Les « mapalia » numides et leur survivance au Sahara1
p. 209-226
Texte intégral
1Les mapalia ou magalia étaient des habitations rurales de l’Afrique du Nord, dont les auteurs anciens parlent dans les termes suivants :
Caton, cité par Festus, De verb. signif., s. v. mapalia :
Mapalia casae Poenicae appellantur : in quibus quia nihil secreti est, solet solute viventibus obici id vocabulum. Cato originum libro quarto : mapalia vocantur ubi habitant ; ea quasi cohortes rotundae sunt1.
2Dans ce chapitre Salluste résume les traditions sur l’origine des Numides rapportées par les livres puniques du roi Hiempsal. Après la mort d’Hercule, les débris de son armée, Mèdes et Arméniens d’une part, Perses de l’autre, seraient passés en Afrique. Mais tandis que les premiers se seraient mêlés aux Libyens sur les bords de la Méditerranée, les autres auraient poussé du côté de l’Océan (intra Oceanum magis) et jusque chez les Gétules, habitants du Sud (sub sole magis, haudprocul ab ardoribus), ce qui les situe dans la région du Draa, où les érudits de l’Antiquité2 signalent en effet des tribus gétules de Pharusii et de Perorsi, dont le nom estropié est probablement au point de départ de toute cette légende. Faute de matériaux de construction, ces « Perses » auraient été obligés d’utiliser leurs barques comme habitations : alveos navium invorsos pro tuguriis habuere [5], et ils auraient conservé l’habitude de cette forme de maison même après que, sous le nom de Nomades ou de Numides que leur valut leur genre de vie, ils eurent conquis la plus grande partie de l’Afrique du Nord. Ceterum adhuc aedificia Numidarum agrestium, quae mapalia illi vocant, oblonga, incurvis lateribus tecta, quasi navium carinae sunt [8].
3Salluste, ibid., XLVI, 5 :
Ex oppidis et mapalibus praefecti regis procedebant.
4Virgile, Georg., III, 339-344 :
Quid libi pastores Libyae, quid pascua versu
Prosequar, et raris habitata mapalia tectis ?
Omnia secum
Armentarius Afer agit, lectumque, laremque.
5Virgile, Aen., I, 241 (parlant de la construction de Carthage) :
Miratur molem Aeneas, magalia quondam.
6Virgile, ibid., IV, 259 (parlant de Mercure qui vient arracher Enée aux charmes de l’Afrique) :
Ut primum alatis tetigit magalia plantis.
7Tite-Live, XXIX, 3, 8 (parlant de la fuite de Massinissa défait par Syphax) :
Familiae aliquot cum mapalibus pecoribusque suis... persecutae sum regem.
8Pomponius Mêla, I, 41-42 (après avoir parlé des habitants plus ou moins latinisés de la Côte de Cyrénaïque :
Proximis nullae quidem urbes stant, tamen domicilia sunt quae mapalia appellantur. Victus asper et munditiis carens. Primores sagis velantur, vulgus bestiarum pecudumque pellibus. Humi quies epulaeque capiuntur. Vasa lignofiunt aut cortice. Potus est lac sucusque bacarum. Cibus est caro plurimum ferina : nam gregibus, quia id solum opimum est, quod potest parcitur. Interiores incultius etiam sequuntur vagi pecora, utque a pabulo ducta sunt, ita se ac tuguria sua promovent, atque, ubi dies deficit, ibi noctem agunt3.
9Lucain, II, 88-90 (parlant de Marius exilé en Afrique) :
Idem pelago delatus iniquo
Hostilem in terram vacuisque mapalibus actus
Nuda triumphati jacuit per regna Jugurthae.
10Lucain, IV, 684-5 :
Et solitus vacuis errare mapalibus Afer
Venator...
11Lucain, IX, 945 (parlant de la retraite des Catoniens à travers l’Afrique) :
Surgere congesto non culta mapalia culmo 4.
12Pline l’Ancien, V, 22 :
Numidae vero Nomades, a permutandis pabulis, mapalia sua, hoc est domos, plaustris circumferentes.
13Pline l’Ancien, XVI, 178 :
Scirpi fragiles palustresque et tegulum tegetesque... Firmior quibusdam in locis eorum rigor. Namque iis velificant non in Pado tantum naulici, verum et in mari piscator Africus praepostero more vela intra malos suspendens. Et mapalia sua Mauri tegunt, proxumeque aestimanti hoc videantur esse quod in interiore parte mundi papyrum 5.
14Silius Italiens, XVII, 88-90 :
Castra, levi calamo 6cannaque7 intecta palustri,
Qualia Maurus amat dispersa mapalia pasto,
Adgreditur...
15Valerius Flaccus, II, 460 :
Ruit e sparso concita mapali agrestium manus.
16Martial, VIII, 55, 1-4 :
Audi ur quantum Massyla per avia murmur,
Innumero quotiens silva leone furit,
Pallidus attonitos ad Poena mapalia pastor
Cum revocat tauros et sine mente pecus...
17Martial, X, 20, 7-8 :
Tecum ego vel sicci Gaetula mapalia Poeni
Et poteram Scythicas hospes amare casas.
18Tacite, Ann., III, 25 :
Adfertur Numides apud castellum... positis mapalibus consedisse.
19Tacite, ibid., 74 :
Per expeditos et solitudinum gnaros mutantem mapalia Tacfarinatum proturbabat.
20Calpurnius, VII, 42 :
Sordida tecta, casas, et sola mapalia nosti ?
21Saint Jérôme, Comm.in Amos, Prolog. (Patr. Lat., XXV, p, 990) :
Agrestes quidem casae et furnorum simi es, quas Afri appellant mapalia.
22Claudien, Consul. Stilich., III, 343-4 (parlant du repos de l’Afrique que Diane a débarrassée de ses lions pour en orner les jeux triomphaux de Stilicon) :
Respirant pascua tandem :
Agricolae reserant jam tuta mapalia Mauri.
23Corippus, Joh., II, 4-5 (parlant du Maure fugitif) :
Turbatusque metu montes concurrit ad altos,
Diraque munivit posuitque mapalia silvis.
24Corippus, ibid., II, 62-64 :
Silvaizan Macaresque vagi, qui montibus altis
Horrida praeruptis densisque mapalia silvis
Objectae condunt securi rupis ad umbram.
Fig. 19 – Maison de nattes ronde dressée en été dans la palmeraie téda de Bardaï. Une cour de roseaux est en construction
(Cliché Charles et Marguerite Le Cœur, 1934.)
25Sous des formes aberrantes, le mot de mapalia désignait un faubourg de la Carthage punique : Mégara8, ou Magara9, ou Mégalia10, ou Magalia11. C’est probablement parce qu’il s’agit de Carthage plus que pour une raison de prosodie (la première syllabe de magalia est longue, tandis que celle de mapalia est brève) que Virgile, qui avait dit mapalia dans les Géorgiques, emploie magalia dans l’Enéïde. Le faubourg reconstitué de la Carthage romaine prit le nom de mapalia ou de mappalia12. Nous avons vu comment, pour peindre Marius sur les ruines de Carthage, Lucain le montre « au milieu des mapalia vides » ou « poussé vers les mapalia vides » (datif poétique). Le nom s’étendit aussi à divers domaines de l’intérieur de la Tunisie13.
26Selon toute vraisemblance, on est donc en présence des transcriptions carthaginoises et latines d’un même terme indigène. Cependant, comme aucun texte en dehors de Virgile n’indique formellement en ces lieux la présence d’un genre d’habitation spécial, on ne peut pas exclure tout à fait l’hypothèse que les Romains auraient trop vite assimilé, par amour de la couleur locale, un mot punique indifférent ou issu, comme le veut Servius, de magar = ferme, avec le terme berbère d’architecture qu’ils déformaient en mapalia14.
27Le plus sage est de s’en tenir aux conclusions des érudits antiques, qui identifient magalia et les formes connexes avec mapalia, tout en notant que les premiers s’appliquent seulement à Carthage. Servius connaît bien les mapalia, puisqu’il reprend Virgile qui dans l’Enéïde (IV, 40) avait fait attribuer par Didon des villes aux Gétules : ad terrorem posuit, rectifie-t-il, nam in mapalibus habitant. Or, à propos de IV, 259, il affirme : magalia Afrorum casas : et mapalia idem significant. Ailleurs, I, 421, il est plus nuancé : Debuit magaria dicere, quia magar, non magal Poenorum lingua villam significat. Cato originum quarto magalia aedificia quasi cohortes rotundas dicit. Alii magalia casas Poenorum pastorales dicunt... de his Sallustius quae mapalia sunt circumjecta civitati suburbana aedificia magalia15. La même légère différence d’emploi est marquée par Charisius, Instit. gramm., I, 11 : Magalia καλύ6αι ɔΑφρω̃ν, mapalia καλύ6αι άγρὼν16 Mais un grammairien anonyme dit simplement : Magale καλύ6η17. Et Isidore de Séville, Etym., XV, 12, 4 résumait ainsi les textes que nous venons de voir : Magalia aedificia Numidarum agrestium oblonga, incurvis lateribus tecta, quasi navium carinae sint, sive rotunda in modum furnorum. Et magalia dicta, quia Magar Punici novam villam dicunt, una littera commutata l pro r, magaria tuguria.
28Mapalia prit en littérature un sens injurieux. On se rappelle que, selon Festus, les Romains parlaient de mapalia comme nous parlerions d’écurie. Pétrone, LVIII, 14 et Sénèque, Apoc., IX. 1 mettent mera mapalia, « de purs mapalia », dans la bouche d’hommes en colère : le premier pour caractériser le néant de l’éducation reçue par un jeune garçon effronté, le second pour flétrir les propos oiseux d’une assemblée en goguette. Cette valeur péjorative n’est pas pour nous étonner. Martial en est tout près quand, dans les vers que nous avons cités, il déclare, comme preuve suprême d’amour : « Avec toi, j’ aurais pu habiter et aimer même les mapalia gétules du Punique assoiffé et les cabanes des Scythes ». On se souvient aussi de l’opposition qu’établit Virgile entre la magnificence des nouvelles constructions de Carthage et les anciens magalia, et de l’énumération de Calpurnius : « Les toits sordides, les cabanes et les mapalia désertiques », comme des épithètes de Lucain : non culta, « sauvages », et de Corippus : dira, horrida mapalia, « sinistres, effrayants mapalia ».
29Indépendamment de cette valeur sentimentale, une description précise se dégage de nos textes : 1) les mapalia sont de forme soit allongée (Salluste), soit ronde comme des fours (saint Jérôme) ou certains poulaillers (Caton) ; 2) les côtés se recourbent en toit sans solution de continuité (Salluste : incurvis lateribus tecta) ; 3) ils sont faits de souples tiges (Lucain, Silius Italicus, Pline) tressées (Pline) ; 4) essentiellement mobiles (Tite-Live, Tacite, Corippus), ils sont caractéristiques de l’Afrique (quasi-unanimité), et plus particulièrement de la campagne (Salluste, Valerius Flaccus) et de nomades ou du moins de pasteurs (Virgile, Tite-Live, Mêla, Pline, Silius, Martial, Claudien, Servius). Les sola mapalia de Calpurnius, que j’ai traduits par « mapalia désertiques »18, sont évidemment une expression de poète ; mais elle prend toute sa valeur si on la rapproche des textes où Servius et Salluste attribuent les mapalia essentiellement aux Gétules qui étaient, dans l’Antiquité, les habitants de la zone saharienne, et que Strabon compare aux Arabes nomades19.
30Des passages d’auteurs grecs qui n’employaient pas le mot mapalia et d’auteurs latins qui ont préféré ne pas le répéter correspondent de trop près à cette définition pour qu’il ne soit pas certain qu’il s’agit de la même chose, et ils en précisent certains traits.
31Hérodote (IV, 190) oppose aux maisons (ɔοικίαι) des sédentaires (ɔάροτηρες) de Libye les demeures (oik̀ńµata) des nomades qui, dit-il, « sont faites d’asphodèles entrelacés de joncs, et sont portatives ».
32Hellanicos (Fragm. hist. graec., I, p. 57, n° 93) dit de même : « Certains Libyens nomades ont des habitations faites en asphodèles, juste assez grandes pour donner de l’ombre ; ils les transportent là où ils vont ».
33Diodore de Sicile (XX, 57, 5) rapporte qu’un lieutenant d’Agatocle soumit dans le haut pays de Carthage une tribu libyenne des ϽΑσφοδελώδεις au teint semblable à celui des Ethiopiens.
34Tite-Live (XXX, 3) décrit ainsi le camp carthaginois auquel Scipion allait mettre le feu : Hibernacula Carthaginiensium, congesta temere ex agris materia aedificata, lignea ferme tota erant. Numidae praecipue arundine textis, storeaque pars maxima tectis... habitabant20.
35Corippus, Joh., VII, 65-6 :
H as (gentes) motis praecipe cannis
Et signis super ire suis.
36Ibid., VII, 264-5 :
Commotis omnia cannis
Arva gemunt : solidant latos vestigia campos.
37Ibid., VIII, 44 :
Hinc atque hinc cunctos cannas fixere per agros.
38Ibid., VIII, 124 :
... jam veniat commotis Cusina cannis.
39Ajoutons une remarque lexicographique que me suggère un latiniste. De tous les auteurs que nous avons cités, seul Valerius Fl accus emploie mapale au singulier ; encore le fait-il dans un sens collectif. Pour trouver un vrai singulier, le dictionnaire latin-français de Gaffiot renvoie à un passage d’Ausone (Odyss., 16) que je n’ai pu me procurer, mais qui, comme le magale du grammairien anonyme, est vraisemblablement de formation trop livresque pour faire autorité. N’étaient les descriptions précises de Caton, de Salluste et de saint Jérôme, on serait tenté de prendre mapalia pour un collectif comme castra. Visiblement les Romains ne pensaient guère à un mapale isolé, et la meilleure traduction de mapalia serait peut-être « douar »21 avec toutes les idées connexes que ce mot évoque dans l’esprit d’un Français, à une seule exception près, mais capitale : ce douar ne comportait pas de tentes.
40De quoi donc était-il fait ? Les mapalia n’étaient ni une tente ni une maison. Sur ce point, il n’y a pas de doute. Mais tous les érudits qui ont étudié la question, Gsell dans son Histoire ancienne de l’Afrique du Nord (dont je discute sur ce point les conclusions, mais à laquelle – je tiens à le dire – j’ai emprunté la plupart des textes que je cite), Bates dans The Eastern Libyans, Babelon à l’article mapalia du Daremberg et Saglio (le Pauly-Wissowa se borne à donner un petit nombre de références) en ont conclu qu’ils étaient des gourbis, en faisant valoir que des mosaïques attestent dès l’époque romaine l’existence de ce genre d’habitation. Partant de cette idée qui n’a été, je crois, contestée par personne, ils affirment que les mapalia ronds correspondaient aux « noualas » circulaires à toit conique qu’on trouve aujourd’hui en Tripolitaine et sur la côte Atlantique du Maroc, et les mapalia oblongs aux gourbis rectangulaires couverts d’un toit à double pente. Déjà Tissot, géographe de l’Afrique romaine, prétendait avoir vu près de Tanger des profils de toits creusés de telle sorte qu’il avait pensé aux « carènes des vaisseaux renversés » dont parle Salluste22.
Fig. 21 – Construction d’une maison de nattes monumentale à Bardaï pour le mariage de la fille du Derdé du Tibesti
(Cliché Charles et Marguerite Le Cœur, 1934.)
41Examinons cette hypothèse. Une première objection s’impose. Le gourbi est une habitation de sédentaire, cultivateur ou ouvrier des villes, pauvre sans doute et peu fixé au sol, mais qui ne change de place qu’à titre exceptionnel et pour une assez longue période, ce qui ne correspond pas très bien au genre de vie que les auteurs anciens attribuent aux possesseurs des mapalia.
42Gsell a senti la difficulté. Reconnaissant – sans l’expliquer – que ces prétendus gourbis de l’antiquité avaient été surtout, en fait, des habitations de nomades, il s’efforce de démontrer qu’il y en avait aussi chez les sédentaires, et il cite à l’appui Salluste, Mela, Claudien, Caton et saint Jérôme.
43Discutons d’abord ces deux derniers textes, qui, à première vue, semblent bien étrangers à cette affaire puisqu’ils disent simplement qu’il y a des mapalia ronds. Mais Gsell fait un singulier raisonnement. Comme les auteurs anciens ne parlent pas du démontage des mapalia, il en conclut qu’ils étaient transportés tels quels sur les chariots auxquels fait allusion Pline, seul d’ailleurs de tous les auteurs avec Silius Italiens23 ; et comme les chariots ont normalement une forme rectangulaire, tout mapale rond serait intransportable, donc demeure de sédentaire. Il suffit d’exposer ce raisonnement pour voir combien il est fallacieux. Quand nous disons qu’un nomade a déplacé sa tente, nous n’éprouvons pas nécessairement le besoin de préciser qu’il l’a d’abord pliée : faut-il en conclure qu’il n’y a pas pensé ? Si les Numides avaient eu réellement l’habitude extraordinaire de transporter des maisons entières, croit-on que Pline aurait été le seul à nous en parler et d’une manière aussi vague ?
44Les textes de Salluste ne sont pas plus probants. Le premier parle des agrestes Numidae : cela veut dire les campagnards, non spécialement les cultivateurs. Salluste précise ailleurs qu’ils s’occupent d’élevage plus que de culture24, et c’est précisément à propos des mapalia qu’il signale leur origine gétule. Le second texte oppose des oppida aux mapalia. Mais il ne constitue une présomption en faveur du caractère sédentaire de ces derniers que si l’on traduit par « villes » et « villages ». Or rien ne permet de supposer qu’il y ait eu en Numidie autant de villes que le contexte suggère d’oppida. Comme ce mot peut désigner en latin n’importe quel point fortifié25, ne conviendrait-il pas de traduire plutôt par « bourgs » et « campements » (nous avons dit : « douars »), ce qui, au lieu de mettre l’opposition entre citadins et campagnards, la placerait précisément entre sédentaires et nomades ?
45Dans le passage de Claudien, le mot agricola a égaré Gsell. Comme agrestis, il doit être pris dans le sens le plus général.
O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricolas...
46s’écrie Virgile dans le poème même où, comme nous l’avons vu, il chante les « pasteurs nomades de Libye » et attache, on le sait, beaucoup d’importance à l’élevage. Le contexte de Claudien est formel. Il s’agit de bergers dont « les pâturages respirent », dont les troupeaux peuvent sortir depuis que le pays est débarrassé des bêtes féroces.
47Seul reste le témoignage de Pomponius Mela. Il est incontestable qu’il attribue les mapalia à des tribus proches de la côte moins nomades que celles de l’intérieur. Mais qu’on relise la description qu’il en fait, et dont j’ai donné la traduction en note : tout, vêtements, nourriture, vaisselle de bois, importance des troupeaux, ne prouve-t-il pas qu’il s’agit de semi-nomades, sinon de nomades complets, propriétaires d’oasis ?
48On peut donc supposer que certains cultivateurs, quoique fixés au sol, avaient adopté ou conservé les mapalia, de même qu’aujourd’hui les cultivateurs sédentaires de la côte du Maroc logent volontiers sous la tente. Mais aucun texte ne confirme formellement que le cas se soit produit, en dehors peut-être des faubourgs de Carthage. Tous associent au contraire les mapalia à une économie pastorale qui exclut le gourbi. Quand les Romains voulaient parler d’une chaumine fixée au sol, ils employaient le terme plus général et purement latin de tugurium26.
49Mais les objections décisives se fondent sur l’usage et sur la structure même des mapalia. Si mobiles que soient les noualas, qui sont souvent déménagées tout entières à bras d’homme, et quelquefois même pliées sur un chameau, en a-t-on jamais vues suivre une armée en marche comme faisaient les mapalia selon Tite-Live, Tacite et Corippus ? Par ailleurs, l’image du « poulailler rond » de Caton et du « four » de saint Jérôme n’évoque pas plus leur toit pointu que, pour les mapalia oblongs, l’expression de Salluste : incurvis lateribus tecta, qui implique que toit et murs sont d’un seul tenant, ne correspond aux toits à double pente posés sur les murs des gourbis rectangulaires actuels. Tissot aurait-il pensé du reste à comparer les gourbis de Tanger à des barques renversées, s’il n’avait pas connu le passage de Salluste ? Ces rapprochements saugrenus : le bateau, le four, aussi bien que l’emploi, fort rare en latin, du terme indigène montrent quel effet de surprise firent aux Romains les mapalia d’Afrique. La différence entre un gourbi et une chaumière est-elle assez grande pour la justifier ?27.
50Ce choc, au contraire, on l’éprouve très net devant les maisons mobiles de nattes du Tibesti. Pour mon compte, mon impression de bizarrerie a été si forte quand je les ai vues, que j’ai été comme obligé de me la traduire à moi-même par une image. Influencé peut-être par la couleur, j’ai comparé les formes longues à des dirigeables échoués, les formes rondes à un gâteau. Je donne ces comparaisons pour ce qu’elles valent. Je n’avais pas pris la peine de les noter. Mais le souvenir m’en est resté, parce que lié à ma stupeur. Qu’on pense maintenant aux comparaisons de Salluste et de saint Jérôme : meilleures que les miennes, ne s’appliquent-elles pas exactement aux photographies que je donne ?
51Toutes les caractéristiques des mapalia se retrouvent dans ces demeures que les Téda appellent héra. Elles sont faites de nattes de feuilles de palmier tressées, qu’on monte sur une légère armature de branches fichées en terre et qu’on roule quand on se déplace. Elles sont la seule habitation des Daza nomades du Borkou. Les plus nomades des Téda du Tibesti s’en servent aussi, et en été, quand ils viennent dans les villages participer à la récolte du mil et des dattes, on rencontre leurs héra mêlés aux maisons de pierres sèches à toit rond (góni), ou de roseaux à toit plat (pdwé), et aux abris-séchoirs à dattes (ãgöli) des sédentaires. Les plus grands sont oblongs ; les plus petits ronds. Des cloisons de nattes les compartimentent à l’intérieur et isolent à tout le moins un vestibule. C’est dans un héra que les mariés doivent rituellement passer les sept premiers jours de leurs noces et qu’un jeune circoncis attend la guérison.
52Ces tentes de nattes se rencontrent sur toute la bordure méridionale du Sahara, chez les Touaregs, concurremment avec la tente de peaux, chez les Peuls et les Songaï concurremment avec les paillottes ou les huttes cylindriques à toit conique de chaume28. J’en ai vu personnellement à Tabankort (sud-ouest de l’Adrar des Iforass) et à Gao, et j’ai assisté à Niamey à la construction d’une paillette mixte de nattes surmontées d’un toit conique de chaume. D’une manière générale, on peut dire que la maison de nattes caractérise dans ces contrées l’éleveur de bœufs. Des photographies que donne M. Laoust dans sa belle étude sur L’habitation chez les transhumants du Maroc central (Hespéris, 1930, p. XIV et XV) montrent qu’elle est aussi en usage chez les Bicharins, Bédouins caravaniers entre le Nil et la Mer Rouge.
53En Afrique du Nord proprement dite, la tente arabe l’a complètement supplantée. Le fait que, linguistiquement, nouala dérive vraisemblablement de mapalia n’infirme en rien les arguments que nous avons donnés contre leur identification technique. Ou bien il faudrait aussi en conclure que la nouala est issue de la tente arabe, parce que dans beaucoup de tribus on lui applique le terme de khéima, qui a pris le sens général de demeure29. La natte sert encore de matériel de construction, pour fermer le bas de la tente, boucherie trou d’un gourbi, abriter du soleil un marchand sur le souq. Il y a aussi des tentes entièrement tissées (mais non tressées) de matière végétale30. Mais on ne retrouve nulle part l’aspect du mapale et du héra.
54La disparition de cet édifice semble avoir été aussi brusque que totale. Je ne connais qu’un texte qui puisse laisser supposer qu’il ait quelque part survécu quelque temps à la conquête arabe. Il s’agit de Magran ou des Megaras qui, selon Léon l’Africain et Marmol31, auraient été au XVIe siècle à la fois nomades (« ils rôdent toute l’année par ces montagnes », dit Marmol) et possesseurs de maisons « d’écorces d’arbres » cerclées comme de grands paniers. Rien ne permet de dire que les huttes de paille ou de joncs signalées ailleurs n’aient pas appartenu à des sédentaires ou semi-sédentaires, et ne fussent pas par conséquent de simples gourbis.
55Une dernière remarque pour finir. La spécificité des héra a été méconnue par les ethnographes autant que celle des mapalia par les historiens. Dans son très intéressant et très utile Traité d’ethnologie culturelle, où il s’efforce d’introduire en France la méthode des aires de culture, M. Montandon écrit : « La tente en coupole est faite d’arceaux sur lesquels sont étendues des pièces d’un matériel quelconque, le plan de la tente pouvant être circulaire ou plus fréquemment allongé. De pareilles tentes ne recouvrent pas un domaine compact ; on en a constaté sur le Tchad, en Somalie, en Amérique du Nord au sud-ouest de la baie d’Hudson. Cette distribution, ainsi que les détails de la facture, montrent qu’on a affaire à des apparitions indépendantes, à mettre en connexion avec la hutte la plus rudimentaire, celle en ruche d’abeilles, de la culture primitive ». En réalité, si les tentes en coupole de Somalie sont vraisemblablement en effet des héra32, les huttes couvertes de peaux de la baie d’Hudson appartiennent à un genre très différent. L’erreur est inverse de celle de Gsell : celui-ci ne tenait compte que de la matière, M. Montandon ne considère que la forme. Mais le résultat est le même. On réduit un fait complexe et original à quelque chose de vague, de « primitif » et d’éternel qui échappe à la critique des textes parce que, par principe, on le définit en dehors de toute différence de temps et de civilisation.
56En réalité, les mapalia-héra sont une des caractéristiques de cette vieille civilisation saharienne, dont les travaux conjugués de l’archéologie et de l’ethnographie commencent à dégager la figure. C’est pourquoi il y aurait peut-être lieu de prendre plus au sérieux qu’on ne le fait souvent les traditions du roi Hiempsal sur l’origine gétule des Numides, ainsi que le passage de Strabon (XVII, 3,15) qui dit que c’est Massinissa qui leur apprit l’agriculture. Comme de toute évidence, il y a toujours eu des cultivateurs en Afrique du Nord depuis l’époque néolithique, cela entraînerait qu’il y avait en Numidie dans les temps historiques deux sortes de populations : une population conquérante de « Nomades »33, venue du Sahara comme plus tard les Almoravides, et une population conquise en voie plus ou moins rapide d’assimilation, ainsi que l’indique Salluste (XVIII, 12). Par ailleurs ces Numides cavaliers et pasteurs de bœufs correspondent bien à une des civilisations dites pré-camelines que représentent les gravures rupestres du Sahara. La question vaudrait la peine d’être étudiée de près. Peut-être trouverait-on là le moyen de dater au moins l’une de ces séries de gravures rupestres qu’on se résigne trop volontiers à laisser se perdre dans la nuit des temps.
Fig. 23 – Aux abords du massif de Termit
(Cliché Catherine Baroin, 1972.)
Notes de bas de page
1 1937, Hespéris, 24, p. 29-45.
Notes de fin
1 « On nomme mapalia des cabanes puniques. Comme la promiscuité y règne, on a l’habitude d’y renvoyer en paroles les gens sans retenue. Caton écrit au quatrième livre des origines : on appelle mapalia là où ils vivent ; ce sont comme des poulaillers ronds ».
2 Pomponius Mêla, I, 22 et III, 103 ; Pline l’Ancien, V, 10, 16, 43 et 46, et VI, 195 ; Strabon, II, 5, 3 et XVII, 3, 7 ; Denys le Périégète (Geogr.gr. min., II, p. 414). Cf. Gsell, Hist. anc. de l’Afr. du Nord, I, p. 295-6.
3 « Chez les peuples voisins aucune ville, à la vérité, n’existe ; cependant, ils ont des habitations qui sont appelées mapalia. Leur vie est âpre et sans raffinements. Les chefs s’habillent d’étoffes grossières, la foule de peaux de bêtes sauvages et domestiques. Ils dorment et mangent à même le sol. Leur vaisselle est en bois ou en écorce (calebasses ?). Ils boivent du lait et du jus de fruits (c’est-à-dire sans doute du vin de dattes, car l’huile d’olive n’est pas un breuvage et s’il s’agissait de raisins, Pomponius Mela n’aurait pas employé cette périphrase). Ils mangent de la viande, surtout du gibier : car ils épargnent le plus possible leurs troupeaux, parce que c’est la seule richesse. Les peuples de l’intérieur, plus sauvagement encore, suivent en nomades leurs troupeaux ; chaque fois que ceux-ci quittent un pâturage, ils se déplacent également avec leurs cabanes, et ils passent la nuit là où la chute du jour les surprend ».
4 Culmus : tige, paille, chaume.
5 « Les roseaux fragiles des marécages, toiture et couvertures... On en trouve de plus durs dans certains pays. Et, en effet, on en fait des voiles non seulement chez les nautonniers du Pô, mais aussi chez le pêcheur en mer d’Afrique qui hisse ses voiles à l’envers, en deçà des mâts. Les Maures en couvrent aussi leurs mapalia, et à voir les choses de près ces roseaux paraissent être la même chose que le papyrus méditerranéen ».
6 Calamus : roseau, chaume.
7 Canna : jonc, roseau, canne.
8 Appien, Lib., 117 et 135.
9 Plaute, Poenulus, vers 86.
10 Zonaras, IX, 29.
11 Servius, In Aen., I, 368 : Carthago antea speciem habuit duplicis oppidi..., cujus interior pars Byrsa dicebatur, exterior Magalia. Hujus rei testis est Cornelius Nepos.
12 Actes de Saint Cyprien, 5 ; Saint Augustin, Sermons, LXII, 17 ; Victor de Vite, I, 16 ; De miraculis S. Stephani, Patr. Lat., XLI, p. 848. Cf. Audollent, Carthage romaine, notamment p. 164 et note, 178 et 310.
13 Saint Augustin, Lettres, LXVI, 1 et Contra litteras Petiliani, II, 83,184 et II, 99, 228 ; C.I.L., VIII, 25902.
14 On sait que le p n’existe pas en berbère. M. Marey dans ses Notes linguistiques sur le périple d’Hannon (Hespéris, 1935), p. 54, note 6, fait venir les mapalia antiques et la moderne nouala d’une même racine berbère aul, qui signifie en touareg et en chleuh « tourner, changer de direction ». La transcription latine serait donc tout de même plus exacte que les formes puniques. Voir cependant les textes de Léon l’Africain et de Marmol sur les Mégara de Magran, qui au XVIe siècle auraient encore possédé des tentes d’écorce. Mais il s’agit vraisemblablement d’une coïncidence, et ces noms devraient plutôt être rapprochés de l’ethnique Maghraoua, qu’il serait bien imprudent de faire venir de magara.
15 Noter la différence de transcription entre Servius et Festus. Je comprends ainsi la dernière phrase : « D’autres disent que les magalia sont les cabanes pastorales des Puniques. Ce sont les mapalia dont parle Salluste, magalia quand placés autour d’une cité en constructions suburbaines ».
16 Cité par Keil, Gramm. lat., I, p. 34 : « Les magalia cabanes africaines, les mapalia cabanes rurales ».
17 Keil.op.cit., IV, p. 583.
18 Sur ce sens de solus, cf. Salluste, Jug., CIII, 1 : Marius... cum expeditis cohortibus et parte equitatus proficiscitur in loca sola obsessum turrim regiam.
19 XVII, 3, 19.
20 « Les quartiers d’hiver des Carthaginois, faits de matériaux assemblés à la hâte dans les champs, étaient presque tout entiers en bois. Les Numides en particulier habitaient sous des treillis de roseaux et, pour la plus grande part, sous des toits de nattes ».
21 Bourgery et Ponchon l’ont adoptée pour les passages de la Pharsale.
22 Tissot, Géogr., I, p. 481. Cf. en Khoumirie Bertholon dans le Bulletin de géographie historique du Comité, 1891, p. 497.
23 III, 290-1 (à propos des Gétules) :
Nulla domus ; plaustris habitant : migrare per arca
Mos atque errantes circumvectare penates.
On voit que ce texte poétique est encore plus vague que celui de Pline. Le fait même d’attribuer des plaustra aux Gétules est peut-être une erreur. Hérodote (IV, 183) et les gravures rupestres du Fezzan prouvent que les Garamantes connaissaient le char de guerre. Mais, en dehors de ces deux passages de Pline et de Silius, rien n’indique que les Libyens se soient jamais servi de roues pour les transports de biens matériels. On sait que jusqu’à l’arrivée des Français, c’est-à-dire pour le Maroc jusqu’au début du XXe siècle, la voiture était pratiquement inconnue en Afrique du Nord. Pline et Silius, dont l’un a d’ailleurs pu copier l’autre, n’auraient-ils pas, par un raisonnement inconscient, étendu au nomadisme africain ce que tout romain, instruit de la guerre des Cimbres et des Teutons, connaissait des migrations germaniques ?
24 Jug., XCI : Numidae pabulo pecoris magis quam arvo student.
25 Cf. Caesar, De bello gallico, V, 21.
26 Tuguria désigne en effet les mapalia aussi bien que les habitations sédentaires, quoique la réciproque ne soit pas vraie. Cf. Salluste, Jug., XII, 5 ; XVIII, 5 ; XIX, 5 ; LXXV, 4. Par ailleurs les Romains le considéraient comme un terme vraiment national, et Virgile (Egl., I, 68) l’applique à la chaumière de Mélibée près de Mantoue. Cf. Varron, Res rusticae, III, 1,3 ; Cicéron, Pro Sestio, 93. La racine latine tego que donnent les dictionnaires est infiniment plus vraisemblable que l’étymologie berbère taggurt qu’on a proposée.
27 Ajoutons à notre florilège, si abondamment poétique, de textes sur l’habitation en Afrique du Nord une dernière fleur qui ne vaut pas Virgile, mais constitue un petit indice psychologique qui a son prix. Un chauffeur de Casablanca, d’origine kabyle m’a-t-on dit, Moulay Sadak a consacré une amusante plaquette en vers français à la gloire de Fédhala. Parlant de ses noualas, il ne va pas chercher midi à quatorze heures, et il les compare tout simplement aux huttes gauloises qu’il a vues sans doute sur un livre de classe.
28 Delafosse, Haut-Sénégal-Niger, t. I, p. 334. Cf. Mission Augiéras-Draper, D’Algérie au Sénégal, p. 89, où l’on signale que les habitants du Niger utilisent pour naviguer sur le lac Débo des barques munies de voiles de nattes comme les marins d’Afrique dont parle Pline.
29 Sur la faible signification historique de ces passages de mots d’un objet à l’autre, voir Laoust, op. cit. (Hespéris, 1930), p. 158.
30 La plupart des tentes de la Côte atlantique sont ainsi faites en étoupe de racine de palmier nain ou d’asphodèle tissée. Elles ont été signalées par le D Weisgerber, Trois mois de campagne au Maroc, p. 20, puis par Doutté, Merrakech, p. 24.
31 Léon l’Africain (éd. Schefer), t. I, p. 314-315 ; Marmol, t. II, p. 134. Il est difficile de savoir ce que le mot « écorce », traduit de l’arabe en italien, puis de l’italien (auquel je ne me suis pas reporté) en français, représentait dans la pensée de Léon l’Africain.
32 Faute de références, je n’ose rien affirmer. Mais si l’on compare au matériel téda que j’ai rapporté au Musée du Trocadéro les collections de l’Afrique orientale italienne (de l’Erythrée surtout, à vrai dire) du Musée d’Ethnographie de Florence, on ne pourra manquer d’être frappé de l’unité culturelle du domaine hamitique.
33 L’unanimité des auteurs anciens rattachent Numidae au grec Noµáδƹq. Eux-mêmes semblent s’être appelés du nom de leurs différents peuples, Massyles, Maesaesyles, Maures. Cf. Gsell, t. V, p. 105-108.
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