Chapitre VIII. Familles africaines en France : de la parenté mutilée à la parenté reconstituée
p. 157-171
Texte intégral
Permanence et changement des systèmes de parenté en Afrique
1La venue en France depuis les années 70 de nombreuses familles originaires d’Afrique sud-saharienne pose un certain nombre de problèmes d’adaptation des structures de parenté à un environnement radicalement différent.
2En effet, même si le profond mouvement d’urbanisation et les divers bouleversements sociaux et culturels qu’ont connus les pays africains depuis les indépendances ont contribué à faire naître des réalités familiales nouvelles, se rapprochant parfois dans certains milieux des modèles occidentaux actuels, les références aux anciennes structures lignagères n’en continuent pas moins, dans la plupart des cas, d’inspirer les comportements vis-à-vis de la parenté. L’exode rural, par exemple, n’a pas fait disparaître les réflexes traditionnels de recours à l’aide de tel ou tel parent déjà installé en ville, ni le retour régulier des migrants en quête d’appui matériel et de réconfort affectif au sein du groupe familial demeuré au village. Jean-Pierre Dozon1 a pu noter la persistance des systèmes lignagers en milieu rural, même dans le cadre d’une économie « moderne » de plantation, et observer qu’au niveau de la ville se développent des entités familiales nouvelles à mi-chemin de la famille étendue et du système lignager. Seules les couches urbaines très favorisées lui semblent se rapprocher du modèle de la famille nucléaire. Mais on peut toutefois se demander ce qu’il va advenir de ces systèmes d’organisation familiale lorsque la migration les transporte dans des sociétés urbaines constituées de longue date et qui ont sécrété et imposé des modes de vie radicalement différents de ceux qui avaient cours dans le milieu d’origine.
3Dans le cas qui nous occupe ici, la distance apparaît d’autant plus grande que les structures familiales existant en Afrique sont très différentes de celles connues en France, aujourd’hui comme hier . Il y a bien sûr en Afrique sud-saharienne plusieurs modèles d’organisation familiale et les transformations sociales autant que les échanges d’influences dus à la multiplicité des contacts entre sociétés différentes ajoutent encore de nombreuses nuances à la diversité des structures d’origine. Toutefois, un certain nombre de caractéristiques prédominantes se détachent avec une certaine netteté de cette complexe et changeante diversité, caractéristiques qui s’opposent à celles des divers modèles familiaux européens : la polygamie, la faible consistance du couple, la fréquente absence du père du champ éducatif et l’importance du rôle des collatéraux. Les réalités de la famille africaine sont quelquefois si éloignées de ce que les cultures européennes se représentent sous ce vocable que certains auteurs se refusent à utiliser le concept de famille et lui préfèrent les termes de clan ou plus fréquemment de lignage, comme Marc Augé2. Le lignage désigne une réalité plus étendue que la notion de famille puisqu’il englobe les ascendants disparus et les descendants à venir autant qu’il intègre les divers collatéraux de l’élément central du lignage, le père dans certaines sociétés, la mère dans certaines autres. Matri-lignage et patri-lignage seraient donc les deux modèles centraux de l’organisation familiale africaine, modèles autour desquels se sont développées de nombreuses variantes à la fois dans l’espace et dans le temps. Ces divers systèmes ont en commun d’inclure dans le lignage un très grand nombre d’individus, au point que, comme le notait S.F Nadel à propos des Nupé du Nigéria3 : « Il y a dans chaque famille un certain nombre de “parents” que l’on connaît comme dengi (parents), sans que personne puisse dire exactement le degré ni la nature de la relation ». A partir de cette constatation, Nadel distingue la famille « théorique », vaste et imprécise et la famille « réelle » fondée sur la proximité résidentielle et l’intensité des échanges quotidiens. Celle-ci, désignée chez les Nupé, comme chez de nombreux autres peuples de l’Ouest africain, par un terme qui signifie « maison » forme en fait la véritable unité de base de la parenté africaine, le lignage censé regrouper toute la descendance de l’ancêtre fondateur étant vécu par les individus comme une référence beaucoup plus abstraite.
4C’est donc par la fréquence des rencontres plus que par la référence à des généalogies souvent floues que l’individu africain identifie sa parenté et de ce fait va développer l’habitude d’attribuer à ceux qui vivent dans son entourage des relations de parenté que souvent ceux-ci n’ont pas réellement avec lui. Ainsi les hommes de même génération vivant dans la même concession se dénommeront-ils « frères », même si, dans la réalité ils sont cousins ou parents par alliance, voire quelquefois totalement étrangers. De la même façon, les hommes de la génération précédente seront appelés « pères », même si la réalité des liens avec eux est de nature avunculaire. De là découle aussi la possibilité d’inclure symboliquement dans le groupe familial des gens qui n’en font pas partie mais se trouvent dans une relation de proximité résidentielle ou de proximité affective. La transposition du lignage dans un autre contexte résidentiel peut donc se faire avec d’autant plus de facilité que cette entité a moins d’importance et de réalité que les liens susceptibles d’être tissés avec les futurs partenaires rencontrés dans leur nouvel environnement.
5L’organisation de la famille africaine, quel que soit le modèle structurel de parenté sur lequel elle s’appuie, définit en général des normes précises de comportement entre les divers protagonistes. Pour l’enfant, l’acquisition de ces normes constitue une première forme de socialisation. Le type de comportement requis est en général très différent selon que l’on s’adresse à ses parents directs, à ses grands-parents ou à ses oncles et tantes paternels ou maternels. Chacune de ces relations présente un caractère d’univocité : respect, affection ou encore agressivité transformée en dérision rituelle que les anthropologues qualifient de « parenté à plaisanterie ». Ce qui assure l’équilibre de l’individu et l’harmonie du groupe au sein duquel il vit, c’est beaucoup plus le contenu de ce type de relation que la nature du partenaire avec qui il l’entretient. Dans un contexte de fort éloignement du milieu d’origine, comme celui que peut créer l’immigration dans un pays comme la France, l’enjeu sera donc plus de retrouver le contenu et la signification des relations familiales que de garder le contact avec ceux qui faisaient l’objet de telles relations.
6Tout cela va susciter un certain nombre de perturbations au sein des familles immigrées dans la mesure où le même partenaire pourra difficilement accepter d’entretenir avec les autres des relations de contenu différent. Mais, en même temps, va se développer toute une recherche de recomposition de la dynamique des rapports familiaux, par le biais de l’identification de nouveaux partenaires susceptibles de faire l’objet du transfert de la relation qui aurait dû avoir cours avec un parent désormais absent. Les familles immigrées parviennent d’autant plus facilement à mener à bien cette recomposition de la dynamique des rapports de parenté qu’elles disposent au préalable d’une certaine expérience de l’immigration et des conduites à adopter dans une autre société pour y maintenir les traits essentiels de leur personnalité culturelle. En ce sens, les groupes ethniques ayant accumulé une longue expérience de la vie en France à travers l’immigration en communautés de célibataires se trouvent sensiblement avantagés pour aborder la délicate étape de l’immigration familiale.
Le temps des communautés sans femmes
7Pendant longtemps, les migrations africaines vers la France n’ont concerné que des hommes, mariés ou célibataires, mais vivant seuls. Cette longue absence des femmes s’explique par les conditions dans lesquelles se sont déroulées les migrations en provenance du continent africain. La flotte française recrutait depuis le XIXe siècle des soutiers vivant parmi les populations riveraines des fleuves navigables : Sénégal, Niger, Casamance, qui représentaient les voies de pénétration les plus praticables vers le cœur du continent. Après de premières expériences dans la navigation fluviale, ces soutiers purent proposer leurs services aux navires marchands qui effectuaient de longues traversées entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Sud. Les occasions de contact avec les ports français se multiplièrent et permirent les premières véritables implantations de travailleurs africains à Marseille, au Havre et à Bordeaux. Dès les années 30, l’administration coloniale s’inquiétait de ce que beaucoup de jeunes africains qui s’engageaient dans la marine eussent en réalité pour but de gagner la France et de s’implanter parmi les communautés de dockers et de travailleurs qui y étaient déjà installées4. En raison de cette attraction par les activités maritimes, la migration vers la France allait surtout être le fait des ethnies riveraines des fleuves et en particulier de l’une d’entre elles.
8Les Soninké, appelés aussi Sarakollé, peuple représentant environ 500 000 personnes réparties dans la haute vallée du fleuve Sénégal, dans une zone frontalière entre le Mali, la Mauritanie et le Sénégal, constituent en effet près du tiers des quelques 200 000 ressortissants d’états africains vivant en France5 et l’essentiel des travailleurs vivant en foyers. Les systèmes d’organisation familiale et sociale existant au sein de cette ethnie doivent donc être décrits dans leurs traits essentiels pour comprendre les processus d’adaptation par lesquels ils passent dans le contexte de l’immigration en France.
9L’organisation familiale des Soninké est de type patrilignager, c’est-à-dire que la transmission des noms, des pouvoirs et des biens se fait en ligne paternelle, l’aîné transmettant à sa mort ses prérogatives à celui de ses frères cadets qui vient immédiatement après lui dans la hiérarchie des âges. L’unité familiale de base est le kimu, terme d’origine arabe signifiant littéralement la maison et qui sert à désigner à la fois l’unité résidentielle, le groupe familial et l’unité de production agricole. Le kimu correspond, en fait, à une famille étendue regroupant autour d’un patriarche polygame tous ses frères cadets avec leurs enfants et les épouses de ceux-ci, ainsi que tous ses fils mariés et célibataires. Au-delà du kimu existe une entité familiale élargie qui est le ka ; celui-ci est fondé sur un sentiment d’ascendance commune vis-à-vis d’un ancêtre prestigieux. Tous les Soninké prétendent descendre de Dinga – le héros fondateur du groupe – et de ses trois épouses desquelles il aurait eu quatorze fils, chacun étant revendiqué comme l’ancêtre des différents ka, considérés comme autant de lignages aristocratiques parmi lesquels se recrutent les chefferies villageoises et régionales. Les mariages se font entre ces divers ka et présentent donc un caractère exogame par rapport aux entités familiales ; en revanche, ils sont strictement endogames par rapport aux castes. Les Soninké constituent en effet une société divisée en castes héréditaires marquées par des statuts sociaux demeurés jusqu’à aujourd’hui extrêmement inégalitaires6.
10Trois grands types de castes peuvent être distingués : les nobles appelés Hoore, les gens libres appelés nyakamalaw, exerçant en général divers métiers artisanaux, et les anciens captifs appelés kome. Il existe plusieurs subdivisions à l’intérieur de ces castes que l’expérience des migrations ne semble guère avoir altérées. Dans les foyers de travailleurs de la région parisienne tout comme dans les « maisons communautaires » que les Soninké possèdent à Dakar ou à Abidjan, on continue à se définir par rapport à sa caste originelle et les comportements relationnels demeurent fortement imprégnés par ces appartenances. Mais là aussi, les relations entre castes passent par le biais de références aux relations de parenté.
11Comme la plupart des populations de l’Ouest africain chez lesquelles domine un système d’organisation patri-lignagère, les Soninké connaissent trois types de relations de parenté au sein du groupe familial étendu. Pour un individu masculin égo 1, les relations avec les parents, les grands-parents et les frères aînés obéïssent à une obligation de strict respect impliquant des attitudes de soumission totale : interdiction d’adresser la parole à ceux-ci, de contester leurs propos ou de refuser leurs ordres, impossibilité de les regarder en face ou de se présenter à eux dans des tenues jugées incorrectes. De ce fait, il est pratiquement exclu qu’il puisse cohabiter dans la même pièce que l’un de ses aînés en ligne directe ; dans l’immigration, malgré les difficultés matérielles rencontrées, cet interdit de promiscuité entre aînés et cadets ou pères et fils demeure strictement respecté7. Cette relation est appelée, dans la plupart des langues de l’Ouest africain, « parenté de crainte » ou le plus souvent « parenté de honte ». Elle se projette aussi dans le champ social et les membres des castes d’anciens captifs sont tenus d’observer vis-à-vis des nobles une attitude d’humilité et de soumission, même si la réalité de leurs rapports ne reflète plus un authentique état de servilité.
12Pour un égo masculin, l’oncle maternel et la parenté utérine masculine en général feront l’objet d’une relation fortement affective, appelée fréquemment « parenté d’amour » dans les langues africaines. Il en sera de même pour la tante paternelle et la parenté paternelle féminine. L’oncle maternel est tenu de se montrer particulièrement bienveillant envers ses neveux et nièces et il est même de bon ton qu’il s’efforce de les protéger contre les excès d’autorité et de sévérité de leur père ou de leur mère. C’est souvent lui qui prend en charge les frais de scolarité des enfants que les familles envoient faire des études en ville ou à l’étranger. Dans le contexte de l’immigration, les relations affectives se situeront surtout entre les cousins par la tante paternelle ou l’oncle maternel. S’il y a un espace intime à se partager, ce sont ces partenaires là qui y cohabiteront. Ce type de relation existe aussi dans le champ social et certaines castes se trouvent alliées à d’autres par une relation de bienveillance réciproque, comme c’est le cas chez les Soninké de certains clans nobles avec les cordonniers. Ils se doivent une assistance mutuelle et peuvent échanger des confidences avec la certitude que celles-ci ne seront pas ébruitées à l’extérieur.
13Enfin, toujours pour l’homme, existe un troisième type de relation qui concerne pour égo l’oncle paternel et la tante maternelle essentiellement et qui adopte un caractère de défoulement ludique ou quelquefois même agressif : la « parenté à plaisanterie », notion qui a toujours suscité l’intérêt des ethnologues car elle remplit une fonction très importante tant par rapport à l’équilibre psychologique de l’individu que par rapport à l’harmonie de la société. Cette relation inspire aussi de nombreux comportements par rapport à d’autres groupes ethniques ou d’autres groupes sociaux. Elle lie des clans ennemis dans le passé qui trouvent à travers la plaisanterie ritualisée une manière de rappeler cette rivalité, tout en lui donnant un contenu inoffensif. Elle lie aussi des groupes sociaux dont les fonctions peuvent être considérées comme antagoniques, comme par exemple les marabouts qui, dans les sociétés islamisées, prononcent les formules rituelles consacrant à Dieu les animaux abattus, et les bouchers procédant à l’abattage sans avoir compétence pour réciter ces formules. Entre nobles et anciens captifs, pourtant liés par une stricte relation de respect, il existe toutefois des possibilités de renversement des obligations de comportement grâce à une relation de parenté à plaisanterie qui ne peut s’exercer qu’entre gens de sexe différent. Ainsi, l’ancien esclave tenu de manifester envers son maître une attitude de soumission et d’humilité extrême pourra-t-il se permettre de « chahuter » l’épouse de ce dernier sans risquer aucunement de s’attirer ses foudres. Le contenu de ces plaisanteries est souvent de nature obscène pour bien prendre le contre-pied des obligations de décence qu’impose la parenté de honte. Il arrive quelquefois que la parenté à plaisanterie prenne la forme d’un geste agressif : bourrade, jet d’un objet en direction de quelqu’un, voire même coup de pied « irrévérencieux ». Dans les foyers de travailleurs, de telles scènes s’observent sans que celles-ci suscitent autre chose que des fous rires. Les prétextes à plaisanteries rituelles sont en effet très fréquents du fait de la présence de plusieurs collatéraux de la parenté paternelle qui se sont déplacés du village d’origine vers les foyers, souvent appelés « villages-bis », donnant l’occasion à nombre d’entre eux de retrouver dans ces lieux un « petit oncle », jeune frère de leur père, envers qui ils vont pouvoir se défouler des nombreux interdits comportementaux que leur impose la reconstitution d’un univers social de type villageois et féodal. De ce fait, l’ambiance des foyers, même dans les pires conditions de pauvreté et d’inconfort, demeure toujours marquée par une bruyante et tonique gaieté et depuis le développement de l’immigration familiale, on note même une accentuation de ce caractère. Les samedis et dimanches en particulier, femmes et enfants viennent au foyer pour y retrouver l’ambiance villageoise et les rapports sociaux peuvent trouver, grâce à leur présence, à s’équilibrer encore davantage. Toutefois, la fin des communautés sans femmes n’est pas sans susciter de nouveaux problèmes qui vont appeler le développement de nouvelles dynamiques d’adaptation en retour.
La polygamie cachée
14La présence de femmes et de familles africaines en France est apparue bien avant les années 70, mais il s’agissait là d’une population d’étudiants ou de stagiaires issue des milieux sociaux aux attitudes relativement « modernes » par rapport à l’organisation de la vie familiale. Dans le cas des Soninké, population rurale et analphabète représentée en France essentiellement par des travailleurs sans qualification, l’immigration familiale a été extrêmement tardive. Elle est paradoxalement liée aux mesures prises par le gouvernement français pour diminuer les flux migratoires afin de faire face aux conditions créées par la « crise économique » des années 70. Jusqu’en 1974, année où le gouvernement Chirac décrète la « suspension » de l’immigration économique, les Soninké et leurs voisins Toucouleurs, Khassonké, Bambara et autres ethnies sahéliennes pratiquaient une forme de chaîne migratoire qui consistait à permettre des relais entre ceux qui se trouvaient en France et ceux qui se trouvaient au pays d’origine. La plupart des observations réalisées à cette époque8 avaient permis d’établir que la migration en France s’organisait selon des séjours dont la durée diminuait au fil du temps. Le premier séjour durait en général autour de dix ans et concernait principalement de très jeunes hommes qui devaient d’abord rembourser à leurs aînés les avances reçues pour payer le voyage et ensuite accumuler l’épargne nécessaire à la dot et aux frais de mariage, tout en transférant régulièrement d’importantes parts de leurs revenus vers leurs parents restés au village. Le premier retour au pays permettait de prendre femme et d’installer son ménage. Il faisait l’objet d’un séjour s’étendant de six mois à un an. Par la suite, le mouvement migratoire s’organisait selon des séjours de deux à trois ans en France, interrompus par des retours au pays pour des périodes de un à deux ans, ces retours étant souvent marqués par la prise d’une seconde et d’une troisième épouse. Progressivement, les séjours en France se réduisaient et le temps passé au pays augmentait jusqu’à donner lieu à une réinstallation définitive. Mais ce système de très longs séjours au pays n’était possible que parce que, dans l’intervalle, un frère cadet venait occuper l’emploi et la résidence laissés vacants par l’aîné et qu’il pouvait donc espérer retrouver plus tard. Ce système de permutations familiales n’a plus été possible lorsque l’arrêt des flux migratoires a interdit l’entrée de « nouveaux » migrants sur le sol français et a de ce fait réduit la durée des séjours au pays à un maximum de trois mois.
15Ne parvenant plus à équilibrer leur existence entre la famille demeurée au pays et la communauté installée en France, de nombreux chefs de familles décidèrent de se faire rejoindre par leurs femmes et leurs enfants. Ils purent profiter au départ de conditions juridiques propices au regroupement familial et s’efforcèrent, par la suite, de trouver des moyens irréguliers d’entrée sur le territoire français, créant en cela un mouvement d’immigration familiale clandestine dont les protagonistes se retrouvaient dans des situations assez particulières : le père disposait d’un titre de séjour régulier, les mères et une partie des enfants étaient en situation d’infraction par rapport au séjour et donc théoriquement expulsables, tandis qu’une autre partie des enfants, nés en France, étaient considérés comme potentiellement français. La complexité de la situation administrative de départ se doublait d’une égale complexité au niveau de l’organisation familiale.
16En premier lieu, la plupart des familles comportaient plusieurs épouses, ce qui pose un certain nombre de problèmes dans une société qui ignore ce phénomène. Les premières dynamiques de transformation apparaissent alors à l’occasion des contacts avec la société d’accueil et son administration. Il convient de trouver des appellations relationnelles qui soient à la fois compréhensibles et acceptables pour cette dernière. Aussi les co-épouses deviennent-elles en général des sœurs. L’épouse principale, autrement dit la première femme, est seule présentée par le mari comme l’épouse légitime, les autres devenant les sœurs cadettes de celle-ci. Dans la plupart des familles immigrées polygames que nous connaissons, l’appellation de sœur est adoptée systématiquement par les co-épouses et va être utilisée dans tous les contacts qu’elles pourront avoir avec les membres de la société d’accueil. C’est sur un rang sororal que va se décliner désormais la hiérachie traditionnelle des co-épouses. La première épouse sera la « grande sœur » dont les autres deviendront les « petites sœurs », terme générique inédit contrastant avec les appellations qui ont cours dans les langues africaines, où il existe toujours des mots assez précis pour désigner l’épouse principale et les épouses secondes. La logique linguistique de ces nouveaux termes de parenté va s’étendre aux modes de relation qui vont définir les positions des autres membres du groupe familial. Les enfants vont prendre l’habitude de désigner les autres épouses de leur père par le terme de tante. Comme ils perdent assez vite la connaissance de la langue de leurs parents et qu’ils n’ont pas toujours, dans ce nouveau contexte, la possibilité d’entretenir une relation avec une véritable tante, un certain nombre de confusions vont se répandre dans leur interprétation des rapports familiaux. Parfois le contenu de la relation avec la co-épouse de leur père va s’inspirer de ce qu’il est dans la relation traditionnelle avec la tante maternelle, c’est-à-dire un rapport de parenté à plaisanterie.
17Cette constatation pose un problème d’interprétation dans la mesure où les enfants nés en France n’ont pas l’expérience des règles relationnelles avec les divers éléments de la parenté et qu’ils se trouvent isolés du milieu social où ils pourraient acquérir la pratique et la connaissance de celles-ci par mimétisme. Y-aurait-il une recherche inconsciente d’un équilibre relationnel dont l’enfant ressentirait confusément la nécessité pour son bienêtre psychologique ? Il semble plutôt vraisemblable que les nouvelles relations apparues entre adultes incitent les enfants à transformer dans le même sens le contenu des rapports qu’ils entretiennent avec ces mêmes adultes. L’immigration transforme sensiblement les rapports entre les co-épouses. De distants et autoritaires qu’ils sont traditionnellement dans le pays d’origine, ils deviennent plus familiers. Les difficultés d’adaptation à un nouvel environnement que l’on connaît mal engendrent des conduites de solidarité entre les co-épouses. Le spectacle qu’elles donnent de leurs nouvelles relations peut alors inciter les enfants à les identifier comme des partenaires différents de ce qu’elles sont dans le milieu d’origine. Pour l’enfant africain, les autres épouses de son père sont en général des objets de crainte car elles sont perpétuellement en conflit les unes avec les autres et donc toujours susceptibles de rechercher une vengeance sur la progéniture de leurs rivales. Sur elles se cristallisent souvent les fantasmes et les peurs car elles sont toujours susceptibles de mener des entreprises de sorcellerie contre les autres enfants de leur mari9. En France, la solidarité obligée que fait naître pour les co-épouses la nécessité de s’adapter à un milieu difficile tend à faire disparaître les conflits manifestes qui les opposaient jusque-là. Elles vivent dans un rapport de proximité et d’entraide beaucoup plus intense qu’en Afrique et de ce fait, leur comportement tend effectivement à refléter une relation de type sororal avec une solidarité globale et une obéissance acceptée des plus jeunes envers les plus âgées. Pour les enfants, c’est une invite à les considérer comme des partenaires plus proches avec lesquels peuvent se développer des relations positives de type affectif ou de type ludique.
18Encore faut-il, pour que cette transformation du contenu des rapports puisse avoir lieu, que les conditions de vie ne créent pas des situations trop déséquilibrées entre les co-épouses. Un père de famille malien, vivant dans un deux-pièces d’un vieil immeuble du XXe arrondissement, a voulu gérer son ménage polygame en fonction des critères qui ont cours en Afrique et qui exigent que chaque épouse dispose, pour elle et ses enfants, d’une demeure autonome. Il a donc installé chacune d’elles dans une pièce. L’inconvénient est que la première épouse doit partager son espace avec onze enfants alors que la seconde n’en a que deux à héberger, ce qui a entraîné plusieurs problèmes et entre autres des fugues d’enfants. Ce sont donc les conditions de vie inédites qui modifient l’ambiance de la famille polygame, mais ces modifications semblent pour l’instant plus conjoncturelles que structurelles.
L’apprentissage de nouveaux rôles
19Si les rôles parentaux peuvent changer par une redistribution des relations entre les partenaires présents, il y a une constante qui demeure dans presque tous les cas, c’est le caractère strictement univoque du rapport entretenu entre deux partenaires. Même dans une situation d’isolement, les adultes n’assument qu’un seul rôle vis-à-vis des mêmes enfants. Père et mère en particulier se crispent sur la relation traditionnelle de stricte autorité qui les lie à leurs enfants.
20Dans le contexte d’isolement relatif où vivent certaines familles, les enfants ne connaissent avec leurs père et mère qu’une relation de crainte et n’ont pas dans leur entourage de parents susceptibles de leur permettre d’exprimer un rapport affectif ou un rapport ludique. Ils adoptent souvent de ce fait des comportements troublés qui peuvent aller d’un mutisme quasi permanent à une agressivité excessive. Les parents réagissent en accentuant encore leur rôle répressif. Dans plusieurs écoles primaires de Noisy-le-Grand, commune de Seine-Saint-Denis rattachée à la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, les enseignants constataient en 1989 et 1990 que plusieurs enfants africains faisaient l’objet de sévices et de brutalités de la part de leurs parents, portant souvent la trace de coups de ceintures. Les interventions qu’ils effectuaient auprès de ces derniers ne rencontraient qu’incompréhension et ne changeaient en rien leurs attitudes par rapport à leurs enfants. Selon les enseignants qui avaient pu se rendre dans les familles, parents et enfants n’échangeaient que très peu de marques d’affection et même très peu de paroles. De là, la tentation était de conclure à une certaine indifférence des parents pour leurs enfants et à un désintérêt pour leur scolarité. En fait, ces parents s’accrochaient désespérément à la seule fonction éducative que leur milieu d’origine leur avait appris à exercer vis-à-vis de leurs enfants directs, c’est-à-dire une fonction d’autorité et de sévérité excluant pratiquement tout autre type de rapport. Cela ne les empêchait pas d’avoir conscience du fait que leurs enfants pouvaient avoir besoin d’une relation plus détendue avec des partenaires adultes, mais ils se refusaient à leur fournir eux-mêmes le prétexte de cette relation par crainte « de perdre le respect » de ceux-ci et de ne plus être considérés comme de « vrais parents » par leurs compatriotes.
21Les situations d’éloignement par rapport à des partenaires africains qui auraient pu jouer le rôle de substitut des oncles et tantes entraînent des perturbations considérables dans l’ambiance familiale, les enfants ayant du mal à ne vivre que dans un rapport de crainte et les parents étant poussés à une surenchère d’autorité. Ce sont là aussi des choses inédites par rapport au contexte d’origine dans lequel les parents directs conservent certes toujours une attitude distante et autoritaire, mais ne se livrent que rarement à des brutalités sur leurs enfants. Le contexte offre à ces derniers suffisamment d’occasions de défoulement affectif et autre pour qu’ils puissent supporter sans révolte l’autorité parentale. Dans le cadre de la dispersion résidentielle qu’impose souvent l’immigration aux familles, le groupe parental apparaît comme mutilé, amputé de ceux de ses membres qui lui permettraient de fonctionner normalement.
22A l’exception de quelques familles polygames où les rôles traditionnels des divers collatéraux peuvent se redistribuer entre les co-épouses, la situation des familles étendues brusquement réduites à des familles de type nucléaire ne fait qu’engendrer des perturbations qui traduisent un grave déséquilibre des rapports au sein du groupe. Dans certains cas extrêmes, cela peut aller, comme ce fut le cas en 1988 et 1989 en banlieue parisienne, jusqu’au meurtre de l’un des enfants par une mère complètement désorientée par ses nouvelles conditions d’existence et de rapports familiaux. Si des dénouements aussi graves restent rares, c’est parce que parents et enfants s’efforcent confusément d’identifier en dehors de leur groupe familial de possibles substituts aux partenaires absents.
23La relation la plus facile à recréer est celle de parenté à plaisanterie. Par le biais de l’école et des centres de loisirs, l’enfant africain va entrer en contact avec des adultes dont la fonction sera souvent de lui proposer des activités éducatives fondées sur le jeu et la détente. Cela va lui fournir l’occasion d’identifier ces instituteurs et animateurs comme des parents à plaisanterie, ce qui va quelque peu compliquer l’évolution des rapports qu’il est censé entretenir avec eux. Dans les écoles de Noisy-le-Grand, par exemple, les enseignants se plaignent de l’indiscipline de la plupart des élèves africains. Beaucoup d’entre eux sont d’ethnie soninké et on découvre dans leur comportement vis-à-vis des enseignants des tentatives manifestes pour retrouver les parents à plaisanterie qui sont les leurs dans le contexte d’origine. Les garçonnets manifestent un grand irrespect vis-à-vis de l’ensemble des institutrices et des jeunes instituteurs, quant aux fillettes elles limitent leur agressivité aux jeunes institutrices. Seuls les instituteurs d’un certain âge qui rappellent par trop la figure du père sont épargnés de l’insolence de ces élèves. En général, les manifestations d’irrespect se déclenchent à l’occasion d’activités de jeu. Il semble ensuite impossible à l’enseignant de reprendre son autorité et ses remontrances et menaces n’ont pour effet que de renforcer l’hilarité et l’arrogance de l’élève. Sans le savoir, il entre ainsi dans la logique de la parenté à plaisanterie qui, étant un détournement d’agressivité, se nourrit de menaces et d’injures réciproques. Il ne s’agit donc pas là de phénomènes d’indiscipline ordinaire dus à un besoin de défoulement conjoncturel ; les attitudes d’insolence se fixent en général sur le même personnage et entraînent une telle jubilation chez l’enfant que l’on ne peut s’empêcher d’y voir la reconstitution d’une relation de parenté à plaisanterie, l’enseignant faisant substitut d’oncle paternel ou de tante maternelle. Les parents interprètent d’ailleurs les choses de la même manière, et les plaintes formulées auprès d’eux par les enseignants victimes de l’insolence de leurs enfants n’entraînent de leur part aucune amorce de sanction, alors que la moindre marque d’irrespect de leurs enfants, à leur propre égard, est immédiatement et brutalement châtiée.
24La relation d’affection est plus difficile à retrouver car elle implique un rapport d’intimité entre l’enfant et son partenaire adulte, intimité qu’il est difficile de trouver à l’école ou dans les lieux fréquentés habituellement par les enfants. En voici un exemple : Karine, 25 ans et étudiante en sociologie, habitait en 1986 une petite rue du quartier des Batignolles dans le XVIIe arrondissement de Paris, rue où se trouvaient de nombreuses familles africaines. Elle noua de bons rapports de voisinage avec une jeune femme sénégalaise qui avait une petite fille de trois ans. Progressivement, elle constata que sa voisine lui laissait de plus en plus souvent sa fille à garder, au point de l’oublier chez elle pendant plusieurs jours de suite. Trouvant dans cette occasion le moyen d’assouvir un instinct maternel naissant, elle ne s’opposa pas à garder la fillette. L’enfant adopta vite à son égard un comportement filial marqué par de grandes manifestations d’affection et par l’usage du terme de « maman ». Deux années après, Karine, poussant au bout la logique de son désir d’enfant, eut à son tour une petite fille, ce qui l’amena à déménager et à renvoyer la petite voisine à sa mère. Mais cette dernière se mit alors à lui rendre de fréquentes visites et à manifester vis-à-vis du bébé un comportement particulièrement affectueux dont elle n’avait jamais fait montre à l’égard de sa propre fille, proposant d’en assurer la garde pour de longues durées et cherchant manifestement à établir de manière durable une relation de type « parenté d’amour » en échange de celle qu’elle avait laissé se développer entre Karine et sa fille.
25La recherche d’un substitut de relation à celle existant entre un enfant et sa tante paternelle semble avoir été menée dans toute sa logique puisqu’elle entraîne une offre de réciprocité dès que la chose devient possible. Des partenaires empruntés au contexte français sont clairement intégrés dans une dynamique de recomposition d’un modèle de famille étendue africaine.
26Cette tendance à reconstituer les modes de relation prévalant dans le contexte familial d’origine n’émane pas seulement d’une confuse quête d’équilibre de la part d’enfants mal à l’aise dans une cellule familiale trop étroite pour bien fonctionner. Lorsque les parents ont décelé un partenaire français qui leur semble pouvoir jouer un rôle positif par rapport à leurs enfants, assistante sociale, éducateur, simple voisin ou toute personne qui, pour une raison ou une autre, tend à devenir un familier de la maison, ils s’empressent d’indiquer aux enfants le type de comportement qu’ils doivent avoir par rapport à lui. Les enfants sont priés de l’appeler « tonton » ou « tata » et selon le profil qui est le sien de l’adopter comme parent d’amour ou parent à plaisanterie. Une personne jeune et célibataire fera facilement l’objet d’un transfert de parenté à plaisanterie alors qu’une personne ayant des enfants se prêtera davantage à un transfert de parenté d’amour, car la bienveillance dont il pourrait faire preuve vis-à-vis des enfants de la maison serait alors susceptible d’entraîner une réciproque.
27Si ces tentatives de recomposition de relations familiales à l’image de celles existant dans le contexte d’origine ne sont que rarement menées à terme, elles témoignent cependant de la pérennité des modèles de référence, tout autant que de la souplesse des dynamiques d’adaptation qui n’hésitent pas à annexer au jeu de la reconstitution des structures de la famille étendue des éléments complètement éloignés de cette forme d’organisation, les transformant en partenaires à leur insu. Quoi qu’il puisse advenir de telles tentatives, elles n’en constituent pas moins aussi le meilleur rempart contre les effets négatifs de la mutilation du groupe familial que provoque souvent l’immigration.
Notes de bas de page
1 Terme utilisé par les ethnologues pour désigner celui dont on retrace la généalogie.
Notes de fin
1 Dozon, J.-P., 1986, « En Afrique, la famille à la croisée des chemins », in Histoire de la Famille, Tome 2, Armand Colin, Paris.
2 Augé, M., 1975, les Domaines de la parenté, « Dossiers africains », François Maspéro, Paris.
3 Nadel, S.-F., 1971, Byzance noire, François Maspéro, Paris, p. 62.
4 Adams, A., 1977, le Long Voyage des gens du fleuve, François Maspéro, Paris.
5 Barou, J., 1989, « Les immigrations africaines à la croisée des chemins », in Migrants – Formation, n° 76, pp. 6-18.
6 Barou, J., 1978, Travailleurs africains en France : rôle des cultures, Presses Orientalistes de France, Presses Universitaires de Grenoble.
7 Meillassoux, C., 1975, « Etat et conditions des esclaves à Gumbu (Mali) », in l’Esclavage en Afrique précoloniale, François Maspéro, Paris, pp. 221-251.
8 Samuel, M., 1978, le Prolétariat africain noir en France, François Maspéro, Paris.
9 Rosny, E. de, 1985, les Yeux de ma chèvre, Plon, Paris.
Auteur
Chargé de recherche au CNRS, Centre d’ethnologie française
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007