette maison plaît à ta mère, elle me plaît aussi à moi ; vous y êtes nés tous trois, tes sœurs et toi, mon père me l’a laissée, et je n’y ai ajouté que ce qui nous était nécessaire. Il n’est pas un coin de cette habitation qui ne me rappelle un souvenir de bonheur ou de tristesse ; elle est consacrée par le travail de trois générations d’honnêtes gens. (...) Je ne me crois pas le droit de changer tout cela, car cette maison est la maison de tous ici9, et tu ne dois pas oublier plus que moi qu’en 1793 mon grand-père y resta seul avec sa femme et mon père sans être inquiétés, tandis que tous les châteaux voisins étaient abandonnés et pillés. » Il recommande à son fils de faire de même : « Quand nous ne serons plus de ce monde, ta mère et moi, vous ferez de cette vieille maison ce que vous jugerez convenable ; mais si j’ai un conseil à vous donner, gardez-la telle qu’elle est, car elle peut rester debout plus longtemps que vous et que vos enfants. Gardez-la car il faudrait que vous fissiez bien des fautes pour qu’elle ne fût plus une protection pour notre famille10 ». Le fils vertueux accepte la leçon du passé et réserve son imagination créatrice au dessin de la nouvelle maison destinée, elle, à sa sœur.
6C’est également par vertu et par respect pour une tradition familiale explicitée par testament que cette femme de 41 ans, maître-assistante dans l’enseignement supérieur, reprend la maison paternelle. Mais, avec le sentiment du devoir accompli, elle se découvre en fait « prise au piège ». L’héritage resserre encore le sentiment d’emprisonnement familial alors que la famille n’y est plus ! « Etre réintégrée dans cette maison ça m’a fait du bien. J’y ai beaucoup travaillé avec ma mère, j’ai fait les rideaux, j’y ai bricolé, j’ai fait beaucoup de trucs et finalement j’ai été contente d’être réintégrée là-dedans. Je me suis aperçue que mes filles avaient envie d’y retourner aussi. Donc il y avait un enjeu qui n’était pas seulement pour moi, qui était aussi pour mes enfants, pour mon mari aussi qui y a beaucoup travaillé avec mon père. Alors maintenant, je me sens un peu piégée. On est retournés cinq jours au moment du 1er mai en famille tous les cinq et ça a été affreux parce que j’ai eu le sentiment d’être aussi coincée qu’avant. C’est important que quelqu’un garde la maison. Mes sœurs me disent : “tu as de la chance, c’est toi qui la gardes”, mais je leur rends service en la gardant aussi. C’est important parce que dans le village, dans la maison je connais toutes les pierres, tous les murs, tous les chemins et que quand je me retrouve là-bàs j’ai l’impression de n’être jamais partie. J’ai l’impression que j’y ai des racines profondes, mais le problème, c’est comment les intégrer. Jusqu’à maintenant j’ai l’impression d’avoir fait un tas de choses que j’étais obligée de faire. Je me dis j’ai 41 ans, il serait peut-être temps que je trouve quelque chose qui me fasse plaisir. » Ou la maison gardée comme une chaîne...
7Tandis que cette femme se vit bloquée dans sa croissance, déprimée par sa famille, empêchée par ses racines, cette secrétaire de mairie, elle, a choisi de son plein gré de revenir « à la maison », d’ajouter sa pierre à l’édifice des générations, et de cultiver ses souvenirs d’enfance. Suite à la donation consentie par sa mère, elle rachète, à 42 ans, la part de sa sœur qui, elle, est « très contente dans son bloc ». Elle s’y installe avec son mari et son fils, tout en gardant sa mère auprès d’elle. « A E...., je me lève, je vois la nature, la campagne, les premiers contreforts du Jura, c’est toute ma vie. Moi je suis née dans cette maison, je suis née là, j’ai grandi là, j’ai des souvenirs là, de mes grands-parents, je me rappelle des veillées d’autrefois avec ma grand-mère. Tout me parle dans cette maison. J’aurais construit, ça m’aurait peut-être coûté meilleur marché mais je n’aurais pas les souvenirs. Je suis attachée à ces choses-là, j’aime par exemple me promener dans les bois où j’ai été avec mon grand-père. Je dis toujours à mon mari : tu vois là, les cerises, c’est peut-être mon grand-père, des petites choses comme ça qui me tiennent. » Portée par ses souvenirs et visiblement enchantée d’y séjourner quotidiennement, elle se sent également tenue par le passage de six générations. « C’est une maison qui a été construite en 1796. J’y suis attachée, beaucoup, énormément. Je n’ai qu’un fils mais ça m’ennuierait que mon fils la vende. Vous vous rendez compte depuis le temps, avec toutes les générations qui ont travaillé dessus, qui ont remis petit à petit en état. Mes grands-parents je me souviens ont mis les volets, après mes parents ont fait le crépissage, après ils ont mis l’adduction d’eau, après moi j’ai fait la salle de bains, toutes les générations depuis six générations pratiquement ont fait petit à petit. Petit à petit chaque génération marque son passage avec des travaux. » Le chez-soi est ici chez-nous, habité par la famille et les ancêtres, et la résidence une leçon du passé. Quand elle en aura enfin le temps, elle fera l’arbre généalogique de la famille.
8Cet informaticien de 37 ans n’a reçu, lui, qu’un immeuble de rapport qu’il s’emploie à rénover, et des étangs qu’il a sitôt remis en eau. Son but serait d’investir suffisamment pour que son patrimoine lui survive et qu’à partir de lui, une lignée familiale s’édifie : faire l’ancêtre comme cela se fait dans la famille de sa femme. « Mon père m’a laissé une maison et des étangs. J’aime bien la pierre, j’aime bien la terre, c’est dans ma nature. Il n’y a pas longtemps, j’ai failli acheter un château et ce qui m’a fait hésiter, c’est les impôts. J’aurais voulu laisser quelque chose à mes enfants. Je suis jeune, ça fait partie de mon souci. Quand je vois ma femme, elle a une famille où il y a vraiment un arbre généalogique et souvent quand on voit des choses chez ses parents elle dit : tiens, ça c’est mon grand-père, une madone de son arrière-grand-père qui a traversé les Alpes, qui a traversé les siècles. Peut-être dans deux ou trois générations, ce sera la même chose pour certains meubles, avec les étangs, par exemple. »
9Trois exemples du syndrôme de l’héritier, d’une même logique de réintégration des acquis conjugaux dans la famille d’origine, avec réactivation des rapports de filiation et recréation d’ancêtres. Logique dans un premier cas subie : la maison symbolise et renferme un excès d’autorité parentale, une menace ; la vie personnelle et de couple est sacrifiée à l’injonction paternelle. Dans le second cas choisie : l’autorité grand-paternelle est bienveillante et protectrice ; la vie de couple se coule apparemment sans dommage dans le lit ancestral. Dans le troisième cas, rêvé : derrière un désir de figure parentale forte et respectable se lit la recherche d’une union conjugale garantie par une puissance tutélaire. Ici l’ombre des parents fait obstacle à la vie de couple ; là elle l’aide ou l’aiderait à s’épanouir. Dans tous les cas, les épousailles avec la famille d’origine se font au nom du bonheur personnel, non de la soumission à une tradition. Elles sont contestées au nom de ce même impératif : obéissance aux volontés paternelles contre logique affective de libération.
10La technique qui consiste à s’acheter une maison de famille et avec elle des ancêtres, moins encombrants que les morts certes11 mais moins parlants aussi, témoigne d’une démarche voisine. L’adoption d’une parenté fictive n’exprime-t-elle pas en effet le désir de se faire adopter, désir dont la trace est visible dans le goût qu’ont tous les enfants d’aller dormir dans les maisons amies ? La reprise et le rachat d’une maison de famille dans l’esprit qu’on vient de décrire s’apparenteraient alors à une recherche de protection affective et de parrainage assez éloignée des rapports d’autorité autrefois décelables dans les rapports de transmission aristocratiques, par exemple.
Regarnir le nid
11Même les châteaux ne sont plus des lieux de culte ni de mondanités. Transformés en lieux de vacances et de plaisir, ils sont gardés davantage pour les séjours d’enfants et de petits-enfants que pour faire honneur au lignage12. L’horizontalité gagne sur la verticalité. L’ethnie mondaine passe désormais la saison chaude en ses châteaux moins pour accomplir ses rites sociaux que pour remplir ses devoirs familiaux. Et s’ils deviennent impropres à cet usage, elle les vend. C’est sur ce modèle horizontal que se conçoit aujourd’hui le plus souvent la maison de famille. Que ce soit celle des parents que l’on garde en souvenir et parce qu’un jour elle servira aux enfants, ou celle que l’on fera construire une fois la maison parentale vendue, cette maison est celle de la communauté de vie parents-enfants. Non celle du lignage, des ancêtres ou de la chaîne intergénérationnelle, mais ce chez-soi que les bourgeoisies naissantes européennes s’appliquèrent dès le XVIIIe siècle à séparer de toute activité productive, à ériger en sphère privée, et à cultiver avec dévotion dans l’intérêt exclusif des membres de la famille ; ce foyer familial retranché du monde qui apaiserait une classe ouvrière si dangereusement mal logée ; ce pavillon dont on voulut rendre l’ouvrier propriétaire et maître avec une famille dont il serait le chef ; cet intérieur dont les femmes se virent confier la garde, et avec lui, la tenue de la famille tout entière, auquel aujourd’hui les urbains portent plus de valeur qu’à la ville. Ce home conçu uniquement pour la vie familiale et qui, en deux siècles, a perdu tout caractère historique au point de sembler aujourd’hui naturellement et exclusivement affectif.
12Une maison familiale donc, plus qu’une maison de famille, pour retenir les enfants auprès de soi. Ainsi cet enseignant de 46 ans, propriétaire d’une maison principale et d’une maison secondaire, investit dans chacune d’elles non seulement ses revenus mais tout son avenir. Sa femme dit de lui « Mon mari a toujours eu le goût de s’affirmer comme ça. Il s’est constitué un patrimoine pour lui et pour ses enfants. Ce patrimoine, il veut le transmettre à ses enfants, c’est pour eux qu’il a fait ça. Nous nous sommes endettés une dernière fois pour faire des chambres somptueuses là-haut, une chambre à chaque enfant. Dans cette maison il y a trois salles de bains, quatre cabinets de toilettes. Il a fait tout ce travail pour donner à ses enfants un cadre de vie qui leur permettrait de s’épanouir au maximum. A terme, la maison devrait être transformée en trois studios qui reviendraient aux trois enfants et puis, nous, habiter au fond de la résidence. Et puis cette maison de l’Aveyron qui est énorme aussi, ce serait de laisser la grande maison aux enfants et puis nous, habiter le four à pain derrière. Son idée c’est que la famille reste au même endroit, un fief familial. »
13La maison du temps familial, par opposition au temps de la vie active, le siège d’une temporalité longue qui excède également la périodisation sociale de l’élevage des enfants. Cette secrétaire de 39 ans laissant la maison parentale à son frère cadet qui l’habite encore, projette d’acheter, avec le montant de sa part, une maison de campagne qui relancerait sa carrière de mère de famille : « Quand l’argent aura rapporté un petit peu on essaiera de partir du côté de P..., dans un petit village pas très loin de la plage en Normandie. On y a pensé beaucoup, c’est par là-bas qu’on ira, c’est sûr. On y mettra le temps qu’il faut. Mais ça sera avec les enfants, ça sera pas spécialement uniquement pour nous. C’est pour eux aussi. Ici (maison en grande banlieue) c’est un passage finalement, c’est la vie active, c’est pour le travail, il y a des moments c’est dur. Par contre, la maison en Normandie, ce sera un autre aboutissant, et puis ça sera quelque chose de mes parents. Moi j’arrive à faire la différence, c’est pas la même chose. Pour moi, ce sera un cadeau, un cadeau de la vie. » De même cette femme de 50 ans, agent de maîtrise dans l’administration, qui hérite avec ses deux sœurs de trois maisonnettes en Bretagne patiemment réunies par une mère veuve, entièrement dévouée aux siens : « C’est un petit village, il y a une voie sans issue et toutes les maisons se retrouvent là. C’est vraiment un petit noyau de maisons où on se retrouvera de toute façon un jour ou l’autre. Quand on vit à Paris onze mois sur douze, pour moi être là-bas c’est un repos, c’est un calme, oui cette maison c’est Maman, c’est ma grand-mère. C’est familial, je ne sais pas mais c’est ma vie, c’est toute mon enfance. Moi, je ne m’attache pas ici (maison en grande banlieue) parce que je me sens mal. C’est trop loin, j’ai mon travail, ça fait trop loin. Et mon mari aussi, qui est pourtant natif d’ici, sitôt qu’on a un week-end on s’en va en Bretagne, il vit là-bas, il est libre, il fait ce qu’il veut, il est bien. » Par ce retour à la maison-mère, le travail sera sans difficulté oublié comme un mauvais souvenir mais le nid, lui, sera-t-il regarni ? Rien n’est moins sûr. La volonté de se forger un domicile fixe dénote cependant un désir bien précis : celui de réalimenter la famille que l’on a fondée avec les capitaux affectifs d’origine, et ainsi parer à la phase du nid vide qui se superpose à quelques années près au retrait de la vie active.
Liquider
14Mais c’est lorsque la maison parentale est un objet de rejet que la logique affective apparaît le plus crûment. Tandis que pour certains l’enfance est un lieu désirable, d’autres répugnent au contraire à la fréquenter. Le désir de ne plus revenir sur ses lieux explique alors que l’on vende ou qu’on laisse tomber la maison héritée sans regrets. A cet homme de 54 ans, employé municipal, la maison parentale ne rappelle que de mauvais souvenirs, en particulier celui d’avoir été exploité par ses propres parents : « Moi j’ai vu la maison qui m’a vu naître tomber, personnellement ça m’a rien fait. Cet espèce de sentiment affectif à la maison qui vous a vu naître, c’est dérisoire. Ça dépend peut-être du milieu dans lequel on vit ou des souvenirs qu’on a avec quelque chose. J’ai travaillé comme ouvrier agricole jusqu’à 35 ans sans salaire. Il y a des choses affectives qu’on conserve et il y en a d’autres pas. » Avec son héritage, il se lancera dans un petit placement immobilier. Une jeune femme de 29 ans, photographe, se déclare soulagée de la vente d’une maison qui fut le théâtre d’une tragique désunion parentale : « Cette maison a été vendue à un peintre suisse, sans regret de ma part ni de la part de mon frère. On avait des mauvais souvenirs de cette maison, ça nous débarrasse. » Avec son héritage elle s’achète un appartement. Plus généralement, lorsqu’un héritier a « du mal à aller dans des souvenirs » et donc du mal également à s’en détacher, l’idéal est alors que la maison puisse être gardée par un membre de la fratrie que l’espace familial n’indispose pas.
15Lorsque le conflit familial a pris trop d’ampleur et que la vente du patrimoine peut être de meilleur rapport, la liquidation, décidée d’un commun accord, peut être totale. Cette femme de 39 ans hérite avec ses trois frères et sœurs de deux immeubles, assortis d’un testament-sanction rédigé par une mère implacable, qui n’attribue à ses deux filles rebelles que l’usufruit de l’immeuble le moins bien placé – la nue-propriété étant attribuée à leurs enfants – et à ses deux favoris (dont la femme en question) la pleine propriété de l’immeuble le plus avantageux. Avant même que la succession ne soit liquidée, la vente du tout est acquise sous la pression de la plus déshéritée, qui précisément a de gros problèmes d’argent, et par désir d’en finir avec « les histoires familiales ». L’espace est désinvesti par l’ensemble de la fratrie. La vente post mortem solde un contentieux qui avait déjà épuisé le groupe familial du vivant même de la mère : « Ma mère a voulu faire un testament sans consulter le notaire en fonction des rapports qu’elle avait avec ses enfants. Maman a élevé toute seule ses quatre enfants, elle avait une forte personnalité mais elle était très autoritaire. J’étais très proche de ma mère, mon frère l’était aussi mais mes deux autres sœurs, Maman était restée sans voir une de mes sœurs pendant 10 ans. Alors quand il arrive ce genre de choses, après il se passe de graves problèmes. Je crois que si Maman n’avait pas rédigé de testament la situation serait maintenant réglée. Maintenant c’est sûr, je pense qu’on va vendre. Ma sœur du Midi, ils ont de très très gros problèmes, ils régleront leurs problèmes avec l’argent qui va leur revenir. Et les problèmes de location d’immeubles sont trop compliqués. » L’argent permettra à la sœur répudiée, maillon faible de la chaîne, un rétablissement de situation. Notre héritière prévoit, elle, de faire construire une résidence secondaire dans le village où réside sa belle-famille.
16La vente peut aussi intervenir en l’absence de conflits (ouverts tout au moins) entre parents et enfants, sous la pression d’un co-héritier et sous l’effet de la loi du plus fort. Une femme de 38 ans, secrétaire, contrainte par ses frères de mettre en vente deux maisons familiales dont l’une qu’elle habitait, attribue le comportement du principal instigateur de cet acte à son « intéressement ». Ce frère, de tout temps favorisé par la mère, est le gagnant de la famille et encore capable aujourd’hui d’imposer sa volonté. Ce choix est celui de quelqu’un qui place l’argent avant la famille. Ce qui n’est pas le cas de la sœur. L’héritage, par le biais de ces ventes, a entraîné ici la rupture de la fratrie. « Dès la mort de ma mère, mon plus jeune frère nous a fait venir dans son bureau en disant : “voilà alors qu’est-ce qu’on fait ?” Moi la plus jeune, j’habitais dans la maison de mes parents et à l’unanimité, c’est-à-dire à la majorité, mes deux frères ont dit : “on vend tout” . En fait c’est mon plus jeune frère qui a décidé de tout parce que mon plus jeune frère est un homme d’affaires très intéressé par l’argent et qui avait tout organisé depuis la mort de Maman. Dans sa mentalité, l’argent passe avant tout et la famille passe vraiment après. Avant, on passait toujours Noël à A., maintenant c’est terminé. La rupture est faite. » Tous réinvestissent l’argent de la vente ; le frère cadet, dans ses affaires ; la sœur, dans un beau voyage en famille, des aménagements dans l’appartement, et divers placements « en attendant ».
17La vente de l’espace familial peut correspondre enfin à un mode de retrait familial, une stratégie de sortie préférée à une stratégie de protestation ; l’effet de la loi du plus faible. Suite au décès de son père, une psychologue de 40 ans « récupère » sur proposition de la mère une maison et un local professionnel, selon elle sans valeur, en fait sans possibilité d’utilisation immédiate. Ce qui la conforte dans le sentiment d’avoir été mal servie, déjà du temps de son père. Victime d’un partage jugé inique, et encombrée par des biens qui ressemblent plutôt à des « restes » elle procède à la mise en vente du tout : « Il y a un terrain à B. et puis un truc que je suis en train d’essayer de vendre qui a dû être un temps le cabinet médical de mon père, c’est-à-dire deux pièces qui sont complètement abandonnées, dans un état lamentable. C’est un truc inutilisable qui fait 30 m2, sans le moindre confort, sans le moindre intérêt, je ne vois pas ce que je peux en faire sinon le vendre. Le terrain de B., je l’avais jamais vu mais j’en avais entendu parler par mes parents, ils l’avaient depuis 25 ou 30 ans, j’en avais entendu parler comme d’un vaste terrain boisé avec une maison dessus. Le hasard du partage fait qu’au moment de l’héritage je récupère ce machin-là. C’est évidemment l’endroit qui n’intéressait personne. J’y vais, je tombe effectivement sur une maison en ruine, un ancien parc dont on soupçonne qu’il a été très beau, mais mi-terrain vague, mi-abandonné. Maintenant, il faut que je trouve un agent immobilier qui va me le vendre, qui va me liquider ce machin-là, sur lequel je vais payer des impôts. » Surmontant un désir de dispersion – « Faire le tour du monde, faire quelque chose de gratuit, qui serve à rien, quelque chose d’un peu fou, en marge, en rupture » –, l’héritière cède à l’obligation d’être raisonnable : acheter, une fois la vente réalisée, un studio à ses enfants et leur transmettre à chacun quelque chose.
18Qu’elles résultent d’un conflit antérieur avec les parents ou d’un problème de partage avec la fratrie13, ces liquidations aboutissent au divorce avec la famille d’origine. Selon que l’héritier a ou non l’initiative du divorce et que la famille d’origine est liquidée ou sacrifiée, le réemploi des capitaux se fait dans un esprit de libération ou de compensation.
19Epouser les siens, regarnir le nid, liquider, trois manières d’hériter et de se situer par rapport à la famille d’origine ; trois pôles plus exactement d’un système sous tension entre lesquels les héritiers oscillent, chacun d’eux étant le plus souvent à mi-chemin entre l’une ou l’autre de ces postures filiales, parentales et divorcées. L’appropriation des maisons de famille, lue à la lumière des trajectoires affectives d’héritiers, révèle combien vifs et personnalisés sont les sentiments des adultes envers leurs parents, plus souvent passionnels que tièdes. Ces sentiments ne sont certes pas les uniques déterminants du choix des héritiers, mais ils y contribuent d’autant plus efficacement qu’ils ne sont pas étrangers à la situation matérielle d’origine. Certaines maisons sont riches de biens et d’affection et gardées pour cela ; certaines sont vendues pour n’avoir laissé que des souvenirs de privations affectives et matérielles14.
L’héritier et le commis voyageur
20Si les raisons affectives semblent impérieuses et parfois sans partage, l’habitabilité de la maison de famille n’est bien sûre pas étrangère aux intérêts pratiques des héritiers, ni à sa valeur sociale de prestige. Son mode d’appropriation est ainsi dépendante de la trajectoire résidentielle et sociale des héritiers. Deux scénarios littéraires, l’Héritier de Claude Fessaguet, qui trouve dans la maison grand-maternelle sinon le bonheur, une situation sociale, et la Mort d’un commis voyageur 15d’Arthur Miller, qui meurt de ne rien pouvoir transmettre à ses fils, pas même sa maison, introduiront chacun à deux logiques opposées : la conservation des espaces à valeur notabiliaire et la vente des espaces qui en sont dépourvus.
21L’Héritier de Claude Fessaguet est l’histoire d’un jeune homme qui travaille dans un bureau et mène une existence calme avec sa mère, veuve depuis l’âge de trente-deux ans. Il est saisi par deux espaces, la maison de ses grands-parents paternels ou maison des Marot, et celle de ses grands-parents maternels, dite maison de Brest. Dans l’une, il cherche à retrouver la trace de son père, et celle de grands-parents qu’il lui a été interdit de connaître, un capital affectif. Dans l’autre, totalement habitée par des grands-parents qu’il avait pour devoir de visiter chaque été, il va trouver un capital social. Il ne peut hériter de la première et deviendra héritier de la seconde. Ainsi, lorsqu’avec son premier amour le héros tente de prendre possession de la maison grand-paternelle relativement modeste, dont pourtant il semble attendre beaucoup, et qu’il essaie de rétablir avec le père absent un lien que la mort a précocément interrompu, il a beau fouiller les tiroirs de la maison et les buissons du jardin, il n’y parvient pas. « Dans ces lieux, je n’allais pas entrer comme un héritier. Avec les biens matériels, aucune valeur morale, aucun mode de vie ne m’avaient été transmis. » La maison un moment peuplée de personnages imaginaires se referme sur elle-même. « J’avais même circulé la nuit, de pièce en pièce, sans lumière, mais, sous mes doigts, le crépi des murs, le satiné des meubles ne m’avaient rien rappelé ». Il échoue à recoller les morceaux de l’image paternelle. Il ne réussit pas davantage à faire renaître des grands-parents qu’on lui décrit sous les traits de beaux jeunes gens endimanchés. Cette maison reste muette. Elle n’est pas habitée, mais seulement hantée. Il se refusera à la vendre. Ayant également perdu son amour et sa liberté d’homme, et sans savoir très bien ce qu’il va y faire, il rejoint alors Brest, fief des grands-parents maternels. Là, un autre héritage l’attend, plus prestigieux : une maison et une entreprise familiale à reprendre, mais surtout, une place, la place qu’on lui a faite. « Il avait toujours été entendu que je prendrais un jour la direction de l’usine, et mes études avaient été orientées en ce sens ». Il est ainsi rappelé à diverses occasions au jeune homme que sa place est « dans la famille ». Contrairement au jardin des Marot, celui de Brest est rectiligne et surveillé. On ne peut y jouer, rêver, s’y égarer. Pourtant cet espace contraint de toute part devient attachant et sûr, parce qu’habité par une femme douée de certitudes ; parce qu’en lui remettant à l’âge de quatorze ans les clés du domaine, cette âme de propriétaire sut faire tomber l’enfant dans le piège de son unique passion ; parce qu’enfin Brest est un endroit où Clément existe socialement, où il lui a toujours « paru naturel d’être le petit-fils des Loubet ».
22Ce roman est celui d’un héritier manipulé par un couple malfaisant et qui, mené ainsi vers son destin, abandonne toute idée de bonheur personnel. « Ce serait trop facile, avait dit Boy, avec un petit sourire, si on pouvait comme ça échapper à son destin. » Ce livre est l’histoire d’une défaite affective. Mais c’est aussi l’histoire d’une réussite sociale, celle d’un jeune homme travaillant dans un bureau, qui « sans savoir pourquoi » retrouve une maison familiale prestigieuse, ce faisant, rétablit une situation sociale momentanément compromise par la mésalliance de sa mère, et troque son existence anonyme pour un statut de notable. Histoire édifiante d’un héritier malgré lui, version romancée d’une situation sociale typique où l’objet de l’héritage peut être choisi et conservé moins pour les sentiments qu’il éveille que comme instrument de reclassement social et comme capital de notoriété.
23La « protection » invoquée par le châtelain de Viollet-Le-Duc ne renvoyait pas à autre chose qu’à l’insertion de la maison dans le tissu social. De même, l’héritière enchantée de vivre parmi les cerises de son grand-père dont il a été question plus haut, l’était aussi de reprendre son rang. En prenant une option sur la maison de famille, elle avait fait un choix coûteux et dû contracter d’importants emprunts pour restaurer une maison fort ancienne ; un choix de vie aussi : elle qui aimait s’acheter des voitures se voit contrainte d’y renoncer ; un choix social enfin : elle gagne une notoriété locale qui est à ses yeux plus importante que sa carrière. « Tout le monde ne peut pas dire au XXe siècle que vous appartenez depuis des générations à une famille du Pays de... Je voudrais faire mon arbre généalogique, mais c’est le temps qui me manque. Je suis peut-être vieille avant d’avoir été jeune, peut-être, mais je suis pour les traditions, je suis très attachée à ces choses-là plus qu’à la valeur de l’argent. Tant que je peux rester ici je resterai. D’ailleurs j’espère terminer ma carrière ici, derrière ce bureau, je fais mon travail le plus honnêtement possible, je n’aime pas me mettre en avant. Je fais tout et après je me retire. »
24Même désir chez cette femme (cadre commercial, 43 ans), candidate au rachat de la maison à ses cinq frères et sœurs, de ne pas perdre, en retenant les lieux de l’enfance, les privilèges d’une exclusivité même surannée : « On a une maison en Bretagne au bord de la mer où on était tous habitués à passer nos vacances, j’ai même ma dernière petite sœur qui y est née. Du point de vue sentimental, c’est quelque chose d’énorme, et le jour où ma mère disparaîtra, il faudra bien prendre une décision. Si un jour elle doit être vendue, nous on aura la possibilité de la racheter, il y aura toujours quelqu’un qui s’arrangera pour la racheter, je ne pense pas qu’elle puisse partir, même en se mettant à deux ou trois. C’est mes arrière-grands-parents qui l’ont fait construire, et comme elle est au bord de la mer, la commune nous a pris un petit bout de terrain pour faire le passage. Il est certain que si la maison est vendue, les gens qui l’achèteront ne sauront pas que là, il y a un début d’escalier parce qu’avant le passage était privé, et les gens étaient obligés de descendre sur la plage pour remonter à l’autre bout. Ça nous on le sait maintenant, mais ça ne se saura plus. »
25Tel est l’avantage de la maison au pays sur la maison de banlieue. Tel est le drame du commis voyageur qui a non seulement échoué à donner une situation à ses fils mais sait également que sa maison ne leur sera d’aucun intérêt. Willy Loman, en homme lucide, a essayé par différents moyens qu’il ne maîtrise pas de la même façon de les acheminer vers une « situation ». Il les pousse aux études sans y croire tout-à-fait et ne cesse dans le même temps de leur prodiguer ses boniments de vendeur. Mais ses deux fils sont des bons à rien, même Biff, le plus prometteur des deux. La faillite professionnelle de Loman – il finit viré – se double d’une faillite familiale. Son fils échoue lui aussi. Willy alors, en un second temps, envisage la possibilité que Biff reprenne la maison et y fonde sa famille. Si Biff n’a rien pris (reçu, accepté) de lui qu’il puisse loger dans sa situation professionnelle, du moins pourrait-il prendre sa maison et y loger sa descendance. Linda, sa femme, et lui n’ont-ils pas tout de même cette victoire à leur actif ?
« Willy – Survivre à vingt-cinq ans de crédit, c’est... (...)
Linda – C’est une victoire, Willy, une grande victoire !
Willy – Bah, quelle victoire ? Un quidam va se pointer un jour et il mettra son nom sur la porte à la place du nôtre ! Si seulement Biff voulait prendre cette maison et en faire sa maison, son foyer ! »
(Acte 2)
Hélas ! Loman le sait, une maison de banlieue, qui en voudrait sinon un quidam ?
« Willy – Voilà ! tu trimes comme un âne toute ta vie, tu paies ta maison traite par traite, mois par mois, et quand enfin elle est bien à toi, il n’y a plus personne pour l’habiter, personne !
Linda – C’est ainsi chéri, ce qu’on gagne d’un côté on le perd de l’autre, c’est la vie.
Willy – Non, non, ma chère, non ! Il y a des gens qui construisent réellement quelque chose... »
(Acte 1)
26On peut imaginer que si Biff avait réussi, Loman eût été comblé de savoir une partie de lui-même logée dans les exploits professionnels du fils ainsi que dans une maison autre, sans doute plus prestigieuse. L’habitation concrétise ici le sentiment de soi que Loman cherche à loger à tout prix dans ses garçons, Biff notamment. Willy Loman, le commis voyageur s’est tué, à l’incompréhension de sa femme. Sur la tombe de son mari, elle questionne encore : « Pourquoi m’as-tu fait ça Willy, pourquoi ? La maison est entièrement payée aujourd’hui, entièrement Willy, nous sommes entièrement tirés d’affaire, libres de toute hypothèque Willy, entièrement libres, toi et moi, nous sommes libres, libres, libres ! » (Epilogue). Loman et Linda s’étaient réparti les tâches, lui l’avenir, elle le quotidien, tant et si bien que Loman disparu, elle ne sait plus raisonner autrement qu’à son habitude. Même la mort de son mari ne parvient pas à l’arracher de l’horizon de sa victoire sur les créanciers. Mais Loman voulait davantage : sortir de l’anonymat, que son nom ne soit pas recouvert par celui d’un quidam.
27L’histoire du commis voyageur est la version dramatique et désespérée de la condition urbaine actuelle des propriétaires qui, eux, savent laisser un capital, non un patrimoine, et se résignent à la stérilisation de maisons ainsi exposées à rester en jachère. Seule une origine rurale peut rendre encore aussi « désespéré » et véritablement embarrasser les héritiers. Cet instituteur de 49 ans qui hérite de son père, piètre volailler, de bâtisses en ruine et de terres maigrement exploitées, certaines convoitées depuis longtemps par la mairie, se voit acculé à liquider un empire fantôme et contraint de conclure la faillite paternelle. L’autorité municipale par chance facilite la vente d’un espace hanté par l’ombre du père, épargnant à l’héritier le choix d’une solution certes économiquement avantageuse pour lui, mais qualifiée de « finale » pour le père défunt. « Ces biens ont été pratiquement tous vendus. Mon père le savait bien, une partie de ses biens étaient en zone touchée, il savait depuis longtemps que ces parcelles étaient réservées par la mairie. Je le répète, mon père le savait très bien, sauf peut-être la maison, et heureusement il ne l’a jamais su parce que là ça aurait fait mal. C’est une maison qui à ses yeux représentait quelque chose. C’est son père qui l’avait fait construire et son père est mort au moment de la guerre de 14, et quand ma grand-mère paternelle est décédée, il n’avait qu’une idée, c’est d’avoir la maison. Alors j’aime autant que ça se soit déroulé en dehors de sa présence. Je pense d’ailleurs que dans une certaine mesure tout le monde a joué un petit peu le jeu pour que la solution finale n’intervienne pas de son vivant. De toute façon, la grande maison qu’ils occupaient à S., j’avais quand même pris conseil auprès d’autres gens, c’était pas viable, ou alors pour la remettre en état correctement, il fallait y engouffrer tout ce qui nous restait par ailleurs et pour arriver à quoi, une maison bien trop grande pour ma mère. » Avec le fruit de la vente, le fils, seul héritier légitime, reloge sa mère dans une nouvelle maison, rajoute une pièce à celle qu’il habite avec sa femme et ses enfants, et place le reste pour faire face à de futures dépenses universitaires. Ce régleur de 49 ans, terrorisé lui aussi par un ancêtre terrien irritable, garde la maison et l’espoir – ou la crainte – qu’un jour elle puisse abriter ses enfants en difficulté : « La maison dort en attendant qu’on y aille le week-end. On va tâcher de l’arranger un petit peu. Si ça va trop mal, je la louerai mais je ne la vendrai pas. Si je la vends, quand j’arriverai là-haut, je me ferai tuer, je serai déjà mort mais enfin... ça peut leur (les enfants) servir un jour. S’il y en a un qui a un problème au départ, c’est meublé, il y a de la vaisselle, il y a tout ce qu’il faut, il pourra toujours en profiter au départ, ils seront pas à la rue. » Cette mère de famille, également possédée par la tyrannie propriétaire d’une mère cultivatrice – « Ma mère disait “si je savais que la maison se vende, j’y mettrais le feu” » – n’aura pas eu cette chance. La maison est loin de tout, aucun enfant ne pourra jamais y habiter. Elle se résout donc à la reprendre pour elle – son mari prend justement sa retraite – à émigrer et à laisser la maison conjugale à sa fille. La sueur et les sacrifices dont les murs suintent encore retiennent également les héritiers. Ainsi une secrétaire de 39 ans qui sait devoir garder coûte que coûte la maison dont elle vient d’hériter : « Cette maison ça a tellement représenté, je les ai tellement vus, comme ils disaient à la campagne, gratter les fonds de tiroir pour payer cette maison. Et ce qui leur faisait de la peine ça m’en faisait aussi. »
28Mais de plus en plus, la pression affective des parents recule ; ceux-ci se doutent que leur maison finira un jour ou l’autre en d’autres mains. Elle sera gardée aussi longtemps que subsiste l’espoir d’y loger les enfants et que l’héritage constitue un réel capital de sécurité pour l’avenir. Après... chacun reprend sa liberté. En décidant de ne pas toucher le capital immobilier laissé par les parents, les deux héritières, toutes deux employées de production en usine, réalisent un double objectif : garder intact le souvenir des parents et jouir d’une réserve pour l’avenir « le plus longtemps possible ». « Cette maison, c’est moi et ma sœur qui avons voulu la garder. Ça a été spontané de la garder cette maison, parce qu’on savait toutes les deux qu’ils y tenaient. Moi j’ai connu l’après-guerre, j’étais gosse, j’ai travaillé dans les champs, à la ferme. C’est pour ça qu’on s’attache peut-être trop après aux choses parce qu’on a tellement eu du mal. Mes parents étaient comme ça, ils étaient beaucoup attachés à leur maison évidemment. On est parti du principe que s’ils (les parents) vivaient, la maison on ne l’aurait pas, ils en profiteraient, alors on l’a gardée en indivision, en espérant qu’avec ma sœur on s’entendra le plus longtemps possible. C’est un bâtiment qui garde sa valeur. J’ai mes filles qui sont grandes mais peut-être qu’une des deux la gardera, ça se fera au moment voulu, suivant la situation des enfants. »
29Quand la maison est sans usage pour ses héritiers, elle est alors vendue. Ici la vente des biens vacants se fait à regret : cet ouvrier peintre de 34 ans hérite avec ses onze frères et sœurs d’une maison de six pièces ; en dépit de ce qu’avaient pu espérer les parents, aucun d’eux n’est « intéressé16 ». Tous sont logés, et le sacrifice jugé excessif par rapport à la valeur commémorative de la maison. Celle-ci est vendue, mais les réunions familiales continuent. « Cette maison, mon père l’avait fait construire en 52-53. Entre nous il y a eu une mise à prix mais avec trois ou quatre millions en moins parce que c’était de la famille. Nous on était preneurs dans ce temps-là, on avait fait l’essai et puis on a dû reculer parce qu’on a eu des difficultés vis-à-vis des crédits, on ne pouvait pas la prendre aussi facilement que ça. Alors elle a été mise en vente. Il y en avait qui étaient quand même assez loin, soit d’autres qui avaient hérité de belle-mère ou de beaux-parents. J’avais un frère qui était à M., j’ai une sœur qui est à S., alors c’était pas possible. J’avais une sœur à B. mais ça faisait trop loin aussi, et j’avais un frère à B. mais lui il travaillait tout seul, il ne pouvait pas de ce temps-là. Elle s’est mise en vente à regret parce que c’est quand même le plus beau cadeau de souvenirs mais il faut bien réfléchir dans la vie, si c’est pour se gâcher toute une vie pour faire un plaisir, nous on avait bien aligné les choses, ça aurait été difficile. Ma mère disait toujours : “je pense que sur les douze il y en aura au moins un qui la reprendra”, et puis ça s’est pas fait. Pourtant question de confort elle avait tout. On a eu la vente et après on s’est revus encore, on se revoit toujours, mes frères et mes sœurs se revoient, on s’envoie les neveux, il y a une suite quand même qui est restée amicale. » L’argent de la vente a été utilisé en un premier temps à la modernisation de petit matériel agricole, puis une fois celui-ci revendu, à l’achat d’une maison principale. Pour ce cadre supérieur de 54 ans, au contraire, qui a toujours été pensionnaire, la cession de la maison maternelle à ses frères et sœurs cadets restés beaucoup plus modestes que lui se fera sans regrets. Sa vie, façonnée en pension et par lui seul, ne le leste d’aucune attache particulière. L’indivision laisse aux cadets la jouissance d’une maison qui fut surtout leur maison d’enfance, sans qu’ils aient à racheter immédiatement la part de leur aîné : « L’indivision, ça correspond au fait que ma sœur et mon frère y ont beaucoup plus vécu que moi. Pour eux c’est leur résidence secondaire. Alors je n’ai pas l’intention de demander ma part. Je n’y suis pas attaché comme ma sœur et mon frère peuvent l’être. J’ai quitté le foyer familial à onze ans pour aller en pension. Ensuite je suis revenu de façon assez peu récurrente et ça m’a donné un esprit de liberté17. »
30On peut voir désormais comment raisons familiales et raisons sociales se conjuguent. Côté héritiers, lorsque la valeur économique et sociale du patrimoine est faible en termes absolus (maison mal située, dans un bassin d’emploi trop étroit ou au contraire trop vaste) ou relatifs (héritiers en ascension sociale), la distance sociale entre transmetteurs et héritiers réduit la pression affective : la maison peut être vendue, comme dans le cas du cadre commercial et de l’instituteur. Inversement si la distance sociale est faible, la pression affective des parents reste efficace et les héritiers résistent à la vente, comme dans le cas du régleur et de la mère de famille. Côté transmetteurs, la pression affective semble d’autant plus forte que les capitaux transmis sont faibles ; elle se réduit quand les enfants ont pu être dotés de capitaux autres.
Garder, vendre, « concrétiser »
31Garder, vendre, réinvestir : les solutions ne manquent pas qui permettent aux héritiers de ménager le souvenir familial, préserver une jouissance personnelle, le cas échéant en tirer profit. Du point de vue strictement économique, le renouvellement du parc immobilier se faisant de plus en plus en milieu périurbain, la vente devrait normalement prendre le pas sur la conservation des biens de famille. Seul le marché de la résidence secondaire, dont la localisation peut être revalorisée grâce à des stratégies de conquête notabiliaire, pourrait résister à cette tendance. Le fait qu’à l’heure actuelle la réception d’héritages ou de donations augmente la probabilité d’être propriétaire d’une résidence secondaire, alors qu’elle est sans effet sur la propriété de la résidence principale et du logement de rapport, tendrait à le confirmer.
32Nous avons déjà montré comment, après avoir vendu, les héritiers réinvestissent ces fonds dans un nouveau logement ou dans la consolidation d’un projet immobilier déjà engagé. Or nombre de ceux qui héritent de valeurs mobilières font de même. Notre population comprenait deux types d’héritiers : ceux dont l’héritage est pour l’essentiel constitué de liquidités ou de valeurs mobilières (peu nombreux), et ceux qui ont hérité à la fois de biens immobiliers (parts d’appartements, de pavillons, de fermes, de maisons de campagne, d’immeubles de rapport, ou de terrains) et de liquidités et/ou de valeurs mobilières (la majorité des cas)18 . Les premiers ont en commun d’avoir tous, à l’exception d’un seul, réinvesti leur héritage dans un projet immobilier. Les uns se sont acheté un appartement, les autres une maison de campagne. Les plus gâtés ont même pu distribuer à leur enfants de quoi se lancer dans l’accession à la propriété ; les moins nantis ont dû compléter avec un emprunt bancaire. Ceux qui étaient déjà multi-propriétaires ont profité de l’occasion pour engager des travaux dans leur maison de campagne. Les seconds, dans la majorité des cas, ont conservé les biens hérités en habitations principales ou en résidences secondaires, seuls, en indivision, ou en ayant racheté les parts de leurs co-héritiers, et utilisé l’argent disponible soit pour s’acheter un appartement ou acheter des chambres de bonnes à leurs enfants, soit pour rénover l’immeuble hérité et le remettre en usage. Les biens immobiliers vendus sont des immeubles de rapport, des bâtiments ruinés, des maisons qui « n’intéressent personne » en raison de leur localisation ou de leurs caractéristiques propres (inconfort, style etc.), ou lorsque la maison fait double emploi, ou que certains héritiers ont besoin d’argent. Au total, sur 40 logements transmis, 28 sont restés dans la famille. Toutefois, la conservation des biens immobiliers hérités peut être temporaire19 et choisie comme solution d’attente (avec le cas échéant mise en location) soit parce qu’on ne veut pas se défaire sitôt après la mort des parents de leur lieu d’habitation ; soit parce qu’on souhaite ménager l’avenir, se réserver des possibilités futures, pour la retraite, pour les enfants. Mais si aucune de ces opportunités ne vient à prendre corps, le bien sera vendu plusieurs années après20.
33Si donc la « maison de famille » a un avenir limité, elle continue néanmoins à se transmettre d’une autre façon21. Par le biais de stratégies de concrétisation qui peuvent emprunter différentes modalités (conservation, retransmission, reconversion), la famille aménage son nomadisme (vacancier, familial ou professionnel) tout en préservant le souvenir des siens. Telles sont les solutions qui lui permettent de valoriser simultanément le patrimoine économique et le capital affectif lui venant en héritage, et le cas échéant d’en tirer prestige. Telles sont les nouvelles manières de faire passer l’amour de la maison de famille, de génération en génération.
Notes de fin
1 Sackville-West, V., 1989, l’Héritier, Salvy éditeur, Paris, p. 127.
2 Laferrêre, A., 1990, Successions et Héritiers, INSEE, Cadrage n° 4.
3 Gotman, A., 1989, « Familles, générations, patrimoines : une question urbaine », in les Annales de la Recherche Urbaine, n° 41, pp. 87-97.
4 Daumard, A., 1965, Maisons de Paris et Propriétaires parisiens au XIXe siècle, Ed. Cujas, Paris.
5 Davidoff, L. & Hall, C., 1987, Family Fortunes. Men and Women of the English middle class 1780-1850, Hutchinson, Londres.
6 C’est sur cette partie du patrimoine immobilier que se concentre l’analyse.
7 Gotman, A., 1988, Hériter, PUF, Paris.
8 Testament de Monsieur de Montesquiou-Fezensac (1845).
9 Allusion aux « habitants du pays » qui savent trouver ici refuge, aux moissonneurs et aux pasteurs qui travaillent à l’exploitation de la ferme.
10 Viollet-le-Duc, E., 1873, Histoire d’une maison, Berger-Levrault, Paris, 1978.
11 Augé, M., 1989, Domaines et Châteaux, Le Seuil, Paris.
12 Mension-Rigau, E., 1990, l’Enfance au château, Rivages, Paris. Voir aussi dans un article de Madame Figaro (Août 1987) intitulé « Faut-il garder les maisons de famille ? » : « N’allez pas croire que la maison de famille est morte. Le temps privilégié des familles reste les vacances. Seulement elle change de look : la très grande de plus de six pièces est en voie de disparition. »
13 Sur le thème du partage successoral et de la fratrie, voir Hériter, chapitre 5 ; et Gotman, A., 1990, « L’impossible partage », in Autrement, n° 112, février, pp. 95-99.
14 Fessaguet, C., 1985, l’Héritier, Gallimard, Paris.
15 Miller, A., 1988, Mort d’un commis voyageur, Actes Sud-Papiers, Paris.
16 On peut noter comme le sens et la connotation du mot varient, de prédateur à preneur.
17 Enquête Actifs financiers, 1986, INSEE.
18 Seuls les cas où les fratries sont pleinement héritières ont été retenus ici. Quand celles-ci sont co-héritières avec un parent veuf, le sort des biens dépend prioritairement des options de ce dernier.
19 Les héritiers ont été interrogés au maximum cinq ans après le décès de leur(s) parent(s).
20 Il faudrait vérifier si ce taux élevé de conservation n’est pas caractéristique de la catégorie sociale des héritiers et lié au fait que la valeur d’usage de leurs héritages, encore fortement ruraux, est tendanciellement supérieure à leur valeur marchande.
21 Ces résultats auraient à être confirmés. On ne dispose pas en France d’une étude comparable à celle qui a été faite en Grande-Bretagne sur l’héritage immobilier (hamnett, C., Harmer, M., Williams, P., 1989, Housing Inheritance. A national survey of its scale and impact, The Housing Research Foundation. D’après cette étude, la vente des biens immobiliers hérités intervient dans plus de 2/3 des cas ; mais s’il apparaît que seulement 25 % de l’argent issu des licitations immobilières est réinvesti dans l’immobilier, il s’agit là de l’utilisation immédiate de l’héritage. L’étude ne tient pas compte non plus des éventuels réinvestissements immobiliers effectués ultérieurement à l’aide des valeurs mobilières héritées, valeurs mobilières qui, rappelons-le, occupent dans les portefeuilles de nos voisins une place plus importante que celles qu’elles ont dans la composition des patrimoines français.
Auteur
Chargée de recherche au CNRS, Institut parisien de recherche : architecture, urbanistique, société
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