Chapitre premier. De l’homo economicus au pater familias
Le patron d’entreprise entre le travail, la famille et le marché
p. 5-24
Texte intégral
1L’économiste, le sociologue et même le langage courant désignent souvent les PME comme des « entreprises familiales », et pourtant, rares sont ceux qui ont pris au sérieux cette caractéristique singulière et qui ont intégré dans l’analyse du fonctionnement et du développement de ces firmes cette dimension familiale. Or l’entreprise est souvent une réalité familiale avant d’être une réalité économique. On illustrera ici cette thèse en considérant successivement des problèmes ayant trait au fonctionnement des firmes et à leur transmission. Dans les deux cas, on montrera que, derrière l’homo economicus, sommeille souvent un pater familias. La logique familiale apparaîtra ainsi au cœur de la logique économique.
2Pour rendre compte du fonctionnement d’une entreprise, les économistes parlent d’efficacité économique et de maximisation du profit à court, moyen ou long terme. Quand ils veulent être plus précis, ils intègrent des critères de type entrepreneuriaux comme la place sur le marché (part de marché), ou la place dans « le cycle de vie des produits » (marché naissant, en fort développement, mûr ou en récession) et/ou des critères patrimoniaux (bénéfice, marge nette, rentabilité des capitaux investis, valeur de l’entreprise...) ; autant de facteurs qu’ils combinent, avec des poids différents, dans une fonction dite de « préférence ».
3Ils ont ainsi construit une très grande variété de fonctions de préférence, supposées décrire les objectifs réels – même si ces derniers ne sont pas toujours explicités et claironnés – du dirigeant et de sa firme. La structure de ces fonctions est souvent différente selon que le dirigeant est ou non lui-même propriétaire. Ainsi, dans le cas d’une firme dirigée par des non-propriétaires, la fonction de préférence fait souvent du profit une contrainte (l’entreprise doit faire un minimum de profit pour « acheter » l’autonomie de ses dirigeants par rapport au marché financier), et privilégie au contraire des paramètres entrepreneuriaux (croissance, part de marché, recherche d’avantages concurrentiels, internationalisation...). En revanche, dans le cas d’une firme dirigée par son propriétaire, cette fonction précise si le dirigeant est plus ou moins attaché à du profit immédiat ou du profit à long terme ; s’il est plus ou moins prêt à prendre des risques commerciaux, technologiques, financiers ; s’il est plus ou moins soucieux du bon climat social, de l’image de sa firme, de la morale des affaires.
4Et même si les économistes prennent ainsi implicitement en compte le fait que le propriétaire soit une personne physique ou une personne morale, ils n’incluent pas une caractéristique sociale importante de presque tous les propriétaires-personnes-physiques : ceux-ci sont souvent pères de famille. En n’intégrant pas ce fait, les économistes se privent d’une clef de compréhension tout à fait fondamentale du monde des PME et même de certaines grandes entreprises. Pour eux, l’entreprise est une simple unité de production, qui au mieux poursuit des objectifs singuliers par rapport au marché. Dans le triptyque « famille, travail, marché », ils privilégient le rapport travail-marché et ils occultent les relations à la famille.
5Les sociologues pourraient évidemment faire mieux, compte tenu de l’importance des études sociologiques sur la famille, comme sur l’entreprise. Mais, curieusement, ces deux champs disciplinaires sont restés largement étrangers l’un à l’autre. Les sociologues qui étudient l’entreprise considèrent cette réalité sociale d’abord comme une organisation, et comme de nombreux sociologues des organisations ils oublient souvent de tenir compte du mode de formation des buts. Leurs analyses visent surtout à cerner les relations entre caractéristiques organisationnelles et d’autres facteurs tels que la taille, la technologie ou l’environnement. Lorsqu’ils parlent de « dysfonctions », de « bureaucratisation », d’« inertie », de « conflit de pouvoir »..., ils cernent eux aussi les seules relations « travail-marché » ; eux aussi occultent le troisième terme du triptyque : la famille.
6Quand ils tiennent compte des buts, les sociologues reprennent les catégories des économistes et font donc de l’efficacité économique le but unique de l’entreprise. Certes il s’agit là d’un véritable objectif, tant on voit mal une entreprise fonctionner durablement sans en tenir compte. Mais d’une part ce fait même illustre que ce critère peut être considéré plus comme une contrainte (il faut des profits minimum) que comme un objectif. D’autre part, cette proposition conduit à se limiter a priori à des buts de type économique. Pourquoi ne pas envisager qu’il puisse y avoir des objectifs non-économiques ? Encore faut-il pour traiter ce problème s’intéresser au chef d’entreprise, ce que font malheureusement peu de sociologues de l’entreprise1.
7Quelques rares analyses suggèrent certes une double préoccupation patrimoniale et entrepreneuriale du chef d’entreprise, ce qui permet à certains sociologues, en remontant alors au niveau macro-sociologique, d’opposer un patronat patrimonial et un patronat entrepreneurial. On reste dans la logique de l’homo economicus, même si on la précise, et on fait de l’organisation un simple instrument de l’efficacité. De même, l’introduction d’une dimension politique (étude de l’exercice du pouvoir sous ses différentes formes) permet d’étendre l’analyse : le sociologue étudie alors les conflits et contradictions entre « logique économique » et « logique politique ». Mais là encore, la famille reste absente.
8Bizarrement, la sociologie n’a guère chercher à penser les relations entre « Economie » et « Société... familiale » ; pas plus que l’économiste, le sociologue ne prends en compte la dimension familiale du chef d’entreprise. Or comment rendre compte de la situation que connaissent les entreprises françaises, de leurs politiques et de leurs difficultés sans tenir compte du fait que le chef d’entreprise ne fonctionne pas seulement comme un homo economicus, et un homo politicus. Il est aussi – et en France pour de nombreuses décisions, il est surtout – un pater familias2.
Famille et entreprise : la différenciation inachevée
9Il existe des entreprises totalement confondues avec la famille de leur dirigeant-propriétaire. Ainsi cette firme artisanale de menuiserie, ayant pour tout personnel l’artisan menuisier, son fils unique qui apprend le métier et son épouse, qui sans être déclarée fait les factures et tient la comptabilité. Comme de surcroît la firme porte le nom de famille du père, que l’atelier se situe géographiquement dans un hangar construit au fond du jardin de la maison familiale, et que le tiroir-caisse sert aussi de porte-monnaie familial, on n’est pas loin d’une superposition totale entre « l’institution famille » et « l’institution entreprise ». Tout ce qui affecte l’une, affecte aussi l’autre : il n’est pas possible de penser l’une indépendamment de l’autre.
10Certes toutes les entreprises familiales ne réalisent pas une telle articulation entre ces deux institutions. Des processus d’autonomisation réciproque permettent parfois à l’entreprise de s’affranchir d’une emprise familiale aussi forte. De telles dynamiques peuvent être provoquées par des mouvements d’éclatement ou de recombinaison au sein de la famille. Si celle-ci connaît d’importantes transformations, cette relation de superposition se brise, ce qui peut contraindre l’entreprise à redéfinir jusqu’à son identité. Il arrive aussi souvent que ce processus soit déclenché par des changements au sein de la firme : un déménagement, l’embauche de nouveaux salariés, une tenue plus stricte de la comptabilité, l’ouverture du capital, ou le remplacement d’un dirigeant : autant de décisions qui pèsent évidemment sur les relations que celle-ci entretient avec la famille du dirigeant-propriétaire.
11Le processus de séparation se manifeste le plus souvent d’abord en termes de localisation géographique – la firme s’installe hors du cadre familial – et en termes de personnel – la firme embauche hors de la famille. A l’inverse, les mouvements d’autonomisation qui touchent le capital (ouverture du capital à des étrangers à la famille), le pouvoir (nomination de dirigeants non-membres de la famille), et le nom de la firme sont beaucoup plus lents et difficiles à mettre en œuvre. Rares sont les PME qui, sur l’une ou l’autre de ces trois dimensions, se sont autonomisées de toute emprise familiale. La différenciation reste inachevée.
12Ces firmes demeurent des entités « familiales » ; à oublier cette réalité, le risque est grand de raisonner sur des firmes théoriques, fort différentes de celles qui constituent le tissu économique français. Et pourtant nombre d’analyses occultent ce phénomène et/ou insistent surtout sur ce mouvement de différenciation et d’autonomisation par rapport à la famille du fondateur. De ce point de vue, deux types d’études empiriques renforcent mutuellement de tels présupposés théoriques. D’une part celles qui concernent les très petites entreprises et qui décrivent un réel mouvement d’autonomisation – l’entreprise sort du garage familial –, généralement associé à une croissance significative – passage de l’activité de 0 à 10 ! D’autre part celles qui concernent les très grandes firmes et qui, sous le thème de la « révolution managériale », décrivent une autre forme de différenciation : la coupure entre pouvoir (sous-entendu managérial, c’est-à-dire organisationnel) et propriété (sous-entendue familiale). Nombre d’économistes et de spécialistes du management rapprochent ces deux phénomènes et insinuent que ce mouvement d’autonomisation, déclenché dans les très petites firmes et réalisé dans les très grandes, devrait à terme s’accomplir dans l’ensemble des organisations économiques « modernes », comme si ces liens entre une entreprise et une famille étaient destinés à disparaître et pouvaient donc être gommés dans l’analyse.
13Le caractère profondément irréel de telles thèses pour le monde des PME (et même de certaines très grandes entreprises sous « contrôle familial ») apparaît immédiatement quand on observe attentivement comment ces firmes sont dirigées. Il suffit même souvent de quelques entretiens prolongés avec leurs dirigeants pour s’apercevoir que le raisonnement du pater familias inspire nombre de leurs décisions. André Levy3 l’illustre parfaitement avec les chefs d’entreprises du Choletais : pour comprendre ces hommes, il faut prendre en compte la dimension familiale de leur activité. Ce référent est présent dans la plupart des PME. Il constitue même très souvent un système de référence déterminant pour nombre de décisions des chefs d’entreprise 1.
14Plus que tout autre élément, l’identité entre le nom du dirigeant et celui de son entreprise exprime l’inachèvement de la différenciation, en même temps qu’elle la renforce. L’entreprise s’inscrit dans l’histoire familiale ; elle y a sa place et devient un élément de cette structure. Et cette situation pèse évidemment sur sa stratégie : « Ça me fait mal au cœur de laisser cette affaire, de la mettre en vente ; j’aurais préféré que ça reste en famille ; moi j’étais prêt à les (ses neveux) aider ; ils m’auraient donné quelque chose chaque mois ; je ne leur demandais pas grand chose ; tout ce que je demandais, c’est que ça reste “Patour” », dit M. Patour, sans enfant.
15L’entreprise doit garder son nom. La logique familiale pèse ainsi sur la politique générale de l’entreprise (celle-ci doit rester fidèle aux traditions familiales, d’où souvent un penchant « naturel » pour le conservatisme). Elle détermine aussi la politique d’accords et de cession sur le marché des entreprises.
Un « tour de table » familial
16La présence de la famille apparaît plus discrète, mais tout aussi déterminante, quand on observe la structure de capital de l’entreprise. D’une part l’ouverture du capital à des personnes étrangères à la famille est très rare, et d’autant plus que l’entreprise reste de taille modeste4. Dans ce dernier cas, c’est toujours une décision exceptionnelle. Quand elle est prise, il ne s’agit jamais (ou presque) de faire appel à des partenaires financiers ou bancaires, toujours soupçonnés de vouloir rançonner la firme, mais plutôt à de fidèles collaborateurs, qui d’ailleurs, tant par leur histoire que par leur attachement à l’entreprise, font un peu partie de la famille. Pourtant, avec le temps (et les héritages), cette situation peut se traduire par une véritable sortie hors la famille. Mais même dans une telle éventualité, l’ouverture du capital n’est jamais définitive : à la génération suivante, les responsables, notamment pour réaliser une transmission, n’auront de cesse de recentrer le capital vers la famille en procédant au rachat des non-membres de la famille : « Il y avait près de 25 % du capital qui était détenu par des actionnaires historiques ; je suis alors parti à la recherche de ce capital à titre personnel ; j’ai fait mon tour de France et très discrètement j’ai racheté les 50 actions de X, les 10 actions de Y... ; j’ai couru un certain risque car à l’époque je n’avais pas l’argent nécessaire, mais j’ai emprunté ; cela n’a pas été facile mais j’ai finalement racheté tout ce qui n’était pas dans la famille. », dit M. Blanc, dirigeant-propriétaire d’un important laboratoire pharmaceutique.
17D’autre part, un mouvement symétrique transforme souvent cette relation d’emprise du patrimoine familial sur le capital de l’entreprise en une relation d’identité : fréquemment une très grande partie, voire la totalité du patrimoine familial, se trouve dans l’entreprise.
18Cette situation est d’autant plus fréquente que rares sont les firmes qui distribuent des dividendes5. Les bénéfices, quand ils existent, ne servent pas à rémunérer le capital, ils sont réinvestis dans l’entreprise et surtout distribués sous forme de sur-salaires au dirigeant-propriétaire (voire à certains membres de la famille). Du point de vue de la rémunération du capital, il convient donc, dans ces firmes, de distinguer entre actionnaires qui travaillent dans l’entreprise (dont le dirigeant), et autres actionnaires familiaux.
19Les seconds, presque toujours minoritaires, sont en fait « piégés » : ils détiennent un capital qui ne peut être vendu (sauf dans la famille), et qui ne rapporte rien ; c’est-à-dire un capital sans valeur sur le marché financier (sauf en cas de cession totale de la firme). Ils acceptent pourtant cette situation – absurde d’un strict point de vue économique – car ce patrimoine, au-delà de sa valeur marchande, symbolise leur appartenance à la famille. Le tour de table de l’entreprise fonctionne à cet égard comme une délimitation de la famille.
20L’ouverture du capital au-delà de ces frontières est non seulement inconcevable, elle devient aussi techniquement impossible : qui d’autre qu’un membre de la famille accepterait de rentrer au capital dans de telles conditions ? D’où il résulte que la croissance de la firme doit être entièrement autofinancée ; sauf exception, elle ne peut donc être que limitée. En cas de besoins monétaires, la seule solution possible est le recours à l’endettement. La logique familiale détermine totalement la politique financière.
La famille : un vivier de dirigeants
21Les chiffres sur la difficile, voire impossible, ouverture du capital à l’extérieur de la famille (voir note 4) montrent que les dirigeants de PME sont en très grande majorité propriétaires de leur firme. Le tableau décrivant les modes d’accès à la direction d’une entreprise confirme cette situation :
22Les modes d’accès à la direction d’une entreprise diffèrent assez considérablement selon la taille de celle-ci, et ce pour des raisons évidentes. On comprend que le pourcentage des créateurs et des acheteurs soit plus élevé dans les petites entreprises que dans les grandes ; et corrélativement, on s’attend à trouver plus d’embauches à l’extérieur ou de promotions internes dans les grandes que dans les petites. Il reste que ces derniers chiffres doivent être lus avec beaucoup de précautions : ils n’illustrent pas, bien au contraire, une coupure croissante entre pouvoir et propriété au fur et à mesure que l’entreprise grandit du fait d’une complexité croissante des problèmes. Pour les interpréter, il faut d’abord tenir compte du pourcentage d’entreprises qui ne sont pas indépendantes mais filiales d’autres firmes et dans lesquelles on ne s’attend donc pas à trouver de dirigeant-propriétaire.
23Mais il faut aussi et surtout se souvenir que dans cette enquête la « promotion au poste de dirigeant » ne signifie pas « promotion au seul mérite », ou plutôt n’interdit pas d’avoir des relations familiales avec les propriétaires. De fait, 35 % des dirigeants promus déclarent avoir « un lien de parenté » avec les actionnaires, un chiffre qui monte à 44 % pour les entreprises de 10 à 499 salariés : dans les firmes de moins de 10 salariés – économiquement les moins intéressantes – on promeut proportionnellement nettement moins de membres de la famille que dans les firmes de plus de 10 salariés, économiquement plus attrayantes.
24Le même phénomène se reproduit si l’on considère les pourcentages de transmission par succession : on assiste à une augmentation très sensible quand on passe des firmes de moins de 10 salariés aux firmes de plus de 10 salariés. La place des héritiers ne diminue pas avec la taille des entreprises. Même pour des entreprises importantes, et surtout pour des entreprises de plus de 10 salariés, en cas de transmission de pouvoir, la famille du propriétaire constitue un vivier privilégié de futurs dirigeants.
25Cette thèse trouve même à s’illustrer dans le cas des très grandes firmes, comme nous avons pu le montrer en étudiant les conditions d’accès au sommet des 200 premières entreprises françaises6 : sur les 200 plus grandes entreprises du pays, on compte 106 sociétés mères à capitaux français (on exclut les filiales de groupes français et étrangers car il est rare que les propriétaires dirigent les filiales ; quitte à diriger, il vaut mieux diriger la maison mère !). Et parmi ces 106, on en dénombre 42 qui sont dirigées par un propriétaire : 21 par un fondateur et 21 par un héritier. Même dans les très grandes firmes, la relation entre pouvoir (organisationnel et stratégique) et propriété (familiale) n’a pas disparu.
Les structures élémentaires de l’entreprise
26La sélection d’un dirigeant, surtout quand celle-ci est enfermée dans un cadre familial, pèse évidemment sur la politique de l’entreprise, et sur son dynamisme. Il en va de même des relations que les enfants d’un dirigeant-propriétaire entretiennent avec la firme. Pour cerner ces relations et se donner les moyens de penser leurs effets sur le fonctionnement et le devenir de la firme, il faut distinguer les relations de travail des relations de rémunération. Le croisement de ces deux dimensions permet de construire – outre le cas d’une absence totale de relations – trois types de situations très contrastées, comme le montre le tableau ci-dessous :
27Dans les cas de « curée », l’entreprise fonctionne d’abord comme une source de revenus pour certains membres de la famille, soit qu’il y ait rémunération sans travail, soit qu’il y ait très forte sur-rémunération par rapport au travail effectué. Dans les deux cas, il y a hémorragie financière pour l’entreprise, ce qui représente toujours une forte contrainte, notamment en termes de croissance et de modernisation. La fréquence de ce type de situations en France explique pour une bonne part que les résultats financiers des PME ne soient souvent pas très élevés.
28Dans le cas inverse de l’aide gratuite, ou de l’économie du don, il y a apport de travail de la part des enfants (ou d’autres membres de la famille), sans contrepartie financière : la famille maintient la firme en survie artificielle, ce qui, surtout quand la situation se prolonge, constitue un autre frein à la modernisation du tissu des entreprises.
29Dans le cas de la tribu, un certain nombre d’enfants travaillent dans l’entreprise et vivent de cette activité. L’entreprise leur a offert l’opportunité d’un travail, en général plutôt bien rémunéré, formateur, et qui s’accompagne de fortes possibilités de promotion, compte tenu d’une visibilité évidente de la direction, dès l’embauche.
30Dans tous les cas, la famille transforme très sensiblement la relation que la firme entretient avec son marché. Qui plus est pour les deux derniers, l’entreprise fonctionne comme une maison familiale, un lieu où se retrouve la famille dans des relations de vie quotidienne, une institution qui renforce le lien parental.
31Lorsque plusieurs membres de la famille sont employés, on note souvent une assez forte homologie entre structure familiale et statut dans l’entreprise. La hiérarchie des générations, comme celle de l’âge et celle du degré de parenté avec le père fondateur, sont le plus souvent strictement respectées : « les pièces rapportées » connaissent généralement un sérieux handicap pour accéder aux positions de responsabilité, de même que des cousins d’une branche un peu éloignée, surtout s’ils sont en concurrence avec des cousins en ligne directe. Encore faut-il, pour rendre compte de cette hiérarchie, examiner cette place dans la généalogie familiale en liaison avec la variable du sexe. La situation est simple pour les deux cas les plus contrastés (un descendant mâle en ligne directe bénéficie de tous les avantages, alors qu’une belle-fille travaille rarement dans l’entreprise). Elle est plus compliquée pour les deux situations intermédiaires : selon le cas, le gendre peut ou non accéder à des postes de responsabilité, mais comme la fille, il part plutôt avec un handicap, surtout dans une compétition avec le fils.
32On devine que lorsque plusieurs personnes d’une même famille travaillent dans une entreprise, les éventuels conflits qui traversent la famille n’épargnent pas celle-ci. Il en va ainsi du conflit entre une mère de 83 ans qui a toujours refusé de céder juridiquement l’entreprise à son fils (60 ans et patron salarié) et à sa bru, du nom de Georgette : – La mère : « Tout est là ; vous étiez mariés avec un contrat, avec Georgette, vous vous étiez donné au dernier vivant. Si on (sous-entendu, moi et mon mari) vous avait tout donné et que tu serais parti, qu’est-ce qui se serait passé ? On avait été conseillé, on nous disait : “Ne vous démunissez pas de votre bien” ; “Gardez vous vos affaires, on ne peut savoir ce qui va se passer” . Mon mari pensait la même chose ; il me disait toujours “Garde-toi ; s’il m’arrive quelque chose, garde-toi...” (Elle se fâche) : Ta Georgette voulait m’envoyer dans une maison de retraite. Jamais je n’irai dans une maison de retraite, je te préviens ; tu le sais ; toi-même tu ne le voulais pas. »
33Ce conflit familial aura fortement limité la croissance de la firme et toute la politique d’investissement (le fils : « Tout ce que je laissais dans l’entreprise appartenait à ma mère ; il valait mieux le sortir... ») ; mais il n’est pas spécifique au monde des petites entreprises, comme l’illustre par exemple les nombreux conflits qu’a connus la Librairie Hachette, quand au tournant du siècle... 29 descendants du père fondateur (ou alliés à ceux-ci) partagent la direction (et la propriété) de ce qui était alors la plus grande maison d’édition du monde7.
34Les réalités familiales pèsent ainsi de manière importante, et souvent déterminante, sur le fonctionnement quotidien et/ou le développement d’une firme. Mais ceci est encore plus vrai quand il s’agit de préparer et de réaliser la transmission d’une entreprise.
La prégnance du rêve dynastique
35Quand un chef d’entreprise parle de la transmission de sa firme, c’est d’abord en famille. Et plus il est âgé, plus il en parle en famille, et non avec des amis, des collègues patrons, des collaborateurs ou des professionnels du droit. La transmission d’une entreprise est d’abord un problème familial ; tel est le résultat d’une enquête par questionnaire que nous avons réalisée pour le journal l’Entreprise en mars 1989.
36Un résultat qui se comprend d’autant plus que la transmission aux enfants apparaît comme la solution préférée des chefs d’entreprise : plus de la moitié des dirigeants ayant répondu à cette enquête disent « préférer a priori qu’un de leurs enfants ou à défaut un membre de leur famille reprenne le flambeau », alors qu’ils ne sont que 21 % « à préférer a priori la solution d’un cadre de leur entreprise », et seulement 25 % « la solution de la vente ».
37Le nombre de ceux qui manifestent une préférence pour une solution familiale augmente sensiblement avec l’âge et symétriquement, le pourcentage d’une préférence marquée pour la solution du marché s’accroît sensiblement chez les quadragénaires. Il reste que, sans études supplémentaires, l’interprétation de ces variations est difficile : manifestent-elles des changements culturels en train de se faire ou résultent-elles plus simplement du fait que nombre de jeunes patrons n’ont pas encore d’enfant en âge de leur succéder ?
38Une enquête8 conduite par la Chambre de commerce de Lyon auprès de 619 chefs d’entreprises industrielles de plus de 55 ans confirme également cette préférence : si 34 % des chefs d’entreprise ne savent pas encore comment ils céderont leur firme, 41 % pensent la transmettre à leur fils, contre seulement 25 % qui envisagent une autre solution – soit, rapportés aux réponses exprimées, des pourcentages de 62 % pour le fils contre 38 % pour la vente.
39On manque malheureusement de chiffres plus précis sur les pratiques actuelles en matière de transmission, et ce d’autant qu’il faudrait, pour apprécier la force du rêve dynastique, considérer exclusivement les « transmissions-fin-de-vie-professionnelle » à l’exclusion des « transmissions-rebond », qui s’effectuent sur le marché, mais s’intègrent souvent dans un projet dynastique. Tout au plus peut-on conforter ces résultats d’enquête tant par nos observations qualitatives que par une relecture du tableau présenté ci-dessus sur les conditions d’accès au métier de dirigeant. La seule comparaison d’un accès par acquisition sur le marché et d’un accès par héritage manifeste des rapports variant de 4 (rapport 80/20) à 42 % (rapport 30/70).
40On retrouve une très forte tendance à céder sur le marché une firme de moins de 10 salariés (soit dans le cas d’une transmission-rebond, soit parce que l’entreprise n’est pas jugée assez intéressante pour être proposée aux enfants), et au contraire une forte inclination à céder à un héritier une firme plus importante.
41On comprend la boutade de l’ancien président du CNPF, Yvon Gattaz, qui disait souvent qu’« en chaque chef d’entreprise sommeille un chef de dynastie », ajoutant même : « Les chefs d’entreprise ont la même faiblesse que tous les Français. Ils se divisent en deux catégories : il y a ceux qui pensent que le génie est héréditaire et qui se trompent ; et il y a ceux qui n’ont pas d’enfants. » D’ailleurs, quand aucun enfant n’est prêt ou désireux d’assurer la relève, l’augmentation de l’espérance de vie permet aujourd’hui souvent un déplacement du rêve vers les petits-enfants.
42Cette préférence très marquée pour une transmission dans un cadre familial constitue parfois un projet à ce point essentiel – même s’il n’est pas déclaré – que si un obstacle trop important semble en interdire la réalisation, il arrive que le dirigeant somatise cette difficulté. Un fils d’entrepreneur explique : « A partir du moment où mon père s’est aperçu qu’il n’y avait plus d’espoir pour la reprise par ses enfants, son problème, ça a été : “je travaille comme un fou pour rien du tout” . Il avait tout misé sur moi. C’est à partir de ce moment là qu’il y a eu une dégradation de sa santé ; il était encore très jeune (45 ans), mais je le voyais vieillir à vue d’œil. »
43Dans certains cas, le rêve dynastique peut-être tellement fort qu’il rend aveugle et nourrit un espoir qu’aucune personne sensée ne trouverait fondé. Ainsi de ce maçon dont l’entreprise faisait travailler une trentaine d’ouvriers, et qui avait trois filles : « J’ai fait le maximum pour conserver mon affaire, au cas où une de mes filles se marierait avec quelqu’un qui serait intéressé par mon affaire ; parce que ça se trouve quelquefois. J’ai trois filles ; une est institutrice et mariée avec un médecin ; l’autre est pharmacienne, mariée avec un pharmacien ; et ma dernière, elle aussi pharmacienne, longtemps n’était pas mariée. Elle s’est mariée il y a deux ans ; jusque-là je ne savais pas du tout. Elle avait des copains qui étaient ingénieurs, qui auraient pu peut-être.... mais finalement, elle s’est mariée avec un cardiologue. » Et pendant qu’il attendait l’arrivée d’un « gendre-repreneur », le maçon n’a pris aucune décision (ni de vente « on ne sait jamais », ni de modernisation « pas la peine d’investir si finalement personne ne la reprend ») et l’entreprise a lentement périclité jusqu’à ne plus avoir que six vieux compagnons !
44Souvent le dirigeant n’ose pas déclarer son rêve dynastique avant que celui-ci se réalise, mais en même temps il fait tout pour qu’il se réalise. Ne ménageant pas ses efforts, il utilise parfois des armes qu’il reconnaît lui-même pas très loyales (la culpabilité des enfants) : « J’ai fait un peu de chantage (sentimental) : je lui dit que cette affaire, c’était quand même mon enfant puisque je l’ai créée de toutes pièces ; et que j’aimerais bien qu’elle se poursuive ; et de tous les enfants, c’était le seul qui pouvait la reprendre. »
45L’enquête aura montré à quel point les dirigeants pensent et anticipent ce problème de la transmission, imaginent et rêvent à des solutions (certes parfois irréalistes), et souvent travaillent à une succession dynastique, alors même que leurs enfants sont encore très jeunes. Un processus que certains nient mais que d’autres reconnaissent, comme ce père et son fils qui vient de le remplacer à la tête d’un laboratoire pharmaceutique de produits cardiologiques :
Le fils P. : « Sans jamais parler de la transmission avec notre père, on a été très marqué par l’entreprise. Je ne me suis pas dit à la naissance que je succéderais un jour à mon père mais je n’ai, non plus, jamais exclu d’aller travailler dans l’entreprise. C’est une responsabilité des parents dans ces milieux aisés, avec une succession potentielle à la clef : ils doivent créer un climat autour des enfants qui leur donne un peu un sentiment du devoir (lui-même a des enfants...), ce qui a été le cas. Cela rejoint la notion de « devoir », si importante dans les familles de haut-fonctionnaires. On a vécu toute notre vie en voyant nos parents et surtout mon père travailler pour une société qui nous était proche ; on connaissait certains des collaborateurs ; apparemment il recueillait d’importantes satisfactions personnelles, matérielles, et morales du métier qu’il faisait, du travail qu’il faisait. Tout ceci évidemment nous a marqués. »
Le père : « Pour les études, je leur ai laissé une totale liberté ; le seul que j’ai un peu poussé, c’est mon fils P. Il a fait un peu contraint et forcé sa médecine ; puis il avait des idées très précises, il voulait faire l’ENA ; heureusement il n’a pas réussi. Alors je lui ai dit : “fais de la cardiologie, ça j’y tiens...” (nécessité de parler la langue des clients). »
Le fils, se tournant vers l’enquêteur : « Dans le choix des études, mon père nous a toujours laissé une très grande liberté. J’ai fait médecine ; j’aurais très bien pu être médecin au lieu de diriger le laboratoire ; et j’aurais essayé de bien faire mon métier ; c’est un très beau métier qui me plaisait beaucoup... »
Le père : « J’avais plus d’arrière-pensées que toi, car je t’ai poussé à faire médecine en te disant que tu pourrais devenir médecin et en me disant que ça te donnait des armes, si jamais tu voulais prendre ma suite. »
46Mais le projet dynastique n’est que partiellement réalisé quand un des enfants entre dans la firme pour y travailler. Il commence souvent par faire ses armes aux côtés de son père, et de dauphin-désigné à dirigeant, il faut parfois attendre... très longtemps.
Le dauphin, l’héritier et l’entrepreneur
47Les seuls cas de transmissions préparées et réussies sans conflit sont les cas de transmissions réglées par une tradition familiale. On en trouve évidemment une illustration saillante dans les entreprises hœnochiennes9, chez qui, depuis plusieurs siècles, ce problème est réglé par une loi non écrite mais strictement respectée par tous. Les conditions d’accès au pouvoir, tout comme celles de la sortie, ont été décrites et expliquées aux futurs dirigeants dès leur enfance ; elles ont été « naturalisées », et le système fonctionne à la reproduction.
48Le contenu de cette loi est souvent inspiré par la loi salique, mais ce n’est pas toujours le cas. La tradition peut aussi organiser des phénomènes de cohabitation et d’alternance entre plusieurs branches familiales, comme l’illustre le commentaire de cet enquêté : « Quand je suis arrivé, mon père travaillait comme PDG ; il venait de remplacer mon oncle qui était parti, et ce après avoir longtemps travaillé à ses côtés. Il est resté encore 5 ans, puis, quand il est parti, il a été remplacé par mon cousin qui travaillait déjà depuis 7 ans quand je suis arrivé. Il avait fait moins d’études que moi ; il était entré dans l’entreprise directement après son bac car son père était très fatigué ».
49Mais en l’absence d’une tradition familiale forte, il est extrêmement rare de trouver des transmissions réussies. Dans les PME, aucune règle ne pousse les dirigeants à partager leur pouvoir et a fortiori à s’effacer. Tout se passe comme si, dans ces firmes – considérées comme système politique –, l’éventuelle « Constitution » ne pouvait être écrite que par la tradition familiale. On comprend dans ces conditions que les patrons de PME aient plutôt tendance à consolider leur pouvoir qu’à préparer vraiment la transmission de celui-ci. L’une des trois situations suivantes peut se présenter.
50Le fils infant. Le dauphin travaille aux côtés de son père mais est contraint de jouer l’« héritier », et d’attendre silencieusement le décès de celui qui sera alors son prédécesseur. Le patron laisse au dauphin l’illusion qu’il le seconde véritablement et qu’un jour il le remplacera ; mais en fait il ne lui laisse aucune prérogative et, tel un vrai homme politique, il interdit au dauphin en titre de prétendre le remplacer. Le dauphin, surtout si la situation perdure, ne se prépare donc pas à l’exercice des responsabilités suprêmes ; tout au plus sera-il un bon numéro deux.
51Ce type de relation « patron-dauphin » structure souvent la relation père-fils dans une entreprise familiale. Si le père est en bonne santé et si la différence d’âge n’est pas très importante entre père et fils, on peut voir un fils de 50 ans travailler toujours sous les ordres de son père. Dans ce cas, l’héritier succède à son père à quelques années de sa propre retraite : il sera au mieux un pape de transition et sans doute sera-t-il conduit à vendre l’affaire.
52Cette extrême passivité du dauphin en titre rend la cohabitation avec le patron apparemment facile ; mais cette situation, surtout si elle se prolonge, ne saurait s’interpréter comme une véritable préparation de la transmission. Elle résulte sans doute du penchant de certains patrons pour une autorité non partagée ; elle résulte aussi de l’extrême difficulté pour ces dauphins-désignés de supporter une relation conflictuelle et d’engager un conflit pour s’emparer du pouvoir.
53Le meurtre du père. Sans doute l’héritier rêve-t-il généralement de « tuer son père », mais cette dynamique politico-familiale est à ce point difficile à mettre en œuvre qu’elle reste souvent à l’état de projet.
54La peur du conflit constitue un véritable frein politique à la transmission ; et pourtant, en l’absence de traditions familiales bien établies, la prise de pouvoir du fils-héritier, avant la mort de son père, se fait toujours dans la violence. Parfois celle-ci reste relativement contenue : « Au premier C.A. que j’ai présidé il y avait mon père ; et j’étais assez agressif ; agressif car je ne voulais surtout pas laisser supposer que j’étais encore soumis, timide ou gêné ; il fallait que je m’affirme ; c’était comme s’il fallait que je montre à tous que, même quand mon père était là, dorénavant le pouvoir c’était moi. »
55Mais souvent la violence éclate de manière plus nette et le conflit père-fils prend alors une dimension paroxysmique ; ceci apparaît même (surtout ?) quand apparemment tout se prépare calmement et que la transmission est sur le point d’être réalisée. Au dernier moment, le père refuse la mise à l’écart : le dauphin doit l’imposer.
56Un conflit très vif s’engage alors. Soit le fils perd et il doit partir : son père, tel Chronos, l’aura dévoré. On en rencontre de nombreux exemples même dans des firmes très importantes, puisque c’est ce qui s’est passé par exemple chez Bouygues, au milieu des années 80. Soit le fils gagne ; il doit alors tout à la fois panser ses plaies et trouver une porte de sortie honorable à son père. Dans tous les cas, la violence est extrême et diffuse d’ailleurs dans l’ensemble de l’entreprise, comme l’explique un héritier : « Mon père donnait l’impression que j’étais en train d’assassiner tout le monde. A un moment, il ne voulait plus rien faire ; il voulait qu’on arrête tout. Je lui ai dit “attention, là ce n’est plus possible, là tu manques à ta parole” ; je l’ai agressé très fortement... Je ne l’avais jamais vu souffrir à ce point là ; les collaborateurs étaient désemparés ; ils ne savaient plus à qui ils devaient rendre compte. Le conflit diffusait dans toute l’entreprise. »
57La préparation d’une opération de transmission sur le modèle du dauphin ne permet donc pas, sauf exceptions, de faire l’économie d’un affrontement très vif ; ce qui signifie que ce type de transmission n’est réussi que si le dauphin s’empare du pouvoir. Une proposition sous forme de thèse résume cette analyse : « Il n’y a pas de dauphin heureux ; un dauphin a d’abord été choisi par le patron, mais ensuite il doit s’imposer..et donc écarter celui qui sera alors son prédécesseur ». Le corollaire de cette thèse fait apparaître comme frein politique à la transmission l’absence de tempérament de nombreux dauphins potentiels et notamment de certains héritiers – une situation qui résulte souvent d’une trop longue cohabitation, phénomène que les conditions démographiques ne peuvent qu’amplifier, si les enfants entrent très jeunes dans l’entreprise.
58La technique du bourgeon. Il reste une troisième stratégie pour prendre le pouvoir quand on est dauphin désigné et qu’on n’accepte ni la stratégie du « fils infant », ni celle « du meurtre du père ». Elle suppose de développer au sein de l’entreprise une nouvelle activité, et de faire en sorte que le développement de celle-ci soit tel qu’au bout de quelques années cette diversification représente une part significative, voire prédominante, de l’entreprise. Cette stratégie suppose donc un très fort esprit entrepreneurial ; elle permet d’accélérer la prise de responsabilités tout en évitant le conflit frontal.
59Ce type de transmission permet d’ailleurs de rendre compte d’un pourcentage très significatif des opérations de diversification interne que connaissent les PME. Le caractère familial de la firme, et de la transmission, joue alors comme un moteur de développement. En règle générale en effet, les patrons de PME manifestent la plus grande réticence à s’entourer de personnes de qualité, qui risqueraient de mettre en cause leur pouvoir ; d’où la fréquente stagnation de ces firmes, par manque de matière grise. Mais cette proposition souffre d’une importante exception : l’embauche de membres de la famille, ayant des qualités et une personnalité qui tranchent avec celles des autres salariés. Certes ces membres de la famille ne doivent pas non plus mettre en cause le pouvoir du patron ; on comprend que parfois ils s’endorment ; mais il arrive aussi qu’ils soient à l’origine d’un développement interne significatif par diversification.
60Cette modalité de transmission d’une entreprise familiale permet ainsi de transmettre en douceur et conformément aux exigences de l’efficacité économique l’exercice du pouvoir. Toutefois, la transmission de l’entreprise reste inachevée, puisque le patrimoine – y compris celui créé par le dauphin – reste propriété du père. Avec la « stratégie du bourgeon », les problèmes patrimoniaux ne sont pas réglés. Or ceux-ci peuvent être l’occasion de conflits particulièrement importants entre les héritiers d’un dirigeant-propriétaire.
Les difficultés d’une transmission patrimoniale de l’entreprise
61Du point de vue de l’héritage, les chefs d’entreprise ne semblent pas se distinguer sensiblement de leur concitoyens. Comme l’ensemble des Français, ils considèrent tout à fait normal de laisser leurs biens à leurs enfants ; et comme l’ensemble des Français, ils ont, sur ce problème, une forte exigence d’égalité.
62On aurait pu imaginer que ces hommes, présentés souvent comme les chantres du libéralisme économique, soient des partisans d’une doctrine « laisser-fairiste ». Or aucun de ceux que nous avons rencontrés n’a déploré ou même seulement critiqué le carcan législatif et réglementaire, qui lui interdit de donner et de léguer ses biens comme il l’entend. Il est même très rare que les parents aient recours aux dispositions de la quotité disponible : la contrainte égalitaire figure moins dans la loi que dans les têtes.
63Dans l’esprit des chefs d’entreprise la tradition égalitaire semble très prégnante : presque toujours les parents veulent tout à la fois laisser du bien à leurs enfants et réaliser une égalité patrimoniale entre eux. S’il n’y a qu’un enfant cette exigence est évidemment facile à satisfaire, et ce, que l’enfant souhaite ou non reprendre l’entreprise. Mais il n’en est pas de même quand il y a plusieurs enfants et que l’un d’eux (ou plusieurs d’entre eux) souhaitent) succéder au père. Autant un partage égalitaire est facile à réaliser après une vente de l’entreprise sur le marché, autant le problème devient difficile en cas de transmission dans le cadre familial. Le double projet de rêve dynastique et d’exigence d’égalité peut même rendre le problème presque insoluble.
64Satisfaire à l’exigence d’égalité est d’autant plus difficile que derrière des expertises rigoureuses, on retrouve le caractère arbitraire de toute évaluation qui n’est pas sanctionnée par un acte de cession sur un marché concurrentiel. Et quand un enfant travaille dans l’entreprise et que l’autre n’y travaille pas, les termes du débat se compliquent considérablement puisque pour réaliser l’égalité il faut, de chaque côté, mettre sur la balance des réalités très hétérogènes.
65L’enfant qui travaille dans la firme peut légitimement demander une part plus importante : souvent, il travaille depuis longtemps dans l’entreprise et la valeur de celle-ci est donc pour partie le produit de ses efforts ; de plus il est seul à pouvoir poursuivre l’exploitation et assurer ainsi la survie de la firme. Il peut même prétendre s’être sacrifié sur l’autel de la pérennité, ouvrant ainsi la possibilité à ses frères et sœurs de faire leur vie ailleurs ; il rappellera éventuellement qu’à l’âge où il travaillait déjà – et pour un salaire dérisoire – aux côtés de son père, ses frères et sœurs étaient encore à la charge de leurs parents et que ceux-ci, de surcroît, leur ont payé de longues études.
66A l’inverse, l’enfant qui ne travaille pas dans l’entreprise peut faire valoir qu’il a dû faire tout seul sa situation, tandis que son frère a reçu en héritage un travail souvent valorisé et plutôt bien payé, puis s’est contenté de chausser les pantoufles préparées par le père. Il peut faire remarquer que la vie professionnelle de son frère aura été sans risque puisqu’il bénéficiait en permanence du soutien de son père ; que les revenus de son frère (salariaux et indirects) ont dans l’ensemble été largement supérieurs à ceux qu’il méritait et correspondaient donc à des « profits de contrôle », des dividendes déguisés, alors que l’entreprise n’en a jamais versés.
67Comment arbitrer ce débat ? Le problème n’a par définition aucune solution scientifique : que vaut un métier ? Que vaut pour le père la pérennité de son entreprise ? Autant de questions qui n’ont pas de réponses, et qui expliquent que les professionnels proposent souvent de remplacer cette « exigence d’égalité » par l’« exigence d’équité ». Le problème essentiel en la matière consiste alors à éviter les conflits, comme l’illustre cette remarque d’un notaire : « Les filles ont été remarquables car elles ont accepté le principe de l’équité. »
68Certes, les choses ne se passent pas toujours aussi facilement. De très longues discussions sur le principe de « la sortie des frères et sœurs » qui ne travaillent pas dans l’entreprise sont souvent nécessaires ; et celles-ci sont d’autant plus difficiles à conclure que l’entreprise, comme on l’a vu, incarne aussi une identité, des racines et une filiation.
69Un véritable cercle vicieux interdit en fait de concilier exigence d’égalité entre les héritiers et transmission dynastique à un successeur compétent. Pour avoir une chance non négligeable de trouver parmi ses enfants quelqu’un qui ait envie de reprendre l’entreprise et qui en soit capable, le chef d’entreprise a intérêt à avoir un grand nombre d’enfants. Mais de ce fait, il crée les conditions d’un émiettement du capital et de conflits patrimoniaux. L’avenir de l’entreprise familiale et sa pérennité sont entièrement inscrits dans cette contradiction familiale.
70La situation familiale du chef d’entreprise est souvent occultée. Les décisions prises se fondent sur des raisonnements toujours présentés comme rationnels et faisant une large place à la recherche de l’efficacité comme à l’utilisation de « compétences » ; la légitimation des politiques suivies s’appuye toujours sur des argumentations économiques, parfois même très raffinées. Les considérations familiales ne sont jamais évoquées dans le discours officiel, et pourtant, on l’a vu, elles inspirent, prédéterminent ou même déterminent toutes les décisions importantes. Cependant ce phénomène reste non-dit, car non-avouable dans un univers où l’idéologie de l’efficacité, de la modernité et de la compétence cohabite très mal avec celui, beaucoup plus traditionnel et « irrationnel », des sentiments et de la parenté. Dans l’univers économique moderne, bien que très prégnante, la logique familiale reste souterraine.
71Les clivages disciplinaires, établis tant chez les économistes que chez les sociologues entre d’un côté l’étude des marchés, du travail et de la production et de l’autre l’analyse de la famille, apparaissent dans ces conditions d’autant plus dommageables. Ils légitiment le silence qui règne dans les entreprises sur ce sujet, et participent de ce point de vue au triomphe d’une idéologie de la rationalité et de l’efficacité économique. Ils interdisent une véritable compréhension des logiques d’entreprises, et donc des logiques de production ; ils contraignent à une étude très superficielle des relations entre le travail qui se fait dans une firme et le marché de celle-ci (de même qu’avec le marché des entreprises). Il est urgent de rétablir la famille dans ses droits d’acteur économique central de notre société développée : n’est-elle pas le point de passage obligé entre le « travail » et le « marché » ?
Notes de fin
1 Bauer, M., 1990, « Pas de sociologie d’entreprise sans sociologie de ses dirigeants », in l’Entreprise, une affaire de société, sous la direction de R. Sainsaulieu, Presses de la FNSP.
2 Certes, ceci ne vaut – comme d’ailleurs tout le texte qui suit – que pour les entreprises « indépendantes », à l’exclusion des filiales de grands groupes. Cette limitation qualitative n’interdit pas cependant un discours généralisant, car ces firmes « indépendantes » représentent 96 % des entreprises françaises, et 78 % des PME de plus de 10 salariés (respectivement 80 %, 68 %, 65 % et 50 % des PME de 10 à 49, de 50 à 99, de 100 à 199, et de 200 à 499 salariés).
3 Voir Levy, A., 1988, Les dirigeants de PME et leur entreprise, Rapport du ministère de la Recherche, programme technologie, emploi, travail.
4 Certes, les dernières statistiques de l’enquête CEPME indiquent que la part du capital détenu par le dirigeant et sa famille est en moyenne de 77 % dans les entreprises de 10 à 19 salariés, 71 % dans les entreprises de 20 à 49 salariés, de 62 % dans les entreprises de 50 à 99 salariés, de 45 % dans les entreprises de 100 à 199 salariés et de 38 % dans les entreprises de 200 à 499 salariés. Mais si l’on rapporte ces chiffres au pourcentage d’entreprises « indépendantes », c’est-à-dire non-filiales d’une autre firme (note ci-dessus), la thèse de la non-ouverture du capital à l’extérieur de la famille est parfaitement vérifiée.
5 87 % des PME ne servent pas de dividendes, chiffres donnés par G. Hirigoyen dans la revue Banque, février 1984.
6 Bauer, M. et Bertin-Mourot, B., 1987, les 200, ou comment devient-on un grand patron ?, Le Seuil, Paris.
7 Bauer, M. et Bertin-Mourot, B., 1987, les 200, ou comment devient-on un grand patron ?, Le Seuil, Paris.
8 Enquête réalisée en Janvier 1989 pour préparer la sortie d’une émission télévisée sur le sujet.
9 Du nom d’une association d’entreprises (Groupe Hœnochien) qui réunit des firmes transmises sur plus de 200 ans dans un cadre familial. Voir Bertin-Mourot, B., 1990, les Hœnochiens ou les Conditions d’une longue transmission dynastique, IRESCO – LSCI.
Auteur
Chargé de recherche au CNRS, Groupe d’analyse des politiques publiques
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