Introduction
p. 13-22
Texte intégral
1En 1873, l’État français publie les résultats de la grande enquête de statistique industrielle menée sur l’ensemble du territoire entre 1861 et 1865. Sous la rubrique « métallurgie », le département des Bouches-du-Rhône est classé au premier rang1. Associer la région marseillaise à l’industrie métallurgique peut paraître surprenant. Cela relève même du paradoxe si l’on suit les grilles de lecture utilisées généralement pour étudier le développement industriel européen et français du xixe siècle. Secteur emblématique de l’industrialisation avec le textile, la métallurgie est associée aux régions du nord-ouest de l’Europe, au Centre et à la Lorraine pour la France. L’économie marseillaise est d’abord perçue comme commerciale et n’est reconnue comme industrielle que par la filière des corps gras et des productions alimentaires. Le paradoxe n’est en fait qu’apparent. La métallurgie marseillaise du xixe siècle est très différente de celle de l’Europe du nord-ouest. Dans les Bouches-du-Rhône, la production de fonte brute a peu compté. D’autres activités ont dominé : la construction mécanique, la métallurgie de deuxième fusion et le traitement des non-ferreux. Cette métallurgie, atypique et diversifiée, a véritablement été une des grandes branches du développement industriel marseillais. Étudier l’industrie métallurgique et mécanique marseillaise du siècle passé est donc une recherche sur un pilier « oublié » de l’industrialisation régionale.
2Le premier objectif de ce travail est d’analyser les structures et le poids réel de ce secteur industriel phocéen du xixe siècle. La seconde finalité est d’offrir un exemple d’un secteur à forte technologie dans le sud de l’Europe et du dynamisme d’une région méditerranéenne durant la Révolution industrielle. Sur cette base, deux interrogations majeures se sont imposées : comment une branche aussi exigeante en compétences et capitaux a-t-elle pu s’implanter et fonctionner dans une zone longtemps désignée comme un exemple de retards industriels et techniques ? Quels ont été les facteurs d’ancrage puis d’échec de ce secteur dans une ville fort peu marquée aujourd’hui par son passé métallurgique ? Répondre à ces deux questions permet de comprendre le cas marseillais, de le situer dans les ensembles français, européen et méditerranéen.
Une relecture de l’industrialisation nord-méditerranéenne
3Ce travail s’inscrit dans la nouvelle approche de l’histoire industrielle du nord de la Méditerranée. Ce mouvement a eu pour principale origine la remise en cause de la géographie et des modèles d’industrialisation de l’Europe du xixe siècle. Jusqu’à la fin des années 1970, la tendance était de partager l’Europe en deux zones bien distinctes. À côté d’une Europe du nord incarnant tous les aspects de la modernité économique végétait une Europe du sud archaïque, aux composantes essentiellement agricoles. Les modèles d’analyse fondés sur le schéma de développement anglo-saxon ont longtemps contribué à masquer la complexité et la diversité des processus européens d’industrialisation, à fortifier des idées reçues dont la permanence s’est avérée préjudiciable pour l’histoire industrielle méditerranéenne. L’historiographie de l’industrie marseillaise a beaucoup souffert de cette erreur d’appréciation. Le résultat le plus direct a été la négation pure et simple du phénomène d’industrialisation de la région. Les explications tenaient essentiellement en deux points. Marseille n’avait pu s’industrialiser car le département des Bouches-du-Rhône ne renfermait dans son sous-sol ni fer ni houille. La région était de plus insérée dans le bassin méditerranéen, un espace dont la principale caractéristique était l’impossibilité d’assimiler les nouveautés techniques de la révolution industrielle.
4Malgré une longue persistance, la vision d’une Méditerranée du xixe siècle sans industries est aujourd’hui largement périmée. Le mouvement de relecture a commencé dans les années 1960 et les interrogations nées de la crise des années 1970 l’ont considérablement renforcé. Les pays et les régions, les grandes et les petites entreprises ont été différemment touchés par la dépression qui frappait les tissus industriels. Les anciens secteurs moteurs de l’industrialisation des pays du nord-ouest de l’Europe (la sidérurgie, les industries du charbon et du textile) rencontraient de grandes difficultés alors que des branches moins prestigieuses et les petites entreprises offraient une bien meilleure résistance. La recherche a su tirer profit de cette double constatation. Le résultat logique de ces nouvelles données était la remise en question des analyses fondées sur les modèles anglo-saxons. Les critiques sur la notion d’irréversibilité du phénomène d’industrialisation et la mise en évidence de structures économiques originales faisaient apparaître le problème des développements masqués et oubliés2. La recherche s’est alors efforcée d’identifier et de comprendre les différentes formes de croissance économique dans l’ensemble de l’Europe du xixe siècle.
5Depuis trente ans, les multiples travaux menés par les historiens italiens, espagnols et grecs ont fait apparaître un événement majeur. Durant le xixe siècle, de nombreuses régions sud-européennes ont connu un démarrage relativement précoce dans les secteurs de la métallurgie3. Les chercheurs italiens ont, dès le début des années 1960, mis au jour l’importance de ces branches industrielles à Turin, Milan, Naples et Gênes et ceci dès la période pré-unitaire. Des monographies régionales ont été publiées à un rythme soutenu jusqu’au début des années 1970, moment de l’entrée en scène de la recherche espagnole. Avec Jordi Nadal, l’Espagne redécouvrait, elle aussi, l’importance de son passé métallurgique. A l’étude de régions traditionnellement évoquées pour traiter l’histoire de la métallurgie espagnole (le Pays basque et les Asturies) était adjointe celle de centres dont le dynamisme avait été sous-estimé ou oublié (Malaga, Séville et, surtout, Barcelone). La recherche hellénique suivait le mouvement au cours des années 1980. Les travaux de Christina Agriantoni et de Donald Quattaert révélaient que les villes du Pirée, de Salonique et d’Hermoupolis avaient connu, dans la seconde moitié du xixe siècle, une importante croissance dans les secteurs de la construction mécanique et du traitement des non-ferreux.
6Le renouveau d’attention à l’égard du mouvement d’industrialisation nord-méditerranéen est donc bien avancé mais s’avère encore insuffisant. Les zones d’ombre demeurent importantes. Les travaux se situent le plus souvent dans des cadres régionaux et nationaux. Il reste à faire de nombreuses études sectorielles, à inscrire ces histoires dans un cadre géographique et chronologique plus étendu afin de donner à l’ensemble une assise théorique permettant des comparaisons avec d’autres zones. Ce n’est qu’à ce prix que le renouveau de l’historiographie industrielle méditerranéenne trouvera un véritable écho hors de la communauté scientifique des régions sud-européennes.
Le renouveau de l’histoire industrielle marseillaise
7Par rapport à l’Italie, l’Espagne ou la Grèce, la France accuse un important retard. Le mouvement de relecture ne s’y est amorcé que dans les années 1970, période au cours de laquelle la Marseille industrielle retrouve ses lettres de noblesse sous l’impulsion des travaux de Louis Pierrein. Certaines idées reçues vont toutefois persister car une chronologie erronée de l’industrialisation phocéenne s’est imposée. Pour Louis Pierrein, son démarrage ne se situe que sous la première décennie du second Empire4. Une partie entière de l’histoire économique phocéenne, celle de la première moitié du xixe siècle, se trouve ainsi gommée. L’importance des activités commerciales dans le développement industriel de la ville a amené les historiens à s’intéresser aux secteurs de production utilisant les matières premières coloniales. L’accent était mis sur les branches traditionnelles (raffinage du sucre, huilerie, minoterie, fabrication des tuiles et des briques…).
8Depuis quelques années, l’historiographie de l’industrie marseillaise connaît un important renouveau. Une série d’interrogations remet en cause le schéma d’analyse traditionnel. Les travaux pionniers de Gérard Chastagnaret, Michel Lescure et Marcel Roncayolo ont ouvert de nouvelles pistes pour la recherche. Michel Lescure s’est penché sur le dynamisme des créations de sociétés industrielles de la première moitié du xixe siècle. Contrairement à ce qui était admis, les négociants et les armateurs n’ont pas constitué les principales forces d’impulsion de l’industrialisation phocéenne5. Le rôle des petits industriels et des artisans a été primordial dans la formation des entreprises. D’après le nombre de créations de sociétés dans les années 1830-1840, Marseille n’a pas manqué la première vague d’industrialisation. « Les faits tendent à confirmer que la croissance économique qui eut lieu à Marseille après 1860 marquait une seconde phase dans le processus d’industrialisation plutôt qu’un point de démarrage6. » Marcel Roncayolo a étudié l’imaginaire industriel marseillais dans sa réflexion globale sur l’économie de la ville durant l’ensemble de la période contemporaine. L’imaginaire de la première moitié du xixe siècle est révélateur d’une industrialisation dont le démarrage est antérieur à la période du second Empire7. Enfin, Gérard Chastagnaret a remis à l’honneur l’importance du travail marseillais des minerais et métaux non-ferreux. Les Phocéens ont su compenser l’absence de minerais dans le sous-sol provençal par leur capacité à s’insérer dans des circuits commerciaux8. Ces recherches conduisent à trois constats : l’industrialisation marseillaise prend naissance dès la période de la monarchie de Juillet, l’absence de ressources minérales n’est pas une fatalité et le rôle du marchand-négociant marseillais omnipotent n’est qu’un mythe. L’exposition de l’hiver 1991-1992 « Splendeurs et ombres d’un grand siècle industriel », présentée au musée d’Histoire de Marseille, constitue l’acte de reconnaissance de cette « nouvelle » histoire industrielle marseillaise. Le colloque « Histoire industrielle de la Provence », organisé en mai 1996 par l’UMR TELEMME et la récente parution de l’ouvrage Vapeur et révolution industrielle à Marseille9 ont permis de réactualiser une partie des connaissances et de comprendre, à l’heure où paraissent enfin de grands travaux de synthèse sur l’histoire industrielle française10, la profonde originalité de la région marseillaise face au modèle général de développement observé pour l’Hexagone. Cet ensemble de travaux doit être considéré comme un point de départ, une invitation à entreprendre les recherches nécessaires à la compréhension d’un phénomène d’industrialisation qui reste le parent pauvre de l’historiographie industrielle française.
Les spécificités de la métallurgie nord-méditerranéenne
9Dans cet ouvrage, les regards se tourneront régulièrement vers une dizaine de villes du sud de l’Europe : Gênes, Turin, Milan et Naples pour l’Italie, Barcelone, Séville, Malaga et Valence pour l’Espagne, Le Pirée et Hermoupolis pour la Grèce. L’énumération des villes, plutôt que celle des pays, est volontaire. L’analyse des industries méditerranéennes à l’échelle nationale dilue trop souvent les dynamismes urbains ou régionaux. L’objectif visé est un élargissement géographique de la problématique, la définition d’un cadre de référence cohérent. Le choix d’une comparaison méditerranéenne rejoint en effet le cœur même de notre démarche scientifique. Une des questions de départ était de déterminer un cadre général d’analyse. A quel ensemble appartient la métallurgie marseillaise du xixe siècle ? Le nord ou le sud de l’Europe ? L’économie marseillaise s’insère sans nul doute dans l’espace français. 11 ne s’agit pas ici de minimiser les relations que la cité phocéenne entretient avec les différentes régions de l’Hexagone et le pouvoir central. Ce dernier, par sa politique industrielle et douanière, détermine dans une large mesure les règles de fonctionnement de l’industrie et des activités commerciales marseillaises. Néanmoins, par ses rythmes et ses structures, la métallurgie phocéenne s’inscrit dans un ensemble méditerranéen dont on perçoit aujourd’hui la richesse. Le développement de cette branche à Marseille n’est pas un cas isolé dans le sud de l’Europe. De Séville à Salonique, des fonderies et ateliers de mécanique se sont multipliés au cours des deux derniers tiers du xixe siècle.
10Les chronologies de développement et les destins de ces industries ont été divers. Certaines, en se renouvelant, ont perduré bien au-delà du xixe siècle, d’autres, à l’image de celle de Marseille, se sont effondrées. Beaucoup ont souffert d’une occultation liée à une position géographique propice à l’oubli et à une dévalorisation de la transformation des métaux face à la puissance des hauts fourneaux dans l’imaginaire collectif. Malgré leurs différences, les régions du sud de l’Europe possèdent des caractéristiques communes et partagent des problèmes similaires dans les domaines de la métallurgie et de la construction mécanique. Les métallurgies méditerranéennes ont dû trouver des réponses aux difficultés posées par l’assimilation de technologies importées et ne pouvaient connaître la réussite qu’en adaptant les techniques nord-européennes à des ressources et à des besoins proprement méditerranéens. Pour naître et se développer, la métallurgie et la construction mécanique du sud de l’Europe devaient offrir des biens d’équipement ajustés à la demande des trois secteurs leaders de l’industrialisation méditerranéenne (le textile, les industries secondaires et la navigation à vapeur). Elles devaient gérer, selon les cas, le manque de charbon, l’absence de minerais, parfois les deux, ainsi que l’incapacité de produire une fonte susceptible de concurrencer par son prix celle des maîtres de forges britanniques. Enfin, l’importance des différentes régions métallurgiques méditerranéennes ne peut se mesurer par la production de fonte brute. De Séville à Salonique, la métallurgie de deuxième fusion des fers et des fontes, le travail des non-ferreux et la construction mécanique sont les éléments de base du secteur. Ces constatations indiquent clairement que l’industrie métallurgique marseillaise appartenait à un ensemble fondamentalement distinct de celui du nord de l’Europe. Il était donc difficile d’analyser cette industrie dans un cadre conceptuel et théorique nord-européen, où cette dernière était condamnée à être décrite par ce qu’elle n’était pas plutôt que parce qu’elle était réellement. La perspective méditerranéenne n’est pas une revendication du droit à la différence mais un constat d’originalité de l’objet.
Les priorités de l’analyse et la question des sources
11L’ampleur de la période étudiée et l’importance de la métallurgie marseillaise interdisaient une approche en profondeur de la totalité des sujets. Ce travail comporte donc des limites. Certaines procèdent de la volonté de ne pas aborder des questions déjà bien défrichées. D’autres sont liées à un problème de documentation. L’absence d’archives sur certains thèmes et sur le dernier tiers du siècle nous a fermé ou restreint plusieurs directions de recherche. Les limites portent essentiellement sur trois domaines. L’histoire des ouvriers ne pouvait pas être présentée car elle appelait une recherche spécifique dans le cadre d’une problématique autonome. De plus, des recherches de qualité ont déjà été menées au cours des années 1970. Les travaux de Jacques Estrangin, William H. Sewell et Lucien Gaillard11 ont accordé une place relativement importante aux travailleurs spécialisés dans les activités métallurgiques et mécaniques. Deux autres thèmes faisaient également partie de nos priorités : les sociétés et les capitaux. La consultation des sources, souvent lacunaires, a débouché sur un constat plutôt amer : la démographie des entreprises, les capitaux mobilisés dans le secteur métallurgique marseillais et l’identité des actionnaires de la majorité des sociétés nous échappent en grande partie. Les actes de formation des grandes entreprises ont été régulièrement dressés sous seing privé. De même, les archives d’entreprises sont presque inexistantes. Seules celles de la Société des forges et chantiers de la Méditerranée ont survécu aux vicissitudes du temps, mais l’analyse de cet unique corpus était irréalisable pour un chercheur isolé12. L’histoire juridique et financière des sociétés est pourtant essentielle. Elle sera donc abordée même si le corpus est restreint.
12Le choix des grands axes de l’étude a été guidé par la volonté d’ancrer la recherche sur des thèmes essentiels à la compréhension du sujet : le rôle de l’État et des institutions locales dans les processus de croissance industrielle, la mise au point d’une production moderne et variée, les problèmes de transfert d’une technologie de pointe, la formation d’une classe de techniciens autochtones, l’approvisionnement en combustibles et en matières premières ainsi que la recherche et le contrôle des marchés. Opérant dans ces nombreuses directions, cinq points importants se sont détachés et ont ainsi retenu notre attention : les hommes, les entreprises, la technique, les productions et les marchés.
13Une des grandes difficultés de la recherche a été la collecte de données quantitatives et la constitution de séries chiffrées sur la longue durée. Le dépouillement des enquêtes industrielles locales et nationales a permis d’établir des séries sur la production des métaux. Mais ces séries, sauf en de rares exceptions, ne couvrent qu’une partie du xixe siècle. Souvent, elles ne peuvent être dressées qu’à partir du second Empire. Dans le domaine de l’industrie de la construction mécanique, le flou est total. Pour la période 1831-1860, aucun corpus n’a pu per.
Le cadre géographique et la chronologie
14Marseille constitue le point central des recherches, mais il était également indispensable d’inclure les entreprises localisées à La Ciotat et à La Seyne-sur-Mer. Ces deux autres centres sont indissociablement liés à Marseille. Les grands entrepreneurs des années 1840 ouvrent indifféremment des ateliers à Marseille, à La Ciotat et à La Seyne-sur-Mer. Ces hommes créent ainsi entre les trois localités une interdépendance qui se maintient au cours du siècle. Si le choix de l’espace n’a pas posé de problèmes majeurs, il n’en a pas été de même pour le cadre chronologique. Il était facile d’assigner à cette étude un point de départ précis. Pour Marseille, comme pour le reste de la France, l’année 1815 est une année cruciale aussi bien d’un point de vue politique qu’économique. La reconstruction des réseaux commerciaux et la volonté de rattraper les retards industriels marquent les débuts de nouvelles orientations économiques. Le choix de la borne finale a été plus difficile et demande des explications. Pourquoi 1890 ? Après cette date s’ouvre une mettre l’établissement de séries de productions annuelles, en valeur comme en volume. Pour le dernier tiers du siècle, quelques chiffres sont disponibles mais restent nettement insuffisants. L’étude de l’histoire de la métallurgie marseillaise, surtout pour la première moitié du xixe siècle, souffre donc d’une carence importante de données chiffrées. Les sources disponibles ont fortement déterminé la manière de traiter les quatre périodes de l’histoire de la métallurgie marseillaise. Si les chiffres manquent pour la première moitié du siècle, on dispose en revanche d’un nombre considérable de documents sur la vie des entreprises, les hommes qui les dirigent et les problèmes techniques. Pour le demi-siècle suivant, les données statistiques permettent de comprendre l’évolution des valeurs et des volumes des productions, des effectifs ouvriers, de la quantité des matières premières importées et travaillées, mais les autres types de sources font souvent défaut. Si les raisons expliquant l’évolution générale des divers indicateurs sont connues, il manque les exemples permettant de saisir le fonctionnement des entreprises.
15Le dernier obstacle a été celui d’un manque de sources pour traiter la dernière partie de notre travail. L’abondante documentation de la première moitié du siècle fait place à un corpus lacunaire pour les années 1850-1870 et très restreint pour le dernier tiers du siècle. Seul un panorama très général du déclin de l’industrie métallurgique et mécanique marseillaise a été présenté. Ce regrettable effondrement documentaire est en lui-même révélateur : la vitalité de l’industrie métallurgique marseillaise peut se mesurer aux volumes d’archives qui lui sont consacrés. nouvelle histoire dont les éléments principaux se rapportent à la seconde révolution industrielle, période que Marseille n’a pas su négocier avec succès13. Dans les années 1880-1890, la généralisation de l’emploi de l’acier, l’apparition de l’électricité comme source énergétique et le démarrage, à l’extrême fin du siècle, de l’industrie automobile ont considérablement modifié les données. L’histoire industrielle marseillaise devient celle d’une inaptitude à s’adapter aux profonds changements qui s’opèrent dans de nombreuses régions françaises. L’échec trouve certes ses racines dans le xixe siècle, mais il est surtout le fruit de la mauvaise adaptation de l’industrie phocéenne aux nouvelles logiques de fonctionnement.
16L’histoire de l’industrie métallurgique et mécanique marseillaise devait être présentée de manière chronologique. Elle ne peut être comprise que par l’analyse successive des différentes étapes de son évolution. Si nous avions opté pour une présentation thématique, les changements de nature, les moments de crise et l’importance des générations auraient manqué de lisibilité. Les quatre périodes de l’évolution générale s’articulent autour de trois dates clés : 1831, 1846 et le milieu des années 1860. Le demi-siècle précédant la monarchie de Juillet est celui des préparatifs. La métallurgie et la mécanique n’existent que sous une forme artisanale. Les modifications sont peu nombreuses mais forment un ensemble de départ qui est parfois prometteur. L’année 1831 constitue la première rupture importante. Avec l’apparition de la navigation à vapeur et du premier atelier de construction mécanique, elle marque l’entrée véritable de Marseille dans l’ère de la vapeur. Une place toute particulière a été accordée aux années 1831-1846. C’est au cours de cette période que la ville entre dans sa première phase d’industrialisation. Il s’agit ici d’étudier la nature et les modalités des relations entre ce développement économique et l’apparition puis la croissance de l’industrie métallurgique et mécanique. L’année 1846 est le début d’une autre phase. Jusqu’au milieu des années 1860, la métallurgie marseillaise subit une série de changements profonds. La gamme des productions s’élargit et les applications des nouvelles techniques se multiplient. Même si l’on peut déceler des éléments d’une grave fragilité, cette période est véritablement celle de l’âge d’or de la métallurgie marseillaise. Faut-il voir dans cette réussite une suite logique du mouvement qui s’est amorcé au cours de la période précédente ? Ce succès est-il durable ? Le milieu des années 1860 amène rapidement la réponse. Les premières grandes difficultés apparaissent. Jusqu’à la fin des années 1880, les faillites d’entreprises, les pertes de marchés et l’abandon de nombreuses productions s’accumulent. En 1890, la métallurgie est devenue un secteur industriel marginal où seuls les travaux liés à la navigation à vapeur restent importants. Cette dernière partie invite à s’interroger sur les raisons de la spécialisation forcée de cette industrie marseillaise dans des activités fondamentalement différentes de celles du secteur à ses origines et qui correspondent plus étroitement à l’imaginaire économique phocéen.
17L’histoire de l’industrie marseillaise de la métallurgie et de la construction mécanique est celle d’une réussite de moyenne durée. L’échec final ne doit pourtant pas masquer l’importance et l’originalité d’un mouvement qui a une valeur exemplaire à double titre. Cette histoire est un parfait révélateur du dynamisme industriel des régions du nord de la Méditerranée dans un secteur de pointe et de la vigueur d’une métallurgie basée sur la transformation des métaux au cours du xixe siècle. Comme Barcelone et Gênes, Marseille a été une ville du fer et de la vapeur durant la première révolution industrielle.
Notes de bas de page
1 Statistique de la France, Paris, t. XIX, p. 1873, p. 787.
2 Chastagnaret G., « La Méditerranée ou l’industrialisation masquée », Alliages, n° 24-25, 1995, p. 295-306.
3 Cf. bibliographie.
4 Pierrein L., Industries traditionnelles du port de Marseille : le cycle des sucres et des oléagineux, 1870-1968, Marseille, 1975, p. 32.
5 Lescure M., « Companies and Manufacturers of the First Period of Industrialisation of Marseilles » dans Jobert P., Moss M. (dir.), The Birth and Death of Companies : an Historical Perspective, New Jersey, 1990, p. 105-120.
6 Ibid., p. 117.
7 Roncayolo M., L’Imaginaire de Marseille : port, ville et pôle, Marseille, 1990. Cette idée est déjà présente dans sa thèse avec la notion de rapidité du mouvement (cf. Les Grammaires d’une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Paris, 1996, p. 142).
8 Chastagnaret G., « Marsella en la economia internacional del plomo », RHI, n° 1, 1992, p. 11-38.
9 Daumalin X., courdurié M., Vapeur et révolution industrielle à Marseille, Marseille, 1997.
10 Cf., en bibliographie, les ouvrages de D. Woronoff et de M. Levy-Leboyer.
11 Cf. bibliographie.
12 Plus de 500 mètres de documents rien que pour la série 137 AQ des Archives nationales.
13 Cf. Chastagnaret G., Témime E., « L’âge d’or de l’industrie à Marseille » dans Marseille au xixe siècle, Paris-Marseille, 1991, p. 109-113.
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Espaces et temps de la nation turque
Analyse d’une historiographie nationaliste (1931-1993)
Étienne Copeaux
1997