Chapitre VI. Belle-mère et belle-fille : la bonne distance
p. 119-136
Texte intégral
Actualiser les relations de parenté
1La question de la parenté peut être traitée, d’un point de vue sociologique, autrement que sous la forme d’un mouvement de balancier, de l’inexistence affirmée des relations de parenté, selon Parsons, à leur renaissance quelques décennies plus tard. Il vaudrait mieux se demander comment chaque individu gère au cours de sa propre histoire ses diverses relations, tant avec son conjoint (ou ses conjoints successifs) qu’avec ses enfants, ses amis, ses parents (au sens strict et au sens large). Didier Le Gall et Claude Martin1, par exemple, en analysant les suites de la dissociation familiale, étudient la manière dont ancien et nouveau réseaux de parenté s’articulent après la séparation des parents, pour fixer la place occupée dans l’éducation d’un enfant par ses deux parents, ses quatre grands-parents et les éventuels nouveaux partenaires de ces parents. Ils observent que dans deux tiers des cas, l’enfant conserve des liens avec son réseau de parenté antérieur, notamment avec son père (ou sa mère) non-gardien. La séparation conjugale provoque non pas un abandon du rôle de parent, mais un nouveau registre d’intervention pédagogique.
2L’histoire individuelle révèle bien des ruptures, mais plus fréquemment des remodelages de relations anciennes, provoqués par l’apparition de nouvelles interactions. L’analyse des rapports de parenté devrait donc être fondée sur des principes semblables à ceux énoncés par Maurice Halbwachs pour l’étude de la mémoire collective de la famille, dans les Cadres sociaux de la mémoire 2, où il écrit qu’avec le mariage, « la famille nouvelle se tourne d’emblée vers l’avenir. Elle sent, derrière elle, une sorte de vide moral : car, si chacun des époux se complait encore en ses souvenirs familiaux d’autrefois, comme ces souvenirs ne sont pas les mêmes pour l’un et l’autre, ils ne peuvent y penser en commun. Pour écarter des conflits inévitables (...) ils conviennent tacitement de considérer comme aboli un passé où ils ne trouvent aucun élément traditionnel propre à renforcer leur union. » Cette vision, reprise par Talcott Parsons3, tire d’une prémisse juste – à savoir l’importance des relations conjugales dans les sociétés contemporaines – une conclusion erronée, la rupture nécessaire avec les relations antérieures.
3Maurice Halbwachs avait cependant bien conscience de la fragilité de sa thèse, car il critiqua ensuite le principe de la « table rase » et affirma que « les souvenirs anciens prendraient place dans un nouveau cadre4 ». C’est ainsi que doivent être appréhendées les relations de parenté, notamment avec les transformations associées à l’introduction de nouvelles alliances. Le lien conjugal ne casse pas les fils entre les conjoints et leurs parents respectifs, il produit un agencement différent. Comme les souvenirs, les relations de parenté doivent être réactualisées en fonction du présent et des nouveaux enjeux.
4Le mariage ou le concubinage compliquent le jeu des conjoints dans la mesure où ces derniers doivent interpréter, en plus du rôle de partenaire, celui de parent par alliance, sans abandonner leurs rôles antérieurs. L’homme doit ainsi être mari et gendre, ce qui n’est pas sans effet sur sa manière d’être fils. A ces trois rôles s’ajoutent bien sûr ceux de sa partenaire, en tant qu’épouse, fille et belle-fille. Leur interprétation forme alors un système de figuration : pour comprendre la relation du gendre et de sa belle-mère, par exemple, il faut connaître la relation entre les conjoints. Cette hypothèse de la connexion relationnelle, nous l’empruntons à l’ouvrage d’Elizabeth Bott, Family and Social Network 5, tout en la transposant dans une perspective différente.
Des relations sous tension
5Cette connexion apparaît lorsque l’on cherche à comprendre la relation entre la belle-fille et sa belle-mère, car derrière celle-ci se masque la relation entre le fils et sa mère. Une fois mariés, les Bidochon, dont les aventures font l’objet d’une bande dessinée, passent leur voyage de noces chez les parents de Robert. Ce dernier se réjouit : « Tu vas voir comme maman, chérie, est une femme délicieuse ! Tu vas l’aimer comme je l’aime, et elle t’aimera comme elle m’aime ! Parce que pour m’aimer, ça elle m’aime ! » Au premier regard, cette mère rejette sa belle-fille – « Non contente de me prendre mon fils, je constate que cette créature t’affame ! » – et parvient à persuader son fils qu’il a fait un mauvais mariage. Raymonde, l’épouse déjà délaissée, observe avec colère que « les voilà partis, tous les deux enlacés, et des mon chéri par ci, et des mômans par là ». La mère de Raymond se sent menacée lors du mariage de son fils, la formation du couple changeant le statut de la relation maternelle. De même, dans Génitrix, François Mauriac dresse le portrait d’une mère possessive qui, pour conserver en exclusivité son fils, brise son mariage avec Mathilde : « Peut-être n’y a-t-il pas plusieurs amours. Peut-être n’est-il qu’un seul amour ? Cette vieille femme se meurt de ne posséder plus son fils : désir de possession, de domination spirituelle, plus âpre que celui qui emmêle, qui fait se pénétrer, se dévorer deux jeunes corps. »
Le primat du conjugal
6Ces mises en scène illustrent un enjeu décisif des relations de parenté : leur place relative par rapport aux relations conjugales. Dans les familles contemporaines, les relations conjugales doivent occuper la première place.
7Elles constituent l’élément primordial du modèle social qui définit les normes relationnelles, car l’entrée dans la vie conjugale, dans les sociétés occidentales et contemporaines, engendre moins un isolement qu’une modification de la hiérarchisation des relations pour le couple. Empiriquement, cette transformation n’est pas si aisément perceptible ; elle se traduit en effet par le changement de sens que leur attribuent les conjoints tout autant que par une modification du rythme des visites. Théodore Caplow6 objective cette hiérarchie en analysant les cadeaux à Middletown, et établit que « la relation conjugale a plus de valeur que toutes les autres pour le mari comme pour la femme », que « la relation parent-enfant a moins de valeur que la relation conjugale ». Relu dans cette perspective, le livre de Michael Young et Peter Willmott, le Village dans la ville 7, devient le récit non plus de la destructuration familiale provoquée par une politique du logement, mais de la conjugalisation des familles populaires en Angleterre dans les années 50. Cette conversion ne s’opère pas sans rappel nostalgique, mais le repli domestique a pour envers l’accroissement de l’intimité, avec le retour des maris à la maison (« Mon mari a renoncé à la bière depuis qu’on est là et il ne va plus aux matchs de foot »), la focalisation sur les enfants et leur éducation (« Ma foi, du moment que vous faites passer les enfants en premier, vous ne pouvez pas dépenser votre argent à boire et à fumer »). Les relations de parenté ont perdu en intensité, et ont changé de sens, puisque la relation conjugale et la relation pédagogique – avec les jeunes enfants – sont devenues prioritaires.
8Le mariage amoureux, transformant la vision du monde des deux partenaires, entraîne ces derniers à considérer autrement parents et amis8. La forte instabilité conjugale ne signifie pas en effet, même dans les couples les plus « autogestionnaires9 », que les investissements affectifs et relationnels soient moins forts ; c’est au contraire, sans doute, une « inflation des demandes10 » réciproque qui, en élevant le niveau d’exigence des conjoints, accroît les chances de l’apparition de l’insatisfaction. Les tyrannies de l’intimité, pour reprendre le titre du livre de Richard Sennett11, s’expriment avant tout dans les relations conjugales, où chaque partenaire demande à l’autre d’être un psychologue au service de l’édification de son « moi »12.
9Dans la famille, lorsque le couple existe, le « conjugal » occupe la zone centrale13, et les autres interactions les zones secondaires. Après son mariage, le fils ou la fille doit garder contact avec ses parents, mais sans que cette relation menace l’intimité des relations conjugales. La concurrence entre ces deux registres n’a pas, dans l’idéal normatif, de signification, même si dans la réalité elle peut exister. Lorsque des difficultés ou des tensions surgissent malgré tout entre beaux-parents et belle-fille, la « règle » du primat du conjugal doit s’appliquer. Le mari ne déclare-t-il pas prendre le parti de son épouse beaucoup plus souvent que celui de ses parents14 ? Cependant, quand le feu menace, la prudence domine et rien n’est fait pour attiser les flammes : la réponse « rester neutre et chercher l’apaisement » fait le meilleur score. L’idéal est, en effet, de parvenir à une hiérarchisation sans vaincus. La supériorité du conjugal ne doit pas aller jusqu’à l’affrontement, les enfants devant tout faire pour ne pas trop contrarier parents et beaux-parents. Les deux parties sont responsables du maintien de l’ordre familial.
10Les entretiens auprès de belles-filles sur la manière dont elles vivent leurs relations avec leurs belles-mères15 font apparaître nettement la référence à une telle hiérarchisation. La conduite des parents ou des beaux-parents peut être mal jugée, si les enfants considèrent que leurs territoires conjugaux sont empiétés. La mise en œuvre d’une telle politique n’est pas aisée : il faut – et la femme, chargée encore des affaires affectives, en est responsable en grande partie – à la fois marquer une distance, gage de l’intimité conjugale, vis-à-vis des parents des deux bords, sans pour autant les vexer en leur donnant l’impression d’un évitement trop marqué. Mais ces difficultés ne provoquent pas souvent le découragement et l’abandon, car la relation affine est inévitable. Il est difficile de prendre le risque de briser le cycle des échanges en interrompant le « contre-don » des enfants et de provoquer un conflit conjugal, comme le souligne une des belles-filles interrogées : « Je plains les gens qui peuvent être mal avec leur belle-mère parce que cela doit faire des histoires de couples pas possibles. »
La légère supériorité de la relation avec la mère
11La permanence des relations affines met en jeu un autre facteur, la définition du rapport interne au groupe conjugal, où l’équilibre entre la lignée masculine et la lignée féminine doit être observé : « Un couple marié qui a deux paires de parents vivants toujours mariés ensemble, doit attribuer même valeur à chacun de ces couples16 ». Cet équilibre n’est pas uniquement obtenu pour le bon plaisir des parents respectifs, il est exigé par la vie conjugale, à de rares exceptions près, à la fois comme preuve de l’absence de la domination d’un conjoint et comme preuve de l’amour. Pour l’un des conjoints, le rejet de ses parents par son partenaire peut en effet être compris comme une distance vis-à-vis de lui-même, comme le montre la réaction de Lydie, dans une nouvelle de Jacques Chardonne :
« Allons voir mes parents, dit Lydie, en observant son mari.
Elle a remarqué une légère contraction dans le visage de Suarès. Aussitôt, elle improvisa une complainte :Il n’est pas bon. Ça l’ennuie de voir les petits vieux. Il en revient triste. Après on se dispute toute la nuit. Nous divorcerons.
Je ne peux pas aimer un homme sans cœur. »
12Chacun des deux conjoints doit traiter de manière quasi équivalente ses beaux-parents et ses parents. L’équilibre est atteint par ce double effort, surtout dans les moments, tel Noël, où la comparaison peut être explicitement effectuée. C’est pourquoi les enquêtes ne parviennent pas toujours à des conclusions identiques, dans la mesure où elles prennent comme indicateurs des relations de parenté des pratiques dont le statut diffère, comme par exemple les visites au quotidien. Or l’égalité peut s’établir à partir des échanges de cadeaux à Noël : autour de l’arbre, la justice affective réclame qu’aucune préférence entre les deux familles ne soient perceptibles, et le bon ordre familial s’inscrit objectivement dans la valeur des paquets offerts17.
13La recherche de l’équilibre n’exclut pas, pour des raisons affectives et pratiques, le maintien d’un avantage attribué à la relation avec ses propres parents. La proximité plus grande avec ces derniers trahit notamment les conséquences de la socialisation. Ainsi les femmes avouent-elles souvent avoir l’impression de faire une cuisine davantage semblable à celle de leur mère qu’à celle de leur belle-mère (respectivement 45 % et 32 %). Ce déséquilibre, encore plus net lorsqu’il s’agit de l’origine des plats les plus fréquents (30 % pour la mère et 4 % pour la belle-mère18), ne signifie pas pour autant que la femme rejette sa belle-mère. C’est plutôt un effet de la division sexuelle du travail, les femmes ayant appris la cuisine avec leurs mères, bien qu’avec la durée de vie conjugale, l’inégalité entre les deux lignées diminue à cet égard :
14L’amour conjugal commande que chacun des partenaires se comporte comme si ses beaux-parents méritaient autant de soins affectifs que ses parents, sans pour autant aboutir à une totale égalité. Mais les difficultés de son application en dehors des temps ritualisés font que cette obligation n’est pas toujours respectée.
Une série de réglages
15Etablir la bonne distance entre belle-fille et belle-mère requiert donc une série de réglages compliqués.
16En premier lieu, cette distance ne doit être que légèrement inférieure à celle séparant mère et fille, ou tout au moins l’avantage doit apparaître, surtout au regard du mari, comme un prolongement de la prise en charge des tâches ménagères par les femmes, la complicité de la mère et de la fille étant en effet une des conditions de la bonne circulation du travail domestique. La belle-fille doit donc rester en priorité dans le circuit de sa famille d’origine, sauf si sa belle-mère n’a pas de fille : « Je voudrais bien laver le linge de ma belle-mère, mais je ne voudrais pas vexer A. parce qu’elle le fait, alors je les laisse. Je leur ai déjà proposé de les emmener, d’aller par exemple à Carrefour, mais ils ont quelqu’un qui y va, alors...19 » On perçoit la difficulté pour la bru qui doit tout à la fois se proposer et s’effacer, afin de montrer que sa position de retrait signifie discrétion vis-à-vis de sa belle-mère, et non rejet ou indifférence.
17En second lieu, la distance entre belle-fille et belle-mère doit être équivalente à celle existant entre gendre et belle-mère. Les deux conjoints doivent en effet participer au travail de relations affines en manifestant leur bonne volonté réciproque. Comme le déclare madame Newbolt à propos de son mari : « Quand il s’est marié avec moi, il n’a pas épousé que moi, il a aussi épousé ma famille20 . » Si un seul des conjoints opère le rapprochement avec ses beaux-parents, le déséquilibre apparaît. Or il n’est vraiment toléré que si l’autre partenaire est également distant avec ses parents, sinon il reflète un malaise au sein même du groupe conjugal. Cela peut être le rappel de la dénivellation sociale entre les conjoints, comme dans le roman d’Annie Ernaux, la Place, où le mari d’origine bourgeoise ne se rend pas chez ses beaux-parents, petits commerçants. Annie Ernaux commente : « J’y allais seule, taisant les vraies raisons de l’indifférence de leur gendre, raisons indicibles, entre lui et moi, et que j’ai admises comme allant de soi. Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment “ironique”, aurait-il pu se plaire en compagnie de braves gens dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compenserait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle. » La trop grande distance entre le gendre et sa belle-mère traduit sur un autre plan un écart mal assumé entre les deux conjoints.
18Enfin, cette distance doit être nettement supérieure à celle qui définit les relations conjugales. Dans le livre de Young et Willmott, un des hommes de Bethnal Green, qui n’apprécie nullement le déséquilibre relationnel, se plaint à son épouse : « Je sais que c’est ta mère, mais elle oublie parfois que je suis ton mari. » De même, Olivier Schwartz note aussi dans le Monde privé des ouvriers 21que la trop grande proximité de certains maris avec leurs mères peut être vécue par leurs épouses comme une infidélité. L’auteur présente notamment le couple d’Antoine et Béatrice. Lorsque Antoine rentre en retard chez eux, son épouse récrimine : « “T’as encore été chez ta mère ?” Et c’est comme ça que l’on se dispute (...) Avec ma belle-mère, je ne m’accorde pas du tout. Elle s’occupe de trop de choses. Au début, tout ce qui se passait chez moi, ma belle-mère le savait par mon mari ; elle essaie de nous faire divorcer tous les deux. » Béatrice ressent mal cette concurrence, sans pour autant aller jusqu’à l’affrontement direct. En effet, son union étant avantageuse – Antoine en est conscient : « C’est moi qui l’ai tirée de la rue » –, elle veut rester malgré toute sa rancœur, quitte à se réfugier de temps en temps dans le silence ou à sortir avec ses copines.
19Si certains enjeux dans l’établissement des relations relèvent de la logique des stratégies de reproduction, ainsi que l’a montré Pierre Bourdieu22, comme dans le cas de Béatrice qui sait le prix d’un beau mariage, d’autres renvoient davantage à des profits affectifs ou psychologiques, comme pour la mère d’Antoine qui tient à préserver une relation privilégiée avec son fils. Et c’est l’intrication de ces deux niveaux qui rend fort difficile le réglage de la distance entre belle-fille et belle-mère.
L’adresse comme révélateur
20Cette distance pourrait être définie en référence à la formule de la distance fixant le choix du conjoint : ni trop près, ni trop loin23. La belle-mère doit être assez proche, mais ne pas dépasser dans le cœur de sa belle-fille sa mère, et dans celui de son fils son épouse. Comme cette exigence concerne aussi l’épouse, cet effort doit être doublé par une tension similaire pour l’autre belle-mère. Quoi d’étonnant alors à ce que les relations d’alliance soient considérées comme source de problèmes24.
21Cet embarras transparaît dans l’établissement des contacts. Beaucoup de belle-filles ne savent pas en effet quel terme utiliser pour nommer leur belle-mère : « Une belle-fille, tant qu’elle n’a pas d’enfant, ne peut appeler sa belle-mère, elle ne dispose d’aucun nom25. » En réalité, les difficultés proviennent moins du manque de solutions – il en existe au moins cinq, appeler sa belle-mère par son nom de famille, par son prénom, par « belle-maman », par « maman », ou par « mamie » ou « mémé » lorsqu’une nouvelle génération est apparue – que du problème posé, trouver la marque d’une bonne relation sans prétendre usurper la position de fille, sans vouloir être trop familière.
22Nombre de belles-filles adoptent la conduite de Suzanna : « La vérité, c’est que j’évite de la nommer. » Lise, mariée depuis quinze ans, décrit ainsi sa tactique : « Quand je lui parle au téléphone, je sais tout de suite qui c’est. D’ailleurs, elle me dit “Alors c’est Lise ?” Je dis “oui” . Elle dit “Tu vois bien qui c’est ?” Je réponds “oui” (rires). Alors je n’ai pas besoin de dire ma belle-mère. Par contre quand j’ai mon beau-père, je suis bien obligée de demander “ma belle-mère”, je ne peux pas faire autrement, je ne vais pas quand même dire Hélène ! » L’utilisation du prénom gêne : « J’ai du mal à l’appeler Charlotte. Parce qu’appeler quelqu’un par son prénom, cela implique des rapports de camaraderie. Je n’ai pas l’intention d’entretenir des relations copine/ copine », avoue Bénédicte.
23Quelle que que soit la solution retenue, demeure la volonté des brus de faire en sorte que la belle-mère ne se sente pas autorisée par une familiarité à trop se rapprocher. La définition de la bonne distance engage un jeu subtil, tel celui de Louise, agricultrice, qui entretient d’excellentes relations avec la mère de son mari, agriculteur. Louise l’appelle par son prénom, mais ne la tutoie pas : « Non, et ma belle-mère ne me tutoie pas non plus. Elle m’a posé la question : “Je ne sais pas pourquoi on ne se tutoie pas.” Mais nous sommes habituées, et c’est mieux comme cela. Ça fait plus chacun chez soi. Moins hardies l’une envers l’autre. Cela nous donne une petite distance au niveau personnalité. On travaille déjà ensemble (dans le même Groupement agricole d’exploitation en commun, ou GAEC) ».
Les variations conjugales
24Pour une femme, la négociation de la bonne distance avec sa belle-mère renvoie également à sa conception des relations conjugales. Les femmes qui valorisent l’autonomie personnelle au sein de leur couple tentent dans leurs relations affines de conserver, vis-à-vis de leur belle-mère, une distance plus grande que les femmes qui privilégient la fusion conjugale et la communauté familiale26. Témoin, une laborantine, Claire, qui s’est mariée « par formalité », dit-elle, en 1981 à Etienne, un agriculteur qui travaille en GAEC avec ses parents, encore actifs. Elle n’a pas voulu confier ses trois jeunes enfants à sa belle-mère, même si elle l’estime : « Ma belle-mère voulait garder le premier, mais nous on n’a pas voulu. On était contre le fait que ce soient les grand-mères qui gardent les petits-enfants. On aime mieux les leur donner quand ça leur fait plaisir ou quand ça arrange. Mais on ne voulait pas qu’elle les garde en permanence. » Claire ne veut pas être l’obligée de sa belle-mère, afin de se penser indépendante.
25En mettant en regard les deux distances, celle avec le mari et celle avec la belle-mère, on observe que le modèle de référence sert aussi bien aux femmes autogestionnaires qu’aux femmes communistes. L’écart relatif entre les relations conjugales et les relations d’alliance reste souvent constant entre les deux groupes. Cette stabilité révèle que les différences entre les organisations conjugales ne doivent pas masquer un élément commun aux deux systèmes, à savoir le primat avoué du conjugal sur les autres relations. Le jeu des différences entre les femmes qui valorisent la logique individuelle et les femmes qui avouent rêver davantage de communauté conjugale pourrait se représenter ainsi :
Modèle théorique de la bonne distance
Entre la femme | autogestionnaire | communiste |
A : et son mari | 4 | 2 |
B : et sa mère | 6 | 4 |
C : et sa belle-mère | 7 | 5 |
Ecart entre mari et mère | 2 | 2 |
Ecart entre mère et belle-mère | 1 | 1 |
Ecart entre mari et belle-mère | 3 | 3 |
Le dérèglement
26Le réglage de ces distances n’est pas aussi aisé que le présuppose le modèle de référence, car des difficultés peuvent naître de certaines conditions sociales ou psychologiques. A priori, trois dérèglements principaux peuvent être distingués, toujours du point de vue de la femme mariée : un trop grand avantage accordé à la mère (mauvais réglage B-C) ; une préférence donnée à la belle-mère sur la mère (idem) ; une préférence assez faible du mari pour son épouse (mauvais réglage A-C, ou A-B). Examinons quelques-unes de ces figures.
27La tolérance sociale vis-à-vis de la préférence maternelle est limitée. Cette dernière ne doit pas menacer l’équilibre des relations conjugales, en révélant un écart trop grand à la famille du partenaire. Dans les récits, lorsque les belles-filles avouent entretenir des relations nettement privilégiées avec leur mère, elles estiment que la responsabilité en revient le plus souvent à leur belle-mère. Cette justification est le signe de l’anormalité sociale d’une telle situation, que les belles-filles expliquent en utilisant deux versions.
Une dette
28La première version renvoie au caractère de la belle-mère. La belle-fille prend quelque distance avec la mère de son mari parce que celle-ci n’offre pas suffisamment de qualités pour être appréciée. Colette, agricultrice, mère de trois enfants, qui vit à deux kilomètres du lieu d’habitation de sa belle-mère âgée de 63 ans, marque une préférence pour sa mère. Ainsi à Noël, elle n’offre pas de cadeau à sa belle-mère : « D’abord on n’avait aucune appréciation. On ne savait pas si cela plaisait ou non. Aucun remerciement. Alors j’ai pensé que ce n’était pas tellement la peine. Et puis j’ai à dire qu’ils sont souvent à table chez nous. C’est peut-être pas trois cents jours sur trois cent soixante-cinq, mais presque. » De plus, sa belle-mère est « anti-cadeaux », elle n’aime ni en donner ni apparemment en recevoir. Au contraire, Colette estime que sa mère « a le cœur sur la main ». Outre cette faible générosité, Colette adresse à sa belle-mère deux griefs. D’une part, un manque d’équité dans la manière de jouer son rôle de grand-mère. Sa belle-mère montre de l’hostilité envers Céline, la fille aînée de Colette : « Quand il y a des reproches à faire, c’est toujours pour Céline ! Elle est toujours après. Cela m’embête beaucoup. Heureusement que maman fait le tampon. Même maman s’en rend compte. Moi aussi, j’en souffre beaucoup. Par exemple, ma fille s’est offert des boucles d’oreilles. Cela se voit quand même ! Eh bien, ma belle-mère n’a rien dit à ma fille, pas une remarque, rien. Elle aurait pu lui dire “cela te va bien” ou quelque chose. Maman, elle, l’a vu, et lui a dit que c’était joli. Maman, c’est une vraie grand-mère ! » D’autre part, elle juge sa belle-mère trop envahissante, surtout depuis la mort du dernier fils : « Elle vient chez moi, elle ne sait pas quoi faire. Elle attrape un balai, mon torchon. Pour se désennuyer, elle vient là. Elle vient souvent, plusieurs fois par semaine. Je sens qu’il faut qu’elle dialogue avec quelqu’un, sinon c’est la déprime qui la prend. »
29Colette parvient ainsi à justifier le déséquilibre en faveur de sa mère qui dérive, sans doute, d’un autre facteur : la préférence que celle-ci lui a témoignée auparavant. Elle veut faire comprendre qu’elle a apprécié cette élection et cette proximité : « Maman était très à l’aise avec moi. On parlait facilement des choses de la vie. Elle en a plus parlé avec moi qu’avec ma sœur. C’est moi qui ai appris à ma sœur. Parce qu’elle était pensionnaire tandis que moi, je travaillais avec maman. On lavait le linge ensemble. » Colette se sent en partie dégagée de devoir respecter l’équilibre entre sa mère et sa belle-mère dans la mesure où elle doit (au sens de la dette) quelque chose à la première, une reconnaissance spécifique, tandis que la seconde ne mérite pas cette attention : « Elle est dure. J’ai eu une fausse couche suivie de deux curetages. Lorsque je suis rentrée, je tenais les deux murs. Elle et mon beau-père, ils étaient au courant de tout. Mais jamais elle ne m’a demandé comment je me portais. »
Les suites d’un beau mariage
30La seconde version justifiant la préférence pour la mère apparaît dans les récits des femmes qui ont fait un beau mariage. La distance un peu trop grande avec la belle-mère résulte alors de ce qui est perçu par la belle-fille comme un rejet. C’est le cas d’Amandine qui a repris, avec son mari, la ferme de ses beaux-parents propriétaires. Elle a ressenti, dès le départ, une critique de son mariage. Elle n’était pas assez « bien » pour ses beaux-parents : « Mon mari aurait pu prendre mieux, enfin plus riche. Ma belle-mère, c’est un peu ça. Une bonne situation, enfin quelque chose qui représente. » La belle-mère d’Amandine se croit autorisée, étant donné la dénivellation sociale, à intervenir dans les affaires conjugales : « Au départ, elle voulait se mêler de tout, alors c’est cela le problème. On n’avait pas d’enfant, on a été deux ans sans en avoir, et elle était gênée à cause de cela. Mais on était quand même bien libre d’en avoir ou de ne pas en avoir si on voulait. Et il fallait que cela soit un garçon, le deuxième que cela soit une fille. C’était vraiment nous commander à la baguette. Quand j’ai eu ma fille, alors là, elle était aux anges, ma fille a eu tous les cadeaux. Le deuxième, c’était un garçon, il n’en a pas eu. » Tout comme la supériorité des ressources sociales ou culturelles de l’un des conjoints crée les conditions d’un rapport de forces au sein du couple qui lui est favorable27, un beau mariage peut avoir aussi pour effet d’augmenter les interventions de la belle-mère dans la vie conjugale.
31Le prix du beau mariage doit inclure cette tentation, et les tensions qui en résultent. La belle-mère de Clarisse a tenté, elle aussi, de profiter de l’avantage social créé par la supériorité du capital économique, mais sa bru s’est rebellée : « Au début, elle me donnait quelques ordres. Je ne répondais pas, je faisais à ma tête. Je n’ai jamais obéi. Elle a bien vu que je ne faisais pas ce qu’elle me disait. Je n’ai jamais cédé. » Pour Amandine, les moyens de lutter contre la violation des territoires conjugaux sont moins directs. Elle lui dénie symboliquement le rôle de mère et de grand-mère, et s’adresse à elle en disant « bonjour », tout court. « Je suis incapable de lui dire “bonjour mamie” . Encore, à la rigueur, “bonjour mamie” ; mais “maman”, jamais. Jamais ! Je n’ai jamais pu et je ne pourrai jamais. Je pense qu’elle a du mal à accepter cela. Mais, moi, par rapport à tout ce qu’elle m’a fait, je ne peux pas. » Amandine s’est rendu compte que sa belle-mère, bien que supérieure, était néanmoins dépendante. Elle pouvait, en oubliant de donner les gratifications affectives considérées comme normales, la priver d’une reconnaissance qui rassure celle-ci sur sa propre identité. C’est ainsi que dans une période de tensions, Amandine ne lui souhaite pas la fête des mères : « Cela l’a drôlement vexée. Les enfants y avaient été, chacun avec leur rose. Mais moi, je n’y suis pas allée. C’est ce qui l’a le plus marquée. A partir de ce jour-là, elle a commencé à réagir. Elle s’est dit, quand même il y a quelque chose qui ne colle pas. Comme à la limite, auparavant, je ne faisais rien voir et je ne la vexais pas, là, elle a été vexée. » Un tel évitement a contraint sa belle-mère à renégocier un rapport avec Amandine convenable pour les deux parties.
32Ce récit montre à quel point la relation à la belle-mère revêt un caractère quasi obligatoire. Malgré tout ce qu’elle estime avoir subi, Amandine ne rompt pas, elle se réfugie dans l’écriture : « Des fois, j’en avais fait toute une page. Parce que ma belle-mère m’en avait tellement fait que je disais, je vais résumer tout ce qu’elle a pu me dire et tout ce qu’elle a pu me faire. Oui, j’écrivais. Et je me disais, tiens, elle m’a encore fait cela. Cela s’alignait. J’ai tout brûlé. Arrivé un moment, c’est sûr, il faut se dire que si on veut s’entendre, il faut passer par-dessus. C’est ce que j’ai fait, sinon la vie serait impossible28 . »
33Le rapport de forces favorable à la belle-mère, après un beau mariage, peut être vécu sous un autre mode, celui de l’enchantement. La belle-fille conçoit son alliance comme une ouverture à un monde inespéré et peut alors demander à cette dernière de lui servir de modèle. C’est ainsi que Maria, ancienne ouvrière, décrit sa relation avec la mère de son mari, agricultrice avec qui elle travaille tous les jours : « C’est l’idéal. Pour moi, elle est vraiment ma mère. Comme ma mère. Si j’ai un problème, ce n’est pas à ma mère que je vais le confier, c’est à ma belle-mère. N’importe quel problème, je peux lui en parler. Que ce soit un problème gynécologique ou autre chose, pas de secrets. » Maria est attirée par sa belle-mère. Pour elle, son mari est indissociable de sa famille, elle a épousé l’ensemble : « Avant mon mariage, je vivais tristement. Non je ne prenais pas goût à la vie comme je prends maintenant. C’est pour cela que j’ai considéré ma belle-mère comme ma mère. Avant je ne faisais attention à aucune toilette. Quand j’ai connu mon mari, il m’a dit, écoute, t’es mignonne, mais je voudrais que tu te maquilles. Ma belle-sœur m’a montré un soir. Et j’ai pris goût à cette chose-là. Dans les huit jours qui ont suivi, j’avais changé de fond en comble. » La conversion de Maria se traduit par une attention soutenue à son corps. Elle veut ressembler physiquement à sa belle-mère : « Elle est plus coquette que moi. Je n’achète pas une veste de vison. Je me dis peut-être à l’avenir, mais pas tout de suite. La moindre pelisse, ça me suffit pour mes moyens. Elle achète des tenues dans les plus grands magasins, Pierre Cardin, des trucs comme cela. Ma mère, à côté, c’est le jour et la nuit. Ma mère, c’est vieux jeu. Les autres dans ma famille, c’est plus délabré. » En écoutant Maria, on croirait entendre Denise Lesur, l’héroïne du roman Une femme d’Annie Ernaux, qui trahit en quelque sorte sa famille en adoptant les critères d’un autre groupe social : « Ma mère a cessé d’être mon modèle. Je suis devenue sensible à l’image féminine que je rencontrais dans l’ Echo de la mode et dont se rapprochaient les mères de mes camarades petites bourgeoises ». Le corps de Maria doit traduire, par cette attention soutenue, son entrée dans un nouveau monde. Bien sûr, il y a l’envers du décor, la vie personnelle et conjugale soumise au regard de ses beaux-parents. Maria n’a pas droit au secret : « Lorsque je remplis ma déclaration toute seule, mon beau-père me dit : “Ta déclaration, où elle est ? – Oh, je l’ai déjà expédiée – Tu n’es pas venue me voir ?”. Comme pour me dire, on aurait pu la remplir ensemble. » Mais cette femme l’accepte. Elle continue de se confier à sa belle-mère, si bien que quelquefois son mari s’étonne : « Il se demande pourquoi je suis toujours rendue chez sa mère, ou l’inverse. Sans prétexte. Tellement qu’on s’entend bien l’une et l’autre. » Le mariage semble avoir procuré à Maria autant une nouvelle chance de socialisation, grâce à sa belle-mère, qu’une vie conjugale.
Un accord conjugal
34Une distance sociale susceptible d’apparaître trop grande vis-à-vis de la belle-famille de la femme peut pourtant être assumée lorsque les deux conjoints sont d’accord sur un tel arrangement. Le déséquilibre entre les deux parties ne peut plus alors être interprété comme le signe d’un déséquilibre interne au groupe conjugal. Ainsi Isabelle, étudiante, avait-elle poussé son ami, ouvrier, à renouer avec ses parents : « Les parents, c’est quand même des racines. » L’accueil dans la belle-famille ne fut pas chaleureux. Isabelle regrette presque son geste, découvrant après coup certains épisodes de l’enfance d’Yvon : « Parce qu’ils habitaient près d’une route et qu’Yvon était turbulent, son père, malgré les barrières, avait trouvé un truc pour l’attacher. Yvon pouvait aller dans un périmètre très limité. Et il est resté un an comme cela. Un an ! C’est pour cela qu’Yvon garde rancune. » Les contacts sont non pas rompus, mais maintenus dans un périmètre étroit !
35En revanche, les deux partenaires voient avec plus de plaisir la mère d’Isabelle, et celle-ci est davantage gâtée : « Je fais un cadeau à ma belle-mère à la fête des mères et à Noël. C’est un cadeau que l’on fait tous les deux. Mais on fait la différence avec ma mère. On lui fait plus de cadeaux à ma mère. Il faut dire aussi que mes parents ont aidé Yvon. Six mois après que je sois avec lui, il est tombé en chômage, et il y est resté un an, un an et demi. Il se retrouvait sans rien, ses parents l’ayant mis dehors. Il est venu chez moi. Mes parents lui donnaient de l’argent, lui lavaient le linge. C’est un truc qu’Yvon a apprécié. C’est lui qui a voulu marquer la différence au niveau des cadeaux. » Yvon a en quelque sorte adopté comme parents ses beaux-parents et s’est donc aligné sur l’ordre de préférence d’Isabelle.
36Ce dérèglement est concevable puisqu’il respecte le primat de l’accord conjugal. C’est pourquoi compte, plus que les distances respectives entre mère et belle-mère, la preuve de l’importance accordée au conjoint. Anne, agricultrice, s’en est aperçue lorsqu’elle a annoncé à sa mère qu’elle allait avoir un enfant, en l’absence de son mari : « Cela nous a posé problème parce que mon mari aime bien qu’on soit ensemble pour dire des choses tous les deux. Des fois, je n’y ai pas prêté attention. Cela lui tient à cœur. On devait l’annoncer à Noël. J’ai dû le dire avant que mon mari ne soit là. J’avais pas réfléchi, j’étais tellement contente. » La perception qu’ont les conjoints de leurs relations avec les parents et les beaux-parents reflète leur conception de la vie conjugale, ou plus précisément la place respective que chacun veut donner à son « moi conjugal29 » Il peut y avoir désaccord entre les deux partenaires sur leur rôle de conjoint, sur leur identité en tant que membre associé à une équipe conjugale. Les attentes respectives peuvent être alors déçues. C’est ainsi que les visites fréquentes d’un homme chez sa mère peuvent être interprétées par son épouse comme le signe d’une certaine infidélité30. Telle est la vision de Jeanne, mariée depuis vingt ans à un agriculteur qui n’a jamais quitté ses parents. Ces derniers se sont installés à 500 mètres de la maison et viennent régulièrement à la ferme et au jardin. Jeanne se sent espionnée : « Ma belle-mère s’est beaucoup servie des enfants pour savoir ce qui se passait, et elle lisait ce qui traînait sur le buffet. » Et elle ne reçoit aucun renfort de son mari qui prend plutôt le parti de ses parents. Jeanne est déçue de cette absence d’intimité conjugale : « Récemment, mon mari a dit quelque chose à sa mère. Je trouve qu’il n’aurait pas dû. Cela ne la regardait pas. Cela nous concernait tous les deux. J’aurais voulu garder cette information secrète. J’ai été vexée, et je me suis violemment expliquée avec ma belle-mère. Mon mari est rancunier, cela l’a choqué. Sa mère, c’est tout. Il est totalement lié à sa mère. » Lorsque Jeanne s’était décidée, quelques années auparavant, à écrire à ses beaux-parents pour leur demander de ne plus venir tous les jours déjeuner, son mari avait fait une « dépression nerveuse pendant plusieurs années ». La relation d’alliance ne se dissocie pas si aisément des relations conjugales lorsque la relation filiale est si forte. Jeanne ne sait plus où elle en est : « Rien n’a jamais été clair. Je n’ai jamais su où était ma place. Si c’était à refaire, je souhaiterais qu’on s’installe à la grande table et qu’on en discute. Je dirais, vous allez dans votre maison, en retraite. Mais non, rien n’était clair ! Mes beaux-parents sont propriétaires de la ferme, alors ! » Le mari de Jeanne reste, à la fois par des liens objectifs et subjectifs, surtout « fils de... ». Son épouse se sent flouée, et tente par une analyse de retrouver une identité positive qu’elle estime avoir perdue.
37Les résistances, volontaires ou non, à la conjugalisation de l’existence s’expriment souvent dans l’entretien et la formation d’autres liens, familiaux ou amicaux. L’histoire d’Agnès et Jean-Pierre, narrée par Jean-Claude Kaufmann31, appartient à ce répertoire. Agnès lutte contre l’attraction amicale à laquelle est soumis son mari en lui proposant un projet commun, une maison. Jean-Pierre accepte, une année, de jouer ce jeu en commun avant de reprendre son mode de vie antérieur, où ses amis comptent énormément. Les deux conjoints, déçus, trouvent un responsable, la maison et ses défauts, afin de préserver les chances d’un renouveau conjugal. La belle-mère comme la mère peuvent également avoir pour fonction de cristalliser le ressentiment que l’un des conjoints a à l’encontre de son partenaire.
La belle-mère, un intermédiaire entre les conjoints
38Dans cette optique, la relation d’alliance contribue au bon fonctionnement conjugal. C’est le cas pour le couple de Suzanna. Cette femme a abandonné sa fonction de directrice d’un centre de formation pour élever l’enfant qu’elle a eu avec son compagnon, directeur d’entreprise. Elle manifeste une nette préférence pour sa belle-mère : « Ma mère est très possessive, elle fait du chantage affectif. J’ai probablement des relations beaucoup plus agréables avec ma belle-mère. Je n’ai pas l’amour que j’ai pour ma mère, ce n’est pas possible, la belle-mère arrive quand même plus tard, mais j’aime beaucoup ma belle-mère. C’est quelqu’un que j’admire. J’aimerais bien que ma mère soit comme elle. » Suzanna est attachée à sa belle-mère surtout par la manière dont celle-ci sait intervenir, discrètement, dans leurs relations conjugales. Elle apprécie de bénéficier de son renfort dans ses tentatives de mieux maîtriser son mari. Lorsque Suzanna a commencé à vivre avec Antoine, ce dernier était enseignant. Elle le découvre ambitieux et indépendant : « Il était professeur, cela me suffisait bien. Je n’avais pas besoin qu’il monte une entreprise. » Elle qui rêvait d’une fusion conjugale observe que son mari s’absente sans donner d’explications : « Cela m’a coûté cher. Il a fallu que j’apprenne à devenir indépendante, à faire des choses pour moi, et non pas toujours dire, on va les faire ensemble. » La mère d’Antoine, qui le prend à part quelquefois et lui fait la leçon, lui demande de se marier, d’accepter d’être père, de moins penser à sa carrière, partage avec Suzanna une conception fusionnelle de la vie conjugale. Cette complicité idéologique aide sa belle-fille à accepter l’insatisfaction conjugale. Non seulement Suzanna accepte ces interventions contraires à la norme de discrétion attendue de la part d’une belle-mère, dans la mesure où celles-ci la réconfortent, mais elle parvient même à les oublier, afin de protéger la bonne image qu’elle en a : « Elle n’est jamais intervenue sur quoi que ce soit, sur notre façon d’élever notre fils, sur notre vie de couple, sur notre façon de meubler la maison, sur notre façon de s’habiller. Jamais ! Jamais ! »
39Cette histoire permet d’appréhender comment une forte relation entre belle-fille et belle-mère (ou entre fille et mère) peut avoir pour objectif le renforcement de la règle du primat du conjugal. C’est parce que les hommes tendent à être plus sensibles que les femmes aux forces centrifuges – sans doute en raison de la sensibilité plus grande des secondes au mythe de l’amour conjugal – que les épouses sont amenées à rechercher renfort auprès de leur mère ou de leur belle-mère. La relation d’alliance est, dans cette optique, moins concurrente que complémentaire de la relation conjugale.
Une susceptibilité de belle-fille
40La relation entre belle-mère et belle-fille, si elle est moins sujette aux plaisanteries que la relation entre belle-mère et gendre32, exige en revanche une attention soutenue de la part des deux protagonistes (et du mari). La belle-fille doit en particulier témoigner de bons sentiments envers sa belle-mère afin de montrer qu’elle reconnaît la famille de son mari. Cette première exigence n’est pas simple à respecter. Dans les sociétés contemporaines, les relations affectives renvoient soit au registre de la libre élection (les amis et le(s) conjoint(s)), soit à celui de la socialisation (la longue fréquentation avec les parents, les frères et les sœurs). Or, bien que la belle-mère ne relève ni du premier ni du second critère, sa belle-fille se doit de l’apprécier. D’autre part, elle doit également faire en sorte que celle-ci reste à bonne distance de son couple pour que soit sauvegardée l’autonomie conjugale. En tant qu’épouse, elle contrôle en quelque sorte le respect du code de la route familial, et rappelle éventuellement à l’ordre sa belle-mère, en cas de dépassement et d’empiétement sur le bas-côté conjugal. L’expression « une susceptibilité de belle-fille » reflète cette dimension du rôle de la bru qui doit, dans le même temps, à son tour se faire apprécier.
Notes de fin
1 Voir Le Gall, D. et Martin, C., 1988, « Le réseau parental après un divorce ou une séparation », in Dialogue, n° 101.
2 Halbwachs, M., 1925, les Cadres sociaux de la mémoire, PUF, Paris.
3 Parsons, T., 1943, « The kinship System of the contemporary United States », in American Anthropologist, XLV.
Parsons, T. et Bales, R., 1955, Family, socialization and interaction process, Free Press, Glencoe.
4 Singly, F. de et Charrier, G., 1988, « Vie commune et pensée célibataire », in Dialogue, n° 102.
5 Bott, E., 1957, The Family and Social Network, Tavistock, Londres, 2e ed., 1971.
6 Caplow, T., 1982, « Christmas gifts and kin networks », in American Sociological Review, n° 47 ; 1986, « Les cadeaux de Noël à Middletown », in Dialogue, n° 91.
7 Young, M. & Willmott, P., 1983, le Village dans la ville, Centre G. Pompidou, Paris, (1957, édition anglaise).
8 Dans une perspective proche de celle de Berger, P. et Kellner, H., 1988, « Le mariage et la construction de la réalité », in Dialogue, n° 102 (1reéd. Diogène, 1960).
9 Singly, F. de, 1987, Fortune et Infortune de la femme mariée, PUF, Paris, 2e édition actualisée, 1990.
10 Roussel, L., 1989, la Famille incertaine, Odile Jacob, Paris.
11 Sennett, R., 1979, les Tyrannies de l’intimité, Le Seuil, Paris.
12 Castel, R., 1981, la Gestion des risques, Editions de Minuit, Paris.
13 Durkheim, E., 1892, « La famille conjugale », repris in Textes, Editions de Minuit, Paris, 1975.
14 Roussel, L. et Bourguignon, O., 1976, « La Famille après le mariage des enfants », in Travaux et Documents, PUF/INED, Paris.
15 Les entretiens – une trentaine, notamment auprès de femmes d’agriculteurs – ont été effectués par Clotilde Lemarchant dans le cadre d’un mémoire de maîtrise – (La triade affine. Une femme, son mari et sa belle-mère en milieu agricole) et de DEA (Eléments pour une analyse des relations affines), Université de Rennes II, 1987 et 1989, sous la direction de François de Singly. Patrick Le Guirriec présente dans Paysans, parents, partisans dans les monts d’Arrée (1988, Editions Beltan, Bras-parts) un exemple de réglage des relations conjugales et des relations d’alliance. La coexistence des relations conjugales et des relations d’alliance (ou affines) dans les sociétés occidentales contemporaines s’effectue selon des principes identiques (avec notamment le primat du conjugal) au-delà de certaines variations régionales ou nationales : d’où les emprunts possibles à plusieurs aires.
16 Caplow, T., 1986, « Les cadeaux de Noël à Middletown », in Dialogue, n° 91.
Voir aussi Caplow, T., 1982, « Christmas gifts and kin networks », in American Sociological Review, n° 47.
17 Le fait que Nicolas Herpin, Daniel Verger (1985, « Flux et superflu : l’échange des cadeaux en fin d’année », in Economie et Statistique, n° 173) et Théodore Caplow observent cette égalité est significatif, c’est la preuve d’une norme de référence : l’idéal est bien de parvenir à ce que les deux familles soient traitées de manière équivalente.
18 Chaudron, M., 1985, « Comment l’esprit de cuisine vient aux femmes : généalogie de la cuisine familiale », in Dialogue, n° 90.
19 Chabaud-Rychter, D., Fougeyrollas-Schwebel, D., et Sonthonnax, F., 1985, Espace et Temps du travail domestique, Librairie des Méridiens, Paris.
20 Bott, E., 1957, The Family and Social Network, Tavistock, Londres, 2e ed., 1971.
21 Schwartz, O., 1990, le Monde privé des ouvriers, PUF, Paris.
22 Bourdieu, P., 1974, « Avenir de classe et causalité du probable », in Revue Française de Sociologie, XV, 1.
Bourdieu, P., 1989, la Noblesse d’Etat, Editions de Minuit, Paris.
23 Zonabend, F., 1981, « Le très proche et le pas trop loin. Réflexion sur l’organisation du champ matrimonial des sociétés à structures de parenté complexe », in Ethnologie française, XI, 4.
24 Finch, J., 1989, Family Obligations and Social Change, Polity Press, Cambridge.
25 Verdier, Y., 1979, Façons de dire, Façons de faire, Gallimard, Paris.
26 Singly, F. de, 1987, Fortune et Infortune de la femme mariée, PUF, Paris, 2e édition actualisée, 1990.
27 Blood, R. et Wolfe, D. M., 1960, Husbands and Wives. The dynamics of married living, Free Press, New York.
28 La dépendance objective et réciproque dans laquelle se trouvent associées les deux générations dans le monde agricole – puisque le plus souvent « la transmission de l’exploitation se fait de père en fils, du côté des hommes et non des femmes » (Barthez, A., 1982, Famille, Travail et Agriculture, Economica, Paris) – contribue à renforcer ce caractère quasi obligatoire des relations d’alliance.
29 Singly, F. de, 1988, « Un drôle de “je” : le moi conjugal », in Dialogue, n° 102.
Singly, F. de, 1988, « L’amour, un bien privé, un mal public ? », in Revue Française des Affaires Sociales, 42, 2.
30 Schwartz, O., 1990, le Monde privé des ouvriers, PUF, Paris.
31 Kaufmann, J.-C., 1989, la Vie ordinaire, Editions Greco, Paris.
32 Radcliffe-Brown, A. R., 1968, « La parenté à plaisanteries », in Structure et Fonction dans la société primitive, Editions de Minuit, Paris, (publié dans Africa, 1940).
Auteurs
Professeur à l’Université de Paris V
Doctorante Université Rennes II
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