Téda et Kanouri : les relations interethniques à Fachi
p. 139-148
Texte intégral
1Fachi est l’oasis la plus au sud d’un chapelet d’oasis qui s’égrènent de Bilma par le Kaouar jusqu’au Djado. Cette ligne Fachi-Djado, qui se prolonge jusqu’à El Gatroun au Fezzan, sépare les sahariens berbères (les Touaregs) à l’ouest, des sahariens noirs (appelés « Toubou » par Charles Le Cœur) à l’est.
2Dès le VIIIe siècle peut-être (Le Cœur, 1950 : 177), et en tout cas à dater du XIIIe siècle au plus tard, les oasis de Fachi à El Gatroun furent colonisées par des Kanouri, venus en ces lieux probablement sur l’initiative des souverains du Kanem. Il semble que l’envoi de colons kanouri au Sahara se produisit à plusieurs reprises, et la dernière fois au XVIe siècle sous le règne du roi Idris Alaoma du Bornou. Ceux des Kanouri qui s’étaient installés au Fezzan furent chassés par les Arabes, à l’exception des habitants de Tedjéré qui sont restés sur place jusqu’à nos jours. Djado, Séguédine et d’autres villes, aujourd’hui en ruines, furent abandonnées par les Kanouri les unes après les autres à cause des incursions incessantes des Téda du Tibesti. Quelques émigrants de Djado s’établirent à Fachi. Actuellement Séguédine, Djado et un ensemble de petites oasis désignées sous le nom de Brao sont aux mains des Téda, appelés ici Brawia. Ceux-ci, au nombre de 700 environ, se rassemblent dans les oasis pour la récolte des dattes et y cultivent, de façon épisodique, quelques petits jardins. Les salines, mises en valeur par les Kanouri, sont abandonnées. Les Brawia font paître leurs troupeaux de chameaux entre Agadem et Termit, où ils repartent pour la plupart lorsque la cueillette des dattes est achevée. On compte en outre 450 Téda (Gounda et Mada, notamment) qui nomadisent dans cette région toute l’année. Au total il y a environ 1 150 Téda dans l’arrondissement de Bilma.
3Au Kaouar par contre, les Kanouri n’ont pas cédé aux pressions des Téda. Ce sont les immigrants téda qui se sont intégrés à la population kanouri, tandis qu’un rameau détaché des Téda Tomagra du Tibesti prenait le commandement et exerçait le pouvoir politique sur cette population mélangée de Kanouri et de Téda. Les habitants du Kaouar (2 800 individus) s’appellent Guezebida ; ils tirent leur nom de la ville de Guezebi, autrefois la plus importante du Kaouar. Les Guezebida parlent le kanouri, ils sont sédentaires et vivent du produit de leurs jardins et palmeraies.
4Aujourd’hui encore Bilma et Fachi sont peuplées de Kanouri (2 200 habitants). L’arrondissement de Bilma compte 36 % de Kanouri, 46 % de Guezebida et 18 % de Téda.
5Si, pour la circulation motorisée, Fachi semble une oasis lointaine et isolée dans l’erg de Bilma, elle est pour le trafic caravanier un centre important et un lieu d’étape indispensable, où passent non seulement les grandes caravanes de sel des Touaregs, mais encore de nombreuses petites caravanes téda, daza, azza, manga et dagara (Fuchs, 1983 : 126-127). Le commerce caravanier est donc la source de contacts fréquents entre les Kanouri de Fachi et d’autres groupes ethniques. La forme et la fréquence des relations interethniques varie beaucoup selon l’ethnie considérée.
6Les Touaregs qui viennent à Fachi sont tous des hommes, meneurs de caravanes. Les Touaregs et les Kanouri estiment que les différences ethniques et culturelles entre eux sont considérables. Chez les Kanouri le commerce caravanier est pratiqué aussi bien par les hommes que par les femmes et les enfants. Aussi le commerce avec les Touaregs met-il en contact un petit nombre d’hommes touaregs avec des Kanouri des deux sexes et de tous les groupes d’âge. Le contact se limite en général au commerce. Il n’y a pas d’intermariage. Les Touaregs excluent tout mariage avec un ou une Kanouri, et la plupart d’entre eux étendent cette interdiction à tout rapport sexuel. Il est très rare qu’un caravanier touareg se rende chez une prostituée dagara de Fachi. Les Kanouri pour leur part ne feraient pas obstacle au mariage avec un ou une Touareg. Les habitants de Fachi accueillent tous les étrangers, quelle que soit leur appartenance ethnique, leur race ou leur culture, et sont prêts à les intégrer, à la condition toutefois qu’ils soient musulmans. La tolérance des Kanouri est considérée par les Touaregs comme signe de leur infériorité, qu’ils expliquent par la suzeraineté qu’ils exercèrent eux-mêmes jusqu’à l’époque coloniale sur Bilma et Fachi. Mais les causes en sont aussi économiques : les Kanouri de Fachi et de Bilma dépendent des caravanes touarègues qui assurent leur subsistance. Les traditions des Kanouri de Fachi soulignent le caractère constamment pacifique de leurs rapports avec les Touaregs. D’après elles, il n’y a « jamais » eu de guerre avec les Touaregs. Pendant la révolte des Touaregs de 1916-1918 les habitants de Fachi, en dépit de la défense absolue qui leur en avait été faite par l’autorité française, prirent des contacts secrets avec les Touaregs et aidèrent Kaoussen, leur chef, qui fit étape à Fachi dans sa fuite. Ils subirent à ce titre les représailles des militaires français, qui menèrent Fachi au bord de la ruine.
7Les Téda désignent Fachi sous le nom d’Agram. Ceci prouve que leurs contacts avec cette oasis sont postérieurs à ceux des Touaregs puisque Agram est l’ancienne désignation touarègue de Fachi, tombée en désuétude. Les contacts entre les Téda et les Kanouri de Fachi remontent sans doute à 150 ou 200 ans. Avant la pacification de la « circonscription de Bilma », leurs rapports étaient surtout de nature guerrière. La fortification de Fachi, la construction de la citadelle (gasr), sont essentiellement une réponse aux incursions des Téda. Les vieillards de Fachi se souviennent bien du temps où la population de l’oasis vivait dans la peur constante des Téda.
Fig. 13 – Contraste des habitats : tentes téda aux abords de la ville morte de Djado (1946)
(Cliché Marguerite Le Cœur.)
8Ce sont ces derniers qui décidaient à leur gré de la nature pacifique ou non de leurs rapports avec les Kanouri de Fachi. Ceux-ci, quant à eux, se tenaient toujours sur la défensive. L’arrivée d’un ou plusieurs Téda a toujours provoqué à Fachi l’état d’alerte. Lorsque les Téda venaient avec des intentions pacifiques, ils s’établissaient avec leurs marchandises à la périphérie de la ville et attendaient que les habitants de l’oasis osent sortir et commercer avec eux. Lorsqu’ils venaient pour piller, les Téda au contraire cherchaient à dissimuler leur arrivée, pénétraient dans les jardins et récoltaient ce qu’ils n’avaient pas semé. S’ils surprenaient un travailleur isolé dans les salines ou une femme ou un enfant sur leur chemin, ils n’hésitaient pas à l’enlever. La victime réussissait parfois à s’échapper, mais le plus souvent elle était vendue comme esclave. Certains Kanouri ainsi réduits en esclavage ne réussirent à regagner Fachi que des dizaines d’années plus tard. Les rapts étaient généralement exécutés par deux ou trois Téda qui s’enfuyaient avec la victime. Ils ne risquaient pas d’être poursuivis, car les habitants de Fachi n’avaient aucune monture pour ce faire. De plus, ils n’osaient pas sortir de la citadelle, où toute la population restait réfugiée tant qu’elle n’était pas fixée sur le nombre des attaquants, poignée d’individus ou grande expédition guerrière.
9Ces grandes expéditions réunissaient de 50 à 200 Téda, auxquels se joignaient parfois des Arabes. Elles avaient pour but de piller les caravanes de sel des Touaregs, mais des témoins racontent que les Téda essayèrent également, au moins à deux reprises, de prendre d’assaut la citadelle de Fachi. Quand Touaregs et Téda se battaient, les habitants de Fachi restaient neutres. Réfugiés dans leur citadelle, ils attendaient l’issue du combat. Ils préféraient les Touaregs, mais rendaient également service aux Téda lorsqu’ils étaient vainqueurs. Le chef Agrama Agi, par exemple, offrit aux Téda son magasin pour déposer le butin qu’ils avaient enlevé aux Touaregs et qu’ils ne pouvaient emporter aussitôt. Agrama Agi fut alors accusé par les Français de complicité avec les Téda et mis en prison. On nous dit également que les marabouts (malamwa) de Fachi confectionnaient pour les Téda des amulettes destinées à bloquer les fusils des ennemis.
10La supériorité guerrière des Téda ne faisait pas de doute aux yeux des Kanouri, c’ est pourquoi ils s’efforçaient de composer avec eux. Il ne leur serait jamais venu à l’esprit de répondre aux rapts des Téda par des représailles, de capturer par exemple un pillard téda, de le vendre comme esclave ou de le rançonner. Ils restaient soumis à leur sort et tentaient d’éviter le pire par des concessions ou des pourparlers. Ce n’est qu’en dernier recours qu’ils se défendaient. Les rapports des Kanouri de Fachi avec les Téda sont restés jusqu’à nos jours marqués par ces faits historiques, conservés par la tradition.
11Depuis la pacification, le danger a disparu et de nombreuses relations personnelles et commerciales se sont nouées, mais les Kanouri ont toujours le sentiment qu’à maints égards les Téda leur sont supérieurs. Ils voient cette supériorité dans certains traits de caractère, négatifs et positifs, qu’ils attribuent aux Téda : leur intelligence par exemple, qui les porte à employer toutes sortes de ruses (la ruse est très à l’honneur chez les Téda) et en fait des hommes d’affaires roués et sans scrupules, mais aussi amusants et pleins d’esprit, si bien que leur compagnie est très appréciée. Le Téda ment, trompe et vole, disent les habitants de Fachi, et s’entend à toutes sortes d’intrigues. Ils craignent ses colères subites, qu’accompagne le mépris de la mort. « Le Téda tire vite le couteau et ne craint pas d’y laisser la vie », dit-on à Fachi avec un sentiment qui oscille entre l’admiration et le mépris.
12On sait que la plupart des Téda sont des musulmans négligents, qu’ils se livrent à diverses pratiques magiques et qu’ils sont loin d’atteindre la dévotion et l’instruction religieuse des habitants de Fachi. Et pourtant, c’est avec beaucoup de gravité qu’il nous fut rapporté l’histoire suivante : un prisonnier téda évadé de la prison de Bilma avait soulevé le vent de sable qui soufflait depuis quelques jours, afin de faire disparaître ses traces. Autrefois de même, à ce qu’on raconte, les Téda dissimulaient leurs expéditions guerrières à l’ennemi en « produisant » un épais brouillard sec.
13L’attitude des Kanouri de Fachi envers les Téda se caractérise donc par un mélange de sentiments contradictoires : admiration, mépris, respect, reconnaissance, crainte et méfiance. Il s’y ajoute le prestige de la noble ascendance de la plupart des Téda connus à Fachi (ils sont descendants des Tomagra, des Gounda et des Ama), prestige qui rayonne aussi sur les Téda moins nobles. De plus, les habitants de Fachi considèrent les Téda, du point de vue esthétique, comme « une belle race » et les femmes téda sont très prisées par eux. Le mariage avec une femme téda est prestigieux pour un homme kanouri. Inversement, lorsqu’un Téda désire se marier avec une femme kanouri, il ne rencontre aucune difficulté à prendre épouse même dans les familles les plus réputées. L’épouse kanouri d’un Téda reste toujours à Fachi. Son mari passe en général plusieurs mois de l’année ailleurs avec son troupeau, dans un campement où il a le plus souvent une autre femme, téda, puis vient quelque temps chez sa femme à Fachi. Le nombre des mariages entre Téda et Kanouri est très faible. En 1984, on trouvait à Fachi seulement trois femmes téda mariées à des Kanouri, et un Téda marié avec une femme kanouri. De telles unions sont tenues pour avoir peu de chance d’ être durables. Avant la pacification, il n’y avait aucun mariage entre Téda et Kanouri.
14Malgré des différences de langage, les Téda et les Kanouri peuvent se comprendre sans difficulté. Pourtant les habitants de Fachi considèrent la culture téda comme très différente de la leur. Elle se caractérise à leurs yeux par un mode de vie (le nomadisme) et un psychisme particuliers. L’intégration de Téda à Fachi ne pose pas de problème, comme nous l’avons vu, mais les Kanouri de Fachi ne peuvent concevoir l’inverse, l’intégration d’un Kanouri dans un groupe téda. Cette opinion est confirmée par l’histoire des Guezebida. Ces derniers, habitants du Kaouar, sont une population mélangée de Téda et de Kanouri, mais de culture kanouri. En effet, ils sont le fruit d’unions entre hommes téda et femmes kanouri, et ce sont les mères qui transmirent aux enfants leur culture.
15Par décision administrative, les Téda de Termit furent affectés au « canton de Fachi » et soumis aux ordres du maï, chef du canton de Fachi. C’était un lourd fardeau pour ce chef, qui devait non seulement encaisser les impôts des nomades, mais aussi régler les nombreuses et interminables querelles des Téda. Le maï Agrama Agi essaya de se débarrasser d’eux, mais en vain, car ni l’ Administration française ni l’Administration nigérienne ne réussirent à faire admettre aux Téda de Termit un chef téda reconnu par eux tous. En sa qualité de chef de canton, le maï de Fachi a développé une influence considérable sur les Téda de Termit. Des relations nombreuses et étroites se sont établies entre eux, mais la conscience profondément enracinée des différences ethniques n’a pas disparu. Les trois femmes téda mariées à Fachi restent des étrangères, distinctes des femmes kanouri par le langage, le costume et les bijoux. Elles nous ont donné l’impression de ne pas chercher à s’assimiler, car elles tirent prestige de leur ethnie d’origine.
16Le commerce des Kanouri avec les Téda est très différent du commerce avec les Touaregs. Les Téda n’organisent pas de grande caravane. Ils font paître leurs troupeaux de chameaux dans la région d’Agadem et de Termit, et vont de temps en temps dans les oasis du Kaouar, à Séguédine et Djado, où beaucoup d’entre eux possèdent des palmiers dattiers. Leurs voyages commerciaux les conduisent au nord jusqu’à El Gatroun et Sebha au Fezzan, au sud jusqu’aux marchés du Bornou. S’ils sont dans la région de Fachi, ils y passent aussi et s’y rencontrent toute l’année. Leur arrivée se fait sans bruit. Ils offrent rarement leurs marchandises au public, mais pratiquent le commerce dans la maison du client. A la différence des Touaregs, qui s’installent toujours en dehors de la ville, les Téda logent souvent chez un Kanouri qui leur donne l’hospitalité pendant leur séjour à Fachi. En raison de leur profond individualisme, ils voyagent souvent seuls. Il est rare que plus de deux ou trois Téda, conduisant trois à cinq chameaux, voyagent ensemble, si ce n’est lorsqu’ils mènent des chameaux de boucherie en Libye. Ce sont alors dix à quinze Téda qui se réunissent pour conduire cinquante à soixante-dix chameaux, la plupart non chargés, sur les marchés du Fezzan. Parmi les chameaux se trouvent parfois des animaux appartenant à des Kanouri de Fachi. Les propriétaires les ont confiés aux Téda qui les vendent en prenant une commission.
17Les Téda venus du nord apportent à Fachi, en petites quantités, des marchandises importées de Libye, notamment des tissus, des vêtements, du thé et du sucre. Les Téda venus du sud apportent les produits de leur élevage : du beurre, de la viande séchée, ou du bétail sur pieds (des chèvres ou un chameau de boucherie, d’origine parfois douteuse). Pour les voyageurs téda, Fachi est un lieu d’étape où ils peuvent déposer leurs marchandises, ou bien laisser pour quelque temps leur femme et leurs enfants sous la protection des habitants.
18Par manque de pâturage les habitants de Fachi ne peuvent garder de chameau sur place. Mais il y a toujours eu parmi eux des propriétaires de chameaux. Avant l’époque coloniale, ils les achetaient aux Touaregs. Ceux-ci prenaient soin des animaux et, en cas de besoin, les conduisaient à Fachi. Après la pacification, les Kanouri de Fachi confièrent leurs chameaux aux Téda puisque les pâturages de Termit sont plus faciles à atteindre et qu’ils entretiennent toute l’année des relations avec les Téda de Termit.
19Comme marques de chameaux, les Kanouri utilisent surtout des marques téda. L’adoption d’une marque n’est pas arbitraire ; c’est le signe d’une étroite relation. Les individus qui utilisent la même marque constituent une « association protectrice » ; il y a entre eux une sorte de parenté, et l’animal porteur d’une marque est placé sous la protection de celui qui la possède. Comme les Téda de Termit appartiennent notamment aux clans des Tomagra, Gounda et Mada, les chameaux des habitants de Fachi portent surtout les marques de ces clans. La marque des Tomagra, le mezeri (« couteau de jet »), est aussi utilisée à Fachi comme marque de sel.
20Du point de vue ethnologique, les Daza font également partie du « monde toubou ». Les Kanouri de Fachi cependant considèrent les Téda et les Daza, en dépit de fortes similitudes culturelles, comme deux ethnies distinctes par leur ascendance et leur psychisme. Les Daza n’ont pas le caractère ambivalent des Téda, ils sont tenus à Fachi pour des gens simples, modestes et tranquilles, peu instruits sur le plan religieux, et on les traite toujours avec une certaine hauteur. Les Daza qui passent à Fachi n’ont pas d’ascendance noble. Ils n’ont jamais menacé ou attaqué Fachi, c’est pourquoi on leur témoigne moins de respect qu’aux Téda. Ils campent toujours en dehors de la ville, aussi les contacts se limitent-ils au commerce. Celui-ci remonte à de nombreuses générations, mais son volume reste limité. Les Daza prennent peu de sel, ils préfèrent les dattes qu’ils échangent en petites quantités avec un grand nombre de clients. Selon nos informateurs, il n’y a jamais eu de mariage entre les Kanouri et les Daza. Les habitants de Fachi considèrent les Daza comme des pasteurs et chasseurs sahéliens peu fortunés, au pays lointain et mal connu.
21Les Kanouri de Fachi entretiennent, avec les Guezebida, des relations moins étroites que les Kanouri de Bilma. On trouve des Guezebida installés à Fachi et plusieurs Kanouri de Fachi établis au Kaouar. Les relations sont étroites avec Dirkou, où plusieurs habitants de Fachi possèdent des palmiers dattiers. Inversement quelques Guezebida possèdent des palmiers dattiers à Fachi. Lorsque les traditions recueillies à Fachi mentionnent des Guezebida, il s’agit toujours du clan du « maï de Dirkou », appelé aussi « maï du Kaouar » ou bien, en langue téda, « derdé de Dirkou ». Le clan qui fournit les « maï de Dirkou » est un rameau détaché des Tomagra. Les Gounda, nombreux parmi les Téda de Termit, descendent également des Tomagra. Plusieurs clans Guezebida se réclament d’un fondateur Gounda venu du Tibesti, qui se fixa au Kaouar et épousa une femme kanouri. Le mariage du fondateur du clan avec une femme kanouri symbolise la formation du groupe des Guezebida, mélange de Téda et de Kanouri. Les Kanouri de Fachi ont contracté avec les Guezebida des liens d’alliance auxquels ils attachent une grande valeur en raison du haut prestige que confère à ces derniers leur descendance des Tomagra et des Gounda. Avant l’époque coloniale, le « ma ï de Dirkou » en tira argument pour extorquer des cadeaux (aliments et vêtements) aux habitants de Fachi, qui étaient considérés dans la région comme des gens riches, mais d’un rang inférieur. Les Guezebida n’usaient jamais envers eux de violence, car « on ne doit pas faire violence à un parent », d’autant plus que les habitants de Fachi étaient les plus forts. Mais les Guezebida pouvaient toujours les menacer d’une incursion des Téda du Tibesti, leurs parents redoutés. Les Kanouri de Fachi se flattent donc d’une part de leurs liens avec les Guezebida, c’est-à-dire avec le clan du « maï de Dirkou », mais d’autre part ils accusent le chef des Guezebida de tirer profit du voisinage de Bilma pour intriguer à leur détriment auprès de l’Administration.
22Les Guezebida parlent le kanouri et, de l’avis unanime des habitants de Fachi, leur culture a plus de traits communs avec celle des Kanouri que celle des Téda. Pourtant, ils considèrent les Guezebida comme un groupe ethnique distinct, auquel ils sont apparentés. Bien qu’ils classent les Guezebida parmi les « étrangers », les habitants de Fachi s’accordent à dire que ceux-ci ont avec les Kanouri de Bilma et de Fachi plus de similitudes culturelles qu’avec n’importe quel autre groupe. Ils partagent la même langue, le même habitat, des conditions de vie identiques et une histoire commune. Ils ont le sentiment de partager le même destin. Mais ils n’ont jamais été solidaires dans le domaine politique, ils n’ont jamais mené une action politique commune. Les mariages d’un groupe à l’autre sont cependant fréquents, car ils ne posent pas de problème.
Conclusion
23Les relations entre les Kanouri de Fachi et les Téda se caractérisent par les faits suivants :
le facteur historique. La menace que les Téda ont fait peser pendant deux siècles sur les Kanouri de Fachi marque très fortement leurs rapports. Les traditions orales en gardent le souvenir, de même que les témoins encore survivants ;
les différences culturelles. A Fachi, les Téda sont représentés principalement par les Brawia et par les Gounda et Mada de Termit et Agadem. Bien qu’ils aient de nombreuses similitudes culturelles et puissent sans difficulté se comprendre, il reste entre les Kanouri et les Téda une disparité ethnique et culturelle profonde, que les Kanouri attribuent à la différence de mode de vie (nomade/sédentaire) et au « caractère » spécifique des Téda. Les Kanouri reconnaissent la noblesse des Téda et la supériorité de leur rang. Il n’y a pas d’interdiction de mariage, mais de fait, il est rare que les Téda se marient avec les Kanouri ;
le facteur d’intégration. Si certains Téda ont pu s’intégrer à la population kanouri de Fachi, l’inverse ne se produit pas. Chez les Téda, la disposition à l’intégration est plus grande chez les hommes que chez les femmes. Or, c’est par les femmes que sont conservées et transmises les valeurs culturelles du groupe ethnique. L’histoire des Guezebida montre que des mariages nombreux entre des hommes téda et des femmes kanouri ont mené à une « kanourisation » des Téda.
Fig. 14 – Femmes Ulâd Sulaymân en voyage (Niger, 1969)
(Cliché Catherine Baroin.)
Bibliographie
OUVRAGES CITES
Le Cœur, Ch., 1950. Dictionnaire ethnographique téda, Paris : IFAN (Mémoires de l’institut Français d’Afrique Noire, n° 9).
Fuchs, P., 1983. Das Brot der Wüste – Sozio-Oekonomie der Sahara-Kanuri von Fachi, Wiesbaden : Studien zur Kulturkunde, 67.
Auteur
Professeur à l’institut für Völkerkunde de Göttingen.
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Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
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Culture et politique
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2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
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2007