Chapitre VI. Les entreprises
p. 122-142
Texte intégral
1Les artisans marseillais de la métallurgie ont démontré leur vitalité au cours de la Restauration. Dans des ateliers disséminés aux alentours du port, ils ont accumulé des capitaux par le développement de leurs activités. Ces hommes souhaitent profiter des opportunités engendrées par le renouvellement et la transformation du matériel de production de l’industrie locale. Cette vitalité est-elle une base pour que ce secteur puisse se transformer en industrie moderne et connaître la croissance ? Cela semble douteux à double titre.
2Le premier obstacle concerne les fonds nécessaires à la création de sociétés. L’autofinancement est généralement la règle dans l’artisanat. Cette pratique est certes capable d’offrir des capitaux, mais les artisans ne peuvent participer, en propre ou avec leur famille, qu’à la formation d’entreprises de taille modeste. La situation est différente pour les projets qui demandent de lourds investissements. Dans ce cas, l’artisan ne détient pas les fonds nécessaires. Il doit trouver des partenaires financiers hors du cadre familial.
3Le problème du passage de l’artisanat à une industrie se pose aussi en termes spatiaux. Le maillage du centre-ville, espace traditionnellement occupé par l’artisanat, se prête mal aux agrandissements. Les entreprises métallurgiques modernes ne peuvent s’implanter dans des quartiers trop peuplés car la population rejette ce type d’usines étroitement surveillées par des pouvoirs publics soucieux de la salubrité en milieu urbain. Les entrepreneurs doivent donc composer avec ces impératifs financiers et urbanistiques pour donner naissance à un secteur industriel atypique pour Marseille.
DÉMOGRAPHIE DES ENTREPRISES
4Sous la Restauration, le secteur marseillais de la métallurgie du fer et de la construction mécanique était réduit à une seule petite fonderie, vraisemblablement celle des frères Puy. Les premières créations ont lieu au tout début des années 1830. Elles accompagnent d’emblée le mouvement général de l’industrialisation de la ville. Le rythme des fondations s’articule autour de quatre périodes nettement distinctes au cours des années 1831-1846.
Le rythme des créations
5Dès la première moitié des années 1830, les formations de sociétés métallurgiques et mécaniques sont importantes à la fois en nombre et en qualité. En 1831, Jean-Baptiste Falguière fonde un atelier de construction de biens d’équipement rue Périer. Dès les premières années de fonctionnement, cette usine livre à l’industrie des produits variés dont la fabrication est nouvelle à Marseille (machines à vapeur, chaudières calorifères et presses hydrauliques). L’année 1832 voit l’apparition des fonderies de deuxième fusion traitant les fers et les fontes importés de Grande-Bretagne et du centre de la France. Les usines de Louis Benet et de Pierre-Joseph Baudoin, situées à Menpenti, sont des créations stricto sensu1. Celle des frères Puy procède d’une reconversion d’activités2. Déjà présents sous la Restauration, ces artisans fondeurs spécialisés dans la fabrication de cloches réorientent leurs activités en réponse à la demande croissante de pièces de métaux moulés. A ses débuts, l’entreprise des frères Puy est étroitement liée à celle de Jean-Baptiste Falguière. Elle lui fournit les pièces de fonte et de cuivre nécessaires à la fabrication des appareils à vapeur. Un jeu de stimulations entre les créations d’ateliers de construction mécanique et celles de fonderies de deuxième fusion se met alors en place. En 1834-1835, quatre nouvelles entreprises de réparation et de construction de machines et de mécaniques s’établissent dans la ville. En 1834, Louis Longuelanne et Gustave Finaud, Étienne Chambovet et Dominique Demange ouvrent deux ateliers3. L’année suivante, Gustave Finaud, qui a cessé sa collaboration avec Louis Longuelanne, forme, rue Périer, son propre atelier « de fonderie et d’ajustage de mécanique »4 alors que le Britannique Philip Taylor ouvre les portes de son usine sur le cours Gouffé5. Ces quatre nouveaux établissements exercent des activités multiples. Les marchés sont encore étroits et imposent une diversification des travaux. Tous les ateliers de mécanique créés durant cette période pratiquent, selon la demande, des travaux de construction, de réparation et de métallurgie de deuxième fusion.
6La phase suivante, entre 1836 et 1838, est marquée par un profond ralentissement dans le rythme des créations. L’économie marseillaise est touchée en 1837 par une crise commerciale relativement importante6. Le marasme bloque les initiatives industrielles et commerciales. Les faillites apparaissent. Le secteur de la métallurgie et de la construction est touché. En 1837, la société de Gustave Finaud, qui accuse un lourd passif de 128 500 francs, est mise en liquidation7. Durant ces trois années, les créations d’entreprises dans le secteur du travail des métaux sont rares. De plus, elles ne concernent pas la métallurgie du fer mais celle du cuivre. En 1838, Antoine Ferreol et Jean-Jacques Clavel se sont associés pour donner de l’ampleur au petit atelier auparavant détenu par le premier cité8. Avec seulement deux créations, le secteur de la mécanique est également touché. Ces deux fondations, œuvres du même entrepreneur, vont toutefois faire date dans l’histoire de la métallurgie marseillaise. En 1835-1836, Louis Benet installe deux nouvelles entreprises. Après la métallurgie de deuxième fusion, le Ciotadin se lance dans la construction de navires à vapeur et la mécanique marine. La première usine est fondée durant l’automne 1835 à l’est de Marseille, sur les quais du port de La Ciotat. La seconde entreprise est installée à Marseille même, dans le quartier des Catalans au sud du port, et entre en activité en 1836. Ces deux usines vont rapidement occuper le premier rang dans le domaine de la réparation et de la construction de machines mobiles.
7À partir de 1839, la crise passée, les créations reprennent à un rythme soutenu. L’industrialisation de la ville se poursuit alors que la navigation à vapeur se développe véritablement. Les grands travaux visant à doter Marseille et sa région d’infrastructures modernes donnent leur plein effet. Les différentes demandes de biens d’équipement commencent à se cumuler. Jusqu’en 1846, les fondations d’entreprises se multiplient. Dans la métallurgie du fer, les créations sont particulièrement nombreuses. En 1839, Granier et Dussart fondent une usine de production de fer galvanisé9. L’année suivante, l’Anglais John Riddings installe une fonderie spécialisée dans la fabrication de pièces moulées de fer et de fonte sur le cours Gouffé10. Il est rapidement imité par les frères Vial et Georges Danré en 1841. Le mouvement touche aussi le secteur de la mécanique. Entre 1840 et 1843, on ne compte pas moins de cinq créations d’importance. La première est due à Dominique Demange qui a interrompu sa collaboration avec Etienne Chambovet pour s’établir à son compte11. Une seule usine se livre directement à la fabrication de machines à vapeur, celle de Peter Walker, spécialisée dans l’équipement des établissements industriels12. Les autres créations concernent surtout la construction de chaudières et de pièces en cuivre pour les appareils à vapeur. Ces deux types d’activités sont étroitement liés dans les quatre entreprises qui naissent durant la période : celles de Gautier, Azémar, Saint-Joannis et Longuelanne, d’anciens chaudronniers reconvertis dans ces nouveaux créneaux porteurs13.
8Enfin, entre 1843 et 1846, Marseille connaît une véritable explosion des créations d’entreprises dans les secteurs de la métallurgie et de la construction mécanique. Ces fondations touchant à l’ensemble des secteurs d’activités sont toutefois d’une importance minime. Les grandes entreprises sont déjà en place. Les nouveaux ateliers sont de petite taille et leur durée de vie est généralement courte. L’atelier de Harry John, spécialisé dans le moulage de pièces de métaux, ne semble avoir fonctionné qu’une seule année14. En fait, seules trois initiatives d’envergure apparaissent alors. La première est la fondation, en 1844, par Jean-François Cabanis et Salles d’une fonderie produisant du fer par puddlage de riblons15. Elle disparaît rapidement, très certainement victime de coûts de production trop élevés. Les deux autres sont l’entreprise de fabrication de chaudières de Lejeune et la fonderie de Liautaud et Fournel, fondées en 184616. Au-delà de leurs inégalités d’importance, les entreprises démontrent, par leur présence, la vitalité de ces nouveaux secteurs industriels à Marseille durant les dernières années de la monarchie de Juillet. En 1846, le Cicérone marseillais recense 28 fonderies traitant le fer, la fonte et le cuivre à Marseille17. Le secteur de la mécanique est fort d’un contingent de seize entreprises18. On recensait seulement sept ateliers en 183819, neuf en 184320.
9En une quinzaine d’années seulement, Marseille et sa région se sont donc dotées d’un tissu d’entreprises dense et varié. Ce mouvement est d’autant plus remarquable que rien n’existait en 1830. Les entrepreneurs locaux et britanniques ont su tirer profit d’une demande potentielle. Certains secteurs restent toutefois en marge et d’autres sont totalement absents. Presque toutes les créations relèvent des secteurs de la métallurgie de deuxième fusion et surtout de la construction mécanique. La fabrication de produits laminés ou de grosses pièces de forges est encore inconnue. La métallurgie des métaux non-ferreux évolue de manière très modeste. Seuls quelques petits ateliers traitant le cuivre, le plomb ou l’étain apparaissent. Plusieurs de ces initiatives sont éphémères21. L’industrie du plomb est toujours dominée par la fabrication de la grenaille. Entre 1840 et 1846, une seule création est enregistrée22. Le traitement des minerais reste presque complètement en marge du mouvement. Marseille ne comptait en 1830 aucune entreprise spécialisée dans le traitement de minerais, qu’ils soient ferreux ou non-ferreux. Entre 1831 et 1846, une seule usine de ce type est créée, celle de Jean Briqueler à Septèmes-les-Vallons en 1844, spécialisée dans le traitement de l’antimoine23.
Un phénomène inséré dans un mouvement sud-européen
10L’importance et la rapidité des changements intervenus à Marseille se retrouvent dans différents centres industriels du sud de l’Europe. Plusieurs villes ou régions italiennes, grecques ou espagnoles ont connu, parfois avec un décalage chronologique, le même processus au cours de leur phase initiale d’industrialisation. Comme à Marseille, tout se joue en une vingtaine d’années. Les cas de Barcelone, du Pirée et du Royaume de Piémont-Sardaigne sont particulièrement significatifs.
11À Barcelone, la phase d’apparition et de grand développement des entreprises se déroule sur la période comprise entre la première moitié des années 1830 – les deux premières entreprises, El Nuevo Vulcano et les ateliers de Luis Perrenod, ont été fondées en 1833-1835 – et la première moitié des années 1850, moment de l’arrivée des frères Alexander et de la constitution de la Maquinista Terrestre y Maritima24. En 1841, 1 067 ouvriers travaillent dans l’industrie de la mécanique et de la métallurgie25. Huit années plus tard, la cité catalane possède dix-huit entreprises spécialisées dans la construction mécanique, six fonderies et quatre usines mêlant les deux types d’activités26. À la fin des années 1850, le nombre des ateliers de mécanique est passé à 28, celui des fonderies de fer et cuivre à sept27. Les cas de Gênes de Turin sont en tout point identiques. Les premières entreprises importantes apparaissent également au début des années 1830 : fonderie des frères Balleydier à Sampierdarena en 1832, atelier de construction de chaudières Decker à Turin en 1834… Le mouvement se poursuit avec vigueur dans les années 184028. De 1844 à 1861, les établissements mécaniques de Turin et de Gênes passent de 15 à 2629. Le nombre des salariés qui y travaillent est multiplié par six et culmine à 7 755. En 1862, vingt fonderies de plus de dix ouvriers sont localisées à Turin30. L’industrie métallurgique et mécanique du Pirée évolue, entre le milieu des années 1870 et le tournant du siècle, avec la même tendance, même si le démarrage est plus lent. Après la décennie d’attente qui suit l’installation de la première entreprise31, les créations se multiplient durant la période 1873-1885. En 1900, à Athènes et au Pirée, quinze ateliers de construction et de réparation d’appareils à vapeur, trois chantiers navals, trois fonderies et six usines de fabrication de machines hydrauliques sont en fonction32.
12Comme pour le cas marseillais, l’industrialisation de ces régions du sud de l’Europe a engendré des effets en amont. La croissance de la demande en biens d’équipement a créé des opportunités. La rapide présentation de ces exemples démontre que dans plusieurs régions méditerranéennes les entrepreneurs n’ont manqué dans le domaine de la métallurgie et de la construction mécanique ni de dynamisme ni de capitaux. Ils ont su faire preuve d’esprit d’initiative et ont trouvé les fonds nécessaires à l’établissement d’une branche longtemps jugée comme la plus coûteuse et la plus difficile à former.
L’EVOLUTION DES FORMES JURIDIQUES ET DES CAPITAUX
13Si l’étude des formes juridiques des entreprises de la métallurgie et de la construction mécanique créées sous la monarchie de Juillet ne pose guère de difficultés, celle des capitaux et des hommes qui les ont drainés vers ces secteurs s’avère particulièrement délicate. L’essentiel des actes de création ou de modification de sociétés n’a pas été versé dans les fonds d’archives du tribunal de commerce de Marseille33. Beaucoup d’entre eux ont été dressés sous seing privé. Le nom du notaire n’y figure pas toujours. La recherche dans les fonds des études notariales a donc été contrariée par cette difficulté majeure. Les identités d’une bonne partie des partenaires des sociétés en nom collectif ou en commandite par actions restent inconnues. Le tableau ne peut être que grossier mais quelques grandes lignes émergent toutefois nettement.
Les petites entreprises : le modèle de la société en nom collectif
14Le rôle omnipotent du marchand-négociant dans le processus d’industrialisation de la région marseillaise est un mythe de plus en plus remis en question. L’étude de Michel Lescure sur la profession d’origine des partenaires actifs de sociétés industrielles phocéennes de la première moitié du xixe a bien montré que la participation de ces hommes au mouvement des créations d’entreprises est relativement limitée. L’action des industriels, des artisans et des ouvriers est en revanche largement sous-estimée. Ces trois groupes ont activement contribué à la constitution du tissu industriel marseillais. L’histoire de l’industrie métallurgique et mécanique marseillaise s’insère pleinement dans ce cadre général d’analyse. Il apparaît clairement que, dans un premier temps, l’installation de cette branche d’activités procède d’une croissance organique importante. Dans sa phase initiale, le secteur a lui-même financé en grande partie sa mutation à partir de la structure artisanale dynamique mise en place sous la Restauration et aux débuts de la monarchie de Juillet. Dans les années 1830-1840, la présence massive d’anciens artisans du travail des métaux dans le patronat de l’industrie métallurgique et mécanique et dans le groupe des partenaires actifs des sociétés est le signe manifeste de cet autofinancement34. Beaucoup d’artisans ont été attentifs aux développements de nouveaux marchés et sont disposés à réinvestir dans de nouvelles opérations les capitaux accumulés. Ces capitaux sont toutefois limités. Il reste à déterminer de quelle manière ces hommes ont pu fonder des entreprises par l’immobilisation d’un capital estimé comme relativement important dans ce secteur.
15À l’origine de la création d’un grand nombre d’entreprises métallurgiques et mécaniques, on trouve un apport modeste de capitaux individuels ou familiaux. Les formes juridiques des créations de sociétés sont révélatrices de ce phénomène. Entre 1820 et 1852, le type dominant de l’industrie marseillaise est celui de la société en nom collectif, forme qui regroupe 60 % du total de formation d’entreprises industrielles, loin devant les sociétés en commandite simple ou par actions qui ne représentent chacune qu’un total de 20 % de l’ensemble35. L’industrie de la métallurgie et de la construction mécanique n’échappe pas à cette règle. Les sociétés en nom collectif de ces deux secteurs associent un nombre réduit de personnages étroitement liés entre eux. Le ou les fondateurs affichent la volonté de garder le contrôle de l’entreprise dans un cadre réduit, le plus souvent familial. La confiance joue ici un rôle déterminant puisque les associés sont responsables des dettes de l’entreprise sur leurs biens personnels36. L’entreprise est généralement fondée par deux personnes avec des capitaux peu importants37. On retrouve ce cas de figure tout au long de la période, avec des exemples comme la formation de la société de G. Finaud en 183538, celles de Laugier et Gardon en 1837, de Ferreol et Clavel en 1838, de Pierre-Joseph Baudoin et Jean Baptiste, de Barthélémy Granier et Alfred Dussard en 1840, de Cavallier fils et Guieu en 1845, de Nicolas Fournel et César Liautaud l’année suivante. Il est rare de trouver plus de deux partenaires dans une affaire. Lorsque le cas se présente, c’est dans le cadre familial que l’on trouve la majorité des fondateurs. Louis Benet s’assure la présence de son frère Toussaint et de son cousin Antoine lors de la formation de sa société en 1836. Trois des quatre personnes à l’origine de la formation de la société Lajarije & Legros en 1840 font partie de la même famille. Ce n’est souvent que par une augmentation du nombre des partenaires que les fondateurs d’entreprises trouvent les capitaux nécessaires à la croissance de leurs sociétés. La volonté de prendre de l’ampleur entraîne de nouvelles associations. Le Britannique John Riddings a créé sa fonderie en 1840. Il est l’unique gérant et le principal bailleur de fonds de la société. Quelques années plus tard, ses affaires progressant, il s’associe avec deux compatriotes, John et James Jeffery, qui lui permettent d’asseoir financièrement sa croissance par une augmentation de capital. Cette difficulté à réunir des sommes suffisamment importantes pour fonder des sociétés est contournée par l’association de plusieurs artisans mettant en commun leurs capitaux. Ces sociétés sont appelées à n’avoir qu’une existence limitée. Les profits amassés lors des premières années de fonctionnement permettent un nouvel investissement pour de nouvelles créations d’entreprises. Après quelques années de fonctionnement, il n’est pas rare de voir les collaborations s’interrompre. Un des deux actionnaires quitte la société pour fonder sa propre entreprise grâce à l’argent accumulé dans la première affaire. Les cas sont nombreux, surtout au cours des années 1830 et au début des années 1840. Parmi les plus significatifs, on peut citer les exemples de Louis Longuelanne et Gustave Finaud en 1835, de Dominique Demange et d’Etienne Chambovet à la fin des années 1830, de Pierre-Joseph Baudoin et de Jean Baptiste en 1842.
16Les capitaux familiaux et individuels sont modestes mais s’avèrent généralement suffisants à la fondation de la majorité des petites entreprises. A Marseille, sous la monarchie de Juillet, les fonderies et les ateliers de mécanique emploient généralement peu d’ouvriers. Le chiffre de 100 salariés est rarement dépassé39. Les équipements sont au départ peu importants. Les investissements lourds, comme l’achat d’une machine à vapeur, sont décidés avec la plus grande prudence. Si quelques entrepreneurs achètent leur appareil à vapeur dès l’installation de l’usine, ces machines sont toujours d’une faible puissance. En 1835, la force développée par l’appareil des ateliers de Gustave Finaud est de deux chevaux, tout comme celui utilisé par Dominique Demange en 184240. Les propriétaires d’entreprises, jouant sur l’autofinancement, attendent d’avoir amassé assez de profits pour immobiliser des capitaux plus importants. Ce fait explique qu’une part non négligeable des usines fonctionne assez longtemps sans le secours de la vapeur. L’argent est rare. Il est prioritairement affecté aux fonds de roulement de la société. L’entreprise de galvanisation du fer et de la fonte d’Alfred Dussart et de Barthélémy Granier, créée en 1839, n’a toujours pas d’appareils à vapeur en 1843, tout comme celle des frères Puy, qui utilise encore la traction animale (trois chevaux et des mulets) dix années après sa mise en route. Cavaillier ne possède que trois chaudières41. Toussaint Maurel achète une machine à vapeur pour sa fonderie de cuivre dix ans après la création de son entreprise42.
17Les capitaux des artisans et des petits industriels ont donc permis l’apparition des secteurs de la métallurgie et de la construction mécanique à Marseille durant les années 1830-1840, mais cet autofinancement connaît des limites. Il permet certes la création d’entreprises de petite et moyenne envergure, mais n’offre pas de possibilités de créer de grands ateliers de production nécessitant l’immobilisation d’un important fonds social.
Le passage à la société en commandite simple ou par actions
18Le problème des capitaux se pose avec le changement d’échelle des entreprises soit dans le cadre d’une production accrue, soit dans celui de la sidérurgie ou de la fabrication de machines marines et locomotives. Au-delà d’un certain seuil de développement, l’autofinancement ne suffit plus. La formation d’une société à fonds importants entraîne, pour les entrepreneurs, une double nécessité. Ceux-ci doivent modifier le statut juridique de leur affaire et s’insérer dans des réseaux susceptibles de drainer des capitaux.
19Les entrepreneurs de la métallurgie et de la construction mécanique font appel à de grands investisseurs marseillais ou français dans le cadre d’une société en commandite simple ou par actions, seule formule disponible pour minimiser les risques encourus par les partenaires financiers43. En 1841, Charles Aune essaie de former une société en commandite pour « l’établissement et l’exploitation de hauts fourneaux, forges et feux d’affineries dans le Royaume de Naples. » Le fonds social qui doit être rassemblé est de 800 000 francs divisés en 160 actions44. Le fondateur de l’entreprise parvient à trouver un nombre suffisant d’actionnaires et à constituer ainsi le capital de la société mais celle-ci ne débouchera sur aucune réalisation concrète45. Nous ne savons pas si le capital a été déboursé ou si les actionnaires ont provoqué une rapide dissolution de la société, à cause des difficultés engendrées par une implantation à l’étranger. En 1843, la tentative de constitution de la société en commandite par actions Narcisse Mille & cie, au capital de 350 000 francs, chargée d’exploiter, dans la commune de Marseille, une tôlerie et un ou plusieurs hauts fourneaux connaît une fin malheureuse puisque le capital n’est même pas réuni46. Les projets doivent être solides. L’hésitation est souvent de mise face à des tentatives ambitieuses. Les fondateurs d’entreprises cherchent parfois désespérément des commanditaires pour leurs sociétés. Sous la monarchie de Juillet, certaines initiatives ont toutefois abouti. Les deux plus importantes ont été menées par Philip Taylor et Louis Benet.
20Il est particulièrement délicat de suivre les activités de Philip Taylor et de trouver l’identité de ses partenaires financiers. Les actes de ses sociétés antérieurs à 1847 n’ont pu être retrouvés. Seules quelques pistes peuvent être avancées. Emmanuel Marliani, l’ancien employeur du Britannique, a très certainement joué un rôle prépondérant dans la fondation de l’atelier de Menpenti en 1835. Philip Taylor achète en effet la « campagne » sur laquelle il dresse ses installations grâce au concours financier du minotier47. Ce type d’association entre un industriel et un ancien salarié désireux de fonder sa propre affaire est répandu, mais cette aide est très certainement insuffisante. Emmanuel Marliani n’a pas la capacité d’apporter seul les fonds suffisants pour un établissement qui prend rapidement une grande ampleur. Deux années seulement après sa fondation, l’entreprise du Britannique est déjà dotée d’un équipement imposant48. De plus, à partir de 1840, Philip Taylor se lance dans une série d’achats de terrains destinés à agrandir ses installations49. Le nom et l’importance de la participation des autres commanditaires de la société sont inconnus. Les hypothèses ne manquent pas. Philip Taylor a peut-être trouvé des appuis auprès de son frère John, industriel en Grande-Bretagne, ou des cousins Bazin, hommes d’affaires marseillais qui ont repris le moulin à vapeur de Marliani. Les liens unissant Taylor et les Bazin seront forts par la suite. Ces derniers participeront pour 10 % du capital dans la formation, en 1853, de la société de Philip Taylor, la Compagnie des Forges et chantiers du Midi, ancêtre de la Société des forges et chantiers de la Méditerranée50.
L’histoire exemplaire des sociétés de Louis Benet
21Si l’évolution des sociétés de Philip Taylor reste assez obscure pour la période 1835-1847, celle des affaires de Louis Benet peut, en revanche, être suivie avec beaucoup moins de difficultés. L’histoire des diverses sociétés du grand entrepreneur ciotadin est révélatrice des importants moyens financiers qu’il faut réunir pour prendre de l’ampleur. Louis Benet va utiliser des réseaux sans cesse élargis et successivement toutes les formes juridiques existantes pour faire croître ses affaires.
22Le démarrage est modeste. Sa première entreprise, l’usine de Menpenti, est fondée en 1833 sur la base d’une association avec les frères Falque, industriels du bâtiment, et avec Martiny père et fils, d’anciens forgerons qui se sont sans doute plus directement occupés de l’aspect technique de l’affaire51. La société est créée en nom collectif pour une durée de seize mois. C’est au milieu des années 1830 que ses affaires vont prendre un véritable essor. En 1835, Louis Benet fait partie du groupe de Marseillais qui se lancent dans la tentative de constitution de la Compagnie marseillaise de la Méditerranée pour la navigation à vapeur52. L’affaire est un échec mais lui permet néanmoins de resserrer ses liens avec les milieux d’affaires les plus importants de la ville et notamment avec trois hommes dont les rôles seront déterminants par la suite : Jean Luce, Jacques Fraissinet et Joseph Roux. Louis Benet est perçu comme un homme compétent. La bonne marche de sa fonderie de Menpenti et sa réussite dans le domaine du textile ont démontré ses capacités et plaide largement en sa faveur. Son projet de fondation d’un grand atelier de construction de navires à vapeur date du début des années 1830 au retour d’un voyage en Angleterre durant lequel il a pu visiter des chantiers navals53. L’idée prend une forme véritablement concrète au printemps 183554. Le réseau de relations que Louis Benet et son père ont su tisser dans ses différentes affaires et au sein de la chambre de commerce55 va lui permettre de concrétiser ses ambitions.
23Après 1835, le développement des moyens de transport modernes dans la région incite les milieux financiers marseillais à s’intéresser de près à la création d’un grand atelier de mécanique susceptible de répondre aux besoins locaux qui vont aller en grandissant. Le noyau d’hommes ayant participé à la création des premières compagnies de navigation à vapeur et à la formation de la Compagnie du chemin de fer Alais-Beaucaire56 s’intéresse à l’affaire de Louis Benet et lui accorde un important soutien financier lors de la création de la société de La Ciotat en mars 1836. Son frère Toussaint fait partie des cinq actionnaires. Hors famille, le trio composé de Jean Luce, de Jacques Fraissinet et de Joseph Roux apporte 40 % du capital qui, s’élève à 300 000 francs57. Les capitaux engagés s’avèrent très vite insuffisants. Une nouvelle société en commandite simple est créée en décembre de la même année. Le capital est porté à 450 000 francs58. Louis Benet engage 75 000 francs dans l’affaire. Ses commanditaires habituels lui fournissent une bonne partie de la somme. On note la présence de nouveaux venus dans l’affaire : le cousin de Louis Benet, Antoine, ainsi que les frères Schneider. Ces derniers voient dans cette création la possibilité de débouchés pour les tôles et les pièces de forge qu’ils fabriquent dans leurs usines du Creusot :
« Vous savez aussi qu’en entrant dans la société, j’ai toujours indiqué que c’était uniquement dans l’intention de fournir un débouché de plus au Creusot, soit pour la fourniture de tôles, soit pour toutes pièces de forges et fonderies dont nous devions avoir la préférence59. »
24Ce soutien des milieux d’affaires locaux et des frères Schneider permet à la société d’acquérir rapidement un équipement important. Louis Benet commence en 1838 la construction d’une cale de halage pour la réparation des navires à vapeur et possède plus d’une trentaine de machines-outils. La plupart de ces appareils (tours à chariot et à pointes, appareils à aléser et à percer) sont commandés aux grands constructeurs britanniques de l’époque (Fox, Sharp & Roberts, Nasmyth)60. Ils sont amenés par bateaux à La Ciotat durant l’année 183761. En cette fin des années 1830, le développement du projet de construction de la ligne de chemin de fer Marseille-Avignon inspire à Louis Benet et au même groupe d’hommes d’affaires une tentative encore plus audacieuse. En 1839, Louis Benet se lance dans la formation d’une société au capital de 900 000 francs, pouvant être porté à 1 350 000 francs, dont l’objet est : « l’exploitation de l’atelier de construction de machines établi à La Ciotat… ; l’établissement à Marseille d’un atelier de réparation pour les machines marines et autres ; la construction de machines locomotives ; la construction de navires de toutes dimensions avec ou sans machines à vapeur62 ».
25Une fois de plus, on retrouve les mêmes personnages à ses côtés, principalement Jean Luce et Joseph Roux. Les frères Schneider, ne croyant pas à la réussite de la nouvelle société, ne suivent pas mais le groupe d’affaires marseillais qui soutient Louis Benet a réussi un tour de force pour trouver des appuis financiers63. Luce et Roux ont convaincu Paulin Talabot et James de Rothschild d’investir dans l’entreprise. Pour Louis Benet, les répercussions sont énormes. Il dispose désormais de capitaux considérables. Le fonds social de la société est multiplié par deux64. Cet apport financier lui permet l’installation d’un atelier particulièrement bien équipé. En 1841, on peut recenser la présence dans la seule usine de La Ciotat de deux machines à vapeur d’une puissance totale de 20 chevaux, de cinq grands tours dont un à chariot de neuf mètres pour les opérations d’alésage, de trois grandes grues destinées au montage des appareils et d’un chemin de fer reliant les différents ateliers entre eux65. Louis Benet trouve, enfin, la possibilité d’intégrer un réseau de décideurs capable de lui remplir ses carnets de commandes. Grâce aux relations de Paulin Talabot, il va bénéficier de la collaboration technique de Robert Stephenson, le père de la locomotive, qui a passé un contrat d’équipement avec la Compagnie du chemin de fer Marseille-Avignon66. Parallèlement, Louis Benet développe sa fonderie de Menpenti. Réorganisée en décembre 18 3 667, la société passe en 1840 dans les mains de son cousin. Le capital est porté à 210 000 francs pour satisfaire les nouveaux besoins en biens de production. En 1843, enfin, Louis Benet développe les activités de son chantier de construction et de réparation des Catalans. Il s’associe avec les cousins Henri et Pons Peyruc, fondateurs de deux ateliers de constructions mécaniques dans le Var dont le plus ancien, celui du Mourillon à Toulon, devient en partie propriété du Ciotadin68. L’alliance est stratégique. Louis Benet vise les marchés de la Marine et de l’administration des postes.
26Au total, le chemin parcouru entre 1832 et 1846 est immense. Louis Benet est à la tête de cinq ateliers regroupant près de 2 000 ouvriers : une fonderie et un atelier de construction et réparation d’appareils à vapeur à Marseille ; un chantier de construction navale et un atelier de fabrication de machines marines et locomotives à La Ciotat ; et enfin une entreprise de mécanique à Toulon.
Le bilan
27Trois traits fondamentaux caractérisent l’histoire des investissements dans l’industrie de la métallurgie et de la construction mécanique de la région marseillaise. L’autofinancement a été important dans la première phase de développement et va rester prépondérant dans la création des petites et moyennes entreprises jusqu’à la fin de la monarchie de Juillet. Progressivement, les augmentations de capital se font avec les apports de banques locales (ceux de Roux de Fraissinet & Compagnie pour la société de Louis Benet, par exemple). Les grandes banques, notamment la Banque de Marseille69, n’ont joué aucun rôle dans les fondations d’entreprises. En revanche, plus tardivement, elles interviennent de manière non négligeable en ouvrant des crédits commerciaux aux sociétés victimes de difficultés conjoncturelles70. L’État n’est jamais intervenu pour faciliter, de quelque manière que ce soit, l’établissement des entreprises. Sur ce dernier point, l’exemple marseillais est similaire à celui présenté par la Catalogne, une région qui a pu compter sur les investissements du riche patronat textile. Il diverge toutefois fortement des cas italiens ou grecs. Dans ces deux pays, l’Etat a joué un rôle prépondérant dans la formation des entreprises les plus importantes. À Gênes, le gouvernement de Piémont-Sardaigne prête, en 1845, un million de lires sur quinze ans sans intérêts à Fortunato Prandi afin qu’il puisse fonder les ateliers d’Il Meccanico71 (future Ansaldo). L’entreprise est, de plus, exemptée de droits de douanes sur les fers étrangers qu’elle travaille et ne paie qu’une taxe insignifiante (1 % ad valorem) sur les machines achetées en Grande-Bretagne72. Au Pirée, l’État se porte garant de Vassiliadis afin qu’il puisse contracter, en 1861, l’emprunt nécessaire à la construction de ses ateliers métallurgiques et de construction d’appareils à vapeur73. L’usine sera détruite par un incendie en 1868. Une fois encore, l’État aide l’entrepreneur pour la reconstruction des installations74. La situation des entreprises marseillaises est radicalement différente de celles des royaumes italiens ou de la Grèce. Marseille ne connaît rien de tel car elle est comprise dans un ensemble où l’industrie métallurgique et mécanique est bien développée dans plusieurs régions (le Centre, le nord, l’est et la région parisienne). L’État ne voit aucune nécessité à favoriser à tout prix le développement de ce secteur à Marseille. Les ateliers formés à Gênes ou au Pirée sont en revanche les premières grandes initiatives dans des pays dépourvus d’industrie métallurgique et mécanique. Les États concernés voient dans ces créations une nécessité politique. Elles sont, par leur modernité, un élément de prestige nécessaire au rayonnement des régimes.
L’APPARITION D’UN QUARTIER DE LA MÉTALLURGIE ET DE LA CONSTRUCTION MÉCANIQUE
28Sous la monarchie de Juillet, le développement économique a profondément modifié le visage de Marseille. L’apparition du secteur métallurgique et mécanique joue un rôle majeur dans ce processus de transformation d’une ville d’Ancien Régime en cité industrielle. La dissémination des entreprises basées le long des cours d’eaux sur l’ensemble de l’est du département des Bouches-du-Rhône et le regroupement dans le vieux centre de Marseille font alors place à une concentration sur deux pôles originaux et fondamentalement différents : La Ciotat et le sud-est de Marseille. À l’image du Creusot et toutes proportions gardées, le développement des chantiers de Louis Benet ont fait de La Ciotat une véritable Town Company. À partir de 1836, la ville et la population, alors de dimensions très modestes75, vont s’étendre en complète corrélation avec la croissance de l’entreprise selon un mécanisme bien connu. La situation marseillaise, en revanche, est beaucoup plus complexe. L’apparition des fonderies et des ateliers de mécanique doit s’intégrer dans un espace urbain profondément marqué par son passé. Cet héritage est souvent peu conforme aux logiques économiques et juridiques d’implantation qui pèsent sur ces entreprises.
Les problèmes posés par l’installation des fonderies
29L’artisanat métallurgique marseillais s’était développé sous la Restauration dans le centre de la ville, le long de quelques artères situées à proximité du Vieux-Port. Les artisans fondeurs sont principalement localisés rue Coutellerie et Grand’rue, les fabricants de plomb en grenailles, rue Pierre-qui-Rage et les chaudronniers, armuriers et couteliers, rue Négrel ou rue des Fabres76. Les installations d’usines modernes de construction mécanique et surtout de transformation des métaux ne pouvaient conserver les implantations de la période précédente pour deux raisons. Ces nouveaux ateliers de dimensions souvent importantes peuvent difficilement s’insérer dans des rues étroites et sinueuses. De plus, l’État français a légiféré sous l’Empire afin de surveiller ce type d’établissement particulièrement nuisible et redouté par les populations. Les lois des 21 avril et 15 octobre 1810 rendent nécessaire une installation éloignée des quartiers habités du centre de la ville.
30Le comité de salubrité surveille avec la plus grande attention les demandes d’installations de fonderies de deuxième fusion et n’accorde les autorisations qu’avec la plus grande parcimonie. En 1827, Duphot doit obtenir l’appui de la préfecture, qui voit dans cette installation une nécessité économique de grande importance. Le préfet juge en effet que ce type d’établissement « manque à Marseille et paraîtrait promettre d’assez grands avantages à cette ville sous le rapport du commerce et de ses fabriques77 ». Deux années plus tard, la demande de Pierre-Joseph Baudoin est rejetée78. Pour les entreprises de la construction mécanique, le problème est moins épineux mais les réticences sont encore importantes. La population marseillaise reste longtemps effrayée par la machine à vapeur. En 1846, Chambort, membre de la société de statistique de Marseille, rappelle l’époque récente où « l’aspect d’une chaudière à vapeur inspirait l’effroi79 ». Le temps où les femmes se signaient en croisant le contremaître du premier moulin à vapeur, Jean-Baptiste Falguière, – « elles croyaient ainsi exorciser le diable qui seul pouvait, disaient-elles, faire de la farine avec du feu80 » – est certes révolu. L’Église a apporté son concours en bénissant les machines à vapeur81 et leur nombre croissant habitue les Marseillais à leur présence. La peur de l’explosion des chaudières demeurera toutefois importante malgré les progrès effectués dans le domaine de la mécanique qui rendent ces frayeurs souvent injustifiées. En 1855, avec un goût du morbide assez prononcé, le député provençal Louis Reybaud dresse encore un portrait pour le moins sombre des machines à vapeur : « Quand on les oublie, un bruit sinistre rappelle inopinément leur puissance : il s’agit de victimes écrasées ou brûlées à petit feu, de membres brisés, de crânes ouverts82. »
31Les oppositions de la population aux installations de machines demeurent nombreuses dans les années 1830, surtout quand elles touchent les établissements métallurgiques. L’industrie métallurgique et mécanique doit donc prendre ses quartiers dans la proche banlieue. La question d’une implantation au nord, au sud ou à l’est de la ville ne se pose pas vraiment. Plusieurs quartiers du nord de la ville sont bien trop peuplés. Ils sont de plus accrochés à des collines dont les pentes rendent le transport par charriot vers le port particulièrement difficile. Vers l’est, les installations d’entreprises deviennent impossibles à cause de la poussée d’urbanisation que connaît cette zone dès la fin de la Restauration83. La banlieue sud-est s’offre donc comme unique solution d’implantation. En 1830, les habitations s’arrêtent à la place Castellane84. Au-delà s’étendent des plaines propices aux installations industrielles.
Un choix par défaut : la localisation dans les quartiers du sud-est
32Les trois premières demandes d’autorisation de fonderies de fer, en 1826, 1827 et 182985, concernent des implantations relativement éloignées du centre. Les choix des entrepreneurs, Duphot, Vial (?) et Baudoin, sont diamétralement opposés. Le premier a choisi le nord, extra muros. alors que les deux autres ont opté pour l’extrême sud-est de la ville, le long du cours Gouffé. Ces trois demandes ne débouchent pas sur des réalisations concrètes sur le terrain mais le choix du lieu où va se développer l’industrie marseillaise de la métallurgie et de la construction mécanique est déjà fixé. C’est en effet dans les quartiers du Rouet et de Menpenti, autour du cours Gouffé et de la place Castellane que les établissements de ce secteur apparaissent.
33Presque tous les ateliers de mécanique sont regroupés dans ces deux quartiers. La majeure partie d’entre eux est située sur la place Castellane et le long de cinq artères situées principalement au nord de cette zone (Vieux et Grand Chemin de Rome, rue Périer86), et à l’est (rue Friedland et cours Gouffé87). Pour le reste, les choix respectent l’esprit d’éloignement du centre vers le sud, même s’ils se rapprochent du centre de la ville. Deux entreprises, celles de Joseph Mouren et de Jean-Baptiste Falguière, sont implantées rue Périer88. Seuls cinq ateliers relativement importants sont encore situés dans le centre. Pour trois d’entre eux (ceux d’Azémar, Longuelanne et Saint-Joannis), il s’agit de cas de transformation d’ateliers d’artisans chaudronniers en usines de mécanique. Ils conservent leur situation rue des Fabres et boulevard des Dames sans avoir demandé l’autorisation d’exercice pour leurs nouvelles activités. Le quatrième, une des usines de Louis Benet, est situé au quartier des Catalans, au sud du Vieux-port. La spécificité de son activité explique le choix. Annexe d’un chantier naval, l’atelier répare les machines marines. Certains chefs d’entreprise ne se résignent pas à quitter le centre et refusent donc de se plier aux exigences de la législation même lors d’un déménagement. Jean-Baptiste Gautier transforme son atelier de chaudronnerie en entreprise spécialisée dans la construction et la réparation de chaudières au tournant des années 1840. Il quitte la rue des Fabres, mais reste dans le centre de la ville en choisissant la rue Fortia89.
34Les fonderies de deuxième fusion de fer ou de cuivre suivent massivement les ateliers de la construction mécanique, dont elles dépendent étroitement. John Riddings installe sa fonderie de métaux sur le cours Gouffé à côté de l’atelier de Philip Taylor, usine avec laquelle il entretient une étroite collaboration90. Le principe est identique pour Georges Danré, qui crée sa fonderie sur le chemin du Rouet au début des années 1840. La fonderie de fer des frères Puy, située rue d’Aubagne au début des années 1830, est transférée par ses propriétaires chemin Saint-Giniez afin de se rapprocher de ces principaux clients et de disposer d’un espace plus important91. Néanmoins, une partie non négligeable des fonderies échappe à l’implantation dans les quartiers de Menpenti et du Rouet. Comme pour le secteur de la construction et de la réparation d’appareils à vapeur, quelques entreprises de deuxième fusion restent encore implantées dans le centre. Plusieurs établissements nés de la transformation de petits ateliers d’artisans des années 1820-1840 demeurent dans les vieilles artères de l’artisanat métallurgique en évitant de demander une autorisation d’installation pour leurs nouvelles activités. C’est le cas notamment des entreprises de Gritty (rue des Fabres) et de Ferreol et Clavel (rue Breteuil)92. Mais, dans la plupart des cas, ces fonderies sont de très petits établissements. Parmi les entreprises de moyenne ou grande importance, une seule fonderie n’est pas située dans la banlieue sud de la ville. Cabanis et Salles ont préféré l’est avec une installation dans le quartier Saint-Just.
35L’installation dans les quartiers du sud-est de la ville ne présente en fait qu’un seul inconvénient mais celui-ci est de taille : la communication avec les différents centres économiques de la ville et de la région s’effectue avec difficultés.
« Le charbon de Fuveau ne peut atteindre Menpenti et Saint-Lazare qu’en empruntant les voies centrales, notamment les étroits corridors de la rue Noailles et de la rue de l’Arbre, car les boulevards circulaires sont impraticables à la traction animale, à cause de leur formidable inclinaison ; il en est de même des matières premières débarquées au Vieux-port. Le charroi destiné aux faubourgs du sud-est doit donc gagner ceux-ci par le cours Saint-Louis, la rue et le boulevard de Rome jusqu’au grand chemin de Toulon récemment élargi à 14 mètres93. »
36Regroupée dans un périmètre relativement restreint, l’industrie métallurgique et mécanique marseillaise s’affiche avec force dans le paysage urbain. La localisation à Menpenti et au Rouet trouve pleinement sa justification car, souvent poussées par les mêmes contraintes, beaucoup d’usines d’autres secteurs industriels nées dans les années 1830-1840 s’installent, elles aussi, dans les quartiers du sud de la ville.
***
37Les vieilles structures de l’artisanat marseillais ne sont pas effacées du paysage urbain mais la visibilité d’une branche moderne de la métallurgie et de la construction mécanique est désormais pleinement assurée. Elle l’est d’abord par la création de plusieurs dizaines d’entreprises et d’ateliers de mécanique qui accèdent au niveau de la petite industrie et de deux sociétés importantes, y compris à l’échelle nationale du secteur. Les Phocéens ont pleinement conscience de l’existence d’une industrie qui imprime sa marque dans la cité. Avec l’apparition d’un véritable quartier métallurgique, cette visibilité relève aussi de la topographie urbaine. À la fin des années 1840, une partie de la ville est dominée par la présence massive et concentrée de fonderies de fer, de fonte et de cuivre, d’ateliers de construction mécanique. Le sud-est de la ville est alors synonyme de métallurgie. Ville du savon, de l’huile, des produites chimiques, des blés et des sucres, Marseille est devenue aussi une ville du fer et de la vapeur.
Notes de bas de page
1 ADBdR 548 U 3 et XIV MEC 12/71 ; Villeneuve H. (de), « Rapport… » op. cit., p. 287.
2 Villeneuve H. (de), « Rapport… », art cit., p. 287.
3 Ibid.
4 ADBdR 548 U 3.
5 AN 71 Mi 22.
6 AN F 12 4476.
7 ADBdR, XIV M 10/8.
8 ADBdR 548 U 3.
9 Le premier acte de la société est déposé en 1840 (ADBdR 548 U 4), mais l’entreprise fonctionne depuis l’automne 1839 (SM, 9 octobre 1839). La galvanisation consiste à plonger les fers dans un bain de zinc pour les préserver de l’oxydation.
10 Benet J. M., Le Cicérone marseillais, 1841, p. 306 et ECM, t. III, p. 381.
11 Blanc P., Le Nouvel Indicateur marseillais, Marseille, 1840, p. 103.
12 ACM 22 F 5.
13 Ibid.
14 Cet établissement n’est signalé qu’en 1844 (cf. Nouvel Indicateur marseillais, année 1844).
15 Cabanis J.-F., Note sur l’établissement d’une usine à fer, quartier Saint-Just à Marseille, Marseille, 1844.
16 ADBdR XIV M 12/179 et 548 U 5, 1846.
17 Propriétaires des 28 fonderies : Barthélemy frères, Baudoin, Benet, Bonniot, Capel, Carie et Benoit, Cas cadet, Danré, Deluy, Escoffier, Ferreol et Clavel, Gritty, Imbert, Baptiste, Lavigne, Martin, Toussaint Maurel, Nel, Lazare Olive, Porte, Puy frères, Querel, Reboul, Riddings, Jeffery frères, Robert, Sabatier, Siran et Vial fils (Benet J. M., Le Cicérone marseillais, 1846, p. 209).
18 Celles d’Azémar, Benet, Demange, Falguière, Gautier, Giroud, Long, Longuelanne, Marcel, Mouren, Saint-Joannis, Taylor, et Truphême (ibid., p. 183 et 218). À ces treize ateliers, il faut ajouter celui de Walker, absent du guide en 1846, mais qui est en fonctionnement, ainsi que ceux de Lejeune et de Fournel & Liautaud, créés en cours d’année.
19 « Statistique des établissements… », art. cit., p. 230-249 et ECM, t. III, p. 385.
20 ACM 22 F 5.
21 La société Laugier & Gardon est constituée en 1837 pour la fabrication des tuyaux de plomb et d’étain (ADBdR 548 U 3). Aucun document n’a permis de révéler le fonctionnement de cette usine.
22 Benet J. M., Le Cicérone…, op. cit., année 1845, p. 221.
23 AN F 14 4313.
24 Cf. Nadal J., Maluquer de Motes J., Surdria C, Cabana F., Historià economica de la Catalunya…, op. cit., vol. III, p. 160.
25 Illas y Vidal J, Memoria sobre los perjuicios..., op cit., p. 51.
26 Ibid., p. 71.
27 Defontaine J., L’Espagne au xixe siècle, Paris, 1860, p. 134.
28 Parmi les créations les plus importantes : l’entreprise des frères Benech, en 1840, et de l’Istituto Meccanico del Belvedee, en 1842, à Turin, des ateliers Westermann, de Taylor & Prandi, en 1846, aux environs de Gênes (pour plus de détails, cf. Abrate M., L’industria siderurgica…, op. cit.).
29 Ibid., p. 201.
30 Gabert P., Turin…, op. cit., p. 84.
31 Celle de Vassiliadis en 1861, cumulant les travaux mécaniques et de fonderie de deuxième fusion (cf. Lamarre C, marquis de Queux de Saint-Hilaire, La Grèce à l’Exposition universelle de 1878, Paris, 1878, p. 254).
32 Société biotechnique hellénique, La Grèce industrielle et commerciale en 1900, Athènes, 1900, t. II, p. 8-11 et 41-45.
33 ADBdR série 548 U.
34 Lescure M., « Companies… », art. cit., p. 114.
35 Ibid., p. 109.
36 Pour les différentes formes juridiques des sociétés industrielles de la première moitié du xixe siècle, cf. Verley P., Entreprises et entrepreneurs du xviie siècle au milieu du xxe siècle, Paris, 1994, p. 97-100.
37 Capital de 12 000 francs pour la fonderie Ferreol & Clavel, 16 000 pour la société Lajarrije & Legros et Baudoin & Baptiste, 22 000 pour Cavaillier fils & Guieu… (ADBdR 548 U 3 et 4). Pour l’ensemble des sociétés métallurgiques et mécaniques de la période 1830-1846, il est exceptionnel que le capital dépasse la somme de 100 000 francs.
38 Pour les formations de sociétés, cf. ADBdR, 548 U 3, 4 et 5.
39 Pour la période 1831-1846, seules six ou sept entreprises ont dépassé ce seuil : les fonderies Danré, Benet et peut-être celle de Riddings ; les ateliers de mécanique de Taylor, Falguière et Benêt (ADBdR, XIV M 6/2 ; ACM 22 F 5 ; ECM, t. III, p. 379-385 et SF, p. 52-53).
40 ADBdR XIV M 12/179.
41 Ibid., XIV M 6/2.
42 Ibid., XIV MEC 12/71.
43 Les commanditaires ne sont ici responsables qu’à hauteur des capitaux investis.
44 ADBdR 548 U 4.
45 La société est dissoute en 1843.
46 ADBdR, 548 U 4.
47 AN 71 MI 22, Société des forges et chantiers de la Méditerranée, Notice…, op. cit., p. 37.
48 Le Temps, 25 septembre 1837.
49 ADBdR 364 E 615.
50 ADBdR 548 U 6.
51 Ibid., 548 U 3.
52 Cf. chapitre iv.
53 Bulletin démocratique des Bouches-du-Rhône, n° 39, 1er mai 1886.
54 MLV, 31 mai 1835.
55 Benet a été membre de la chambre de commerce de Marseille de 1835 à 1837 (Teissier O., Inventaire des archives modernes de la chambre de commerce de Marseille, Marseille, t. II, 1882, p. 356).
56 Cf. chapitre iv.
57 ADBdR 548 U 3, Acte de formation de la société Louis Benet & Cie, 23 mars 1836).
58 Ibid., 548 U 26, 1882, acte n° 13. L’acte de décembre 1836, contrairement au précédent, concerne l’ensemble des ateliers de Louis Benet, à Marseille et à La Ciotat.
59 AFB, Registres de copies de lettres envoyées par Schneider & Cie, t. IV, Lettre du 25 juillet 1838 à Louis Benet & Cie.
60 ADBdR, 364 E, Annexe de l’acte n° 285, Inventaire général des outils de l’atelier Louis Benet & Cie, 31 décembre 1838.
61 MLV, 1er décembre 1838.
62 ADBdR 364 E 615.
63 Sur les motifs du refus des frères Schneider, cf. AFB, Registres de copies de lettres envoyées par Schneider & Cie, t. IV, Lettre du 25 juillet 1838 à Louis Benet & Cie.
64 Le capital passe de 450 000 à 900 000 francs.
65 ECM, t. III, p. 382.
66 AN 77 AQ 44 et SM, 1-2 mai 1844.
67 ADBdR 548 U 26.
68 Ibid., 548 U 4.
69 Succursale de la Banque de France fondée en septembre 1835.
70 Ouverture d’une ligne de crédit de 475 000 francs pour Louis Benet & Cie et de 2 millions de francs pour Figueroa & Cie en 1848 (ADBdR 354 E 313).
71 Bulferetti L., « Notes pour l’étude de l’acquisition… », op. cit., p. 464.
72 Giordano F., Industriel del ferro in Italia, Turin, 1864, p. 316.
73 Moraitinis P., La Grèce…, op. cit., p. 353.
74 Ibid., p. 316.
75 La Ciotat ne compte que 6 000 habitants en 1835 (Garcin E., Dictionnaire historique et topographique de la Provence ancienne et moderne, Draguignan, 1835, t. II, p. 353).
76 Cf. L’Hermès marseillais.., op. cit., p. 268-270 et Chardon, Nouveau Guide marseillais…, années 1825-1830.
77 ADBdR XIV M 12/71.
78 Baudoin n’obtient l’autorisation qu’en 1833 (ibid., XIV M 12/71).
79 RTSSM, t. IX, 1846, p. 142.
80 Berteuat S., « Marseille d’hier… », art. cit., p. 301.
81 L’archevêque d’Aix bénit notamment la machine placée dans les mines du Rocher bleu (« Rapport de M. de Montluisant sur l’inauguration de la machine à vapeur à épuisement destinée à l’exploitation des mines de lignite du rocher bleu », RTSSM, t. VII, 1843, p. 65) et, en janvier 1848, l’évêque de Marseille fait de même avec les locomotives reliant Marseille à Avignon (Lombard A., Voyage historique et littéraire de Marseille à Avignon sur la voie de fer, Marseille, 1850, p. 2).
82 Cité dans Boucher-Cavallo F., Au siècle de la vapeur. Guide Écomusée de la communauté Le Creusot-Montceau, Le Creusot, 1992, p. 46.
83 Rambert G., Marseille, la formation d’une grande cité moderne, Marseille, 1934, p. 275-277.
84 Ibid, p. 278-291.
85 ADBdR XIV M 12/71.
86 Rue Aldebert depuis 1855.
87 Benet J. M., Le Cicérone marseillais…, op. cit., année 1846, p. 218.
88 Ibid.
89 Chardon, Nouveau Guide marseillais…, op. cit., année 1830, p. 199 et Benet J. M., Le Cicérone marseillais…, op. cit., année 1839, p. 156.
90 90. ECM, t. III, p. 380.
91 Chardon, Nouveau Guide marseillais…, op. cit., année 1830, p. 230 et ADBdR XIV M 12/71.
92 Benet J. M., Le Cicérone marseillais…, op. cit., année 1842, p. 176 et année 1843, p. 187.
93 Rambert G., Marseille, la formation…, op. cit., p. 289.
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Espaces et temps de la nation turque
Analyse d’une historiographie nationaliste (1931-1993)
Étienne Copeaux
1997