Chapitre IV. Avoir du pouvoir politique
p. 79-97
Texte intégral
1La politique et la famille peuvent apparaître au premier abord comme deux mondes imperméables. D’un côté l’univers public, de l’autre les relations qu’entretient l’individu avec ses proches dans la vie domestique. L’opposition entre la sphère du privé et celle du public est omniprésente et s’inscrit en toile de fond de nos relations sociales. Et cependant pour qui s’intéresse à la vie politique locale en France, parenté et politique apparaissent souvent étroitement mêlées. C’est que l’ancrage familial joue encore aujourd’hui un rôle important dans le processus de légitimation politique. Etudiant les élus du département de l’Yonne, situé au nord de la Bourgogne, il a paru intéressant d’envisager différents cas de figure, du petit maire rural au député-maire du chef-lieu1. De cette enquête ressort l’importance accordée par tous les acteurs politiques à l’ancrage local : à défaut d’être « enraciné », il importe de réussir son « implantation ». Comme l’indiquent ces expressions, l’appartenance au microcosme départemental ou communal apparaît comme une condition sine qua non pour réussir une carrière politique.
2Le fait familial ne saurait donc être ici négligé, et dans le cours de nos investigations dans l’Yonne, nous avons rencontré de nombreux maires qui étaient aussi des héritiers. Leur propre père avait détenu avant eux le même mandat. Il arrive même qu’on évoque des « dynasties » d’hommes politiques, la même famille produisant de génération en génération des élus locaux. Avant d’analyser quelques situations de ce type, il nous faut préciser que ce modèle patrimonial du notable dont l’assise politique se fonde sur une véritable filiation territoriale, est lié à une conception de la gestion communale qui a trouvé son expression dans les textes définissant le statut de la commune. La loi de 1837 et la loi municipale de 1884 introduisent une analogie entre la gestion des biens communaux et celle des propriétés familiales. « C’est en fonction d’un héritage territorial et de sa gestion que se définit historiquement la commune française, avec une dimension lignagère où la famille au sens large tient longtemps un rôle direct ou métaphorique2. » On ne s’étonnera pas alors de l’importance accordée à l’autochtonie et aux attaches familiales de ceux qui souhaitent gérer les affaires communales. Il y va de la perpétuation d’un patrimoine commun.
3Essayons maintenant de suivre le fil conducteur que nous offrent la parenté et ses usages, pour mieux comprendre le fait politique. Nous partirons de situations très localisées, qui concernent le pouvoir au village ou dans le canton, mais, dans un second temps, nous élargirons le propos pour montrer comment, au plan national, le langage de la parenté permet de penser les relations entre des acteurs politiques de premier plan. Le recours aux métaphores de la parenté n’est pas seulement le fait des journalistes qui transcrivent à leur manière les événements de la scène politique. Consciente ou inconsciente, la référence à un père ou à un ancêtre symbolique peut intervenir, nous le verrons, dans le discours d’un candidat aux élections présidentielles.
De père en fils : l’hérédité élective dans la vie politique française
4En 1965, le sociologue Edgar Morin décrivait ainsi l’intérieur de la mairie de Plozévet, en Bretagne : « Quatre portraitsrobots sous cadre dominent les affichettes dans le hall d’entrée de la mairie. Ce sont les visages solennels des trois Le Bail, Lucien, Georges, Albert, et celui d’Emile Loubet président de la République de 1899 à 1906, c’est-à-dire à l’époque des lois laïques du gouvernement Combes (1902-1905)3. »
5A elles seules ces observations seraient un bon témoignage de l’emprise de la famille sur la vie politique locale. Plozévet, comme bien d’autres communes françaises, porte l’empreinte politique d’une dynastie familiale. On observe là un cas tout à fait typique de transmission en ligne directe d’un véritable patrimoine politique. Par patrimoine politique, il faut ici entendre la mémoire des positions politiques qu’ont occupées différents ascendants, mais également un élément idéologique distinctif qui est censé se transmettre dans une parentèle : dans le cas des Le Bail, il s’agit de l’anticléricalisme. L’association entre leur portrait et celui du président Emile Loubet sous le septennat duquel s’opéra la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’est nullement fortuite.
6Etre doté d’un patrimoine politique n’est évidemment pas une assurance de réussite. Il s’agit d’être suffisamment habile pour l’utiliser à bon escient, voire le faire fructifier dans la compétition politique. Un exemple permettra d’illustrer ce point. Au sud du département de l’Yonne, la petite commune de Saint-Germain-des-Champs a longtemps été gouvernée par Louis Devoir. De 1945 à 1983, il a été réélu sans interruption avec une confortable majorité. A plusieurs reprises, il n’y eut même pas de liste adverse lors des élections municipales. « On savait d’avance le résultat de la consultation », m’ont dit plusieurs habitants de Saint-Germain qui avaient manifesté quelques velléités de présenter une liste. Cela n’empêchait d’ailleurs pas l’apparition de candidatures isolées, dans le cadre de la pratique du panachage. Mais pendant trente ans, l’équipe du maire s’est régulièrement imposée.
7Il faut préciser que le propre père de Louis Devoir, Médéric Devoir, fut lui-même maire de la commune entre 1888 et 1910, date à laquelle il se retire volontairement des affaires. Médéric fut un maire très apprécié de ses concitoyens. Durant ses mandats successifs furent effectués de nombreux travaux de voirie, et l’installation du télégraphe, puis du téléphone. Médéric Devoir avait acquis une réputation d’autorité et de compétence. Il faisait aussi office d’expert foncier agricole agréé. Il fut un peu plus tard nommé juge de paix suppléant au chef-lieu du canton.
8Louis Devoir entra pour la première fois au conseil municipal en 1925. Il devint l’adjoint du maire, poste qu’il conserva jusqu’au renouvellement de 1935. Ensuite il préféra ne pas se représenter. A l’époque, il avait repris l’exploitation familiale et était suffisamment occupé. En même temps des listes concurrentes étaient apparues ; lui-même s’était un peu éloigné du maire, mais il ne souhaitait pas, bien qu’on le sollicitât, faire cause commune avec les adversaires de ce dernier qui fut finalement réélu et resta en place jusqu’en 1945. Louis Devoir traversa donc les années de guerre sans se trouver compromis avec le régime de Vichy, ce qui fut le cas de nombre d’élus locaux. Pour le maire sortant, il n’était plus question de se représenter à la Libération.
9« Trois listes de candidat furent en présence, raconte Louis Devoir. Malgré les pressantes sollicitations qui me furent faites, je n’acceptai de me présenter sur aucune. Seuls trois candidats furent élus. Bien que ne l’étant pas, j’obtins un nombre imposant de suffrages. Cédant aux amicales insistances de plusieurs amis, je me décidai à me présenter au scrutin de ballotage. Les bulletins que je fis imprimer ne portaient que mon nom. » C’est ainsi que Monsieur Devoir obtint 75 % des suffrages et devint maire. Tout se passe comme si lui-même n’avait eu qu’à se laisser porter par l’opinion publique dans le cadre d’un véritable plébiscite. D’ailleurs, en évoquant les phases suivantes de sa carrière politique, le maire de Saint-Germain souligne encore l’engouement que manifestait sa commune à l’égard de sa gestion municipale : « A l’élection suivante qui eut lieu exceptionnellement deux ans après en 1947, tous les élus de 1945 figurèrent sur ma liste ; il n’y en eut pas d’autres, tous furent élus. L’union était revenue. » Cette fois c’est donc le ralliement à la personne du maire d’hommes qui s’étaient auparavant affrontés dans la compétition électorale.
10Le nom de famille fait figure de sésame dans le parcours électoral de Louis Devoir. Alors qu’il s’est refusé à rejoindre l’un des camps au premier tour de l’élection de 1945, il finit par être présent au ballotage, mais a soin de ne faire imprimer qu’un nom. Point donc de profession de foi, mais une indication de taille : l’identité du candidat. Celle-ci en dit plus qu’un programme ou que de vaines polémiques. C’est ce nom qui porte en lui-même le secret de la légitimité de l’intéressé. L’élu incarne la pérennité d’une lignée. La position de la famille Devoir le prédisposait en quelque sorte à son futur rôle. Louis Devoir apparaissait en quelque sorte comme le successeur naturel de Médéric. Et on comprend qu’en 1945, dans une situation encore troublée, les électeurs viennent tout naturellement faire appel au porteur du nom. Voici un bon exemple de perpétuation d’un patrimoine politique. Il est vrai que l’intéressé a su gérer ce patrimoine avec prudence et habileté. Prudence, puisque en 1935, Louis Devoir a préféré se retirer du conseil municipal, plutôt que de mêler son nom à des luttes de factions ; habileté aussi, quand, dix ans plus tard, il se fait élire sans prendre d’engagements trop précis.
11On pourrait citer beaucoup d’autres cas analogues à celui de la commune de Saint-Germain-des-Champs. Il semble que l’entité villageoise soit particulièrement propice à la monopolisation du pouvoir municipal par une parentèle. En effet, le village est par excellence une société d’interconnaissance où la notoriété prend tout son relief. Lorsqu’un maire a réussi dans l’exercice de son mandat et qu’il s’est illustré par sa compétence et son efficacité, le prestige qu’il a acquis rejaillit sur sa lignée. Aussi, si l’un de ses héritiers décide de briguer les suffrages de ses concitoyens, est-il d’emblée en bonne position pour se faire élire. Généralement ce sont les fils qui succèdent au père. Mais nous avons pu repérer un certain nombre de cas où ce sont les filles qui prennent la relève. Dans une commune proche de Saint-Germain, la seule femme qui siégeait au conseil municipal était la fille d’un agriculteur qui avait lui-même été longtemps conseiller. Plus à l’ouest, en Puisaye, le maire d’une bourgade, chef-lieu de canton, était une femme dont le grand-père avait exercé autrefois les mêmes responsabilités. De tels cas sont cependant assez rares.
12Pour revenir au phénomène plus général de l’hérédité élective, il est intéressant de se référer à des enquêtes sociologiques qui portent sur des communes de taille plus importante que le village traditionnel. Des enquêtes menées sur les communes moyennes du nord de la France montrent que près de 50 % des maires sont fils ou descendants d’élus. En comparaison, aux Etats-Unis le pourcentage n’est que de 20 %. Autre pourcentage éloquent, celui qui concerne les attaches locales des maires : 59 % sont nés dans la commune où ils ont été élus. S’ils n’y sont pas nés, ils y ont résidé en moyenne 47 ans4. Une enquête plus récente de Philippe Garraud5 confirme ces données : l’auteur qui a travaillé sur un échantillon urbain note que sur 82 maires de villes de plus de 15 000 habitants, 21 ont une hérédité élective (25,6 %)..
13Ainsi dans des contextes urbains, l’hérédité municipale se fait-elle également sentir. Il ne faut pas bien sûr minimiser d’autres facteurs, en particulier les appartenances partisanes et le rôle des organisations politiques. Il faudrait plutôt parler d’un entrecroisement entre deux ordres de détermination, en insistant sur le fait que c’est souvent dans la famille que se transmettent les convictions idéologiques et le positionnement partisan.
14A titre d’exemple de perpétuation familiale d’un patrimoine politique, on peut citer deux exemples urbains très différents : Avallon et Nice. Les deux villes, géographiquement très éloignées, diffèrent autant par la dimension que par les traditions politiques locales. Mais surtout elles présentent deux cas de figure qu’on retrouve dans bien d’autres situations. Avallon, sous-préfecture située au sud de l’Yonne, a été avant-guerre gouvernée par un Georges Schiever, un élu qui avait connu une belle réussite commerciale en développant une importante épicerie. Ce négoce a donné naissance à une chaîne de supermarchés s’étendant sur toute la région. En 1953, son fils Jacques prit la relève et fut maire jusqu’en 1977. A Nice, ville de renommée internationale, la mairie a été détenue sans interruption par la même famille de 1928 à 1990. Jean Médecin, qui accéda au pouvoir à cette époque, parvint à devenir un véritable monarque local, sans jamais s’inféoder à un parti, ni chercher à jouer un rôle politique national. « Bien avant la fin de sa vie, Jean Médecin était dans la situation d’un monarque élu à vie, au suffrage universel direct, sous les apparences républicaines légales d’un mécanisme électoral à deux degrés6. » A la mort de Jean Médecin en 1965, son fils, Jacques lui a succédé. Il a également centré son activité politique sur la ville, n’hésitant pas à modifier ses allégeances envers les partis politiques aux fins de faire prospérer son capital électoral.
15Avallon et Nice n’ont évidemment rien de comparable en tant que villes. Mais dans l’un et l’autre cas, l’on voit s’incarner la tendance dynastique inséparable d’une certaine conception du pouvoir municipal. Cette conception implique une forte personnalisation du pouvoir de l’élu qui fonde sa légitimité sur le prestige acquis par son lignage. Sa relative indépendance à l’égard des formations politiques peut se traduire par l’affirmation d’un apolitisme de façade. En réalité, ce type de maire, par ses origines mêmes, par les convictions qui lui sont transmises en guise de patrimoine idéologique, par la manière dont il se situe face à ses concurrents occupe une position bien précise sur l’échiquier politique. Un homme comme Jean Médecin a toujours joué le rôle de leader de la droite locale, mais, loin d’apparaître comme un chef de parti, il parvenait à rallier un électorat beaucoup plus large, en raison du prestige dont il jouissait dans les couches populaires. Comme le notent Amiot et de Fontmichel, on pouvait sans se déjuger voter aux municipales pour Médecin et aux législatives pour Barel, le député communiste. Médecin incarnait au même titre que ce dernier l’identité niçoise et cristallisait sur son nom « une idéologie communautaire dispensée sur des modes différents par le petit peuple local et par sa bourgeoisie de jurisconsultes, de propriétaires fonciers et immobiliers, et d’hôteliers7 ».
16Avec des personnages comme Schiever et Médecin, nous avons affaire à un pouvoir notabiliaire qui plonge ses racines dans des réseaux de relations sociales où la parenté joue un double rôle. Elle apparaît d’abord comme une médiation efficace : c’est grâce aux liens de famille qu’un candidat au pouvoir local peut tisser sa trame en faisant fructifier son patrimoine politique. En second lieu, le nom est porteur d’une forte charge symbolique. A la racine de la légitimité locale, il y a aussi la mémoire. Succéder directement à son père comme ce fut le cas de Jacques Médecin, c’est s’inscrire directement dans le prolongement d’un destin individuel qui se confond avec celui de la collectivité. Le cas de Jacques Schiever est un peu différent, puisque, entre le père et le fils, il y a un intervalle d’une dizaine d’années durant lequel un autre occupe le fauteuil de maire. Mais le souvenir du père reste suffisamment marquant pour que la candidature du fils recueille immédiatement les suffrages.
17Dans cet exemple avallonnais, on mesure toute l’importance des traces généalogiques. Car l’hérédité élective ne doit pas seulement être pensée en termes de transmission directe et ininterrompue du mandat. C’est là toute la différence entre le cas Schiever et le cas Médecin8. Alors que ce dernier porte le sceau de l’évidence – le fils reprend l’héritage municipal à la mort du père – la variante Schiever qui implique un laps de temps entre les deux règnes est sans doute la plus répandue. En effet, non seulement d’une génération à l’autre il peut se produire une série d’événements qui marquent une interruption significative, mais on peut aussi repérer de nombreux cas où la transmission s’opère en sautant une génération. On verra ainsi propulsé aux rênes d’une mairie le petit-fils d’un homme qui s’est imposé en son temps. L’une des communes de l’Yonne que nous avons étudiées offre une illustration de cette situation. L’un des conseillers municipaux élus en 1983 était un jeune agriculteur qui se présentait sur une liste d’opposition à la municipalité sortante. Pour expliquer son succès, les personnes que nous interrogions nous firent remarquer que son grand-père paternel avait été maire. Dans une commune voisine, l’un des nouveaux élus s’avéra être le mari de la petite-fille d’un maire fort célèbre au début du siècle dernier.
Les stratégies d’alliance et les réseaux politiques départemen taux
18En insistant sur le rôle de la parenté dans le processus de légitimation des maires, nous avons jusqu’ici envisagé l’espace communal. Si l’on adopte un point de vue plus englobant, on peut se demander dans quelle mesure les liens de famille sont opératoires à l’échelle d’un canton ou d’un département. En élargissant l’investigation, il est clair que nous prenons en compte non plus seulement la filiation directe, mais également les rapports d’alliance qui unissent des familles distinctes d’élus. Comment se tissent ces liens entre les familles d’hommes politiques à l’intérieur d’un département ? Voici un premier exemple que nous empruntons aux recherches qu’Yves Pourcher9 a consacrées au personnel politique lozérien. L’une des personnalités les plus en vue du département à la fin du XIXe siècle, Théophile Roussel est un médecin, élu député républicain en 1848, représentant successivement les cantons de Saint-Chély et de Mende entre 1851 et 1870. Il siégera à l’Assemblée nationale entre 1871 et 1879, avant d’entrer au Sénat où il siège jusqu’en 1903. A la même époque, il préside aussi le conseil général du département. Théophile Roussel a une sœur Pauline-Marie qui épouse un négociant de Mende, Antoine-Privat Bourillon : celui-ci devient maire de cette ville en 1871. Deux de ses fils vont également faire une carrière politique : Xavier Bourillon qui sera à plusieurs reprises député de l’arrondissement de Mende entre 1876 et 1885, et maire de cette ville entre 1888 et 1893. Le frère de Xavier, Théophile, est conseiller général de Saint-Amans de 1892 à 1898. Leur cousin germain, Maurice Bourillon, est à son tour député de l’arrondissement de Mende entre 1893 et 1898. Le fils de Théophile Bourillon, Henri, est élu maire de Mende en 1929. Le frère de son épouse, le Dr Charles Morel, sera sénateur de la Lozère entre 1946 et 1955.
19L’analyse des données lozériennes montre comment l’espace politique et l’espace régional sont enserrés dans un réseau de lignées elles-mêmes interconnectées. L’affiliation à l’une de ces lignées constitue pour un candidat aux fonctions politiques un potentiel considérable. Membre d’une famille localement prestigieuse, il appartient simultanément à un réseau plus large dont les ramifications dépassent les limites de la commune et du canton. Avant même d’exercer un mandat, un Roussel ou un Bourillon étaient déjà porteurs d’une légitimité dont ils pouvaient se prévaloir auprès des électeurs. On peut qualifier d’éligible celui qui est ainsi affilié à un réseau politique de parents et d’alliés. De nos propres recherches dans l’Yonne, nous avons en effet tiré la conclusion que, quels que soient les aléas propres à tout scrutin, on peut circonscrire une catégorie de candidats qui ont une chance réelle d’accéder au mandat postulé. L’éligibilité est une qualité principalement relationnelle et l’appartenance par le biais de la filiation et de l’alliance aux réseaux locaux est un facteur de réussite non négligeable.
20On ne s’étonnera pas alors que l’histoire d’un département, au même titre que celle d’une commune ou d’un canton, puisse être marquée par la prééminence de quelques familles. En ce qui concerne l’Yonne, le passé politique proche est associé à un nom dont la notoriété connut son apogée dans les années 30 de ce siècle : celui des Flandin. La famille Flandin est originaire du sud du département. Les ancêtres ont fait souche à Domecy-sur-Cure où ils ont prospéré en acquérant des propriétés, sous la Révolution, lors de la vente des biens nationaux. Médecins et juristes, ils exercent à Paris, tout en conservant leurs attaches dans l’Yonne. Le premier élu de la lignée, Louis Flandin, accède au conseil général pour la première fois en 1839. Il est alors avocat à la cour royale de Poitiers. C’est un orléaniste bon teint, et il sera réélu sans discontinuer jusqu’à la fin du règne de Louis-Philippe. En 1852, des cantonales ont lieu après l’accession de Louis-Napoléon au pouvoir. Rallié à ce dernier, Flandin est le candidat officiel, face à un légitimiste, le comte d’Estutt, maire de Tharoiseau. Malgré la campagne très active du parti légitimiste, Flandin n’en est pas moins réélu. Il siégera sans discontinuer au conseil général jusqu’à la fin de l’Empire, puisqu’il est à nouveau mandaté en 1858 et en 1867.
21A la mort de Louis Flandin, son frère reprend le flambeau et devient à son tour maire de Domecy en 1871 et conseiller général. Charles Flandin s’est distingué par des prises de position républicaines sous l’Empire. Candidat aux élections législatives de 1871, il est battu. Aux élections de 1876, Charles Flandin est à nouveau éliminé au 1er tour ; cette fois, c’est un bonapartiste, Garnier, qui est élu dans la circonscription d’Avallon. Charles Flandin n’obtiendra jamais le siège de député, mais demeure jusqu’à sa mort en 1887 conseiller général de Vézelay. Il avait épousé à un âge déjà avancé, en 1851, la fille du général de Sonis qui lui donna un unique héritier, auquel revint le prénom de plusieurs de ses ascendants : Etienne, né à Paris en 1853. Etienne Flandin est un juriste ; il sera successivement substitut à Paris en 1887, puis procureur général à Alger en 1889. Comme son père, le jeune Flandin est demeuré fidèle à la terre des ancêtres. Il ne semble pas se contenter des lauriers acquis à Paris. Très vite, il se passionne pour la politique et décide de tenter sa chance dans l’Avallonnais. Il se présente une première fois en 1884 sous l’étiquette « républicain », mais est battu dès le premier tour. Dès cette première candidature Flandin apparaît comme un « modéré », attaché aux institutions républicaines.
22Il décide de tenter à nouveau sa chance aux législatives de 1893. Cette fois les antagonistes des scrutins précédents ont quitté la scène et notre magistrat va se mesurer au radical Albert Gallot. Il y a ballottage, mais Etienne Flandin l’emporte au second tour. Ce n’est en fait que le début d’un long combat entre les deux hommes, à l’image des antagonismes politiques de l’époque : Gallot se fait le champion des idées anti-cléricales, dont son journal est devenu une tribune virulente. Flandin sera successivement battu en 1898 et à nouveau élu en 1906. En 1909, il se présente aux élections sénatoriales et devient sénateur des Indes ; son activité est de plus en plus orientée vers la politique extérieure. Nommé en 1918 résident général à Tunis en mission temporaire, il meurt à Paris l’année suivante.
23Son fils Pierre-Etienne est élu à son tour député de l’Yonne en 1914, à l’âge de vingt-cinq ans. Il succédera à son père au conseil général et siégera sans discontinuer à la Chambre jusqu’en 1940. Pierre-Etienne Flandin sera l’homme fort de l’Yonne durant l’entre-deux-guerres. Dès 1919, il devient sous-secrétaire d’Etat à l’Aéronautique. Avocat d’affaires de profession, il fait une brillante carrière ministérielle, couronnée par son accession au ministère des Affaires étrangères du gouvernement Laval en 1934 ; l’année suivante il est nommé président du conseil. Après le Front Populaire, Pierre-Etienne Flandin est l’un des principaux chefs de l’opposition de droite. Il reviendra aux affaires durant une brève période (décembre-février 1941) comme ministre des Affaires étrangères, lorsque Pétain décide de se débarrasser de Laval. Ce dernier sera bientôt de retour, imposé par les Allemands. Flandin qui a démissionné et s’est retiré dans sa villa de St-Jean-Cap-Ferrat, passe en Algérie, fin 42 ; mais il est arrêté. Jugé en Haute Cour à la Libération, il est déclaré inéligible.
24Homme politique national de grand renom, Pierre-Etienne Flandin doit son implantation locale à ses attaches familiales. Il est intéressant de constater que sa propre mère, Pauline, est la fille d’Hyppolyte Ribière, personnage prestigieux qui fut préfet de l’Yonne durant la guerre de 1870, puis l’une des figures de proue du parti républicain. Conseiller général du canton de Toucy, il devint sénateur du département en 1876. Il mourut en 1885, mais son fils Marcel Ribière fut élu conseiller général à Toucy, l’année qui suivit le décès de son père. Avocat, membre de cabinets ministériels, il siégea trente ans durant au conseil général. La famille Ribière jouit d’une forte implantation à Auxerre, où le jeune avocat est le directeur du journal la Constitution, qui défend les thèses de la gauche modérée. Cette position influente incite le conseiller général à conquérir une légitimité urbaine, et bientôt il vise ouvertement la mairie d’Auxerre. Aux élections municipales de 1892, Marcel Ribière anime une « Liste de l’union démocratique » et combat à la fois les candidats réactionnaires et la liste « ouvrière-radicale ». Ribière et ses amis remportent l’élection, et il devient maire en 1894. Devenu député, il rejoint son beau-frère Etienne Flandin sur les bancs de la Chambre en 1906, sera réélu et abandonnera en 1913 son banc de député pour un siège de sénateur laissé vacant par un décès ; il siègera au Sénat jusqu’à sa mort en 1922.
25Menant des carrières politiques parallèles, les deux beaux-frères Etienne Flandin et Marcel Ribière étaient très liés. De même plus tard le fils de Ribière, collaborateur de Poincaré et personnalité locale bien connue, resta proche de son cousin Pierre-Etienne. L’autre fils de Marcel Ribière, Roger, siégeait au conseil général, ayant hérité du mandat paternel. Notons aussi que lorsque P.E. Flandin prit la tête du gouvernement, il nomma secrétaire général de la présidence du conseil Léon Noël. Or celui-ci n’était autre que l’époux de la fille de Marcel Ribière. Durant la guerre, Léon Noël suivit le général de Gaulle ; membre du RPF, il fut élu député de l’Yonne en 1951 et devint plus tard président du Conseil constitutionnel.
26La trajectoire des Ribière et des Flandin est exemplaire. Ils ont occupé le devant de la scène politique du département durant une longue période. Lorsqu’après la guerre Pierre-Etienne Flandin fut déclaré inéligible, ce fut son frère qui lui succéda comme conseiller général du canton de Vézelay. Ce mandat est aujourd’hui détenu par son neveu, et son petit-fils est maire du village de Domecy-sur-Cure. Cette longévité électorale – les Flandin ont siégé de manière ininterrompue durant plus d’un siècle et demi au conseil général – est caractéristique. Mais, plus profondément, le cas des Flandin et des Ribière donne une illustration de l’emprise de réseaux dont l’extension territoriale est d’autant plus vaste qu’ils reposent sur des alliances matrimoniales unissant des partenaires qui appartiennent à des localités différentes, parfois même éloignées. Dans l’exemple cité, nous avons affaire à un réseau qui couvre le centre et le sud du département de l’Yonne. Il faut ajouter que cette configuration englobe, outre des liens tissés de longue date entre des familles qui jouent un rôle de premier plan à l’échelle du département, des parentèles de notabilité plus modeste.
27Si l’on considère ces phénomènes d’hérédité élective et l’intrication du politique et des rapports de parenté et d’alliance, l’aspect dynastique de certaines hégémonies locales peuvent paraître en contradiction avec les principes démocratiques de notre système électoral. Il y a là matière à réflexion, dans la mesure où le régime républicain s’est bâti en opposition aux féodalités de toute sorte et aux privilèges impartis à l’ordre dynastique. On ne s’étonnera cependant pas que le vote des citoyens des collectivités locales aboutisse à reproduire dans une certaine mesure le pouvoir de familles bien implantées localement. Nous avons souligné l’importance de la mémoire ; celle-ci intervient dans le vote de manière sélective, en repérant les héritiers qui sont aussi les garants symboliques de l’identité de la communauté. Il est clair, par exemple, que les débuts politiques de l’actuel député-maire d’Auxerre, Jean-Pierre Soisson, doivent beaucoup à la notoriété locale de sa famille, et notamment de son grand-père. Celui-ci, sans jouer un rôle politique direct, était l’une des personnalités de premier plan dans cette ville.
28Faut-il cependant accorder aujourd’hui une telle importance à la parenté dans la construction des légitimités locales ? On ne saurait ignorer une évolution historique plus récente marquée par un mouvement d’urbanisation et par les modifications de la donne économique dans notre société. Comme l’indique Paul Alliès : « L’ouverture des temps de crise économique combinée à une restructuration sociale rapide a déjà engendré une figure d’élu local dirigeant-décideur10 ». Le recrutement des élus laisse aujourd’hui moins de place à la filiation et au modèle paternaliste, bien que les chiffres cités ci-dessus incitent à penser que l’héritage électif n’est pas qu’une survivance. Le milieu urbain est cependant moins propice à l’interconnaissance, et l’espace public structuré désormais en grande partie autour des médias ne favorise pas l’éclosion de notables à l’ancienne. En ce qui concerne les réseaux politiques, l’existence des partis, la présence d’associations où font leurs classes les futurs candidats aux mandats électifs offrent des canaux d’accès au pouvoir aussi efficaces que les modes de légitimation par la parenté et l’alliance.
29Reste cependant que dans la France des terroirs, le nom et le lignage demeurent sans conteste des atouts pour devenir un éligible et accéder aux responsabilités locales. La légitimité peut trouver ses fondements simultanément dans la parenté et dans la capacité de l’individu à devenir un véritable professionnel de la politique, responsable dans son parti et doté de compétences reconnues en matière de gestion locale. La réforme de décentralisation entreprise depuis 1982, si elle a fortement accéléré la professionnalisation des élus, a eu aussi pour effet de réactiver les enracinements locaux et les filiations ancestrales. Modernité et longue durée vont de pair pour dessiner les nouveaux contours de la légitimité élective.
Les métaphores de la parenté sous la Ve République
30Ayant longuement évoqué la réalité des liens de famille et leur caractère opératoire, nous pouvons envisager sous un tout autre angle l’impact de la parenté dans l’univers politique. En lisant la presse quotidienne, en prêtant attention aux discours des hommes d’Etat, on ne peut qu’être frappé par les multiples références à la parenté. Les métaphores de la famille, de la filiation, de l’alliance sont omniprésentes au sommet de l’Etat. Cela tient pour une part à la personnalisation du pouvoir sous la Ve République. Le modèle présidentiel conçu par de Gaulle s’est imposé non seulement au niveau national, mais également dans les collectivités locales. Or la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul porte en elle une question toujours extrêmement délicate, celle de la succession de l’élu.
31Souvenons-nous par exemple de l’élection municipale de 1989 à Marseille. Elle mit aux prises deux hommes qui l’un et l’autre avaient fait partie de l’équipe antérieure dirigée par Gaston Defferre : Michel Pezet et Robert Vigouroux. Mais le maire de Marseille était mort après une réunion orageuse de la direction socialiste des Bouches-du-Rhône où il fut mis en minorité par Michel Pezet et ses amis. Ce dernier avait jusqu’alors fait partie des successeurs potentiels de Defferre. Les circonstances du décès de ce maire qui avait régné sans partage sur la ville pesèrent très lourd par la suite. Lorsque Pezet se présenta à la mairie, face à Vigouroux, une expression revint sur toutes les lèvres, que la presse ne se fït pas faute de colporter : le meurtre du père. La symbolique du parricide, qui ne cessa d’accompagner Pezet durant sa campagne, était inséparable d’une représentation plus générale. Celle-ci impliquait qu’entre le maire et celui qui postulait à sa succession, il y eût un lien de filiation, sinon réel du moins métaphorique.
32Sans nous attarder sur ces événements marseillais, observons que l’histoire de la Ve République est hantée par ce thème de la filiation métaphorique. La référence symbolique à un ascendant devient un facteur non négligeable de l’ascension politique. Dès l’instauration de l’élection du président de la République au suffrage universel en 1962, la question du dauphin de de Gaulle est posée. Et, sans relâche, les observateurs suivront l’évolution des relations entre de Gaulle et Pompidou, pour savoir si ce dernier est bien l’homme que le général destine à la plus haute charge. Pompidou se trouvera peu à peu englué dans ce rôle de dauphin, au point qu’à mesure que le personnage s’affirme comme un politique à part entière, il s’attire la méfiance, voire même l’hostilité de celui qui l’a mis en orbite. « Le duel de Gaulle-Pompidou » titre un journaliste ; les rapports du président à son Premier ministre prennent la tournure d’une tragédie familiale dont l’épilogue respire le parfum amer de la trahison.
33Après de Gaulle, les paradoxes de la succession demeurent ; ils se résument ainsi : pour devenir président, il faut peu ou prou incarner la continuité dans son camp, donc recevoir du tenant de la charge une légitimité. Mais celui-ci se refuse toujours à désigner explicitement son successeur, ce qui signifierait creuser symboliquement sa propre tombe. Il n’en est pas moins soucieux de marquer l’existence d’une continuité potentielle, ce qui est indispensable à la stabilité structurelle du système. Tout ceci entretient les spéculations autour du (ou des) héritier(s) présomptif(s) du président, et un perpétuel balancement, l’héritier se trouvant tour à tour en position de favori puis de suspect. On se souvient que le Canard enchaîné dans sa rubrique « La cour » fit ses délices des intrigues qui ponctuaient le quotidien des sphères élyséenne et matignonnesque. La référence à Saint-Simon n’était nullement fortuite.
34Plus récemment, la chronique de la filiation a connu de nouveaux développements. L’un des tournants du premier septennat de Mitterrand, c’est le remplacement au poste de Premier ministre de Pierre Mauroy par Laurent Fabius en juillet 1984. « Le jeune Premier ministre que j’ai donné à la France », ainsi François Mitterrand désigne-t-il le nouveau titulaire de la charge. Et tous les commentateurs emboîtent le pas allègrement, avides de repérer tous les signes de cette filiation. « Jeune homme brillant », fidèle entre les fidèles, les qualificatifs pleuvent pour souligner la proximité filiale de Fabius à l’égard de son père en politique. Et il est vrai que Fabius, ou tout au moins sa carrière politique, est une véritable invention du président. « Du président, d’ailleurs, il a appris la politique... Mais, comme toujours, ce jeune homme si “brillant” qu’il paraît avancer à pas comptés lorsqu’il s’agit d’une marche à vive allure apprend vite. Et il sait moduler ses capacités. Voilà ce qui l’a qualifié aux vœux du président. Mais on attend aujourd’hui de lui plus et mieux. De M. Lionel Jospin, seul autre fils spirituel possible, on ne dira jamais qu’il est infidèle à M. Mitterrand, mais on sait qu’il préserve sa propre part de vérité. Du nouveau Premier ministre, on sait qu’il se coule si parfaitement dans le moule qu’on lui dessine et lui destine qu’on ne parvient plus à discerner la part qui lui revient. Tel est le mystère Fabius » (le Monde, 19/7/84).
35Ce commentaire qui définit Fabius comme le parfait élève du père, au point de s’identifier à merveille au rôle qu’on lui a assigné, introduit une comparaison entre les deux « fils » de Mitterrand. Il suggère, en outre, une possible rivalité entre ces deux héritiers – rivalité qui, d’ailleurs, se concrétisera l’été 85, quand il s’agira de désigner le leader des socialistes pour la campagne des législatives. Les commentaires soulignent les points de ressemblance entre le fils et le père.
36S’il y a bien ici identification volontaire du fils au discours et aux attitudes du père, inversement le père s’est reconnu dans cette aptitude à la réussite dont témoigne étonnamment le fils. En Fabius, Mitterrand retrouve le jeune homme qu’il fut trente ans auparavant : « Les romanciers auraient trouvé du sel à cette identification, au soir de sa vie, de M. Mitterrand au plus jeune et au plus personnel des enfants déjà perdus du socialisme » (le Quotidien de Paris, 16/7/84). Comme le note Serge July : « L’extraordinaire, c’est qu’ils se fascinent mutuellement. Pour Fabius, Mitterrand est un maître, le meilleur de tous auprès de qui il convient d’apprendre “la politique” . Pour Mitterrand le rapport est plus narcissique : Fabius lui rappelle irrésistiblement la star montante qu’il fut après la guerre11». Le même auteur n’hésite pas à qualifier Fabius et Jospin de « demi-frères en mitterrandisme, les deux enfants préférés du Président, ses hommes de confiance, soudain dressés l’un contre l’autre comme Abel et Caïn », ou même comme « le lobe droit et le lobe gauche de Mitterrand12 ». Après quelques mois de pouvoir, au cours desquels Fabius s’affirmera dans les sondages comme l’incarnation d’un style nouveau – « lui, c’est lui, moi, c’est moi », déclare-t-il –, les relations entre le Président et le Premier ministre seront scrutées avec soin par les journalistes qui ont perçu de légères fissures dans le dispositif, voire un certain agacement de la part du chef de l’Etat. Décidément, les fils trouvent difficilement grâce aux yeux des pères, sous la Ve République, plus soucieux d’apparaître comme des héritiers que comme des élèves fidèles.
37Quelques années plus tard, lors du congrès du parti socialiste de Rennes, les mêmes thèmes ressurgissent. Cette fois, la confiance est revenue et Fabius apparaît de nouveau comme l’héritier d’élection du président. C’est entre Jospin et Fabius que le torchon brûle et les journalistes font leurs délices des passes d’armes qui opposent les deux frères ennemis du mitterrandisme. Il n’est question que de guerre de succession, et elle s’annonce particulièrement acharnée. Nous n’entrerons pas ici dans un domaine qui relève de la prophétie plutôt que de l’analyse. Mais il serait intéressant de se demander quel pourra être l’impact, dans les années qui précéderont les élections présidentielles à venir, de la référence à une paternité mitterrandienne. On peut tout au moins supposer que cette référence interviendra, en positif ou en négatif, dans la construction de l’image du (ou des) futur(s) candidat(s) de gauche.
38Il y a cependant des descendances qui n’ont pas un caractère aussi problématique ; c’est le cas de la relation qui unit Jacques Chirac à Georges Pompidou. On sait que Chirac fit ses classes dans l’équipe pompidolienne ; il entra au cabinet du Premier ministre en 1962, et très vite entre les deux hommes s’établit une véritable amitié. Comme l’a lui-même rappelé Chirac dans sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale lors de son entrée en fonction comme Premier ministre le 5 juin 1974 : « Georges Pompidou est l’homme qui m’a formé, qui m’a amené à la vie politique, qui m’a inculqué le sens du devoir de l’Etat ». On a souvent souligné le contraste physique entre les deux hommes, rondeur d’un côté, raideur de l’autre. Différence de culture aussi entre le normalien amateur de littérature et de peinture et l’énarque « bulldozer », comme l’appelle Pompidou. Mais la fascination joue, et Chirac, comme l’écrit un de ses biographes, « se trouve un second père »... Avec ce père-ci, pour s’affirmer, il faut obéir, exécuter sa pensée, se montrer non pas « “aussi bien”, non pas rival, non pas héritier, mais indispensable, fidèle, obéissant13. »
39La fidélité de Chirac à la mémoire de Pompidou sera par la suite exemplaire. A maintes reprises, devenu Premier ministre, puis leader de la droite, Chirac évoquera sa dette envers le président disparu. A ce point l’attachement filial envers Pompidou devient aussi un argument dans le contexte des joutes électorales. Facteur de légitimité, la référence à ce dernier revient dans les situations difficiles : d’abord bien sûr il est fait appel à des hommes connus comme pompidoliens, mais on observe aussi une véritable mise en spectacle de la relation, comme ce fut le cas, en pleine crise étudiante, lors de l’émission « Questions à domicile ». Dans le bureau de Matignon, la caméra s’attarde à maintes reprises sur la photo de Pompidou qui accompagne partout Jacques Chirac. On nous montre aussi un coq d’église en fer forgé du XVIe siècle ; questionné à propos de cet objet, le Premier ministre indique qu’il s’agit d’un cadeau du Président Pompidou. La petite histoire veut que Chirac ait un jour dit à Pompidou en manière de plaisanterie : « Monsieur le Premier ministre, si ce coq venait à disparaître, ne cherchez pas longtemps le voleur, ce sera moi ». Le temps passa et Pompidou quitta Matignon : « En plein déménagement, raconte Jacques Chirac, Georges Pompidou a passé son bras sous le mien et m’a déclaré “Jacques ne devenez pas voleur à cause d’un coq. Il est à vous, je vous le donne”14 ». Dans « Questions à domicile », la présence du coq sur le bureau du Premier ministre est donc un élément de premier plan. Les Français doivent voir dans ce symbole la matérialisation de cette filiation prestigieuse. Filiation assumée par l’intéressé, plus aisée à porter du fait que le père fait désormais partie de la catégorie des ascendants, voire des ancêtres émérites. Notons à ce point que l’on aborde ici un autre aspect fondamental de la transmission en politique, qui concerne les rapports à des personnes qui font désormais partie du panthéon républicain. Le lien Pompidou-Chirac n’est pas voué au même destin que celui qui unissait le même Pompidou et plus tard Fabius à leurs Pygmalion politiques respectifs. Ici l’usage de la filiation dans un contexte de transition se donne comme naturel, de la même manière qu’une référence en forme d’hommage toujours bienvenu à un ancêtre éminent.
40Le registre de la filiation intervient sous d’autres formes dans l’univers de la Ve République. Ainsi Valéry Giscard d’Estaing, après son échec de 1981, rendra-t-il hommage à Raymond Poincaré. La filiation revendiquée se fonde ici sur une double analogie : d’une part Poincaré a laissé la réputation d’un homme politique modéré, soucieux de rigueur économique et doué d’une remarquable clarté dans l’exposé de ses idées ; d’autre part, ayant quitté la présidence de la République au terme de son mandat, il fut rappelé quelques années plus tard pour rétablir une situation économique fortement compromise. Le pèlerinage de Giscard d’Estaing sur la tombe de Poincaré a donc une signification bien précise.
41Notons cependant que les grands ancêtres peuvent être des hommes d’Etat bien vivants. Deux exemples en témoignent, celui de Mendès-France dont beaucoup se réclamaient alors que lui-même n’a, semble-t-il, jamais adoubé un successeur, même symbolique ; celui d’Antoine Pinay qui à 95 ans incarne la stabilité, l’idéal de réconfort dans la tourmente économique. Tour-à-tour Giscard d’Estaing, Rarre, et plus récemment Ralladur ont matérialisé leur attachement aux valeurs de la France moyenne par des visites à Antoine Pinay. Dans deux registres différents, les références à Mendès-France et à Pinay assurent une continuité entre les Républiques et garantissent à ceux qui en usent un surcroît de légitimité.
42On peut s’interroger sur le rôle imparti sous la Ve République à la métaphore de l’alliance. Si la référence à la filiation correspond à une exigence de stabilité et de continuité, l’alliance est invoquée pour assurer une dynamique au changement. La thématique de l’union est l’apanage de l’opposition au gouvernement en place. Avant 1981, le pôle de l’union est la gauche ; par la suite c’est au contraire la droite qui se fait le chantre de l’union et le champion des alliances. Mais nous notons que s’il existe bien une pratique de l’alliance, elle ne donne pas matière aux mêmes élaborations métaphoriques que la référence à la filiation. Il est vrai que cette situation a évolué après les élections de 1986, à un moment où le jeu politique atteint un niveau de complexité plus élevé. Nous voyons alors apparaître des métaphores inédites inspirées des avatars de la vie conjugale : entre François Mitterrand et Jacques Chirac vainqueur des élections législatives, dont il a dû faire son Premier ministre, on parle alors de « cohabitation ». Certains journalistes iront encore plus loin en définissant la situation nouvellement créée comme un « mariage blanc15 ». Ils traduisent par cette expression une représentation communément partagée de la coexistence entre les deux hommes, conçue comme un mariage forcé et jamais consommé. Reste que mariage il y eut, pour l’opinion qui a alors plébiscité l’opération et suivi avec passion les membres du couple gouvernant.
43Resterait à s’interroger sur la présence aux marges du microcosme de personnages qui, sans s’intégrer à celui-ci, ont acquis une audience réelle dans l’opinion. Se présentant comme des non-professionnels, ils tirent profit de leur position pour se prévaloir d’un discours différent et d’une plus grande liberté d’action. La classe politique les a classés dans une catégorie spécifique : ils relèvent, selon elle, de la « société civile ». Sous l’ambiguïté du terme, on peut aussi lire la volonté de marquer l’écart entre ceux qui se considèrent comme membres à part entière de ce qu’il faudrait alors appeler « société politique » et les autres. A leur égard, on ne saurait employer les métaphores de la parenté, à moins qu’ils n’acceptent à leur tour de jouer le jeu de la perpétuation, de l’hérédité et des alliances. Certains sont prêts à sauter le pas, et portefeuilles ministériels aidant, rejoignent leurs collègues de la société politique, d’autres, tel l’homme d’affaires Bernard Tapie, se plaisent à occuper une position d’extériorité. Fils de personne, improbable allié, le député de Marseille évolue sous le regard méfiant de la tribu politique.
44La présence métaphorique de la parenté et de l’alliance dans la vie politique française est symptomatique. Peu ou prou, politique et parenté sont intriquées dans notre représentation des faits de pouvoir. Nous avons observé l’importance de l’appartenance familiale dans la construction de la légitimité et l’accès aux responsabilités locales. Sans exagérer le rôle des réseaux de parenté et d’alliance, on ne saurait cependant occulter le fait que dans bien des départements ils ont en quelque sorte façonné l’univers des élus, en produisant de véritables dynasties politiques fortement implantées. Mais, au-delà de ces contextes où la réalité des liens de famille prend toute sa consistance, il est une dimension proprement symbolique16 où la parenté intervient comme métaphore des relations politiques, où les acteurs eux-mêmes en viennent à revêtir les rôles de fils, d’héritier ou de descendant. L’enjeu de cette intrigue n’est autre que le pouvoir suprême. Sur le théâtre politique national, les jeux de familles, tout métaphoriques qu’ils puissent être, n’en occupent pas moins le devant de la scène. Et l’on retrouve, au terme de cette analyse, parée de prestige et de symboles, la magie de la parenté...
Notes de fin
1 Abélès, M., 1989, Jours tranquilles en 89, ethnologie politique d’un département français, Odile Jacob, Paris.
2 Gaudin, J.-P., 1989, Technopolis. Crises urbaines et innovations municipales, PUF, Paris, p. 29.
3 Morin, E., 1984, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Fayard (1re éd., 1967), Paris, p. 257-258.
4 Becquart-Leclercq, J., 1983, « Les chemins du pouvoir local : la sélection du maire », in Pouvoirs, 24, 1983, pp. 93-104.
5 Garraud, Ph., 1989, Profession homme politique. La carrière politique des maires urbains, L’Harmattan, Paris.
6 Amiot, M. et Fontmichel, H. de, « Nice un exemple de monarchie élective au xxe siècle », in Ethnologie française, n° 2, 1971, p. 51.
7 Ibid., p. 56.
8 Depuis que ces lignes ont été écrites, Jacques Médecin a démissionné de son mandat de maire ; quelques jours plus tard, sa propre sœur déclarait qu’elle était prête à être candidate au siège laissé vacant par son frère au conseil général, invoquant l’honneur de la famille.
9 Pourcher, Y., 1987, les Maîtres de granit. Les notables de Lozère du XVIIIe siècle à nos jours, Olivier Orban, Paris, ch. 6.
10 Alliés, P., 1984, « La décentralisation entre modernisation et crise de l’Etat », in les Temps Modernes, n° 463, p. 1453.
11 July, S., 1986, les Années Mitterrand, Grasset, Paris.
12 Ibid., p. 255.
13 Desjardins, T., 1983, Jacques Chirac, La Table Ronde, Paris.
14 Cité par Desjardins, ibid., p. 94.
15 Colombani, J.-M. et Lhomeau, J.-Y., 1986, le Mariage blanc, Grasset, Paris.
16 Abélès, M., 1990, Anthropologie de l’Etat, Armand Colin, Paris.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale
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