Chapitre VII. Trouver le mot juste
Langage et parenté dans les recompositions familiales après divorce
p. 137-156
Texte intégral
1Au cours de l’année 1983, eurent lieu des disputes entre ma femme et moi parce que mon fils disait qu’il avait « deux papas », ce qu’il ne disait sûrement pas de lui-même. Lorsque je prenais Julien chez son arrière-grand-mère, il me disait peu de temps après que nous soyons ensemble : « Papa Luc est méchant », c’est-à-dire moi, ce qui me mit en colère ; j’en parlais par ailleurs à mon médecin qui me dit qu’un enfant ne devait pas dire qu’il avait deux papas et que s’il le disait, il fallait le reprendre. Je ne pouvais accepter cela, ce qui entraîna un incident entre M.F. et moi.1
2Le père divorcé qui s’exprime ainsi devant l’enquêtrice sociale1 croit sans doute n’exprimer qu’une difficulté ponctuelle, une particularité de son histoire personnelle. Son expérience, pourtant, est banale. Plus encore, elle est, sous une forme ou une autre, inéluctable. Vivre au sein d’une famille recomposée après divorce ou séparation, autrement dit dans l’une de ces constellations familiales complexes héritières d’unions antérieures, amène inévitablement à se heurter à l’inadéquation du vocabulaire de la parenté. Comment désigner l’enfant de l’autre, qu’on élève pourtant comme le sien ? Comment l’enfant s’adressera-t-il à cet homme qui n’est pas son père, bien que mari de sa mère ? Qu’est pour lui ce frère qui n’est pas son frère ? Des mots et des modèles sont là, ceux de la parenté ordinaire, identification tentante et frustrante à la fois. Un lexique existe, spécifique : parâtre, marâtre, beaux-parents, beaux-enfants, demi-frères... Au quotidien, pourtant, il gêne, il heurte, trop connoté ou trop inusité. A ces conditions, nommer n’a jamais la force de l’évidence ; il faut trop en dire, ou pas assez, ou pas ainsi. Au-delà des mots, des guillemets qu’on leur prête mentalement, ou des périphrases maladroites, se profile le sentiment d’un manque, d’une inquiétude que les hésitations de langage traduisent et induisent à la fois : si les appellations et dénominations satisfaisantes n’ont pas surgi, ce sont aussi les statuts familiaux qui, faute de l’assise d’une catégorie, restent flous.
3Souligner l’importance de ces questions n’est pas nouveau. Anthropologues et ethnologues nous ont appris à reconnaître la diversité des modes de désignation de la parenté, sa plasticité, son importance dans la structuration de l’identité de celui qui, en nommant autrui, en désignant « les siens », se situe lui-même dans sa famille, et au-delà dans la société à laquelle il appartient2. Ce qui est peut-être moins attendu, c’est de voir surgir au cœur même des sociétés occidentales contemporaines, des configurations familiales originales qui interrogent obstinément les catégories que nous pensions les plus ancrées – au point de les croire naturelles – de notre système de parenté.
4L’étude de ces familles en est encore, en France, à ses balbutiements3. Et d’ailleurs, n’a-t-il pas fallu, pour qu’elles cessent d’être invisibles, que les sociologues forgent de toutes pièces ce terme de « familles recomposées » qui vient d’être comme officialisé par son apparition dans les Données sociales de l’INSEE ?
5Dans les pays anglo-saxons, la tradition de recherche est plus ancienne, en particulier aux Etats-Unis4. C’est qu’il existe, en anglais, un mot usuel sans équivalent français : la stepfamily désigne la famille incluant un beau-parent pour l’enfant. Cependant, même si le préfixe permet d’enrichir aisément le vocabulaire (stepparent, stepchild, steprelationship, stepbrother...), les sociologues américains insistent sur le fait qu’une dénomination spécifique disponible n’est pas ipso facto une dénomination d’usage facile, et qu’elle laisse entier le problème de l’adresse : comment, au quotidien, s’interpeller, s’adresser les uns aux autres ?
6Dès 1978, en plein boom du divorce, le sociologue américain Andrew Cherlin signalait les silences et les ambiguïtés du lexique ordinaire à propos du beau-parent et ajoutait : « Là où n’existe aucun terme adéquat pour un rôle social important, le support institutionnel de ce rôle reste insuffisant et l’acceptation générale du rôle comme modèle spécifique de comportement reste problématique5. » Il interprétait l’inadéquation du langage et du droit comme symptôme et facteur d’un « manque d’institutionnalisation » qui serait à la source de difficultés spécifiques pour les individus concernés. A sa suite, nombre d’auteurs6 ont insisté sur l’anomie des familles recomposées issues de la rupture conjugale. Cette anomie, ce manque de repères clairs, de statuts définis, de règles de comportement, bref d’un système de représentation des liens de parenté dans les familles recomposées, ne paraît pas avoir disparu du simple fait de la banalisation du divorce.
7La précarité de l’institution matrimoniale, et plus largement du couple, dans les sociétés occidentales contemporaines est désormais bien connue7. Le nombre des enfants de parents divorcés s’élève en France à plus d’un million, et la plupart d’entre eux (8 sur 10 en 1986) voient l’un ou l’autre de leurs parents contracter une seconde union légitime ou de fait. Au premier janvier 1986, sur 100 enfants de parents divorcés, 66 avaient au moins un demi-frère ou une demi-sœur issu d’une nouvelle union d’un de leurs parents, 37 avaient à la fois une belle-mère et un beau-père8.
8Pourtant, la fréquence du phénomène ne semble pas s’être accompagnée de l’émergence de termes largement utilisés et paraissant adéquats à dire ici les liens de famille. On pourrait s’étonner, même s’il est vrai que deux décennies sont peu de chose à l’échelle de l’histoire de la famille, qu’un quart de siècle de mutations aussi considérables n’ait pas amorcé à tout le moins quelques créations normatives. Rien n’aurait-il changé, quand tout a tellement changé pour les familles recomposées qui font désormais partie du paysage familial ordinaire de nos sociétés ?
9S’il est vrai que le vocabulaire de la parenté recomposée n’est pas fixé et que demeurent des incertitudes, la façon de « chercher le mot juste » est peut-être en train de prendre une signification nouvelle. En effet, l’incertitude n’est pas univoque : signe de désarroi, de difficulté, elle est aussi porteuse de la liberté qui naît quand meurent les évidences. A bien les examiner, les ailles du langage n’ouvrent pas, dans les familles recomposées, simplement sur du vide : renouant paradoxalement avec les siècles passés qui connaissaient d’autres formes de précarité, elles dégagent un espace où s’invente le lien familial contemporain.
Parâtres et marâtres : les substituts menaçants du mort
10A l’échelle historique, le fait que des enfants ne soient pas élevés par leurs deux géniteurs, ou que cohabitent sous un même toit les enfants d’unions successives, n’a rien d’exceptionnel9. Ce serait plutôt le fait de vivre jusqu’à l’âge adulte avec ses deux parents naturels, et ce de façon largement dominante, qui serait l’exception10. Cependant, les remariages sont aujourd’hui dans 90 % des cas des remariages après divorce, et non après veuvage, et cela change tout pour peu qu’on considère les représentations et les attentes à l’égard de cette figure singulière de la famille qu’est le beau-parent. C’est lui en effet qui cristallise pour l’essentiel les difficultés de langage : comment le dénommer ? Comment l’appeler, et surtout, comment son « bel-enfant » l’appelle-t-il dans la vie quotidienne ? Ces questions renvoient à deux problèmes distincts, la dénomination et l’adresse, dont les enjeux ne sont pas identiques. Ils sont pourtant profondément liés.
11La dénomination, apparemment, ne soulève pas trop de problèmes. Quand le cinéaste Jacques Doillon intitule son film Beau-père, chacun sait ce qu’il veut dire. Pourtant, le mot propre désignant « l’époux d’un parent » – parâtre ou marâtre – n’est plus en usage et le beau-parent est aussi bien le parent de l’époux que l’époux du parent. La confusion n’entraîne pas, la plupart du temps, ambiguïté du référent, mais elle signale d’emblée un malaise : l’euphémisation du vocabulaire n’est que l’envers de la prégnance du mythe de la méchante marâtre. Tournons-nous un moment vers le passé pour tenter de saisir en quoi les beaux-parents qui aujourd’hui cohabitent avec un divorcé héritent non seulement d’une dénomination, mais d’une représentation de leur statut dans la famille. Cet héritage, la langue anglaise – qui à la différence du français distingue, par exemple, mother-in-law (mère de l’époux) et stepmother (épouse du père) – en témoigne : contrairement à une fausse étymologie répandue, le préfixe step ne signifie pas la marche, et la façon dont le stepparent demeure au seuil de la famille, mais provient d’un vieux mot anglais, steop, qui désigne l’orphelin11 .
12Le décès d’un parent laisse une place vacante. Irremplaçable dans sa singularité d’individu, le parent est pourtant susceptible d’être remplacé : le rôle attendu du nouveau conjoint est celui de parent de substitution. Une étude anglaise portant sur les remariages du début du siècle – les interviewés sont nés entre 1872 et 1906 – témoigne de cette norme et de sa traduction dans le langage ordinaire12 : « Alors, quand mon père a été sur le point de se remarier, il a dit : “Maintenant, Sarah va venir s’occuper de la maison. Je vais l’épouser et vous l’appellerez Maman” . »
13Cet exemple ne signifie pas que l’usage du terme « Maman » s’impose toujours. Le rejet du beau-parent peut inciter au sobriquet (et, dans un autre exemple, les enfants appellent leur belle-mère « la duchesse »), le refus de la substitution peut se marquer par l’usage appuyé du prénom. Il n’en reste pas moins que ces situations sont vécues comme des déviances : le beau-parent ne parvient pas à se conformer au modèle, mais le modèle existe bien. L’auteur souligne le fait que plusieurs des personnes interrogées « disent très clairement qu’ils ont toujours parfaitement distingué leur parent biologique et leur beau-parent mais qu’il leur arrivait d’employer dans les entretiens les mots mère ou père plutôt que belle-mère ou beau-père sans en avoir conscience. »
14Souligner cette norme de substitution, c’est indiquer que la représentation dominante du nouveau conjoint du veuf est celle de parent « social », de parent de remplacement du géniteur disparu. Une telle attente de rôle n’exclut pas une défiance de principe, dès lors que ce rôle ne peut être garanti par les liens du sang. Cela paraît tout à fait net pour la belle-mère, la marâtre. Ce qu’elle ne peut posséder, par définition, c’est « l’instinct maternel » qui assure « par nature » l’amour que la mère porte à son enfant, selon la sagesse populaire confortée par les représentations savantes. Ainsi, c’est la femme en elle qui devient objet de suspicion : « Ce qu’une marâtre aime le moins, ce sont les enfants de son mari : plus elle est folle de son mari, plus elle est marâtre » (La Bruyère, les Caractères).
15Les beaux-pères représentent traditionnellement une menace d’un autre ordre ; c’est la lignée dans laquelle sont inscrits les enfants du premier lit, que le remariage de la veuve met en péril, d’où la tradition des charivaris et la « haine des secondes noces » dont témoigne l’histoire du droit français jusqu’à la fin du XIXe siècle13.
16Le XXe siècle apporte donc deux bouleversements. D’une part la paternité, comme la maternité, peut se fonder désormais sur la vérité biologique, et l’adage « seule la mère est certaine » tombe en désuétude du fait de l’évolution scientifique. En France, la réforme de la filiation de 1972 a traduit ce changement de la norme de référence. D’autre part, le veuvage cède la place au divorce comme origine principale des recompositions familiales. Ce double bouleversement aura des conséquences majeures.
Beaux-pères et belles-mères : les substituts rassurants du coupable
17Le nouveau conjoint ou compagnon d’un parent divorcé n’occupe pas une place vacante, il s’insère dans une entité familiale dissociée dans laquelle le père et la mère continuent d’exister. S’ouvre alors une période, encore inachevée, d’interrogation sur son statut familial que la question du langage traduit et permet de saisir dans sa complexité.
18Jusqu’au début des années 80, la norme dominante semble être demeurée celle de l’assimilation du beau-parent à un parent de substitution. Un exemple frappant en est le premier livre publié aux Etats-Unis sur les « familles reconstituées ». La sociologue Lucile Duberman y souligne la spécificité de ces familles, mais n’en perçoit l’achèvement heureux que par un processus d’identification la plus complète possible à une famille nucléaire classique. Elle écrit même en introduction que sa recherche est née de son expérience personnelle : ses enfants et ceux de son second mari les appelaient « Papa », « Maman », si quelqu’un demandait quel enfant appartenait à qui « ces questions étaient écartées dans la mesure du possible », enfin, ses enfants ont demandé à porter le nom de leur beau-père et « au bout d’un certain temps, nous avons constaté avec satisfaction que nous étions devenus une famille14 ». Cet exemple est sans doute extrême, mais le sentiment d’évidence auquel l’auteur recourt illustre une tendance dominante dans les années 60 et 70 repérable à bien d’autres indices.
19Une telle attitude peut choquer aujourd’hui et nous avons du mal à concevoir que l’on puisse, sans sourciller, introniser le beau-parent comme nouveau parent, au mépris des liens qui continuent d’unir l’enfant et le parent qui n’en a pas la garde. C’est que nous n’avons pas de mémoire, et croyons à la validité atemporelle des normes actuellement dominantes. Or, elles sont très récentes. En témoigne, parmi tous les livres parus sur le divorce et les enfants dans les années 70, celui qui connut aux Etats-Unis la plus grande audience. Beyond the best interest of the child proposait, en 1973, une approche « scientifique » de l’intérêt de l’enfant. Anna Freud (psychanalyste), Joseph Goldstein (juriste) et Albert J. Solnit (psychiatre) y défendent l’idée que c’est uniquement la fonction parentale assumée dans des soins quotidiens à l’enfant qui peut définir le parent psychologique, seul vrai parent de l’enfant. Selon cette conception, le foyer du parent gardien est identique à une famille adoptive, le parent et le beau-parent y sont équivalents, et les droits du sang niés en référence aux besoins supérieurs de l’enfant15.
20Une telle approche théorise, à propos du divorce, une situation historique et sociologique bien particulière : celle où le divorce, encore très minoritaire, est assimilé à une sorte de veuvage social16. La dissolution de l’union permet d’expulser de la famille le coupable d’une transgression au contrat matrimonial et, ce faisant, de préserver une forme d’intégrité morale de la famille initiale. Le mauvais époux n’est plus tout à fait un parent, et jusqu’en 1975, la loi française, en accordant la garde des enfants à celui qui a « obtenu » le divorce, a entériné une telle représentation.
21La montée en flèche du divorce à partir des années 70 implique une véritable mutation : dès lors que la précarité conjugale est perçue comme inhérente au mariage, le divorce change de sens et devient le constat de la faillite d’un couple. Même en cas de faute, il est prescrit désormais de dissocier absolument le règlement des griefs conjugaux et l’organisation ultérieure des responsabilités parentales. Il n’y a plus d’exclu par principe. Cela aura des conséquences indirectes très importantes sur la perception du beau-parent qui, cessant d’être un parent de substitution, devient, avec toutes les ambiguïtés que cela comporte, un parent additionnel. Ce rôle est d’autant plus incertain qu’il se heurte à l’idée que le père ou la mère est unique. Les hésitations persistantes du langage témoignent de deux problèmes liés : la difficulté à penser selon un autre modèle que celui de la parentalité le lien qui unit un adulte à l’enfant dont il prend soin ; l’impossiblité d’admettre cette assimilation dès lors qu’elle se heurte à l’évidence d’un lien de filiation vivant et qu’elle peut apparaître comme une usurpation.
« Papa Luc » et « Papa Jean » : de la confusion à l’usurpation d’identité
22Une recherche s’appuyant sur les rapports d’enquête sociale ou d’expertise effectués lors des procédures de divorce et d’après-divorce17, montre que, si l’usage des appellations « Papa », « Maman » n’a pas disparu en 1985, jamais cet usage n’est donné comme allant de soi, bien au contraire.
23Le malaise que suscitent les appellations enfantines18 assimilant le beau-parent à un parent traduit deux types de crainte distinctes et liées : une crainte de confusion de la parenté, une crainte d’usurpation de la parenté.
24La parenté, on le sait, n’est pas un donné pur mais une construction sociale, et la diversité de son vocabulaire témoigne de ce caractère culturel. Or, l’une des conséquences de la banalisation du divorce contemporain est une tension conflictuelle entre deux pôles de référence.
25A un pôle, le primat de la vérité biologique de la filiation, que nous avons signalé plus haut, veut que dans notre société, plus que par le passé, le seul « vrai parent » soit le géniteur. De là provient, par exemple, le débat actuel à propos d’un « droit de l’enfant à connaître ses origines », droit qui présuppose qu’il n’est pas de construction de l’identité sans identification claire du lien de consanguinité. Le passage du divorce-sanction au divorce-faillite renforce l’idée du caractère inaltérable de la filiation. L’enfant, soumis au risque accru de rupture du couple qui l’a engendré, est doté d’un « droit à conserver deux parents » comme contrepartie nécessaire de la précarité conjugale.
26A l’autre pôle, le primat d’une définition sociale de la parentalité, selon laquelle le seul « vrai parent » est celui qui occupe effectivement une fonction parentale, est renforcé par la précarisation des liens conjugaux. Dans un nombre croissant de foyers, cette fonction parentale n’est pas occupée par le géniteur, mais par le nouvel époux ou compagnon du parent. La simple reconnaissance de ce fait représente une menace pour le parent « non-gardien » d’être dépossédé de sa filiation au profit du beau-parent.
27Les familles recomposées, à la différence des familles adoptives, sont des constellations familiales impliquant ces deux modèles de parentalité.
28Cette tension explique que dans les cas où l’enfant appelle son beau-parent « Papa » ou « Maman » on insiste sur l’importance de lui donner les repères permettant d’identifier sa filiation biologique. C’est la crainte de confusion de la parenté :
29Enfin, M.B. [le père] s’explique sur un problème qui tient à cœur à Mme L. [la mère] : Lucie a pris l’habitude d’appeler sa belle-mère « Maman ». Cela ne signifie pas, selon lui, qu’elle considère Mme B. comme sa mère. Elle l’appelle ainsi par imitation, comme les deux enfants de celle-ci. Il ajoute qu’il a, à plusieurs reprises expliqué à Lucie qui était sa vraie mère, et il n’y a aucun doute dans l’esprit de sa fille : elle sait que Mme L. est sa mère, même si elle l’appelle parfois « Marie-Pierre ».
30La petite fille « n’est, en effet, pas toujours comprise lorsqu’elle parle de “sa” maman : pour elle, c’est Madame B., pour les amies de Mme L., c’est cette dernière ! »
31La psychologue : « L’enfant a tant besoin d’affection, et un tel désir d’être admise au même titre que les deux autres enfants dans le foyer B., qu’elle veut plaire à tout prix, même en s’identifiant à Emilie en appelant sa belle-mère “Maman” et sa mère “Marie-Pierre”. » Cela ne signifie, selon Mme R. [la psychologue], en aucune façon un rejet de sa propre mère.
32La formule ultime d’une telle confusion est souvent identifiée au désir, perçu comme illusoire et dangereux, que l’enfant pourrait avoir d’additionner les parentalités en refusant l’alternative entre filiation biologique et filiation sociale :
33L’enfant « m’a dit dernièrement qu’il allait chez sa maman à Chartres, car il avait deux mamans. »
34Le père : « Nicolas, maintenant, est plus poli, et il est plus gentil parce que Mireille le gâte beaucoup, il lui a dit : “Tu aurais pu être ma maman si papa t’avait connue avant, j’ai deux mamans.” »
35L’exemple cité en tête de ce chapitre illustre bien que le discours des enfants, dans ce cas, ne se plie pas à la norme des adultes : Mon médecin m’a dit qu’un enfant ne devait pas dire qu’il avait deux papas et que, s’il le disait, il fallait le reprendre.
36Plus généralement, le désir exprimé par l’enfant de voir s’organiser autour de lui une grande famille unique est interprété comme un déni du réel, comme dans cet exemple, où l’enfant dit en parlant de ses parents (les deux couples lui plaisent et elle aime ses deux beaux-parents) : « Ils n’ont qu’à se marier tous les quatre. »
37Lorsque l’enfant, loin de refuser l’alternative, la souligne en manifestant une forme de rejet du parent au profit du beau-parent, on s’en inquiète au nom de la parentalité biologique. C’est la crainte d’usurpation de la parenté :
38La mère, parlant de sa fille : « Elle est complètement récupérée par le couple B.! J’ai l’impression qu’elle vient chez moi en visite... Je suis sa mère, sa vraie mère, et je veux qu’elle le sache. C’est moi qui l’ai portée, qui l’ai allaitée, cela compte ! Je veux qu’elle grandisse sachant que je l’aime et qu’elle a sa place auprès de moi. »
39L’enfant, qui rejette son père, l’appelle par son prénom ou « un Monsieur », et la belle-mère par son prénom. Il appelle son beau-père « Papa ». Ou encore, dans un autre cas : Il nous dit être content d’aller en cure avec sa mère, son beau-père et Sébastien. Il appelle « Papa » Monsieur P. et s’exprime à notre intention : « C’est le meilleur Papa que je connaisse ! » D’après la mère, personne ne l’a contraint à le dire et c’est très spontanément qu’il l’a fait depuis son jeune âge.
40On voit donc que l’adresse au beau-parent, loin de témoigner seulement de la difficulté à dire un lien non répertorié dans notre système de parenté, renvoie toujours à une interrogation sur ce qui paraissait le plus indiscutable, le moins fragile : la parenté assurée par les liens du sang. S’il est difficile de nommer le beau-parent, c’est aussi parce que le parent non-gardien expérimente le risque parallèle de perdre son appellation, de devenir « un Monsieur ». C’est moins par défaut d’attachement, comme lorsque l’on doutait que la marâtre puisse aimer l’enfant qu’elle n’avait pas porté, que par excès de pouvoir, que le beau-parent désormais inquiète. Dans la vie quotidienne de l’enfant, il occupe une place qui le promeut à un rôle de type parental au moment même où le parent non-gardien en perçoit toute l’importance, puisque sa propre identité de parent est menacée.
41Les chiffres donnent raison à cette crainte. En effet, jamais la dilution des liens de l’enfant à l’un de ses parents n’a été aussi massive. Plus de la moitité des enfants de parents divorcés perd contact avec le parent non-gardien, le père dans la plupart des cas19. Une étude américaine montre en outre l’incidence du remariage. Si les deux parents sont remariés, seulement 11 % des enfants voient leur père au moins une fois par semaine, alors qu’ils sont 49 % quand aucun des deux parents n’est remarié20.
42La réticence à reconnaître le rôle beau-parental exprime paradoxalement l’inquiétude issue d’une expérience inattendue : celle de l’insoutenable légèreté de la filiation.
Le niveau juste : une revendication de spécificité
43Si le langage indique que l’assimilation du beau-parent à un parent a cessé d’être la norme dominante, ce n’est pas seulement par la menace qu’elle représente pour l’identification du lien de filiation ou pour la permanence d’une référence bi-parentale au-delà de la rupture conjugale. C’est aussi parce que la diffusion des familles recomposées a fait apparaître le beau-parent comme figure familiale originale.
44Le second constat issu de notre étude est l’insistance croissante avec laquelle les beaux-parents eux-mêmes valorisent leur relation à l’enfant comme relation spécifique. « Ne pas se prendre pour un parent », c’est alors bien davantage que « ne pas se prendre pour l’autre parent » (le parent de même sexe, qui conserve ses prérogatives), c’est affirmer la singularité irréductible du lien qui se tisse entre l’enfant et l’adulte qui prend soin de lui sans l’avoir engendré. Cependant, cette revendication de spécificité n’a pas de traduction dans le langage ordinaire. Au statut beau-parental ne correspond aucune appellation particulière.
45Le prénom est l’appellation la plus fréquemment utilisée par les beaux-enfants dans les familles que nous avons étudiées. Certes, on relève quelques inventions de terminologie illustrant la tentative de dénommer le beau-parent dans sa spécificité paradoxale : « mon faux papa », « ma demi-maman ». Mais lorsque l’enfant s’adresse à son beau-parent, il ne dispose pas d’un terme désignant l’originalité de son statut. L’usage du prénom évacue le statut dans le non-dit. L’absence du « mot juste » n’est pas sans rapport, nous semble-t-il, avec l’indétermination persistante de ce lien. En 1987, Andrew Cherlin souligne l’évolution des comportements en matière d’appellation : « J’écrivais en 1978 : “Dans certaines situations il n’existe aucun terme pour qu’un enfant s’adresse à un beau-parent. Si, par exemple, l’enfant appelle sa mère, Maman, comment doit-il appeler sa belle-mère ?” A l’époque, il n’y avait aucune réponse évidente à cette question. Mais à l’heure actuelle, aux Etats-Unis, une réponse semble avoir émergé : “Tu l’appelles Jane ou Elizabeth, enfin bref par son prénom quel qu’il soit.” Il reste une large gamme de variations mais les beaux-enfants appellent souvent leurs beaux-parents par leur prénom. Est-ce un signe de plus grande institutionnalisation ? Oui, en ce sens qu’une norme d’espèce a émergé. Mais il reste à noter que l’usage du prénom plutôt que d’un terme de parenté institue aussi les ambiguïtés du rôle du beau-parent qui se mue en “ni vrai parent, ni pair21”. »
46Il existe bien une norme croissante de spécificité du rôle beau-parental, s’opposant à l’ancienne norme d’assimilation, mais cette spécificité revendiquée, quelle est-elle ? Seule la double négation – « ni parent, ni pair » – paraît à même de dire, ou plutôt de ne pas dire, que se dessine, par-delà les catégories traditionnelles de la parenté, un lien non répertorié dans la famille occidentale contemporaine. Un expert emploie, à ce propos, une expression frappante : Le beau-père participe tout à fait à l’enquête sociale. Il adhère totalement à la demande de la mère et il est, dit-il, rentré du Japon pour Victoire. Envers la fillette, il a une attitude affectueuse et confiante ; il s’est positionné à un niveau juste et ne cherche pas à accaparer Victoire.
47Le niveau juste, celui qui se situe en quelque sorte entre l’en-deçà (l’ami, le copain) et l’au-delà (le parent) est à proprement parler indicible. Il évoque à la fois la précarité constitutive de la relation entre beau-parent et bel-enfant et la volonté de conjurer cette précarité par la force de l’attachement. Un scène du film de Woody Allen, l’Autre Femme, traduit bien cette situation paradoxale. On y voit une belle-mère, auparavant présentée dans une attitude très maternante, quasi maternelle à l’égard de sa belle-fille, discuter avec celle-ci. Vont-elles continuer à se voir malgré la rupture entre le père et cette femme ? Rien ne l’impose sinon la volonté partagée et la force du lien affectif mutuel tissé au cours des années. La spécificité du statut beau-parental, c’est aussi de n’exister que par et dans l’actualité du lien qui unit le beau-parent et le parent. Autrement dit, si le lien de parenté est ce qui, même construit socialement, se vit comme un donné, ce sur quoi « on ne peut jamais revenir », qui persiste au-delà des conflits, des éclipses et des absences, alors le beau-parent n’a pas exactement avec l’enfant un lien de parenté. Il est l’irruption, au cœur de la famille, d’un lien social d’une autre nature.
« De vrais frères » : attachement et indifférence à la vérité biologique
48Comprendre que la spécificité du statut beau-parental est justement dans ce rapport contradictoire avec la famille et la parenté, qu’il en tire son attrait, sa force et sa fragilité, implique de cesser de focaliser l’attention sur le seul rapport entre beau-parent et « bel-enfant » et d’élargir la perspective à l’ensemble de la constellation familiale recomposée. Ce n’est pas seulement parce qu’il n’est pas fondé sur les liens de sang que le statut beau-parental est insaisissable. La question de la fratrie est, à cet égard, révélatrice. En effet, le lien entre beau-parent et bel-enfant n’est pas le seul, dans les familles recomposées, à n’être pas fondé sur les liens de sang. Les enfants cohabitant sous un même toit, dans une famille qui peut avoir toutes les apparences d’une famille nucléaire classique, n’ont pas nécessairement deux parents biologiques communs. Souvent, ils n’en partagent qu’un seul et parfois même aucun. La fratrie recomposée peut atteindre, plus fréquemment qu’on ne le pense, un haut degré de complexité. Ainsi, dans l’enquête déjà citée, sur 135 foyers de pères divorcés dont nous connaissons la situation, 84 ne comportent que la fratrie initiale (que le père ait ou non conclu une nouvelle union) ; 19 une « recomposition simple » (fratrie initiale et enfants du couple père/belle-mère) ; 23 une « recomposition complexe » (fratrie initiale et enfants de la belle-mère) ; 9 une « recomposition très complexe » (fratrie initiale, enfants de la belle-mère, enfants du couple père/belle-mère).
49Si les difficultés de la dénomination étaient principalement fondées sur un désir de transparence, de vérité dans l’identification des liens biologiques, on devrait constater les mêmes craintes d’usurpation ou de confusion de la parenté que celles que nous avons notées à propos du beau-parent. On devrait également percevoir le manque lié à l’absence de tout substantif désignant la relation entre les enfants respectifs « apportés » à leur nouveau foyer par deux parents divorcés qui recomposent un couple. Or il n’en est rien. Que le lien de fait qui se tisse entre ces enfants élevés en commun reste indicible ne paraît embarrasser actuellement que les démographes et les sociologues, contraints d’inventer une terminologie appropriée. Dans la vie quotidienne, les frères, les demi-frères, et ceux que nous nommons, faute de mieux les quasi-frères, sont tous assimilés lexicalement : ce sont tous « des frères ». Et l’on insiste parfois : « de vrais frères ». Par exemple, une petite fille qui désigne sa belle-mère comme sa « demi-maman », la distinguant ainsi nettement de sa mère, unit dans la même phrase Xavier, son demi-frère, et Christelle, la fille de sa belle-mère : « mon frère et ma sœur ».
50Ce qui est intéressant, c’est que l’assimilation n’est ici jamais interprétée comme signe d’une confusion de parenté : l’enfant est supposé démêler parfaitement la diversité des filiations. Plus encore, l’acte de volonté, ou de liberté, par lequel il passe outre ces difficultés et unifie sa fratrie est valorisé comme s’il existait une valeur supérieure à celle de la vérité biologique : celle de l’attachement, de l’affection. Aussi chacun (les parents, les experts) souligne-t-il positivement, et encourage-t-il l’usage des termes « frères » et « sœurs », interprétés comme signes d’accomplissement de la famille recomposée tout entière. S’il existe une crainte, elle serait ici dans la persistance d’une différence, d’une inégalité entre les enfants. Dire qu’ils sont « tous frères », c’est aussi dire qu’ils seront aimés et traités sans discrimination. On voit donc qu’existe un jeu subtil à l’intérieur de la famille recomposée, comme si les relations fraternelles cristallisaient l’aspiration à une parenté fondée sur le lien affectif, une parenté élective, qui ne peut se dire tout à fait entre beaux-parents et beaux-enfants. En désignant d’un terme unique les liens entre enfants, c’est une forme d’indifférence qu’on affiche, qu’on revendique : peu importe que la famille recomposée soit composite, si elle trouve une unité supérieure dans la qualité d’un attachement mutuel, peut-être plus précieux de n’être pas imposé par la naissance.
51On voit donc que, loin d’être isolables, les relations bilatérales dans les familles recomposées résonnent en écho les unes aux autres : en dénommer une, c’est en définir indirectement une autre, et chaque appellation ne prend son véritable sens que rapportée à l’ensemble de toutes celles qui sont en usage dans la constellation familiale. Cet ensemble n’est pas fixé aujourd’hui, et peut-être n’est-il pas destiné à l’être ; aussi chaque famille peut-elle avoir le sentiment d’inventer – parfois avec difficulté – sa propre façon de traduire le « jeu » (au sens où l’on dit en mécanique qu’une pièce « a du jeu ») entre parenté biologique et parenté élective dont elle témoigne par son existence même.
52Au total, c’est bien parce qu’il engage la représentation de la famille tout entière que l’enjeu symbolique de la dénomination et de l’adresse reste très fort.
53D’une part, la diffusion du divorce a eu pour conséquence de faire progressivement émerger non seulement la spécificité du statut beau-parental, mais de la famille recomposée elle-même. Héritière, dans sa configuration même, d’une histoire antérieure à la sienne propre, la famille recomposée ne peut pas davantage se couler dans le moule de la famille nucléaire classique, que le beau-parent se substituer sans plus de question au parent, même épisodique. Il faut, à ces familles, une règle du jeu qui tienne compte de ce que la donne, au départ, est particulière. Les tâtonnements du vocabulaire de la parenté témoignent aujourd’hui d’une telle aspiration, ainsi que de la difficulté à se situer hors du modèle dominant dans les sociétés occidentales contemporaines, modèle selon lequel « nos enfants ne sont pas préparés à faire confiance à quiconque, excepté leurs parents, et les adultes qu’ils seront ne sont pas préparés à faire confiance à quiconque, excepté leurs propres enfants22 ».
54D’autre part, la famille recomposée n’est pas assimilable au ménage « reconstitué »23 par le parent gardien. Si les murs du foyer enclosent le groupe domestique, sa porte en reste entrebâillée pour les excursions et incursions qui traduisent la permanence, sous des formes nouvelles, des liens hérités du passé. Comment négocier l’identité du foyer ainsi que son aspiration à une certaine autonomie, tout en reconnaissant sa place dans le réseau familial dont il est une des composantes ? La réponse ne va pas de soi, car si chacun hérite de l’histoire familiale antérieure, cette histoire n’est pas celle de tous.
55On peut ainsi se demander si l’enjeu de la dénomination et de l’adresse n’est pas tout autant dans l’emploi – évident ou problématique, possible ou impossible –, de l’adjectif possessif (mes frères, ma demi-maman, mon presque fils) que dans le choix du substantif qui le suit. Si ma famille, ce sont « les miens », comment chacun reconnaîtra-t-il « les siens », s’il n’est pas d’usage simple, immédiat, du possessif ? Et surtout, quels seront, au-delà des tiens et des miens, « les nôtres » ? Et sont-ce les mêmes ? Là encore, un jeu complexe s’instaure, et il n’est peut-être pas si surprenant, finalement, que l’enfant soit encouragé à dire « mes frères » d’autant plus que le beau-parent ne se sent pas légitimé à désigner l’ensemble de la fratrie comme « mes enfants ».
56La question qui se profile, à l’horizon de ces subtilités lexicales, est alors moins la prégnance du modèle nucléaire que celle de la délimitation du groupe d’appartenance : dans la constellation aux contours mal définis qu’est une famille recomposée, quelle est pour chacun sa famille ? Et dès lors qu’il n’est pas de grande famille commune à tous (ou alors, il faudrait imposer au premier et au second époux, et à leur parentèle respective, de se considérer comme de la même famille...) comment intégrer une telle situation à nos représentations de l’appartenance familiale, « volets clos, portes refermées »...? La distinction classique en linguistique entre signifiant, signifié et référent prend ici toute sa pertinence. Choisir tel signifiant pour s’adresser au beau-parent, ou désigner le bel-enfant, le quasi-frère, c’est se situer parmi les signifiés possibles de ces relations. Mais c’est aussi désigner indirectement le référent d’un mot qu’on croyait tout simple : la famille. Or, on va le voir, dans les familles recomposées, c’est justement le référent qui a cessé d’aller de soi.
Temps et identité familiale, deux logiques antagoniques
57Si l’analyse des usages langagiers a permis de tracer les grandes lignes d’une évolution, encore inachevée, vers la revendication accrue de spécificité des familles recomposées, cette évolution n’est bien sûr pas uniforme. Ces familles sont extrêmement hétérogènes : diversité morphologique, dont témoigne au premier chef celle des fratries24, diversité surtout des processus d’ajustement par lesquels chaque famille tente de transformer les éléments disparates, potentiellement conflictuels, de son origine, en une entité qui soit davantage que l’agrégat de ses composantes initiales25.
58Une étude récente de Didier Le Gall et Claude Martin montre bien la variabilité des réponses apportées actuellement à ce qui demeure, pour ces familles, une quête d’identité. Ainsi, le milieu socio-culturel, la durée de l’union, l’attitude du parent gardien, l’âge des enfants, les relations internes à la fratrie recomposée, sont autant de variables influant sur le fonctionnement familial, sa dynamique, et partant la façon de résoudre les problèmes de dénomination et d’adresse à l’égard du beau-parent26.
59On ne saurait cependant s’en tenir à ce constat. Comme le soulignent Le Gall et Martin, quels que soient leurs particularismes, les familles recomposées ont en commun de négocier toujours leur identité en référence à une certaine compréhension du temps, de la relation entre passé et présent, à une certaine représentation de la dynamique familiale dont elles sont partie prenante. Le choix de vocabulaire ne prend tout son sens que comme élément de la stratégie développée dans ce contexte. Or, et c’est peut-être la raison fondamentale de la persistance des alternatives lexicales, il n’y a pas aujourd’hui une représentation dominante de la « chaîne complexe de transitions familiales27 », issue du divorce mais tension entre deux perceptions antagoniques, formalisables en deux modèles théoriques, et qui peuvent constituer deux pôles de référence, et deux logiques de comportement coexistant conflictuellement au sein d’une famille particulière28 . En effet, s’il existe désormais un large consensus pour considérer que « l’intérêt de l’enfant » de parents divorcés est de disposer d’une certaine stabilité, le mot peut s’entendre de deux façons. Quels sont ces deux modèles ?
60La logique de substitution se fonde sur une représentation du divorce comme rupture du continuum familial. La rupture conjugale impliquerait la dissolution de la famille nucléaire initiale. Seule la substitution d’une nouvelle famille à la famille disparue offrirait à l’enfant une stabilité recouvrée. Le foyer reconstitué par son parent gardien et un nouvel époux forme la nouvelle famille dans laquelle entre l’enfant. Si la famille nucléaire classique reste le modèle de référence, une représentation sociale de la parentalité fait du beau-parent un « vrai parent ». Cependant, le parent non-gardien devient subsidiaire et menaçant par ses ingérences éventuelles dans le « foyer normal » reconstruit par le parent gardien.
61La logique de pérennité est l’exact symétrique de la précédente. Le divorce y est perçu comme une transition dans l’histoire familiale dont la continuité est affirmée. La rupture du couple n’entraîne pas une désagrégation mais une réorganisation bi-polaire de la famille initiale. La stabilité de l’enfant est assurée par celle de sa filiation, le couple parental survit aux aléas du couple conjugal affirmant le caractère irremplaçable de la parentalité biologique par la poursuite d’une co-responsabilité. Le second époux n’est pas un parent et la famille de l’enfant, si elle peut s’agrandir par adjonction de nouvelles figures, reste une extension de la famille d’origine.
62Que ces deux modèles de représentation coexistent aujourd’hui a été particulièrement illustré en France par les débats préparatoires à la loi du 22 juillet 87 sur l’autorité parentale : si cette loi a promu l’autorité parentale conjointe après divorce afin d’encourager le maintien d’un couple parental au-delà de la rupture conjugale, elle a aussi fait obligation de désigner une résidence principale pour l’enfant. Nombre de parlementaires ont à cette occasion rappelé leur défiance à l’égard de l’alternance de l’hébergement, censée priver l’enfant de la sécurité que représente sa restabilisation au foyer du parent gardien.
63Au-delà de cet exemple, c’est dans son ensemble que le droit civil entérine l’alternative obligée entre logique de substitution et logique de pérennité.
64Le droit français ignore purement et simplement les familles recomposées. Qu’elles soient légitimes ou de fait, les secondes unions ne créent, entre beaux-parents et beaux-enfants, ni obligation alimentaire, ni autorité, ni responsabilité, ni droits successoraux29. Ainsi, autant par ce qu’il ignore que par ce qu’il organise – la persistance des liens de filiation et des devoirs parentaux quels que soient les aléas de l’union matrimoniale –, le droit civil se situe-t-il clairement dans la logique de pérennité. Même si un beau-parent a assuré pendant des années l’entretien et l’éducation des enfants de son conjoint, il n’existe aucune forme de reconnaissance juridique de cette situation de fait, pas plus que de « liens de famille par ricochet30 ».
65La contrepartie de cette ignorance de la part du droit, existe pourtant. C’est la possibilité de créer volontairement ces liens de famille, par le biais de l’adoption. Or, l’adoption de l’enfant du conjoint a été particulièrement facilitée par le législateur31 : nous sommes ici très clairement dans une logique de substitution, puisque le beau-parent, en adoptant son bel-enfant, en devient parent. Alors, bien sûr, il convient de distinguer nettement l’adoption simple, qui ne coupe pas l’enfant de sa filiation d’origine, et l’adoption pleinière, qui efface radicalement celle-ci, faisant de l’enfant un étranger à la moitié de sa parentèle. On peut cependant se demander si l’insistance sur la distinction entre les deux adoptions ne risque pas finalement de minorer la portée de l’adoption qui paraît la moins dangereuse, l’adoption simple32. La création de liens de famille par ce moyen peut paraître assez séduisante ; il n’en reste pas moins que l’alternative qu’impose le droit est d’abord un tout ou rien : ou le beau-parent n’existe pas, ou il devient – même sous une forme atténuée – un parent.
66Or, on l’a vu, c’est justement hors de cette alternative que l’on tente aujourd’hui de définir l’identité spécifique du beau-parent, et de la famille recomposée tout entière. Le niveau juste est celui qui échappe aussi bien à la tentation de la négation du présent au nom du passé, qu’à celle de l’effacement du passé au nom de l’aspiration à « refaire sa vie ».
67La question du patronyme cristallise cette impossible alternative. Il est temps d’en venir, dans l’analyse du vocabulaire de la parenté recomposée, à l’usage des noms propres, des noms de famille. Plus clairement encore que les noms communs désignant des statuts familiaux, le patronyme dit à la fois l’origine de la filiation et l’appartenance à une entité familiale ; ces deux fonctions peuvent se trouver disjointes du fait de la recomposition de la famille.
68Dans un article passionnant, la juriste anglaise, Susan Maidment33, analyse l’évolution récente de la jurisprudence en Grande-Bretagne. Même si le nom n’y est pas juridiquement règlementé comme en France, l’usage est semblable : dans la famille légitime, femme et enfants portent le nom du mari. Dans les familles recomposées, la multiplicité des patronymes est souvent vécue comme un handicap, singulièrement du fait que la mère a la garde des enfants dans la grande majorité des cas. La situation qui paraît cristalliser le plus de problèmes est celle du remariage : le nom du second conjoint, adopté par la mère et donné aux enfants de la seconde union, délimite un sous-ensemble dont sont exclus les enfants du premier lit. C’est donc moins la diversité en tant que telle que les systèmes d’exclusion ainsi dessinés, qu’on redoute. Deux attitudes s’affrontent : celle qui privilégie l’intérêt immédiat (face à l’école en particulier), et prône la réunification de la famille sous le nom du beau-père au nom d’une conception d’abord instrumentale du patronyme (désigner le groupe familial d’appartenance hic et nunc) ; celle qui, au contraire, privilégie la fonction symbolique du nom et voit dans l’abandon du patronyme paternel une négation de la filiation, une tromperie dangereuse pour la construction de l’identité des enfants.
69Comment résoudre un tel dilemme, sinon en cherchant d’autres signes de la commune appartenance, dès lors que la sécurité d’un patronyme unique ne peut pas la manifester ? Là encore, que le présent intègre la mémoire de l’origine et de l’histoire implique un jeu subtil de contrepoids et de rééquilibrages.
« Les vertiges de la pluriparentalité »
70Si les logiques de substitution et de pérennité coexistent contradictoirement, si chacune d’elle a la force de sa cohérence, si le droit les fige à sa façon, il ne s’ensuit pas que l’une ou l’autre puisse représenter une issue satisfaisante pour les familles recomposées. Certes, une certaine évolution est perceptible, au sens où le modèle de substitution a cessé d’être le modèle dominant comme il l’était encore dans les années 70, et qu’il perdure surtout dans les catégories dont le capital culturel est le plus faible34. Mais cela ne veut pas dire que le modèle de pérennité soit celui de l’avenir. Les attitudes à l’égard de l’adresse et de la dénomination indiqueraient plutôt que la recherche d’une identité spécifique se confond avec celle d’un troisième terme, d’une négociation d’équilibre entre substitution et pérennité. C’est par l’ensemble des vocables qu’on atténue ce que chacun a d’univoque et d’insatisfaisant : « Je ne suis pas “ton père”, mais mon enfant est “ton frère” » ; « Tu ne portes pas mon nom mais tu es ici chez toi, ta famille est celle de ton père et celle de ta mère, mais tu appartiens un peu à la mienne et mes parents sont un peu “tes grands-parents” »... La quête d’identité des familles recomposées implique l’apprentissage du « comme si », de l’unité faite de différences reconnues, du jeu sur les mots selon les circonstances et les interlocuteurs, et d’un certain maniement du paradoxe. Cela rend nécessaire, en ce qui concerne la norme juridique, d’élaborer des solutions dont la souplesse corresponde à ce niveau juste, à ce refus du tout ou rien. Des propositions novatrices commencent, en France comme dans d’autres pays, à être élaborées ; elles supposent d’affronter les « vertiges de la pluriparentalité35 » et de respecter la diversité des situations. Ainsi, une délégation d’autorité parentale pour les actes usuels, par exemple, permettrait sans doute au beau-parent qui le souhaite d’être reconnu dans sa fonction, sans le transformer en parent de son bel-enfant.
71En définitive, s’il est indéniable que les familles recomposées rencontrent des difficultés, on peut s’interroger sur la signification qui leur est généralement accordée. Ne projette-t-on pas des réticences ou des rigidités d’adultes quand on présuppose les enfants incapables de subir sans dommages la complexité de leur situation familiale ? Ne sont-ils pas plus acteurs qu’on ne le dit dans la dynamique de l’après-divorce ? Et d’ailleurs, qu’est-ce au juste que la complexité ? N’y a-t-il pas, à l’assimiler à un handicap, une forme de projection s’apparentant à l’ethnocentrisme dont a pu témoigner l’incompréhension des occidentaux à l’égard d’autres modèles d’organisation de la parenté, qui apparaissaient redoutablement complexes... de nous être étrangers ?
72Enfin, les dilemmes auxquels les familles recomposées sont confrontées leur sont-ils tout à fait propres ? La difficulté à trouver le mot juste renvoie à une aspiration paradoxale : d’un côté, la précarité consentie, et la prédominance de la vérité des attachements réels sur la fixité formelle des statuts ; de l’autre la sécurité de l’appartenance commune, et de repères qui donnent sens à la durée. Si ces familles, pas tout à fait comme les autres, cessent peu à peu d’être invisibles, c’est aussi parce que les problèmes qu’elles rencontrent, aujourd’hui que les grands-parents sont appelés de plus en plus souvent par leur prénom, que les mères non mariées ne portent pas le patronyme de leurs enfants, ont cessé d’être exotiques. Reconnaître leur irréductible spécificité, c’est aussi percevoir qu’elles s’intègrent à une mutation plus vaste des liens de famille contemporains.
Notes de bas de page
1 Les extraits d’interviews paraissant en italique sont issus des archives judiciaires étudiées dans le cadre de cette recherche, voir note 17.
Notes de fin
1 Voir Théry, I. et Dhavernas, M.-J., 1990, Le beau-parent dans les familles recomposées, rôle familial, statut social, statut juridique, enquête effectuée pour le compte de la CNAF (ronéo).
2 Voir Segalen, M., 1981, Sociologie de la famille, Armand Colin, spéc. pp. 42-67.
3 Une seule revue française a consacré un numéro aux familles recomposées : Dialogue, n° 97, 1987.
4 Théry, I., 1987, « Remariage et familles composées », l’Année sociologique, vol. 37.
5 Cherlin, A., 1987, « Dix ans après, le remariage comme institution incomplète », in Dialogue, n° 97.
6 Furstenberg, F. F. Jr, 1980, « Reflections on remarriage », in Journal of family issues, vol. 1, n° 4.
Furstenberg, F. F. Jr et al., 1983, « The life-course of children of divorce : marital disruption and parental contact », in American Sociological Review, vol. 48, trad. fr. in Dialogue, n° 97.
Burgoyne, J. & Clark, D., 1982, « Reconstituted families », in Rapoport et al. (eds.), Families in Britain, Routledge and Kegan Paul, Londres.
7 Roussel, L., 1989, la Famille incertaine, Paris, Odile Jacob.
8 Festy, P., 1989, Plus d’un million d’enfants du divorce, Info. Stat, Bulletin d’information de la division de la statistique des études, Ministère de la Justice.
9 Flandrin, J.-L., 1976, Familles, Parenté, Maison, Sexualité dans l’ancienne société, Hachette, Paris.
Cabourdin, G., 1978, le Remariage, Annales de démographie historique.
10 Cherlin, A., 1983, « Changing family and household : contemporary lessons from historical research », in Annual review of sociology.
Cherlin, A., 1987, « Remarriage as an incomplète institution », in American Journal of Sociology, vol. 84, n° 3, 1978 ; trad. fr. in Dialogue, n° 97.
Laslett, P., 1972, Household and family in past time, Cambridge University Press, Cambridge.
11 Bohanann, P.-J., 1970, ed., Divorce and after : Analysis of the emotional and social problems of divorce, Doubleday, New-York.
12 Burchardt, N., 1989, « Structures and relationships in stepfamilies in early twentieth century Britain », in Continuity and Change, 4, (2).
13 Rondeau-Rivier, M.-C., 1981, Le remariage, Thèse de doctorat en droit, Université de Lyon III.
Rondeau-Rivier, M.-C., 1987, « La haine des secondes noces », in Dialogue, n° 97.
14 Duberman, L., 1975, The reconstituted family, Nelson Hall, Chicago.
15 Freud, A., Goldstein, J. et Solnit, A.-J., 1980, Dans l’intérêt de l’enfant ? trad. fr. ESF, Paris.
16 Théry, I., 1986, « The interest of the child and the regulation of the post-divorce family », in International journal of the sociology of law, vol. 14.
17 Cette étude ne porte que sur un petit échantillon non représentatif, et ce sont donc des hypothèses de travail que nous présentons ici. L’enquête s’appuie sur des discours concernant le beau-parent dans 150 affaires de divorce et d’après-divorce incluant une recomposition familiale. Voir Théry, I. et Dhavernas, M.-J., 1990, Le beau-parent dans les familles recomposées, rôle familial, statut social, statut juridique, enquête effectuée pour le compte de la CNAF (ronéo).
18 Quelques exemples : « L’enfant l’appelle “Gérard”. Il avait commencé à l’appeler “Papa” puis il a rectifié de lui-même en disant “ça fait de la peine à Papa” ». Dans l’un des entretiens le père, de lui-même, « précise que, pour lui, sa fille conserve sa mère et qu’il n’est pas question qu’Elodie appelle sa nouvelle femme “Maman” ». Chez son père, l’enfant « a l’air très à l’aise, tant avec lui qu’avec son amie qu’il appellerait “Maman”, malgré plusieurs remarques pour qu’il l’appelle par son prénom ».
19 Leridon, H. et Gokalp, C., 1988, « Entre père et mère », in Population et Sociétés, INED, n° 220.
20 Furstenberg, F. F. Jr, et al., 1987, « The life-course of children of divorce : marital disruption and parental contact », in American Sociological Review, vol. 48, 1983, trad. fr. in Dialogue, n° 97.
21 Cherlin, A., 1983, « Changing family and household : contemporary lessons from historical research », in Annual review of sociology, p. 67.
22 Mead, M., 1970, « Anomalies in american post-divorce relationships », in Bohanann (ed.), Divorce and after, Doubleday, New-York.
23 Pour une analyse de ce terme, et plus généralement de la terminologie scientifique américaine sur les stepfamilies, voir Théry, I., 1987, « Remariage et familles composées, des évidences aux incertitudes », in l’Année sociologique.
24 Bumpass, L. L., 1984, « Some characteristics of children’s second families », in American Journal of Sociology, vol. 90, n° 3.
25 Furstenberg, F. F. Jr, 1980, « Reflections on remarriage », in Journal of family issues, vol. 1, n° 4.
Furstenberg, F. F. Jr et al., 1983, « The life-course of children of divorce : marital disruption and parental contact », in American Sociological Review, vol. 48, trad. fr. in Dialogue, n° 97.
Burgoyne, J. & Clark, D., 1982, « Reconstituted families », in Rapoport et al. (eds.), Families in Britain, Routledge and Kegan Paul, Londres.
26 Le Gall, D. et Martin, C., 1990, Recomposition familiale, usages du droit et production normative, CNAF (ronéo), p. 128.
27 Furstenberg, F. F. Jr, et al., 1987, « The life-course of children of divorce : marital disruption and parental contact », in American Sociological Review, vol. 48, 1983, trad. fr. in Dialogue, n° 97.
28 Théry, I., et al., 1985, Du divorce et des enfants, PUF, Cahiers INED, n° 111.
29 Fulchiron, 1987, « Enfants et beaux-parents : droit et non-droit dans la famille », in Dialogue, n° 97, p. 44-46.
Benabent, A., Exposé au colloque : Familles dissociées, familles reconstituées, Barreau de Paris, association Famille et droit, Paris, octobre 1990 (à paraître).
30 Rubellin-Devichi, J., 1987, « L’attitude du droit face aux secondes familles », in Dialogue, n° 97.
31 Fulchiron, 1987, « Enfants et beaux-parents : droit et non-droit dans la famille », in Dialogue, n° 97, p. 44-46.
32 Ibid.
33 Maidment, S., 1980, « Stepparents and stepchildren : legal relationships in serial unions », in Eekelaar & Katz (eds.), Marriage and cohabitation in contemporary societies, Butterworths, Toronto.
34 Le Gall, D. et Martin, C., 1990, Recomposition familiale, usages du droit et production normative, CNAF (ronéo), p. 128.
35 Dekeuwer-Defossez, F., Exposé au colloque : Familles dissociées, familles reconstituées, Barreau de Paris, association Famille et droit, Paris, 20 octobre 1990 (à paraître).
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Jeux de familles
Ce livre est cité par
- Le Dantec-Lowry, Hélène. (2010) De l’esclave au président. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.9224
- Segalen, Martine. (1996) Vers une ethnologie du présent. DOI: 10.4000/books.editionsmsh.3888
- Lemarchant, Clotilde. (1999) Belles-filles. DOI: 10.4000/books.pur.23982
Ce chapitre est cité par
- Martin, Anaïs. (2021) Être issu·e·s du même don : partager des « origines » en assistance médicale à la procréation avec tiers donneur (Royaume-Uni, France). Enfances, Familles, Générations. DOI: 10.7202/1082326ar
- Chraibi, Sofia. Barrère, J.. Lasmolles, R.. Perrot, Christophe. (2008) Séparation parentale, recomposition familiale : répercussions dans la clinique de l'enfant. Cahiers de psychologie clinique, n° 31. DOI: 10.3917/cpc.031.0069
Jeux de familles
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