Chapitre VI. Termes et formes de l’échange
p. 157-214
Texte intégral
1Dans la suite de notre analyse, le fil conducteur se différencie quelque peu de celui, chronologique puis thématique, de notre présentation. Il ressort de toutes nos descriptions que cet ensemble rituel exhibe la confrontation de deux groupes, de deux mondes, de deux visions qui, en chaque interaction – lieux, actions, attributs, etc. –, ont dessiné un partage omniprésent entre les pôles duquel se dressent de nombreux intermédiaires, partage qui confère à l’ensemble un visage janusien. Il a fallu ordonner les sons, les couleurs, les heures, les goûts et les matières, les enchâsser dans un cadre, un fond, qui leur donnât la possibilité d’être signifiants.
2C’est de l’observation répétée du rituel que provient l’impression que tout ce qui se passe pendant le cycle du Carnaval est un vaste mouvement d’échanges, depuis les échanges matériels qui connotent l’aide, le service ou le troc, jusqu’aux échanges métaphoriques, telles les danses antagonistes ou les courses-poursuites. En conséquence, nous appellerons « forme de l’échange » la matrice dans laquelle se coule notre analyse des termes de l’échange. Cette optique a l’avantage de grouper des événements que l’on ne songerait pas à accoler en ne considérant que leur sémantique apparente.
3Cette intuition fondamentale est corroborée à nos yeux par l’importance de la forme orale prévalente pendant ces fêtes, à savoir le dialogue rituel ou « échange de cœurs ». Cet échange-là ne pouvait être délié des actions auxquelles nous assistions, et c’est, bien davantage qu’un impératif méthodologique « ethnolinguistique », l’incomparable beauté de ces dialogues, le grand nombre d’interlocuteurs impliqués, la gamme infinie des variations de tons, de durée, de style – le sentiment aussi de ne pouvoir en approcher le sens que de très loin –, qui nous ont poussés à nous pencher sur ces paroles rituelles. Les danses colorées et sonores, les femmes parées, les aiguilles de pin sur les sols des maisons et des yax na pimpantes, les arcades de fleurs sur les palanquins, l’obscène drôlerie des clowns, les glissades de la « guerre rouge », et même le temps grave du juramento ne seraient que des outils incomplets s’il n’y avait les pat’o’tan, récitations au xoral dans le soleil levant des matins froids quand les paroles sortent avec leurs volutes de buée, scansions de l’assoupissement dans la chaleur accablante de midi devant les abris verts, murmures intimes dans l’église, entretiens secrets dans l’obscurité de la cache des grandes danseuses, affrontements las du crépuscule, salutations reprises et reprises comme des litanies, remerciements vociférés comme des disputes, invocations proférées comme des batailles...
4Au demeurant, il était nécessaire de comprendre où et comment s’incruste cette parole dialogique, et quelle utilité elle a pour le rituel. Les figures et les tropes ne sont pas des ornements substitués à une parole standard (d’ailleurs problématique), mais bien des procédés génératifs interactifs. « Les tropes nous livrent le code de la symbolisation », écrit Todorov (1994 : 47), rappelant « le pressentiment formulé par Benveniste et Barthes, que la figure régit non seulement l’emploi du langage mais aussi les autres systèmes symboliques » (ibid. : 38).
5Nous avons donc confronté le modèle des échanges de discours rituels, les pat’o’tan, avec les actions, les personnages, les événements, les temps et les lieux que nous avions pu définir et analyser. Nous en avons retiré un premier avantage : réunir le dire et le faire, ces deux pôles de l’activité relative aux puissances surnaturelles. En les traitant ensemble sans tenir compte de leur nature (orale ou gestuelle), nous avons par là même évité de faire l’exégèse de l’un par l’autre ou de produire une justification du rituel par le discours. Le deuxième avantage consiste en ce que les dialogues rituels ne sont pas si rituels que cela, mais débordent sur le quotidien (Gossen, 1974b ; Haviland, 1992 ; Monod Becquelin, 2000) et que le caractère majeur de cette tradition dialogale est bien de « disputer » avec un interlocuteur. On a donc à disposition dans l’étude des pat’o’tan un exemple révélateur de la culture orale entière, c’est-à-dire, outre le cœur rituel, l’exercice de l’argumentation, les articulations de la causalité, les expressions du désir et du regret, bref, l’interaction de façon concentrée et plus claire que dans d’autres genres tels que les récits ou les prières. En tant que figures prototypiques de l’interaction, les pat’o’tan nous en disent autant sur la façon de penser que sur le rituel lui-même.
6On précisera les termes des principaux échanges en jeu dans le Carnaval – au sens large –, c’est-à-dire les aliments, les paraphernalia, les musiques et les danses, les discours rituels. On définira ensuite les formes des rapports que ces termes entretiennent entre eux. Nous illustrerons auparavant notre propos à l’aide de quelques vers.
7Les premiers mots du dialogue prononcé dans la clairière et au crépuscule par le chef des kabinal devant les autorités de la communauté sont les suivants :
jtate jnich’ (a) najel
kaj (a) wal prinsipal
bin k’an kut (t) ika stukel
bin k’an jpastika stukel
la jtahbeytikix talel yorail
la jtahbeytikix talel sk’ahk’alel...
8On peut commenter ces six vers, qui seront d’ailleurs répétés des centaines de fois : tout est dit, et la forme est canonique.
9Tout d’abord, on remarquera le parallélisme visible qui contraint ces six vers en trois sous-ensembles :
1. j-tate j-nich’ (a) n-aj-el | mon père mon géniteur |
2. k-aj (a) w-al prinsipal | mon seigneur principal |
3. bin k’an k-ut-(t)ik-a s-tukel | qu’allons-nous dire |
4. bin k’an j-pas-tik-a s-tukel | qu’allons-nous l’aire |
5. la j-tah-bey-tik-ix tal-el y-ora-il | nous avons déjà atteint le moment |
6. la j-tah-bey-tik-ix tal-el s-k’ahk’-al-el : : | . nous avons déjà atteint le jour... |
10et oblige à constater que le rapport qui unit les deux premiers vers – énumération dans un même ensemble d’autorités (père géniteur / seigneur principal) – est distinct du rapport qui scelle la complémentarité des vers 3 et 4 (dire / faire), distinct encore de la confrontation paraphrastique d’un emprunt espagnol et d’un synonyme maya (moment / jour) dans les vers 5 et 6.
L’énumération asyndétique forme une série en liant sémantiquement des items entre eux ; la complémentarité des opposés – qui s’emboîtent parfois si fort qu’ils se figent morphologiquement – révèle le fonctionnement dualiste qui, dans les langues mayas, traduit un grand nombre de concepts (sans pour autant que la pensée s’y réduise, cela va sans dire) ; la paraphrase qui déplace et module le « même » pour en faire un « pas tout à fait autre » fournit d’autres conceptualisations du référent, rhétoriquement, linguistiquement et pragmatiquement analysables (Fuchs, 1982).
Les deux premiers vers présentent l’allocutaire majeur, groupe social des autorités présentes, immédiatement associées aux ancêtres géniteurs et surnaturels.
La définition du rituel est donnée, celui-ci étant composé d’actions inséparables : « dire » et « faire ».
L’espace-temps est instauré par rapport à l’énonciation et par rapport à des actions antérieures qui ont préparé celles qui sont effectuées : l’aspect employé est le perfectif, pour signifier que la borne de l’action énoncée par le prédicat verbal est indiquée. Le lexème est un verbe de mouvement (« atteindre »), spatio-temporel métaphorique de la conception épisodique et cyclique des célébrations. Le directionnel talel indique que le mouvement s’achève au lieu d’où parle le locuteur.
Un dialogue est établi, rendu inéluctable par la forme interrogative qui suppose obligatoirement réponses. Celles-ci seront d’ailleurs de deux ordres : l’acquiescement (« back-channel response »), presque a-sémantique, répétition en tuilage de quelques vers, et la prise de parole de l’allocutaire qui devient locuteur.
11Dans cet exemple, tout se passe comme si le modeste contenu de cette entrée en matière devait être l’ouverture même du monde rituel, complexe, mettant en jeu des croyances, des savoirs encyclopédiques et linguistiques, une pratique commune des textes traditionnels. Il était alors tentant de se laisser conduire de temps en temps par la force de cet objet dont la forme épouse si parfaitement les sens. Les paroles échangées sont le modèle rhétorique à partir duquel l’interaction élabore le rituel.
12Si l’on confronte, même superficiellement, ces modalités linguistiques à la performance rituelle, nous trouvons des correspondances. Reprenons dans l’ordre les principes qui structurent ces premiers vers.
Énumération, paraphrase et mise en relations rhétoriques sont des principes organisateurs de l’ensemble du monde décrit et construit :
13– à divers niveaux, accumulation d’items pour former des séries : les instruments de musique et les animaux des kabinal, le tambour et la flûte pour mettre en mouvement les capitaines, les papayes vertes et le saindoux pour composer un plat qui joint l’animal au végétal, le froid au chaud, le cru au cuit, etc. ;
14– multiples types de complémentarité des groupes en actions, des lieux, des temporalités : nous en dressons des tableaux partiels en conclusion ;
15– la paraphrase de la consommation du cacao par le juramento sur les croix (où aucun capitaine ne prononce d’ailleurs quelque serment que ce soit), deux signes performatifs du passage de charge, ou encore la réplique du xoral par la « guerre rouge ».
Nous avons évoqué les allocutaires (ici les autorités, ailleurs les kabinal ou les musiciens, etc.), à la fois marqueurs d’une présence à laquelle on s’adresse, mais également comparses rituels indispensables, dont la manifestation la plus évidente pour l’ethnologue est que l’on attend perpétuellement qu’« ils (les autres) » arrivent pour commencer. Le lecteur se reportera aux nombreuses allusions, descriptions ou illustrations montrant les capitaines attendant les kabinal, les kabinal de San Jerónimo attendant ceux de San Sebastián, les autorités attendant à l’église, les femmes attendant leurs partenaires de danse... L’ethnologie du Carnaval est une immense attente d’événements qui ne se produisent jamais qu’après une longue expectative en abyme de partenaires qui ne sont pas encore arrivés : leur présence est aussi manifeste et structurée dans les adresses que dans la réalité.
Il serait banal de souligner la complémentarité des paroles et des actions propre à la plupart des rituels ; ici, toutefois, plus que partie prenante d’un même ensemble, ils deviennent membres d’un même paradigme au sein duquel ils se remplaçent. Dans les pat’o’tan, bien des rituels perdus ou cachés se retrouvent, dont l’indice est, entre autres, le décalage avec la « réalité » factuelle des mentions (les animaux des kabinal en sont un exemple, comme l’invocation des ajaw dans les prières de guérison, réduite aux termes des espèces dont ils sont les maîtres), mais, dans la pratique aussi, l’on découvre du non-dit : par exemple, les offrandes sacrificielles à l’Ajaw Bahlumilal et la consommation de cacao qui n’apparaissent pas littéralement dans les discours.
Nous avons insisté au début de l’ouvrage sur la relative difficulté à établir le point d’origine d’un incipit du Carnaval. Le système modo-aspecto-temporel du tzeltal – et des langues mayas en général – met l’accent sur l’aspect puis sur le mode, qui supplantent de loin les indications strictement temporelles. Là encore, nous trouvons une coïncidence entre la construction rituelle de l’espace-temps social et l’« esprit » de la langue, pour prendre un terme évocateur emprunté à Humboldt. Aspect, c’est-à-dire considération de l’action ou de l’événement, dans son processus, sa durée, son début ou sa fin, ses modalités de déroulement. La grande division aspectuelle du tzeltal est celle qui sépare l’imperfectif ou cursif, c’est-à-dire la vision de l’action en cours, et le perfectif, c’est-à-dire l’action achevée, son résultat et ses effets. Nous l’avons remarqué plus haut, c’est le perfectif qui domine, et de loin, dans les dialogues rituels du Carnaval. Or, le Carnaval est bien un achèvement, le résultat d’une série d’actions passées, la fin d’une longue et exténuante marche sous le poids de la charge et de la grossesse. Aboutissement d’une fécondation, terme de l’effort qui porte, jusqu’à sa naissance dans l’aube blanche, le soleil et qui, avec lui, inaugure le renouveau, la vie.
La forme dialogique subsume toutes les manifestations rituelles, or il serait vain d’y plaquer deux récitants seulement. Comme on a pu le montrer, le dialogue provoque des réponses qui vont du silence à la repartie sémantique virulente ou argumentative, en passant par toutes les formes d’acquiescement. Comment ne pas évoquer alors le mutisme des capitaines qui répondent en dansant et, sans user de trop de métaphore, le bal des figures en voltes ou en lignes qui présentent, comme autant de degrés, le cas que l’on fait de l’autre ? Les interlocuteurs muets sont foison, on l’a vu au hasard des descriptions et des illustrations, au rang desquels, bien sûr, ancêtres, esprits et divinités..., mais aussi femmes, « public », membres de l’Église, visiteurs ; autant de présences indispensables dès lors que la fête se tient au centre « cérémoniel » et implique, dans cette organisation territoriale d’habitat semidispersé, un considérable déplacement d’hommes, de matériaux et de biens. Un déplacement – un échange – qui appelle une formidable mobilisation, dont nous allons examiner les détails : parures et nourritures, musiques et paroles.
La bataille des objets
Les objets du groupe des capitaines : du rouge, de l’or et des violons
16Les capitaines et leurs comparses disposent assurément de marques d’identité, vêtements et objets. En premier lieu, on remarque un fort anachronisme du vêtement, éloigné dans le temps, les couleurs, la matière et les accessoires. Les pièces consistent en un pantalon et une veste de ratine rouge, de forme ancienne, une chemise, un chapeau. À ce costume sont ajoutés des galons dorés et des clochettes, au chapeau, des rubans. Le foulard de couleur rouge imprimé, qui est la marque des capitaines quel que soit leur rang, sert à tenir les saintes bannières qui sont transportées tout au long de la célébration. Après les danses, les kabinal, qui sont chargés de les porter d’une maison de capitaine à l’autre, les empruntent par l’entremise de leur chef qui sollicite les pièces de tissu des capitaines pour entourer les hampes des oriflammes flamboyants.
17Les femmes rituellement associées aux capitaines, c’est-à-dire les danseuses, portent également un costume « déplacé » dans le temps : des jupes fleuries, très longues et de coupe ample s’opposent visuellement au vêtement bleu sombre serré et à mi-mollet qu’elles portent habituellement ; leurs cheveux sont dissimulés sous des enroulements et tressages de rubans, au lieu d’être visibles et mis en valeur par de multiples pinces et barrettes ; et leur mutisme total pendant les danses contraste avec leur bavardage incessant pendant les travaux ou les pauses. Ajoutons enfin que leurs meneurs, principales ou alguaciles, sont de hautes autorités communautaires. Les épouses et parentes des autorités représentent donc, de par leurs attitudes et leur costume, cette moitié essentielle de la société qu’est la gent féminine. De plus, les trois âges sont représentés, chacun avec son rôle : les vieilles femmes, épouses des principales, qui reçoivent les peaux et conduisent les danseuses ; les femmes adultes qui dansent avec les kabinal ; enfin, les petites filles qui dansent avec les capitaines et courent pendant la « guerre rouge ».
18Également dans l’orbe des capitaines, qui sont immobiles et muets et qu’il faut donc mettre en mouvement, les instruments de musique qui leur sont associés sont de toute première importance. L’oficial et le caporal guident tous les déplacements à l’aide du tambour et de la flûte, mais ce sont les violons et les guitares qui rythment les danses.
19L’univers rituel des capitaines comporte également des pratiques festuelles (le jeûne), des marques (le sol de la maison tapissé d’aiguilles de pin) et, d’une façon générale, un ensemble d’objets (croix, nattes de palmes tressées, cierges, etc.) dont certains attestent un lien privilégié avec une liturgie de tradition coloniale.
20Cet apparat identitaire est offert en réponse, pièce par pièce, au manque d’apparat des partenaires kabinal. Il présente une forte emphase qui les déplace vers le passé colonial, au regard de la garde-robe des kabinal, produit d’un autre « décalage » qu’il convient d’élucider.
Les ornements des kabinal : des animaux, du miel et des plantes
21À l’inverse des capitaines, les kabinal exhibent des paraphernalia qui n’ont guère de relation avec la culture coloniale. Le jour des danses est le premier jour durant lequel ils revêtent leur apparence de sauvage, c’est-à-dire le miel et le lichen dit « mousse espagnole »1. Jusque-là, ils étaient en costumes « civils », mais parés des colliers de graines de Saint-Pierre (Coix lacryma-jobi ou « larmes de Job ») et coiffés de leur chapeau de paille verdie à la peinture. Les données nous manquent pour apprécier la valeur symbolique de ces premiers effets, mais il est vraisemblable qu’ils sont liés à la forêt. Ces mêmes pièces d’habits sont mentionnées dans d’autres carnavals, par exemple celui de Chamula décrit par Bricker (1973) et Gossen (1986).
22Leurs animaux-ornements2 sont constitués de singes3, d’agoutis (paca ou tepezcuintli), de kinkajous (Polos flavus ou mico de noche), parfois d’ocelots (tigrillo) et de cervidés4.
23Si l’on est sensible à la façon dont les kabinal utilisent les animaux, on constate que ces derniers se calment au cours du Carnaval : d’abord jetés violemment sur la tête et le dos des titulaires de charge, puis sur celle de leur femme, griffes emmêlées aux longues tresses de rubans, bientôt ils sont simplement placés « dans la main » des danseuses.
24En fin de parcours, tels des animaux familiers, ils mangent du maïs dans les corbeilles placées à leur intention, c’est-à-dire rien moins que l’aliment fondamental de la société qu’on leur offre, comme s’ils y avaient enfin droit. Précisons qu’à partir du moment où ils sont « rendus vivants » lors du dernier campement des kabinal à la veille de leur entrée au village, les animaux sont appellés alak’il, terme qui désigne les animaux de basse-cour, et en particulier les poulets... (dont la propriété et l’élevage sont, au quotidien, l’apanage des femmes). Si l’on sait que la socialisation commence par la nourriture, quel meilleur indice de métamorphose pour ces animaux kabinal que cette ventrée publique de grains ! Alors que les kabinal ne perdent pas leur identité – ils sifflent, huchent, plaisantent, courent, poursuivent, jettent leur chapeau et leurs colliers sur leurs partenaires danseuses tout au long de ces journées –, leurs animaux, en revanche, se radoucissent5. Ce ne sont pas les kabinal qu’il faut amadouer, ce sont les animaux de la forêt et leurs maîtres qu’il faut apaiser, auxquels il faut plaire et qu’il faut rendre propices. En réalité, loin de n’être que des ornements, ils sont un véritable troisième terme dans cette confrontation hasardeuse entre jeunes femmes parées et hommes des bois. D’ailleurs, on les distingue aussi soigneusement que s’ils étaient des personnages à part entière :
Au singe hurleur, on dit « grand-père », mais pas au singe-araignée, et ce parce que les hurleurs ont une figure de vieux. Quand on court derrière une autorité au xoral, on lui lance : « Allez, allez, compère ! » et, pour se moquer de lui, on siffle pour lui faire croire qu’il est poursuivi par un singe.
25Le terme « domestication » n’est évidemment pas le plus approprié : il s’agit plutôt d’une familiarisation ; yalak’ajaw veut dire « fils, animal familier des ajaw » : les animaux sont les petits des ajaw. Le traitement qu’on leur prodigue est celui que l’on réserve aux nouveau-nés :
laj to aw-alak’-in | on vous a encore câliné |
laj to aw-an-k’ab-in | on vous a encore mis un bracelet |
26Pour ce qui est de l’inventaire des peaux, force est de constater qu’il est réduit par rapport aux listes que livrent les pat’o’tan. Certains animaux mentionnés dans les descriptions, comme le sanglier ou l’iguane, ne sont pas attestés, non plus que les oiseaux. Il est du reste fréquent que les récitations rituelles dressent des inventaires différents de la réalité du moment – ainsi, dans les dialogues rituels des Yanomami (Lizot, 1994), les biens proposés sont en partie différents de ceux qui sont effectivement échangés – et il est possible que les variations soient strictement occurrentielles, car dues au hasard des rencontres et des prises lors de la chasse en forêt. Voici une énumération maintes fois répétée dans les pat’o’tan du Carnaval :
y-u’un y-ala max-ul | pour les singes atèles |
y-u’un y-ala bats’-ul | pour les singes hurleurs |
a laj aw-al? wokoly-u’un | tu as dit ta peine |
a laj aw-al ? trabajo y-u’un a | tu as dit ton travail |
y-u’un y-ala is-ul | pour les faisans |
y-u’un y-ala tab-ul6 | pour les pénélopidés |
y-u’un y-ala wankul-il | pour les oiseaux (?) |
y-u’un y-ala xilil-ul | pour les ? |
y-u’un y-ala nako-il | pour les perdrix |
y-u’un y-ala tohkay-il | pour les ramiers |
27Et, dans une autre liste :
inatan-ul | iguanes |
is-ul | faisans |
periko-il | perruches |
tab-ul | pénélopidés |
wankul-ul | oiseaux |
ha’mal chitam-ul | cochons sauvages |
chij-ul | cervidés |
kem-ul | sangliers |
xilil-ul | |
tsaj-al tohkay-il | ramiers rouges |
bats’-ul | singes hurleurs |
max-ul | singes atèles |
nako-il | perdrix |
tohkay-il | petits ramiers |
28D’autres animaux ont pu être attestés ou mentionnés, comme, par exemple, la belette et le chat sauvage (dont les peaux étaient jadis utilisées au Carnaval de Tenejapa). Notons également que les porteurs d’animaux du carnaval tojolabal « attaquent les autres personnages en faisant des plaisanteries et en proclamant qu’ils viennent de loin et souffrent grande faim ; qu’on les a maltraités en chemin parce que, ainsi déguisés et affublés de peaux sèches, on les prenait pour des habitants d’une autre planète ; qu’ils ont quitté leur terre car ils étaient en servage ». Il est dit qu’ils agacent les demoiselles danseuses avec ces peaux7.
29Dernier trait à rappeler, ces animaux sont intimement associés aux instruments de musique des kabinal qui, à l’exception de la flûte, sont constitués de peaux tendues, de carapaces, de conques : les deux ensembles, instruments de musique et animaux, partagent, le lundi, le même banquet de maïs.
30Les colliers de graines que portent les kabinal autour du cou sont, comme les chapeaux frangés et peints en vert, un des attributs qu’ils imposent à leurs partenaires : chapeaux empilés sur leur tête et colliers accrochés au cou des animaux qu’elles tiennent par les pattes du bout des doigts.
31Au terme de cette description, on ne peut donc pas considérer les animaux des kabinal comme étant figés dans une symbolique définitive : leur statut, à la fois sauvage et familier, à la fois animal et ancestral, à la fois mort et vivant, est, en tout état de cause, ambivalent. Leur signification évolue d’un jour à l’autre et selon le sexe de leurs partenaires : jetés sur les épaules des hommes au soir de la clairière ou les poursuivant inexorablement lors des xoral et des « guerres rouges », ils apparaissent comme des figures de l’agressivité ; placés sur les épaules des femmes, ils exhibent un aspect moins farouche qui, dans un stade ultérieur, alors qu’ils sont confiés aux mains des danseuses, s’apparente à de la familiarité. Cela voudrait dire que la domestication passe par les femmes, comme le confirme l’association des kabinal avec les grandes danseuses, image probable de l’alliance8. En outre, ce sont les femmes qui transforment par la cuisine les biens de la forêt associés à ces mêmes animaux.
32À première vue, fruits de l’élaboration d’une référence spatiale (par des objets connotant la forêt des terres chaudes), cet ensemble répond à l’image coloniale des capitaines par une référence plus lointaine, celle des ancêtres, peut-être même celle des origines de la création. Mais il faudra encore un long détour avant de caractériser ce temps (ces temps ?) des ornements des kabinal.
Les gadgets des comiques : saktan et maruchas
33Depuis les vêtements connotant intentionnellement des êtres humains pauvres et dépendants (n’oublions pas que la tâche première de ces personnages est de solliciter incessamment de l’alcool, de la nourriture et de l’argent), jusqu’aux objets de rebut qu’ils portent ostensiblement, les saktan et les maruchas présentent le visage d’une condition humaine souffrante et malmenée par la vie : titubants, sales, habits déchirés, exhibant des instruments de musique démantibulés, des simulacres d’appareils de la modernité tels que des radios, des magnétophones ou des appareils photo. Les maruchas, habillés en femmes, portent dans leurs bras ou sur le dos, emmaillotés dans des châles troués, des « enfants » cassés en plastique. À la fois provocateurs et quémandeurs, insolents, insistants, pitoyables, ils jouent, avec l’aide de ces instruments, la comédie tragique des événements de l’année : misère du paysan, épidémie, morts, violences domestiques, dénutrition, alcoolisme, tous les éléments d’une vie quotidienne difficile que la nouvelle année en préparation est censée apaiser. Leur représentation provoque la crainte des petits, l’indulgence et les rires chez les grands, notamment lorsqu’ils se mettent à parodier l’ethnographe avec son appareil photo ou son micro, ou encore lorsqu’ils sont entraînés et malmenés par les kabinal sur le terrain de la « guerre rouge ». L’exhibition de ces objets quotidiens dans le rituel leur octroie une puissance de signification qui interdit de minimiser le rôle de leurs porteurs : lamentable chronique qui, par la force performative du rituel, se transforme en véritable supplique.
Les femmes
34Nous ne pouvons que remarquer l’inégal poids des signes d’appartenance des femmes dans les trois groupes évoqués : les femmes des capitaines portent des marques d’identité saillantes (et seyantes), les femmes des kabinal n’existent apparemment pas ailleurs que dans leur cuisine ; quant aux personnages féminins du groupe des saktan, ce sont des hommes. Nous manquons d’éléments qui nous permettraient de voir dans cette répartition une conception tzeltal d’états de société, mais il serait intéressant de la rapporter d’une part au rôle de la femme dans les sociétés mayas, d’autre part à ses variantes selon les conceptions des différentes étapes de l’humanité. Le premier point n’a pas encore été l’objet d’études très poussées, à l’exception de celle de Gossen et Leventhal (1993), qui fonde la distinction de genres en la rapportant à ce qu’ils appellent « little tradition », celle des femmes et de la périphérie, et « large tradition », celle des hommes et du centre, les deux impliquant des temporalités, des objets et des genres différents. Ils s’efforcent de définir le rôle des femmes et soulignent leur présence dans les périodes et les rituels de transition, mais aucun élément ne permet de distinguer certaines femmes d’autres femmes. Un autre type de recherche se porte sur la participation féminine au changement social, depuis l’établissement de coopératives d’artisanat jusqu’à leur intégration et à leurs initiatives dans le mouvement zapatiste. Rares sont les autres points abordés et, en dehors de l’accompagnement par les femmes de la carrière masculine de leur époux ou parent et de leur complémentarité dans la vie communautaire, leur identité n’est pas autrement définie. Elle aiderait pourtant à préciser le statut du travestissement, de l’effacement ou du partage. Quant au second point, il apparaît que le contraste est marqué entre une époque préhumaine – celle des hommes-singes, pendant laquelle il y a de multiples indifférenciations dont celle des sexes, rendant compte de la relative invisibilité des femmes kabinal –, et la période ritualisée – où le partage des tâches selon la division sexuelle du travail est instaurée et où les femmes des autorités sont associées à tous les rituels. En revanche, les maruchas féminines sont le contretype de la vie harmonieuse présentée par la société rituelle (femmes des autorités qui reçoivent les peaux et dansent) et joueraient les querelles dans le ménage, principalement les réclamations acides et injurieuses des femmes contre l’ivrognerie, la violence, la paresse et les mœurs sexuelles des hommes. À travers ces personnages grotesques et décalés par rapport à notre axe autorités / kabinal, se donne à voir une périphérie houleuse qui n’intervient pas directement dans les actes du rituel, mais contrefait de façon tragi-comique la règle et l’ordre qu’institue le rituel. Performance en négatif, dans la lignée des carnavals européens, les « clowns » inversent l’ordre social pour mieux l’établir, pointant du doigt l’écart douloureux qui sépare le modèle idéel de la société des hommes et les conditions bien réelles de leur existence.
35Nous aborderons donc maintenant quelques motifs qui nous semblent propices à définir le locus et les termes de l’échange : rôle d’intermédiation des kabinal, fugacité des lieux rituels (yax na, cuisine, clairière, réclusion), dynamique et orientation du cheminement des partenaires.
Le dialogue culinaire
36Il y a dans ce domaine une dialectique précise. Elle s’exprime ici par des confrontations entre le cru et le cuit, l’un et le multiple, le sauvage et le domestique, le masculin et le féminin, toutes oppositions sur lesquelles le rituel revient sans cesse. Les charges relatives au domaine de la cuisine sont très nombreuses, même si elles ne sont pas de premier plan. Un des termes pour les désigner, outre l’expression espagnole locale mandadores de despachar (« serviteurs »), est okil k’abil, syntagme qui se traduit littéralement par « les pieds et les mains [du capitaine] ».
37Notons que si les cuisines spécialement aménagées pour la fête se trouvent à l’extérieur de l’habitation, elles sont à l’intérieur du sitio. De grands feux sont allumés pour les boissons et préparations chaudes, des tables sont disposées, le bord mordu par des dizaines de moulins auxquels se succèdent les femmes, pratiquement sans cesse du matin au soir et jusque tard dans la nuit.
38Si pendant la Saint-Sébastien les capitaines offrent aux kabinal un repas de papayes vertes et de tortillas au saindoux, au Carnaval, ce sont les kabinal qui offrent aux autorités un repas de camote et de potiron au miel. Les deux repas s’appellent « sucer le miel ». On consomme aussi la papaye à la fête de San Miguel, au mois de mai ; là encore les capitaines sont les offrants (a yak’ te lo’el chab uhchum, « ils donnent du miel à sucer et de la papaye »9).
39On peut faire un tableau comparé des deux repas (Saint-Sébastien et Carnaval), qui, bien que schématique, donne lieu à quelques constatations confirmant le caractère systématique de la réflexion culinaire.
SAINT-SÉBASTIEN | ingrédients | CARNAVAL |
papayes, saindoux | camote, chayote, potiron | |
miel, panela | ||
caractéristiques | ||
maturité incomplète | maturité complète | |
forêt | bordure de jardins | |
agents | ||
masculins | féminins | |
modes de cuisson | ||
bouilli puis grillé | grillé puis bouilli | |
propriétés | ||
papaye : froide | camote : chaud | |
saindoux : froid | chayote : froide | |
potiron : froid | ||
miel : chaud |
40Il s’agirait bien là d’un dialogue dont la langue commune est le miel, outil médiateur dans toute l’Amérique entre le sauvage et le culturel, présent dans le repas de nourritures de la forêt qu’offrent, après les avoir transformées, les capitaines aux kabinal, ainsi que dans le repas de nourritures provenant d’un espace plus domestiqué mais retourné à l’état de « nature », les jardins abandonnés, que les kabinal offrent à leur tour aux capitaines.
41Cette attention portée aux valeurs des ingrédients et modes de cuisson, aux moutures, aux consistances, aux combinaisons, se retrouve dans toutes les préparations. Les plats sont un des repères tant de la chronologie festive que du cycle de vie, et ils « accommodent » les saisons et les événements, exhibant les catégorisations utiles à la symbolique de la célébration10. Voilà pourquoi, à l’époque du Carnaval, les saveurs des préparations et des aliments se mettent au goût de la fête : on retrouve dans la conceptualisation des vivres les termes opposés, la médiation, les allusions aux différentes étapes des jardins et plantations, l’échange des biens entre la forêt et l’univers domestique, l’intention de convivialité sinon de familiarisation.
42On peut également se demander si cette débauche culinaire ne trouve pas une part de sa justification dans l’obligation de démarquer nettement la nourriture festive de l’alimentation du quotidien. En effet, au regard des caractéristiques associées à la période du wayeb, durant laquelle s’inverse la nature des choses et où, en particulier, toute semence perd sa virtualité vitale pour devenir potentiellement germe de mort, tout semble mis en œuvre aux cuisines pour « travestir » le maïs et les produits habituels de sa transformation (tortillas et posol notamment) : un travestissement qui emprunte des modalités complexes de cuisson, qui fait exceptionnellement appel à des ingrédients extérieurs à la milpa (racines et fruits, des jardins, des friches, de la forêt), qui joue du mélange savant avec des produits de médiation (miel et sucre roux). Soulignons aussi, outre la grande abondance des produits à fournir, à traiter et offrir, l’énorme quantité de travail et d’argent impliquée, la projection du but à atteindre sur plusieurs années, la dépendance nécessaire envers des parents proches et éloignés, ainsi que d’autres effets de la participation : soumission aux autorités, coopération obligatoire, engagement personnel.
43Signalons enfin que le pox ou eau-de-vie est évidemment le bien le plus et le mieux partagé, malgré les interdits prononcés par les jésuites et, plus récemment, par des sectes évangéliques. La morale de la sobriété a contredit, au-delà de l’indiscipline corporelle, le cœur même de la religiosité, car, ainsi que le disent les Tzeltal, et l’on appréciera la traduction : « La parole de dieu, c’est l’eau-de-vie. »
L’union et le partage des musiques
44Musique et mouvement (parcours ou danse) sont très souvent associés dans la tradition maya. Idiophones, aérophones et instruments à membrane existent depuis les temps les plus anciens dont témoignent représentations, sculptures et textes (Ruz, 1997). Ils participent du monde sacré mais aussi du monde quotidien. La musique accompagne les déplacements et les danses, mais également elle « signifie » pleinement, par le symbolisme attaché aux instruments ; dans certains cas, elle a, tout comme la parole, une fonction performative, et c’est « en se jouant » qu’elle met en branle le capitaine, la divinité, le soleil.
45Dans le rituel du Carnaval, la musique occupe une place importante par sa quasi-omniprésence, par le nombre des musiciens, qui peut atteindre la quarantaine, voire la cinquantaine, et ses fonctions multiples et complexes. Toute la musique du cycle étudié est instrumentale et réservée aux hommes11. Elle a pour principes essentiels de rendre publiques la succession des actes, la personnalité des groupes et la communication avec les divinités. Son exécution se place dans les limites du développement spatio-temporel du rituel et, réciproquement, elle contribue à situer son déroulement dans le temps et l’espace. L’identité des différents groupes musicaux – musikeros, caporal-oficial, kabinal – est très fortement marquée, notamment à travers un répertoire et une instrumentation spécifiques selon les acteurs rituels qu’ils accompagnent. L’interrelation entre le système hiérarchique socio-religieux et les musiciens se prolonge dans le temps : les instrumentistes sont appelés à participer à d’autres événements du cycle rituel12.
La notion de musique
46Comme dans beaucoup de sociétés traditionnelles, la langue tzeltal ne comporte pas de mot équivalent au concept de musique. La musique du cycle rituel est désignée par le mot k’in qui a plusieurs acceptions : soleil, jour, fête (célébration). Il est employé dans de nombreuses expressions tzeltal faisant référence à des mesures spatiales ou temporelles qui, lorsqu’elles désignent des séquences d’une pièce musicale ou le nom de celle-ci, mettent en avant l’idée que la musique est un espace de temps organisé qui a un propos spécifique et un caractère particulier (exemple : yu’un sakubel k’inal : « pour que le temps [le ciel] blanchisse » ou « aube », nom de la pièce jouée par le caporal et l’oficial lorsqu’ils vont quérir le capitaine au petit jour).
47La musique, à l’instar de certains objets comme le cacao, le maïs, l’alcool, les cigarettes, le tabac, les dialogues rituels (pat’o’tan), est source de chaleur. Gossen nous rapporte un récit tzotzil sur la chaleur métaphorique de la musique rituelle :
Un récit chamula raconte les origines du chant (nous l’avons vu, ce terme désigne la musique vouée aux divinités, qu’elle soit vocale ou instrumentale). Il apparut après que le Créateur et saint Jean eurent d’abord goûté à la liqueur et l’eurent trouvée agréable. Ils décidèrent que les gens aussi devaient boire de la liqueur, danser, chanter et être heureux. Ces activités « réchaufferaient leur cœur » et apporteraient les bonnes conditions pour parler aux dieux. C’est pour cela que le chant est d’importance cruciale dans les rituels ; parce qu’il apporte des aspects de « chaleur métaphorique », ce qui est souhaitable pour une communication avec les esprits surnaturels. Le chant contribue à la chaleur et à la joie, qui sont des qualités valorisées aussi bien par les hommes que par les dieux. (Gossen, 1974a : 218 ; notre traduction)
48Ce texte souligne la joie que procurent la musique et la danse, et l’importance de la musique comme facteur de mise en condition des hommes et de médiation avec le sacré. Cette émotion est, nous le verrons, souvent mise en valeur dans les discours des musiciens de Bachajón sur leur vécu musical.
Discours sur la musique
49Les attitudes corporelles des musiciens, comme des danseurs, révèlent la solennité et l’intensité des actes rituels. Le corps est figé, les gestes sans amplitude, le regard dépourvu d’émotion, souvent dirigé vers le sol.
50Les commentaires des musiciens après le Carnaval témoignent cependant d’une tout autre relation à la « performance » musicale et d’états affectifs non extériorisés, difficilement perceptibles pendant le rituel. Maints qualificatifs font surface : yutsil k’inal (« un moment / un temps de plaisir »), sbuhts’anil k’inal (« un moment agréable »). Le moment où culmine l’émotion est le juramento, car il est marqué par un phénomène particulier : le jeu simultané des trois musiques (stsoboj sbaik ta a’tel, « ils se sont réunis dans le travail »). Jouer représente en effet un travail (a’tel)13, une charge pour le musicien, et ce travail atteint sa plus belle expression lorsque les trois musiques sont réunies14. L’oficial du capitaine de San Jerónimo explique (après consultation auprès de son père, le principal) :
Toutes les musiques sont jouées pendant le juramento parce que c’est un moment d’allégresse, le capitaine entrant dans sa charge et accomplissant son travail »15 [...] Nous ne savons pas si les gens qui travaillent pendant la fête seront vivants ou non l’an prochain [pour le Carnaval], na’abil ma kuxulotik (« savoir si nous vivrons ! ») [...] snik ko’tantik, melko’tantik (« cela agite nos cœurs, cela nous attriste »).
51Joie et tristesse sont mêlées. Il s’agit d’un moment privilégié qui place l’homme dans un état métaphysique puisqu’il pense à la permanence de la vie. Il se place lui-même dans une échelle de temps plus grande, et vers le passé, et vers le futur.
52La responsabilité du musicien est importante et l’acte musical est sujet aux commentaires et critiques du public (en particulier de la part des anciens et des musiciens qui l’ont précédé), qui peuvent, au moins en théorie, mener l’exécutant à subir une légère peine de prison. Pour ce qui concerne les musikeros, le capitaine est responsable de la qualité de leur musique et peut demander le remplacement d’un musicien, ce dont nous avons été témoin dans le kalpul de Wayel lors de la fête de la Saint-Sébastien en 1991.
Une conception de la musique
53Si k’in fait référence à la musique en tant qu’espace de temps organisé, mode d’expression sacré et véhicule d’affect et d’émotion, un autre lexème, en quelque sorte complémentaire, k’op, en traduit d’autres aspects. Le terme a en effet plusieurs acceptions, les principales étant le parler, la voix, le son, le bruit16.
54K’op est largement employé dans le contexte musical et désigne :
une suite de sons douée de sens, à l’image de la parole (sans être pour cela comparable à un procédé de communication linguistique) : sk’op kayob, sk’op amay (« la parole du tambour, la parole de la flûte »). Gossen (1986) rapporte que, dans le Carnaval de Chamula, les musiciens chantent et jouent [des instruments à cordes], et les mots de leurs chants, en couplets, donnent une narration de ce qui se passe. Qu’en est-il à Bachajón ? On sait seulement que le caporal et l’oficial du quartier de San Sebastián jouent deux musiques distinctes pour le juramento selon qu’il s’agit du capitaine entrant ou sortant, donnant par là une information sémiologique comparable à celle que donnerait le langage articulé ;
la partie de l’instrument : la ligne mélodico-rythmique de la flûte, ou l’ostinato rythmique du tambour, par exemple (ya kai’y bin ut’il ya sjak’ sk’op, « j’écoute comment sa partie [parole] répond », c’est-à-dire que le joueur de tambour écoute la voix de la flûte, pour l’accompagner en rythme. L’oficial du capitaine de San Jerónimo utilise l’image du dialogue avec le terme jak’el (« répondre ») pour traduire l’interaction entre la flûte et le tambour. Elle peut aussi être formulée par l’expression tsakel (« saisir » au sens propre) : ma ba ya stsak sbah sk’op, « [le tambour] ne se saisit pas de la parole [de la flûte] » – soit, le tambour ne suit pas le rythme de la flûte ;
la qualité ou les caractéristiques acoustiques du son, sa justesse et son timbre, sa hauteur et son intensité : « grave » est traduit par muk’ (grand, rauque), « aigu » par tut (petit) ou jay (mince, fin), « faible » par k’un (lent, mou, doux, faible). « Jouer piano » se dit k’un ta tijel (jouer lent, mou, doux, faible) ; « ça sonne grave » se dit muk’ yax k’opoj (il parle grand, rauque). Le sbah kabinal de San Jerónimo commente, amusé, que le tambour sans la deuxième peau ne sonnerait pas : ma xk’opoj, « ça ne parle pas ». Le violoniste de Lakma’ utilise à propos de l’accord des instruments les expressions suivantes : chahpel k’op, « accorder, se mettre d’accord, s’unir » (dans le sens d’organiser) ; chahpel k’in, « organiser une fête, se mettre d’accord » ; chahpel kitara, « accorder les guitares ».
Flûte et tambour dans le mythe d’origine
55Les références aux instruments de musique et les connotations qui leur sont attribuées localement nous sont encore peu connues. Nous savons qu’à l’échelle régionale (autres communautés tzotzil, tzeltal, ch’ol) le couple flûte-tambour est la formation musicale qui entre en jeu lors des rituels les plus importants. Il signale la localisation des actes rituels majeurs17.
56Dans le récit mythique, le tambour et la flûte font partie des éléments importants qui parcourent tout le conflit. Rappelons les idées qui se rapportent à ces instruments :
le vieux principal va à la rencontre des ennemis hors de la communauté, emportant pour seuls attributs deux instruments de musique, sa flûte et son tambour (épisode 5) ;
il continue à jouer après que sa chair a été dévorée par les Caribes (7) ;
le bois de tambour sert à fabriquer des armes improvisées (M 12).
57Dans le contexte du récit, les instruments ou leur jeu se révèlent être :
l’attribut unique et la marque de l’identité de l’aïeul qui va à la rencontre de l’ennemi pour la communauté ;
le signal de son déplacement, et un marqueur de parcours et de localisation ;
un piège sonore (le tambour est symbole de victoire)18.
58Le parallèle entre la place des instruments dans le mythe et dans le rituel étudié est à mettre en évidence : le fait est que les instruments sont manifestement un attribut et que la musique est la marque sonore de l’identité des différents groupes en présence – capitaine, caporal-oficial, kabinal – et de leur localisation dans l’espace rituel. En outre, il convient de mentionner que le duo tambour-flûte, associé au couple caporal-oficial, a un rôle « moteur » puisqu’il mène le capitaine aux endroits où il rencontrera les kabinal (église, xoral, terrain de la « guerre rouge »), et le reconduira finalement chez lui, lui garantissant protection et sécurité. Il est également intéressant de souligner qu’il n’accompagne pas le capitaine et le principal à la rencontre des kabinal dans la clairière, hors du périmètre symbolique du village, en contraste avec le mythe dans lequel K’inichil Winik va retrouver les Caribes hors de l’enceinte communautaire, muni de ces deux instruments.
59Par ailleurs, ce duo marque par son jeu les instants de transition entre les phases du rituel. Sa musique accompagne les multiples échanges – dons et salutations – qui ont lieu entre le principal et les différents acteurs.
Des instruments de musique et de leur relation au monde vivant
60Immédiatement précédé par une série de trois danses devant l’abri feuillu, le repas de grains offert aux animaux et aux instruments de musique a lieu dans chaque kalpul de San Sebastián alors que kabinal et mozos, dépossédés de leurs attributs, sont entrés dans la maison du capitaine pour y prendre, eux aussi, un repas.
61Le principal dispose plusieurs corbeilles remplies de grains de maïs sur l’aire qui sépare l’abri feuillu de la natte des petites danseuses. C’est une femme de la maison du capitaine qui les lui a apportées sans franchir la limite de cet espace rituel symbole du territoire extra-communautaire. Il place dans les corbeilles, ou à côté, des bouteilles de miel mélangé avec de l’alcool de canne.
62Les kabinal d’abord, les mozos ensuite, disposent avec soin et délicatesse les animaux, puis les instruments de musique (ainsi parfois que leurs chapeaux), sur les corbeilles.
63Le chef kabinal de San Sebastián explique que les animaux ont été chassés peu de jours avant le Carnaval et que, pour cette raison, ils sont considérés et classés encore comme étant toujours vivants : kuxul ta bahlumilal, « vivants dans le monde ». De plus, leur préparation au campement est explicitement décrite comme visant à « leur redonner vie ».
64Qu’en est-il des instruments de musique auxquels est aussi destiné le repas ? L’exégèse les considère comme faisant partie de la catégorie des êtres vivants car ils ont été fabriqués à l’aide de peaux ou de carapace d’animaux : les deux membranes des tambours sont faites en peau de cervidé (chij). La carapace de tortue (ahk) et les conques marines (puy) conservent, malgré leur transformation en instruments de musique, le nom de ces animaux. La flûte des kabinal accompagne les autres instruments dans les paniers de maïs. Le tambour et la flûte du caporal et de l’oficial ne sont pas invités au repas, pas plus que le violon et les guitares : il n’y a pas lieu qu’ils le soient, puisque ce repas offert par le capitaine est destiné aux attributs des kabinal.
Localisation et signalisation
65Comme dans le mythe d’origine, où le jeu de la flûte et du tambour marque l’identité et la localisation de l’aïeul dans sa rencontre avec les Caribes, la musique du Carnaval est un moyen de signalisation privilégié (par la portée des instruments), d’où l’importance de l’association des différentes musiques avec les groupes antagonistes.
66Le rôle de signalisation de la présence des protagonistes par la musique est défini de façon explicite par le sbah kabinal de San Jerónimo dans un commentaire à propos des danses devant l’abri feuillu : « La musique des kabinal annonce qu’ils sont là. »19
67Les instruments de musique font partie des objets que les kabinal emportent avec eux pour (expédition en forêt (c’est le sbah kabinal qui joue alors de la flûte). Mais l’usage de la musique n’est pas exactement le même pour les deux groupes de kabinal. Ceux de San Jerónimo font une prière et une offrande dès qu’ils ont atteint leur lieu de séjour pour se prémunir et se protéger puis, au retour, prononcent un discours pour raconter ce qui s’est passé et remercier les esprits de la forêt. Durant l’expédition, ils jouent tous les après-midi vers dix-huit ou dix-neuf heures, une fois la chasse terminée. Ils signalent ainsi de façon sonore leur présence aux estancias voisines, invitant d’éventuels visiteurs à les rejoindre. Les kabinal de San Sebastián accompagnent de musique et de sifflements l’offrande qu’ils adressent, à leur arrivée, au Maître du monde et aux esprits. Quotidiennement, vers seize ou dix-sept heures, après avoir chassé et s’être reposés, ils jouent (mais ne sifflent pas) pour « dire au monde » qu’ils sont là : ya kak’tik ta ai’yel spisil bahlumilal, « nous donnons à écouter [comprendre] au monde entier ».
68Le premier contact visuel entre kabinal et gens de la communauté à la clairière le vendredi soir est précédé par un contact auditif20. On entend les conques sonner dans la montagne longtemps avant qu’elles n’arrivent. Sur le chemin du village, les kabinal de San Sebastián s’arrêtent à deux reprises à l’emplacement de cimetières anciens. De là, ils dirigent musique, huchements, cris et sifflements vers le village dont on aperçoit maintenant les lumières. Les villageois les attendent déjà sur le pas de leur porte. Leur incursion est tapageuse, les sifflements agressifs21.
69Au village, la musique kabinal signale plus que jamais cette présence étrangère sur le territoire communautaire. Avant que ne s’y mêlent les bruits de la foire et du passage des camions, il était extrêmement facile d’identifier et de localiser les différentes musiques, de suivre le déroulement du Carnaval et, avant tout, celui du santo caracol (xoral et « guerre rouge »), chaque matin et chaque soir.
70L’intensité sonore des différentes formations – la musique kabinal étouffe totalement les autres musiques – et donc leur portée semblent être adaptées aux espaces symboliques qui sont attribués aux protagonistes :
Rayon d’action comparé des deux musiques
kabinal | autorités | |
À l’échelle du territoire : | Basses Terres, forêt extérieur de la communauté | village |
À l’échelle de l’abri feuillu : | aire devant l’abri feuillu espace ouvert | sous l’abri feuillu espace fermé |
71Cette disproportion de l’intensité sonore existe aussi entre les différents éléments musicaux joués par les kabinal eux-mêmes : la ligne mélodique de la flûte (qui constitue la partie essentielle) est rendue pratiquement inaudible par le bruit assourdissant des conques, et les pat’o’tan, dits parfois sur le ton de la confidence, disparaissent sous la force des sifflements des kabinal qui entourent les dialogueurs et se referment sur eux, opérant un renversement des valeurs sociales, les sifflements l’emportant sur le discours, les conques sur la flûte.
72La musique constitue un mode de connaissance sonore différent du mode visuel. Elle permet de graduer la publicité et la reconnaissance des événements qui ont lieu, d’intégrer ainsi toutes les personnes du village, le public au sens large, celui qui, ne faisant pas partie de la constellation des capitaines, n’assiste pas activement et physiquement aux actes du rituel.
73En conclusion, nous retiendrons que la pensée tzeltal présente deux concepts majeurs quant au discours musical, auxquels correspondent deux lexèmes qui couvrent des champs sémantiques différents :
k’in désigne un temps délimité et organisé, ainsi qu’un espace rempli dont l’amplitude augmente en fonction de l’esthétique (la qualité de l’interprétation), de la durée (le nombre de répétitions de la pièce), du nombre de musiques jouées ensemble (notion de travail collectif). L’émotion, d’où l’efficacité rituelle, est alors renforcée ;
k’op fait référence à un discours organisé, caractérisé par ses structures horizontale et verticale, son intensité, le timbre des instruments, lesquels sont des éléments distinctifs.
74La fonction de la musique dans la structuration du développement spatio-temporel se fonde sur l’identification de ses différentes manifestations avec les acteurs respectifs et sur sa portée acoustique. À grande échelle, la musique marque la localisation des actes, leur périodicité, leur importance relative (codage du couple flûte-tambour, jeu simultané des trois musiques). À petite échelle, elle a un rôle moteur, marquant les transitions entre micro-étapes d’un acte (le caporal joue lors des échanges : discours de circonstances et dons), déclenchant même l’acte dans le cas de la danse.
75La musique des kabinal est la seule qui dispose à la fois d’instruments et de voix humaines. Nous avons pu montrer qu’une de ses manifestations au moins, le sifflé, était plus qu’un marqueur d’identité socio-rituelle, et qu’il remplissait en partie le rôle de lien symbolique avec le monde surnaturel, en particulier avec les ajaw et les maîtres des animaux (Monod Becquelin, 1995b). En revanche, la flûte de l’oficial a pour mission de se rendre chez les capitaines « pour qu’ils ne meurent pas », c’est-à-dire pour qu’ils restent bien vivants et respectent les obligations du jeûne. Elle se réveille et elle réveille, elle anime au sens propre, elle donne de l’âme, de la vitalité, du mouvement.
76Certains de ces instruments sont d’ancienne tradition maya. Les conques par exemple sont maintes fois représentées dans l’iconographie de l’époque classique. Les textes coloniaux en parlent aussi abondamment – nous savons par la description de la bataille d’Ake au Yucatán (avant 1528), laissée par López Cogolludo (1954-1955), que les carapaces de tortue, les conques, ainsi que des sifflets étaient des instruments sonores utilisés pour la guerre22 –, de même que l’ethnographie moderne (Tozzer, 1941). Les « conch shell trumpets » sont utilisées par les Lacandons pour faire descendre les dieux. Elles dépassent d’ailleurs l’aire maya et sont liées, notamment à México, au sacrifice humain (Sahagún, 1950-1963). Le duo tambour-flûte est, en revanche, présent dans la tradition espagnole.
77On retiendra encore de ce rapide survol (enrichi par l’annexe I, où l’on verra en détail comment les musiques s’opposent et se complètent) que les sons et les tons, les qualités et les tonalités, les rythmes et les instruments, sont des outils à forger les identités respectives, à dépeindre le contexte situationnel, à rendre compte du mouvement, à atteindre le sacré. Cet ensemble sonore appartient au monde naturel, depuis le cri de l’oiseau hukpik jusqu’aux souffles des conques, mais aussi fait naître les distinctions sociales en utilisant des instrument nés de la lutherie européenne. La scénographie sonore illustre, accompagne, définit et vivifie les personnages de cet opéra cosmique qu’est le Carnaval.
Les danses
78On l’a vu, musique et danse sont indissociables. La longueur et le caractère répétitif des séries de danses qui animent les abris oblitèrent pour l’observateur l’organisation et la structure de celles-ci. Or leur caractère est ambigu.
79Rappelons, pour mémoire, qu’il existe à San Jerónimo un autre type de danses tout à fait particulier que l’on pourrait appeler « danses de maison » et qui mettent en présence les femmes parées (mais non costumées) et tous les hommes qui forment la constellation du capitaine. Ces danses se produisent dans la propre maison du capitaine, depuis au moins la fin de sa réclusion jusqu’à la conclusion de la fête. Elles réunissent jeunes et vieux, les hommes dansant vêtus d’habits ordinaires tandis que les femmes arborent des tenues particulièrement soignées : blouses brodées et souvent neuves, rubans dans les cheveux, jupes et tabliers impeccables. Nocturnes, nombreuses et uniquement accompagnées par la musique des capitaines, ces danses n’ont apparemment pas la même part au rituel que celles exécutées dans les yax na. La disposition des danseurs n’y est guère différente – une ligne d’hommes faisant face à une ligne de femmes –, mais ces danses présentent un caractère plus intime : si des visages se pressent à la porte et à la fenêtre pour les observer, elles n’attirent qu’un public limité de voisins et de passants. En revanche, elles sont revendiquées comme une marque de la générosité du capitaine et de la belle réussite de la fête : « On danse dans la maison du capitaine », entend-on dire avec approbation. Nous les considérons donc jusqu’à nouvelle analyse comme une prestation de munificence et non comme une articulation rituelle.
80En revanche, les danses en costumes qui, dans la journée, font se conjoindre capitaines et petites danseuses, kabinal et grandes danseuses, à proximité ou à l’intérieur des abris feuillus, attirent une foule importante. Bien qu’elles se déroulent de façon identique dans les deux quartiers, chacun attribue aux danseuses, grandes et petites, un nom spécifique : princesas (« princesses ») à San Jerónimo, ahk’ot antsetik (« femmes danseuses ») à San Sébastián.
81Dans un cas comme dans l’autre, l’ambiguïté annoncée réside dans deux aspects des danses costumées qui semblent se contredire : d’une part, il est flagrant que l’agressivité dont les kabinal font preuve leur confère figure de voleurs symboliques, ou au moins d’accapareurs de femmes, puisqu’ils se réservent la compagnie des grandes danseuses, ne laissant évoluer les capitaines qu’avec les petites filles ; d’autre part, leur conduite apparaît comme remarquablement statique et réglée. Les nombreux discours que le chef kabinal échange avec la gardienne ou la première des danseuses incrustent dans le tissu rituel la sauvagerie comme constituant de l’ordre, soit au plus profond de la maison principale23, soit dans cette presque maison qu’est la yax na. De fait, il semble surveiller les hardiesses de ses hommes qui demeurent fort inefficaces en face de l’impassibilité féminine. On peut interpréter les moyens utilisés pour « couvrir » le corps des femmes comme relevant d’une extrême précaution pour les cacher aux yeux des kabinal harceleurs24.
82La musique des kabinal joue identiquement un double rôle ; elle est à la fois explicitement provocatrice – tant du point de vue de sa force que de sa texture sonore et rythmique – et, en même temps, signe de « réunion » dans la concomitance avec l’orchestre du capitaine.
83Il reste à expliquer la valeur rituelle de ces danses entre kabinal et grandes danseuses. À première vue, elles relèvent visiblement du pacte entre la culture et la nature ; or la nécessaire participation des sauvages en même temps que leur « domestication » soulève un paradoxe : ou bien leur nature sauvage est un constituant du rituel et, à ce titre, elle semble devoir se maintenir, ou bien le rituel est consacré à l’objectif de domestication du sauvage. À cette seconde hypothèse s’opposent deux types de faits.
84En premier lieu, rien, dans l’apparence, les vêtements, les mouvements, la musique, la conduite des kabinal, ne conduit vers une telle issue. Lorsque nous avons parlé un peu plus haut de modification, ce n’est pas dans leur conduite qu’on peut l’observer mais bien dans les rituels auxquels ils sont associés, le repas étant à l’extrême opposé de leur arrivée-attaque. Si le rituel prend tant de précaution pour les distinguer des hommes sociaux, il aurait également pu transcrire leur retour à la « normalité » : après tout, il s’agit d’hommes du village.
85En second lieu, la finalité directe de cette fête est la passation de charge, la continuité du service et la pérennité du cycle rituel. Même si les kabinal ont un rôle prééminent, et s’ils font « tourner » le rituel, le rituel ne tourne pas autour d’eux mais bien autour des capitaines, qui courent, dansent, prient, suivent la musique et obéissent avec diligence au chef kabinal, quand ce n’est pas au principal.
86Il nous faut donc résoudre cette contradiction. D’une façon très générale, lorsque des contraires doivent être rendus compatibles sans que les termes changent, soit il faut introduire un point de vue qui prenne le pas sur l’opposition des termes, soit il faut trouver explicitement une transgression. En l’absence manifeste de transgression, qui aboutit à des changements d’état drastiques comme dans les initiations fondées sur le principe de métamorphose, nous devons donc nous interroger sur la « nature » – au double sens du terme – des kabinal. Il semble que le point de vue qui peut réconcilier les effets de la prétendue « domestication » et la stabilité du rôle des sauvages réside dans la conception du médiateur. Nous allons nous attacher à redéfinir dans le chapitre suivant qui sont les kabinal. Quittant l’apparence sauvage, ils deviennent des intermédiaires. Or la caractéristique de tous les intermédiaires mayas (chamane, animal surnaturel) est d’être mouvement. Le chamane voyage... l’oiseau colibri voyage... l’âme du rêveur voyage... et les kabinal... voyagent. Les repas offerts tant aux kabinal qu’à leurs animaux et instruments de musique sont une manifestation de l’hospitalité envers ces voyageurs, un échange pour tout ce qu’ils rapportent de leur périple, une expression de la plus commune des sociabilités – l’offre de nourriture –, mais en même temps une tentative de séduction, ou un piège.
87Une autre observation semble renforcer leur caractère médiateur. En effet, en traitant séparément des kabinal et de leurs animaux, le rituel nous montre que ce sont les animaux qui sont explicitement amadoués et familiarisés, tandis que les kabinal restent des kabinal25. Si l’on tient cette distinction comme juste, alors leur rôle est triplement médiateur : entre la forêt d’où viennent les animaux et le village où ils sont introduits, entre les esprits et leurs représentants-animaux, entre les animaux-esprits et les hommes. D’interlocuteurs, ils passent à intermédiaires.
88L’attitude des danseurs ou des danseuses reste, quant à elle, identique d’un bout à l’autre du rituel ; elle reflète moins l’apprivoisement progressif d’étrangers ou d’ennemis que la coexistence obligée d’un monde terrestre représenté par des femmes, sous la houlette des autorités, avec des entités qu’elles veulent conciliatrices entre elles et les puissances surnaturelles. Les femmes elles-mêmes sont marquées de cette empreinte de la médiation, entre les hommes de la communauté et les hommes de la forêt. Il est en effet assez remarquable de constater qu’elles obéissent à deux types d’hommes : les principales et le chef kabinal. Elles ne sont jamais les acteurs premiers de l’échange ; il y a, comme dans tous les groupes en présence, une autorité responsable – ici, la sbah ahk’ot ants, « première dame danseuse », qui est l’interlocutrice du chef kabinal, même si elle reste assise durant les échanges, sans toutefois partager la même position que le principal auquel elle demeure soumise. Tout cela, nous semble-t-il, conforte l’hypothèse selon laquelle les danses comme le repas relèvent d’une catégorie subsumante : la fabrication sociologique d’une intermédiation, et donc d’une manière de coexistence. Là encore sont utilisés les outils rhétoriques de la complémentarité, des oppositions, des paraphrases et des dialogues. Pourtant les danses ont quelque chose de plus que les ornements et les identités qu’elles contribuent à rendre visibles : les oppositions de sexe, de rang, d’âge, de rôle, sont dominées par la conjonction imposée des corps. La danse est un accouplement réglé au détail près ; elle constitue le seul événement du Carnaval dont la répétition ne livre jamais aucune variation : gravité, immobilité, aucune effusion, bornage strict de la danse avec disparition totale des danseuses en dehors de leurs prestations, sont les règles intangibles. C’est donc un tout autre aspect, non disjonctif, de l’échange qui nous est parcimonieusement livré, en même temps qu’un fait majeur : les femmes dansent avec des singes !
L’« échange des cœurs » : les dialogues rituels
89C’est sur une rapide ethnographie des pat’o’tan que nous allons nous appuyer afin de proposer quelques éléments d’une description thématique, puis nous nous intéresserons à quelques figures repérées dans ces discours en vue de les confronter avec certains des actes rituels.
Que faire des pat’o’tan ?
90La description des rites tels que nous les percevons, tels qu’ils s’expriment et se jouent, nous plonge dans cette division majeure qui scinde d’une façon récurrente et obsédante l’ensemble et se traduit dans tous les langages utilisés : culinaires, vestimentaires, gestuels, spatiaux, sonores, temporels. Mais, dresser face à face des personnages de théâtre qu’on peut aisément distinguer par leur contraste – le personnage du Lacandon et celui du Tzeltal, le rôle du sauvage et celui du socialisé – ne suffit pas à rendre compte d’une efficacité, d’une dynamique, d’un mouvement. Cette faille gigantesque, cet abîme stigmatisé, souligné, exagéré, entre les sauvages et les villageois, dans le drame des contraires joué inlassablement dans toutes ses traductions, séparent deux mondes qui doivent être médiatisés, forcés littéralement au contact, induisant, d’un côté, une incursion du sauvage au cœur même de la société et, de l’autre, une tentative de domestication ou, mieux dit, de socialisation. Cette mise en contact est multiforme. L’idiome culinaire médiatise l’opposition entre le cru et le cuit et, par analogie, entre sauvages et villageois, par le feu et/ou le miel. Une telle opération de transition se retrouve lorsque les femmes sont « habillées » des marques vestimentaires sauvages. Dans le rituel comme dans les discours, on assistera à une confrontation des cris, sifflements et huchements aux paroles sacrées, à la conversion du froid en chaud, à l’association des femmes et des hommes, à la métaphorisation de l’eau-de-vie en sein nourricier ou en parole divine... Le miel, la danse, le feu de cuisine, la musique de l’oficial et du caporal, serviront d’instruments médiateurs. Une même rhétorique est à l’œuvre entre pôles du rituel et termes des couplets, rhétorique qu’il convient de définir en identifiant quelques-unes de ces relations complexes.
91À cette étape de l’analyse, nous disposons des éléments qui vont être manipulés, nous connaissons une partie de la situation : la scène ne se passe pas en Angleterre, mais bien dans les terres indiennes du Chiapas ; ce ne sont pas des rois qui s’affrontent, mais des groupes avec des représentants puissants, le chef kabinal et le principal ; les décors ne sont pas des palais ou des champs de bataille, mais la forêt et des abris feuillus ; les accessoires ne sont pas des trônes et des bannières, mais des conques et des étendards ; le temps n’est pas donné par les trois coups, mais par la nécessité d’une conjonction du calendrier, par des événements qui ne connaissent pas de relâche... L’action, non seulement peut, mais doit commencer. L’action, ce n’est pas seulement la trame de la pièce : le rituel n’est pas du théâtre. La représentation de la passation de charge d’un tenant à un autre n’est que la version apparente, le symptôme de la manifestation rituelle, paradoxale expression sociale dont la valeur performative hic et nunc vient de son pouvoir de reproduction : l’action rituelle comporte en elle-même la production d’une nécessaire reconduction, une clé du présent mais surtout du futur. On a beaucoup insisté sur le fait que le futur maya est conceptuellement une reproduction du passé, mais si l’on se bornait à faire du rituel un ensemble de commémorations d’une opposition fondatrice, il manquerait à la description et la force qui le parcourt et les changements qui le traversent. Mais alors, quel est le moteur de cette reproduction et de cette plasticité ? Les pat’o’tan (« échanges de cœur ») en fournissent, nous semble-t-il, une des clefs. Les gloses explicites ou implicites de ces discours dialogués montrent qu’ils mettent en paroles la fête, répétant comme des litanies d’autres transactions – de biens, de travaux, de peine – et révélant un aspect fondamental de l’ensemble rituel : l’échange. Ces va-et-vient qui prennent les figures de la réciprocité, de dons et de contre-dons, d’offrandes et même de sacrifices, règlent aussi bien les figures du discours que les gestes. Les atomes de rituels se répondent comme les éléments des paires sémantiques et, selon la nature et les caractéristiques des termes de l’échange, s’inscrivent dans des relations différentes. C’est dans cette perspective que nous examinerons maintenant certains éléments et quelques traits de ces dialogues rituels, modèles et figurations de l’axe central du cycle. Nous constaterons que cet échange est inégalitaire et provoque le déséquilibre qui induit la poursuite des transactions et la persistance du rituel. Nous le caractériserons comme la manifestation du noyau dur du script du Carnaval : une politique du sacré.
Les acteurs des pat’o’tan
92Deux adversaires côte à côte ou face à face s’affrontent et se complètent pour effectuer les pat’o’tan, plusieurs fois dans la journée, dans tous les lieux où il se passe quelque chose, et ce plusieurs jours durant. La forme est commune aux prières, aux invocations chamaniques des cures, ou encore aux discours d’autorité et aux interventions juridiques26. Mais il serait arbitraire de séparer ces discours rituels du tissu discursif qui se déploie jour après jour pendant toute l’année dans la communauté : fêtes religieuses, pétitions matrimoniales, récits empreints d’émotion. Profondément ancrés dans la manipulation de la parole, de ses usages et de ses réglés, ils ne dépendent pas de la fête mais la créent et la délimitent.
Signification et démarcation
93Les discours rituels ne sont pas seulement parole signifiante : ils incluent des bruits concurrents – musiques, cris, sifflements – et reçoivent de ce fait une fonction démarcative en étant une expression sonore du moment où l’on change de direction – coins du xoral, carrefours (ilib, tsiuel) –, où l’on change d’action – début ou fin d’une conduite rituelle –, où des biens quittent des mains pour aller vers d’autres – dons et contre-dons de produits, promesses, visites, etc. Ils sont en quelque sorte une ponctuation, un point de catastrophe qui indique le passage d’un état à un autre.
Attitudes des interlocuteurs
94Les pat’o’tan sont différents selon les lieux et les occasions au cours desquelles ils sont prononcés (milpa, maison, cérémonie privée ou publique, etc.), et selon le type de rituel (carnaval, fête de saint, salutations de compérage, demande en mariage, etc.). Cependant, ils comprennent tous des adresses, des invocations, des relations d’événements et des descriptions de processus. Pendant la Saint-Sébastien et le Carnaval, pour s’en tenir à ces deux occurrences, les acteurs principaux sont des personnes d’autorité qui, en discourant, fondent leur propre autorité. Les attitudes sont variées : entre l’affrontement et la complicité, il existe toute une gamme de postures, de mimiques et de distances qui sont réglées par le genre et interprétées par les interlocuteurs. Les documents présentés ci-après montrent quelques expressions et attitudes des partenaires, et tout d’abord la salutation à un personnage d’autorité à qui l’on doit respect, qui veut que l’on s’incline devant lui, le front en avant, afin qu’il y appose le dos de sa main droite.
95Ils illustrent également la variété des interprétations du face-à-face en fonction des occasions et des partenaires : il ressort clairement que les contextes sont porteurs de toutes sortes de sentiments et que toutes les émotions peuvent être montrées : agacement, amusement, colère, gravité, ennui... et d’autres encore.
Savoir et stratégies dans les pat’o’tan
96Le « savoir parler », « discourir », « prier », est à la fois source et marque de pouvoir. Savoir et pouvoir sont évalués sous la même mesure : tout à la fois don et connaissance (na’el nopel, « se souvenir-apprendre »), la faculté de paroles va de pair avec une domination du spirituel et du temporel, déjà longuement décrite par les mayanistes (Gossen, 1985). Comme tout savoir (pouvoir), cette faculté comporte une part de stratégie dans son utilisation. Dans le cas des discours rituels, il faudrait une meilleure connaissance de la langue pour la décrypter. Nous avons cependant quelques indices de ce qui ressemblerait à une stratégie pour « gagner ».
97Tout d’abord, les réponses semblent pouvoir s’allonger ou se raccourcir, et bien que cela ne soit pas évoqué comme une manœuvre, c’est un pat’o’tan long qui sera le plus apprécié. Le moment où l’interlocuteur doit commencer sa réponse est important : « On voit dès le début, par des réponses très rapides, jusqu’où l’autre va pouvoir aller. En fait, c’est au début qu’on s’éprouve. »
98On peut concevoir des mauvais coups envers son adversaire, de véritables pièges. Et alors... « Malgré son effort, celui qui doit répondre ne le peut pas. Quand il ne peut rien, les intermèdes sont très peu fréquents : il ne sait pas répondre (mawa nopik ya sjak’). »
99Mais cela même peut être déjoué, car les adversaires s’enseignent l’un à l’autre, ainsi que le précise le chef kabinal de San Jerónimo :
Parfois aussi, certains attendent que tout soit dit pour pouvoir l’apprendre, ils mettent leur cœur à apprendre (yo’tan ya snop). Quand se présentent de grands hommes (muk’ul winiketik), c’est cela qui donne de la force (yip) à la parole. Par exemple, le chef kabinal a un grand savoir. Il sait former les paires (sna’el spuxel : « savoir plier »). Celui qui écoute en profite. Dans le pat’o’tan, celui qui renvoie (sutel) n’a pas un rôle très difficile : il écoute et répond (yax yak’ jak’on). Si ce sont de grands hommes, on ne doit pas répondre « de derrière l’épaule » [c’est-à-dire en retard]. Moi, quand je vois arriver de grands hommes, je me réjouis, c’est cela que je veux. Qu’ils viennent ! Pour qu’eux aussi écoutent ma parole. Quel dommage que le chef kabinal de San Sebastián ne veuille pas que les pat’o’tan soient très longs ! Longs, « jusqu’à la limite de ce que l’on peut faire, à tomber par terre » (ban k’alal xju’, yahl ta lum).
100Et il ajoute, se plaignant de la hâte de son partenaire en une certaine occasion : « Là où l’on doit parler, il me dit de ne pas allonger le discours. Moi, je voudrais bien, lui ne veut pas ! »
Ethnographie des pat’o’tan : ce qui s’y dit et ce qui s’y passe
101La forme des discours rituels peut être synthétisée par cet écho fondamental :
jaj-k’op-oj-el k-al-oj-el | voici mes paroles, mon dire |
ja a-k’op-oj-el aw-al-oj-el | voici tes paroles, ton dire |
jaj-k’op-oj-el k-al-oj-el | voici mes paroles, mon dire |
ja-bal a-k’op-oj-el aw-al-oj-el | est-ce là ton dire et ta parole ? |
102Quant au contenu, ce n’est qu’après un long temps d’enquête que nous avons entendu un commentaire « concis » de ce que relatent les dialogues rituels du Carnaval : « Les ajaw offrent des biens aux kabinal et les kabinal les donnent aux femmes. » L’objet du séjour en forêt est bien d’instaurer une relation avec les entités « maître(s) du monde », mais il faut regarder au-delà des offrandes qui leur sont faites, dons propitiatoires des plus banals, pour dépasser cette plate transaction dont l’ethnologue a appris à ne plus s’étonner. Est-il raisonnable en effet de penser que les Tzeltal eux-mêmes ne seraient pas troublés de devoir à quelques œufs enterrés et quelques litres d’alcool la prospérité d’une année entière, des relations amicales au-delà des frontières écologiques ou ethniques, une fertilité renouvelée et de bonnes récoltes ? C’est là, en réalité, qu’est le nœud du rituel. Les pat’o’tan parlent de cette conversation primordiale entre les humains et les divinités et, en même temps, ils « la » parlent, reproduisant ce dialogue inégal, et pourtant équitable, qui s’établit alors dans ce temps privilégié de la fête et recompose pour l’année le paysage animé du vécu quotidien.
Les allocataires
103Il y a deux grand types de personnages explicitement nommés auxquels sont adressés les discours : d’une part, l’allocutaire de l’énonciation, représentant de la communauté, d’autre part, les entités ancestrales et surnaturelles que l’on mentionne et que l’on invoque.
104Le premier type est référencié par les expressions du rang et de la parenté, ainsi que du rôle (kajwal trensipal, jtate nich’najel, senyor musikero, kompadre, etc.).
105Le second groupe est constitué soit explicitement soit implicitement par l’immense cohorte des ajaw et xajawin, ainsi que des xahkaw wits et des xahkaw ch’en27, des saints (san miserikordyo, san agustin, san sebastyan, san ismael), des saintes et des personnages bibliques de renommée (kajwaltik dyos, ch’ul maestro jesukristo, ou muk’ul winik kajkanan, un autre nom de Jésus-Christ, virgen mariya, jme’tik santa ana, jme’tik santa natividad, espirito santd).
106Un des personnages mentionnés le plus fréquemment est ajaw lum ajaw bahlumilal, le « Maître du monde » (littéralement, « maître terre maître monde »), dont nous serions bien en peine d’affirmer qu’il s’agit réellement d’une seule entité. La traduction la plus courante, que nous utilisons ci-dessus, interprète la formule comme la définition en paire d’un être – ou de plusieurs – qui domine (nt) à la fois la terre des hommes (lum) et le monde sauvage (bahlumilal)28, les seconds termes correspondant non pas à l’objet possédé par le « maître » – auquel cas la formule serait y-ajaw, selon la syntaxe relationnelle normale –, mais qualifiant le « maître » lui-même.
107Si ce grand dédicataire est toujours mentionné dans les pat’o’tan du Carnaval, d’autres ajaw le sont probablement aussi, sans la mention du terme lui-même. Sans doute existe-t-il le même mécanisme que dans les prières de guérison, où le nom d’une entité, plante, animal ou objet, est mentionné comme métonyme de son ajaw ; ainsi les pat’o’tan sont-ils vraisemblablement adressés à une foule de gardiens et maîtres d’entités et de lieux habités, dont le seul nom est prononcé sans l’explicite ajaw, et qui sont en quelque sorte « animisés » (« ensouled »)29.
108Le fil du discours est composé essentiellement d’un très grand nombre de vers en parallèle, soit doublets, soit triplets, soit listes de noms. Or, ces noms forment deux grands groupes : les saints et les produits de la forêt. Ainsi, Fernando, Lucas, Joaquin, Barsin, Miguel, Agustin, et les autres, répondent aux noms des animaux ou des plantes des kabinal (dont on remarquera qu’ils sont toujours à la forme suffixée non possédée, indiquant la classe aliénable à laquelle appartient l’item mentionné, une sorte de générique). Nous y voyons une gigantesque confrontation qui parcourt toute la fête, où les saints et les maîtres des animaux ou des plantes s’affrontent comme deux armées dont les troupes jamais ne se mêlent ni ne se détruisent.
La forme
109La forme des pat’o’tan est largement décrite dans la littérature sous le nom de « parallélisme » ou « couplets sémantiques » ou encore « couplets syntaxiques » (Gossen, 1974a et b ; Bricker, 1973 ; Haviland, 1992 ; Hanks, 1987 ; Becquelin Monod, 1979, 1981). Les travaux récents montrent qu’elle n’est pas l’apanage exclusif de la parole rituelle ; si elle caractérise effectivement des genres par une présence prééminente, elle peut également être utilisée sporadiquement dans des discours non qualifiés de rituels (dans les moments d’émotion, par exemple)30 et, par ailleurs, dans des situations dites rituelles (prières de guérison), elle peut coexister avec d’autres formes (Monod Becquelin, 2000). Elle est utilisée aussi bien dans des monologues que dans des dialogues.
110La forme dite « rituelle » est constituée majoritairement de vers parallèles, au nombre de deux, parfois de trois ou de quatre, formant un ensemble dont une partie est répétée et l’autre est contrastée.
s-toj-ol y-al j-kuxlejal-tik31 | le prix de nos vies |
s-toj-ol y-alj-tehlumal-tik | le prix de nos territoires |
te chuneb me’ ahtal-ij-ik | les quatre qui comptèrent |
te chaneb me’ patan-ij-ik | les quatre qui contribuèrent |
te pobre j-tat- (t) ik-e | nos pauvres pères |
te pobre j-me’-tik-e | nos pauvres mères |
111Quant aux formes syntaxiques les plus fréquentes, Fought (1985 : 135) a remarqué qu’il s’agissait des contructions les plus simples, à savoir la construction équationnelle – ou attributive ou appositive – et la construction possessive, qui fondent l’architecture d’une grande partie des couplets.
112Dans certains cas, les éléments identiques sont réduits à la structure syntaxique, et sans qu’il y ait de terme commun entre les vers, la fonction implique que les éléments répétés sont parallèles : c’est ce qu’on appelle le parallélisme syntaxique. On peut y ranger ces listes vertigineuses de personnages et d’animaux que nous venons d’évoquer, ayant la même fonction dans la construction syntaxique. Dans d’autres types de discours, ce peut être des listes de plantes ou des toponymes (Breton et Becquelin Monod, 1989).
ay wan tsaj-al s-ch’ib-ul | il y aura peut-être des palmes rouges |
ay wan y-ala tsaj-al x-chan-ul | il y aura peut-être des petites palmes rouges |
max-ul | des singes atèles |
inatan-ul | des iguanes |
bats’-ul | des singes hurleurs |
is-ul | des faisans |
periko-il | des perruches |
tab-ul | des pénélopidés |
wankul-ul | des oiseaux ? |
xilil-ul | des ? |
ha’mal ch’am-ul | des ? sauvages |
nako’-il | des perdrix |
tokay-il | des ramiers |
113ou bien :
j-tat- (t) ik senyor san femando | de notre père seigneur saint Fernand |
j-tat- (t) ik senyor san lucas | notre père seigneur saint Lucas |
j-tat- (t) ik senyor san jwakin | notre père seigneur saint Joaquin |
j-tat- (t) ik senyor san barsin | notre père seigneur saint ? |
114Le parallélisme s’effectue aussi sur des ensembles plus larges que le vers, et c’est cette fois un ensemble de vers qui est repris au cours d’une intervention à une distance plus ou moins grande, avec des variations qui peuvent, elles aussi, aller du degré zéro (répétition pure et simple d’un même bloc, comme dans l’exemple a) à de grandes différences : sémantiquement, c’est souvent le cas lorsqu’un bloc est sous forme de questions et que le bloc parallèle est sous forme de réponse, soit du même locuteur soit d’un autre, soit en produisant un parallèle sémantique (exemple b), soit en utilisant un parallélisme syntaxique (exemple c).
Exemple a | et maintenant père engendreur mais que pouvons-nous dire le prix de nos vies le prix de nos territoires nous avons su combien d’heures nous avons su combien de jours |
pero ay ta s-tojol a-kuxlejal | mais il y a le prix de vos vies il y a le prix de vos territoires nous avons compté les heures nous avons compté les jours |
Exemple b | le moment est déjà revenu le jour est déjà revenu il nous faut atteindre le pouvoir [et la puissance de notre mère vénérée sainte Anne de notre mère vénérée sainte Nativité là où est tombée sur la terre là où est tombée sur l’ordure la force des pieds des six qui [se baignent dans la terre la force des pieds des six qui [se baignent dans l’ordure ils ont dit : « nous avons déjà [marché jusque là » ils ont dit : « nous avons déjà [marché jusqu’à ce jour » |
M’ : mel-el x-aw-al j-tat-e nich’(a)n-aj-el | tu dis vrai, mon père engendreur nous avons déjà marché jusque là l nous avons déjà marché jusqu’à ce jour mon père engendreur |
Exemple c | ? dans combien de temps revient la sainte [charge |
N’ : mel-el x-aw-al j-tat-e nich’(a)n-aj-el te me ya k-ai’y-tik-ix jayeb ora te me ya k-ai’y-tik-ix jayeb k’ahk’-al | tu dis vrai, mon père engendreur nous savons déjà combien de temps nous savons déjà combien de jours |
j-tat-e nich’ (a) n-aj-el | mon père engendreur |
115Le parallélisme enfin s’exerce entre plusieurs interventions, tout d’abord par la reprise fidèle ou inventive de ce qui a été dit par le précédent interlocuteur, comme l’exprime notre exégète : « B répète ce qu’a dit A, puis il ajoute de nouvelles choses. » Dans l’exemple d, on voit le développement de me’=tat en deux vers parallèles inversés par l’interlocuteur.
Exemple d | ainsi s’est ouverte sa bouche ainsi s’est ouvert son cœur les six qui se baignent dans la [poussière |
J’ : mel-el x-aw-al k-aj(a)w-al te me la s-jam y-al s-ti’ te me la s-jam y-al y-o’tan-ik-a te antiwo j-tat- (t) ik-e te pobre j-me’-tik-e j-tat-e nich’ (a) n-aj-el | tu dis vrai seigneur principal |
116Mais les reprises ou les réponses peuvent se faire à tous niveaux et, de ce fait, être beaucoup plus distantes : à l’intérieur d’un même discours, entre deux discours, entre deux journées, entre deux fêtes, depuis la cellule du parallélisme jusqu’à l’écho de la Saint-Sébastien au Carnaval.
117Le parallélisme portant sur des catégories grammaticales touche aux domaines de l’aspect, du mode (assertif / dubitatif / négatif / interrogatif), jamais aux catégories de nombre (singulier / pluriel), ni de genre (masculin / féminin), non plus qu’aux fonctions syntaxiques ou aux classes de noms (nom commun / nom propre), procédés que l’on trouve fréquemment dans d’autres types de traditions.
118Les caractéristiques prosodiques et rythmiques liées à l’emploi du parallélisme sont résumées dans le tableau suivant.
Traits | pat’o’tan |
intervenants | invariablement au nombre de deux |
parallélisme | sous toutes ses formes |
intonation | litanie et relèvement de la voix sur la dernière syllabe d’une unité qui peut être le vers, le deuxième terme de la paire, ou la fin d’un bloc |
accent | sur la dernière syllabe du vers, de la fin du couplet ou d’un bloc plus important |
scansion | égale avec allongement fréquent sur la syllabe accentuée |
volume vocal | indifférent mais souvent plus élevé que le ton de la conversation |
rapidité d’élocution | plus elle est grande plus la performance est appréciée |
acquiescement | fréquent et bref (du grognement à quelques vers) |
tour de paroles | réglé, symétrique |
durée interne | variable : la longueur est prisée et valorisée |
insertion d’actions | aucune possible |
unité de ton | le discours n’est pas interrompu par des conversations, des plaisanteries ou des ordres, comme c’est le cas par exemple dans le discours de guérison |
efficacité | immédiate (performativité maximale) |
transfert d’information | il ne s’agit pas d’information nouvelle mais d’un discours attendu, au contenu relativement fixe |
rythme | précipité (chevauchement des prises de paroles) |
liberté | peu évidente dans le contenu mais concentrée dans la diction et la forme |
119Le vocabulaire de chaque groupe de pat’o’tan est différent selon le type de discours rituels. De par sa fonction, chacun entraîne un ensemble de termes et d’associations qui sont attachés au sujet traité. Toute utilisation d’un terme qui appartient, à l’oreille de l’auditeur, à un autre genre est critiquée. En particulier, les spécialistes soulignent la différence entre les pat’o’tan et les prières des guérisseurs. Écoutons ce que pense le chef kabinal de San Jerónimo de l’emploi d’un terme qu’il juge déplacé dans un discours de carnaval :
Il ne faudrait pas mélanger les endroits où l’on va utiliser ce mot ! C’est un mot pour la guérison du wayel ta ha’mal [ « dormir dans les feuilles »]. C’est pour cela qu’on dit parfois qu’ils mélangent tout dans les pat’o’tan à San Sébastián. Il y en a qui pourraient se moquer du principal qui utilise ce mot. Il y en a d’autres qui utilisent des mots qui servent à demander une jeune fille en mariage ! C’est un lapsus [littéralement, « c’est glisser »] ; c’est pour une autre occasion qui, elle, a son pat’o’tan spécifique, à part, très différent ; c’est un mot qui est aussi employé quand on vient visiter son compadre. C’est comme ça qu’on se trompe quand on est aussi guérisseur : on mélange les pat’o’tan.
120Les pat’o’tan sont différenciés entre eux, selon les circonstances et leur teneur. Par exemple un spécialiste nous expliquait :
121Le pat’o’tan [de la clairière] est très important. On le dit quasiment en pleurant, très doux, très lent32. C’est la fin qui est la plus importante. Après on commence à hucher (makmak’et) et ensuite à crier (awet).
122À côté du parallélisme, les chercheurs ont souligné la grande quantité de métaphores. Donnons en exemple deux d’entre elles, ainsi explicitées par le chef kabinal de San Jerónimo :
chu’ alajeltik signifie « les seins de nos mères » et on le dit pour évoquer le trago. Et wakeb nichimal, « les six fleurs », ce sont les six petites danseuses ; c’est qu’elles sont des fleurs ; pas vraiment, mais... (Ça n’existe pas, peut-être, les fleurs dans ton pays ?) Le récitant dit : « ... trois fleurs, trois dames, cela signifie trois danseuses, trois petites filles, six fleurs, six cierges... »
123Les textes cérémoniels, pat’o’tan, prières ou autres, recèlent aussi des termes dits anciens : ajtal, « triste, qui a commencé à se rappeler, à se préoccuper, soucieux », n’est pas considéré comme usuel, il est apparemment concurrencé par melo’tan qui a la même signification.
124Rappelons enfin que le parallélisme peut recouvrir une gamme étendue de relations rhétoriques. Nous en donnerons quelques exemples plus bas en les discutant.
Le contenu
125Dès les premiers vers du discours dans la clairière, le duel des deux interlocuteurs, enfermé physiquement par les assistants pressés autour d’eux et ethnographiquement dans l’immuable couple de ceux qui dialoguent, s’ouvre sur un autre monde : li’ ay te spat’il ati’, li’ ay te spat’il awo’tan, « voici le salut qui t’est adressé », littéralement « voici l’échange de (= pour) ta bouche, voici l’échange de (= pour) ton cœur ». Explicitement, le chef kabinal transmet un message qu’il est allé demander et recevoir dans la forêt. D’ailleurs, le remerciement pour ce travail est retourné par les autorités :
pat’-il aw-o’tan | salut |
y-u’un waxakeb tat-il | de la part des huit pères |
waxakeb me’-il | des huit mères |
wokol aw-al-b-o-tik | nous te remercions [de transmettre] |
126Ce premier « échange de cœur » transmis par les kabinal, précédant celui qui a lieu avec les autorités, s’est effectué avec Ajaw Lum Ajaw Bahlumilal, le Seigneur de la terre, le Seigneur du monde. « Quelqu’un, une troisième personne, a envoyé cette salutation et il [le chef kabinal la transmet », dira un commentateur ; cette tierce instance, « c’est ajaw lum », le Maître du monde, « ce sont les me’il tatiletik », les ancêtres. Le monde humain éclate, accédant à une dimension qui, bien au-delà de celle des dialogueurs – car les deux interlocuteurs des pat’o’tan ne sont que celui qui transmet le message [le chef kabinal et « celui qui reçoit le message » [le principal] –, est celle dans laquelle se projette l’auteur du message, quant à lui invisible.
127Le chef kabinal prononce d’ailleurs ce couplet sans ambiguïté :
laj s-mahtan-tes-on tal-el | il m’a donné ses présents |
laj y-obol-tes-on tal-el | il m’a donné ses cadeaux |
te ch’ul ajaw lum | le saint Seigneur de la terre |
te ch’ul ajaw bahlumil-al | le saint Seigneur du monde |
128Nous sommes bel et bien en présence d’un troisième terme qui brise le couple figé de l’opposition autorités / kabinal, un indice qui va nous amener à une vision de ce qui se trame et des acteurs en cause qui dépasse le dualisme premier et primaire, même tempéré par des éléments médiateurs.
Description de quelques thèmes
129Nous ne retiendrons ici que quelques thèmes des pat’o’tan, que nous croyons significatifs de ce que l’interprétation peut apporter à ce niveau. Ces exemples doivent à nos yeux convaincre le lecteur que cet effort apporte des points de vue nouveaux que la seule ethnographie ne saurait développer. Comme il fallait choisir un ensemble cohérent de termes, nous avons élu les plus simples et aussi les plus pertinents pour le Carnaval, illustrés par les paires les plus fréquentes du corpus carnavalesque.
Les expressions qui se rapportent aux deux groupes : a’tel / kabinal
130L’observation des paires fait ressortir, parmi les contrastes les plus fréquents, le parallélisme ajaw lum / ajaw bahlumilal : « maître(s) du territoire, maître(s) du monde ». On l’a vu, lum est la racine qui sert à construire la forme « territoire », suffixée lorsqu’elle est possédée, soit j-lum-al, « notre territoire ». Les maîtres du territoire en sont les protecteurs. Si nous retenons une autre paire qui contient également lum, apparaît l’autre couplet atinej lum / kapal, « ceux qui se baignent dans la terre, [ceux qui se baignent] dans les déchets ». Si les premiers dénotent les êtres surnaturels protecteurs et/ou dangereux qui garantissent la continuité de la communauté, les seconds se « baignent » dans ce qui ne sert plus, ce qui est rebut, les déchets, la poussière. Les premiers sont liés à la sociabilité et à la culture, les autres à l’animalité et à la mort. Les deuxièmes termes sont tous deux chargés de la face dangereuse – monde dangereux ou monde d’ordures, monde de choses mortes –, mais le premier est commun à ces deux groupes. Les ajaw sont ambivalents, et il faut les prier pour obtenir leur protection. C’est par les intermédiaires (les kabinal) que se donne la communauté que grâce et bénédiction, vie et continuité seront obtenues. L’opposition flagrante des autorités et des kabinal se transforme donc en une relation plus profonde entre la communauté et les ajaw, relation médiatisée et ainsi rendue possible par les kabinal.
131Ce nouveau face-à-face est confirmé par la qualification des kabinal que l’on trouve ici et là dans la bouche du principal et qui les dissocie du monde d’ici :
la j-tah-bey tal s-namal-il | j’ai rencontré en ce lieu-ci leur éloignement |
la j-tah-bey tal s-jahkal-il | j’ai rencontré en ce lieu-ci leur retraite |
132Certes, il s’agit d’un éloignement qui se réfère à leur séjour en forêt, mais il s’agit aussi d’un écart de nature, puisque la distance est également temporelle et connote probablement le lien des kabinal avec le monde préhumain (soulignons que namal signifie « lointain » aussi bien dans le temps que dans l’espace). La construction tzeltal s-namalil indique leur appartenance à un monde qui n’est pas celui des autorites, et les rend asymétriques par rapport à celles-ci. La racine jahk indique, elle aussi, l’action ou le processus qui consiste à s’écarter.
133Autre corrélat qui précise la relation entre les kabinal et les autorités : le « parallèle », mais combien peu parallèle, entre les mouvements des capitaines et celui des kabinal. Il est dit des premiers dans le pat’o’tan de la clairière :
ya to me k-il yax walk’uj lok’-el | nous allons voir qu’il se tourne vers la sortie |
te s-jalal a’tel-e | de la sainte charge |
te s-jalal patan-e | de la sainte contribution |
te y-al pasado juwes | le cher [capitaine] juez qui en a terminé |
134tandis que, des seconds, le mouvement est ainsi décrit :
walk’uj-ix moh-el ta j-sit- (t) ik | il s’est tourné déjà vers le haut à notre regard |
walk’uj-ix koh-el ta j-sit- (t) ik | il s’est tourné déjà vers le bas à notre regard |
135ou encore :
walk’uj-me-ix moh-el tal-elj-sit | notre regard se tourne déjà vers le haut |
walk’uj-me-ix koh-el tal-el k-o’tan | notre cœur se tourne déjà vers le bas |
136À l’entrée et à la sortie des capitaines (ochel / lok’el) correspondent la montée et la descente des kabinal (mohel / kohel) qui n’entrent ni ne sortent, mais montent puis descendent : « Ce sont les termes pour le travail des kabinal, c’est le principal qui dit cela d’eux ; les kabinal répondent de la même façon, mais pour les capitaines ils emploient les termes “entrer” et “sortir”. » Le sens référentiel ne fait pas de doute : « entrer dans » et « sortir de » sa charge, « monter (depuis) » ou « descendre (vers) » les terres chaudes, ces deux axes ne suivent pas la même orientation.
137Si l’ethnographie nous les fait apparaître comme des acteurs complémentaires, et l’analyse comme des pôles structurels opposés, les discours rituels ont tout le temps de tempérer cette dichotomie abrupte par la rhétorique de ces quelques paires : la fonction médiatrice des kabinal, relevée au chapitre des danses, en apparaît d’autant plus vraisemblable, ainsi que leur asymétrique relation avec les détenteurs de charge, et la présence d’un troisième groupe d’acteurs « cachés », à savoir les diverses divinités invoquées, qui peuvent être le dieu tout-puissant, les ajaw lum et bahlumilal, les autres ajaw, les saints, etc. Témoin ce passage du dialogue entre le chef kabinal et le principal d’un des kalpul du quartier de San Sebastián :
– ja mej-k’op-oj-elk-al-oj-el | – voici mon dire, ma parole, |
k-ula’tay bah-tik jun-uk ora | nous nous sommes rencontrés une heure |
cheb ora | deux heures, |
j-tat-e nich’(a)n-aj-el | père progéniteur. |
– jab-al a-k’op-oj-el aw-al-oj-el | – est-ce ton dire et ta parole, |
j-tat-e nich’ (a) n-aj-el ? | père progéniteur ? |
wokol aw-al-b-on j-tat-e nich’ (a) n-aj-el | merci, père progéniteur, |
s-k’op te dyos nich’ (a) n-aj-el | pour la parole de dieu progéniteur33, |
ora j-tah me j-tat k-aj (a) w-al-tik dyos | voici j’ai rencontré mon père dieu |
[tout-puissant. | |
– hich ora ta jun awil te laj j-na’-b-at | – voilà un an que je me suis souvenu de |
[te a-k’op | [ta parole |
x-melet laj j-na’-b-at a-tehlum-al | c’est vrai, je me suis souvenu de ta vie |
138Voici donc nos kabinal plus médiateurs que figures d’opposition, puisqu’ils interviennent, au sens propre, entre leurs partenaires humains et les entités invoquées et/ou rencontrées.
L’échange
139Nous avons insisté sur l’échange. Penchons-nous un instant sur ce qui en est dit. Le commentaire, on l’a vu, en est fait sous trois formes : des listes d’animaux et de plantes de la forêt qui représentent des dons ; des descriptions du va-et-vient entre les donateurs et les donataires ; des catégories de ce que représentent les dons.
140Nous avons déjà parlé des listes associées aux kabinal, sauf pour préciser un point : c’est qu’en effet les cadeaux sont d’ordres différents, ou plutôt sont placés à des niveaux distincts. Il y a des biens donnés aux femmes qui les cuisineront ; il y a des biens donnés aux kabinal en échange de leur présence et de leurs dépenses ; mais il y a également des offres plus sacrificielles qui sont offertes aux divinités, comme en témoigne ce passage du même discours de la clairière :
ora me tah j-k’op-on-tik | maintenant nous sommes arrivés |
k-aj (a) w-al-tik dyos | pour parler à dieu tout-puissant |
laj k-ahtay-be-tik y-ora-il | nous avons compté les moments |
laj k-ahtay-be-tik s-k’ahk’-al-e | nous avons compté les jours |
laj (j-) tah-be-tiky-u’-el | nous avons rencontré la puissance |
laj (j-) tah-be-tik y-aj (a) w-al-el | nous avons rencontré le pouvoir |
te ch’ul maestro san sebastyan | du saint maître saint Sébastien |
ta ba wan la s-k’anjun ch’ul aw | là où il a demandé peut-être un cri sacré |
ta ba wan la s-k’an jun ch’ul maiy | là où il a demandé peut-être du tabac sacré |
141Les items mentionnés ici, les cris et le tabac, sont clairement des moyens de communication avec les divinités.
142Arrêtons-nous sur les deux autres formes d’évocation de l’échange et, en premier lieu, sur la gestuelle associée aux cadeaux, là où ils sont placés et ce qu’il faut en faire, selon les différentes phases du rituel.
143La disposition des offrandes :
yak me ta bah-el j-mahtan-tes-el-tik | ici gît notre présent |
yak me ta bah-el k-obol-tes-el-tik | ici gît notre cadeau |
ma-y-uk bin bahlumil-al uts | ce n’est pas grand-chose de beau du monde |
ma-y-uk bin bahlumil-al lek’ | ce n’est pas grand-chose de bien du monde |
j-mahtan-tes-bah-tik | que notre cadeau |
yahl-uk s-jalal uts-il-al | elle est à terre cette jolie beauté |
yahl-uk s-jalal lek’-il-al | il est par terre ce joli bien |
144Leur réception :
hul me a-k’as-es-b-on s-tukel | tu m’as transmis les présents [alors que j’arrivai] |
hul me a-sol-tes-b-on | tu m’as passé les présents [alors que j’arrivai] |
145Leur acheminement :
– a-mahtan-tes-el | – tes présents |
aw-obol-tes-el | tes cadeaux |
ma me laj k-ihkitay | je ne les ai pas laissés |
ta y-ohl-il be’ | au milieu du chemin |
ma me laj k-ihkitay | je ne les ai pas laissés |
ta y-ohl-il ilib | au milieu du carrefour |
– ma-ba la aw-ihkitay-b-o-tik | – tu ne nous les as pas laissés |
ta y-ohl-il be’ | au milieu du chemin |
ma-ba la aw-ihkitay-b-o-tik | tu ne nous les as pas laissés |
ta y-ohl-il ilib | au milieu du carrefour |
146Les listes des biens rappelées à chaque instant et leur disposition restent descriptives et proches du rituel, mais elles nous renseignent aussi sur la catégorisation des offres.
147Les dons entrent dans quatre catégories associées deux à deux. La première et la plus fréquente est a’tel / patan, ce qui signifie « travail » et « contribution ». Le premier terme a été largement explicité et représente à la fois le travail agricole et la charge rituelle, tandis que patan représente le fruit du travail, c’est-à-dire le plus souvent la contribution sous forme d’argent, l’impôt. De plus, a’tel connote plutôt le travail qu’on assume, qu’on accepte ou même qu’on sollicite, tandis que patan est davantage conçu comme un fardeau imposé (c’était en particulier le terme utilisé pour les prélèvements au temps de la colonie espagnole). Rapportés au système de charges, les deux mots appariés, qui relèvent donc d’une relation subjective versus objective, soulignent à la fois l’acceptation et l’obligation.
148Une autre formule, quoique de connotations différentes, appartient à ce domaine sémantique de la contribution et de l’échange : c’est mahtan / obol. Le terme mahtan est utilisé pour les cadeaux aux futurs beaux-parents et désigne une aide plutôt qu’un présent ; obol est un terme considéré comme « plus sacré ». Cette paire est doublée par une autre paire empruntée à l’espagnol : ofrenda / contribusyon.
149Tout ce vocabulaire, avec ses nuances, concerne un transfert de biens ou de services. Il est paraphrasé par une litanie relative aux douleurs et aux peines que comportent la réunion et l’accumulation de ces biens. Il s’agit de wokol, « la peine », trabajo, « le travail », me’bal, « l’abandon », melo’tan, « le délaissement et la tristesse », qui sont la part obligée du cadeau, et celui qui donne est pobre, « dans le dénuement », takij, « asséché », lubul, « désemparé », ch’ajal, « dénudé ». On conçoit qu’il y faille une compensation.
150La récompense demandée est le plus souvent figée dans la terminologie chrétienne : grasya / bentisyon, la grâce et la bénédiction. Mais en quoi consiste-t-elle ? L’expression en est essentiellement le prolongement de la vie et le maintien de l’intégrité du territoire : kuxlejal / tehlumal. Il est évident que de tels biens sont demandés aux divinités et aux esprits protecteurs, et non aux kabinal eux-mêmes, ce qui confirme le début de cette analyse. De plus, ces biens sont disproportionnés relativement aux humbles cadeaux proposés, et les discoureurs le savent, qui évaluent sans cesse la médiocrité des présents et leur insuffisance. La paire bikit / muk’ul (petit / grand) s’attache aux dons, mais aussi à la survie proportionnelle à l’effort consenti : « Savoir combien [de temps] vous voulez survivre ! », dit l’orateur qui construit une mécanique liant le don et la durée de la vie.
151Les passages relatifs à cet échange fondamental entre les hommes et les divinités montrent ce déséquilibre qui provoque la répétition des sacrifices de la part des humains contre une protection qui n’est pas assurée, car toutes les forces en jeu sont ambivalentes et il faut les rendre bienveillantes et bienfaisantes au jour le jour.
152C’est vraisemblablement un schéma général qui n’est pas propre aux discours de passation de charge, comme en témoigne ce commentaire à propos des offrandes mentionnées dans une intercession pour la guérison d’un malade.
Ja teyax tuhun k-u’un-e, jo’eb kandela me ya aw-a’-b-on, porke terne hich nix ay y-u’un s-mahtan te bahlumil-al-e, te lum k’inal-e, hich nix ya y-il-o-tik te dyos-e te senyor hesukristo, k-a’iy-em k-u’un te ch’ul dyos-e, pero teme maba ya k-a’-bey-tik-ej marne ba ya s-tsak te dyos-e, hich nax tojol a’iy-ej-e marne lek-uk, ja nix lek terne ya k-a’-bey-tik jo’eb kantela y-u’un te dyos-e ijunpeso te vela-e i jun peso te pom-e, ya me ja aw-ak’ abi, entonse te dyos-e ya me s-kol-tay-at euk, ya me k-a’-bey-tik te s-mahtan-e, ya mey-a’-b-ot-ik mahtanik-e y-u’un te dyos sok-e. [...] Ya k-a’-bey-tik s-mahtan te na-e, ya me ya a-pas te ja aw-ule, te ja a-waj-e, ya me ya a-pas jun-uk a-mut, ya me k-a’-be-tik s-we’-el te na, tay-ohl-il te na yax och ta muk’-el te s-jol-e, sok te s-ch’ich’-el-e, s-pisil me sok te s-bikil-e...
Ce qu’on va utiliser, c’est cinq cierges que tu vas me donner, car c’est comme ça que nous faisons notre offrande au monde, à notre monde34, et dieu nous regarde, le seigneur Jésus-Christ, c’est ma coutume envers dieu et, si nous ne lui donnons rien, alors il ne reçoit rien, parce que le révérer seulement, ça ne suffit pas ; c’est bien seulement si nous lui offrons cinq cierges, à dieu, un peso de bougies et un peso d’encens. Tu lui donnes, et alors il te sauve ; nous lui donnons son présent, il nous donne notre présent, lui aussi [...] Nous donnons le présent pour la maison, tu fais ton atole, tu fais tes tortillas, tu sacrifies une de tes poules et nous donnons sa nourriture à la maison, au milieu de la maison nous enterrons sa tête, son sang, tout, avec les tripes aussi...
153Dans les offrandes, autrement importantes, des cérémonies de passation, il s’agit aussi, si nous résumons, de la présentation du travail des hommes aux dieux dont on implore la bienveillance pour continuer à vivre. Les termes de l’échange sont dissemblables et le contrat porte en lui-même cette inégalité : matérialité des dons (le dieu « prend ») versus abstraction des contre-dons, objets d’un monde inconnu qu’il faut aller quérir en grand danger pour la préservation d’une situation paisible et intestine, conséquences négatives effectives d’un côté (pauvreté, dénuement, dépenses, etc.) destinées à se transformer en biens... éventuels, soumission des enfants aux pères porteurs d’autorité.
154Cet enchaînement des causalités qui font du contre-don la suite du don, et du don la suite logique du contre-don, s’inscrit dans un cycle qui dépasse la vie hic et nunc de la communauté, et qui est celui de la tradition. L’échange produit, par son inscription dans la durée, la nécessité d’une continuité. Effectuer un rituel, c’est non seulement une commémoration mais en même temps un acte performatif ; c’est également un enseignement. Ceux qui assistent et participent sont obligés d’entrer dans le mouvement de la tradition pour perpétrer (et perpétuer) cet échange qui sera, dès lors, impossible à interrompre. D’ailleurs, on sollicite instamment que l’interruption et le trébuchement, figures néfastes, soient évitées. Voilà aussi pourquoi le calcul du temps – court (celui de la fête) ou long (celui de la tradition) – est un thème important, de même que celui de la festivité rituelle elle-même.
hich niwan la s-pas | c’est ainsi qu’ils ont œuvré |
hich niwan y-a’tel-an | c’est ainsi qu’ils ont travaillé |
anima j-tat- (t) ik | nos pères |
anima j-me’-tik | nos mères |
ma-ba la (s-) sutp’in-ik35 te kostumbre | ils n’ont pas chamboulé la coutume |
ma-ba la (s-) sutp’in-ik | ils ne l’ont pas chamboulée |
hich me k-ich’oj-tik hil-el36 | c’est ainsi que nous l’avons reçue |
[pour quelle se conserve] | |
hich me j-tsak-oj-tik hil-el | c’est ainsi que nous l’avons recueillie |
[pour qu’elle se conserve] | |
[...] | |
ma laj-em-uk k-u’un-tik | nous ne l’avons pas arrêtée |
ma tup’-em-uk k-u’un-tik | nous ne l’avons pas éteinte |
hich k-ich’-oj-tik hil-el | nous l’avons recueillie [pour qu’elle |
se conserve] | |
x-mel-et me | en file |
x-ch’ol-et me | en se suivant |
ta kax-el te nichim-al k’ahk’-al | dans la transmission du jour de célébration |
te buhts’an-il k’ahk’-al | dans la transmission du jour de fête |
Calcul et mémoire
155Le compte des jours, leur identification et la description des périodes entre les jours de fête sont des motifs très souvent présents. Chaque date est l’objet d’une méticuleuse répétition. On égrène ainsi les jours de la fête par leur inclusion dans le récit des actions effectuées rappelées dans le pat’o’tan : santo sabado (« samedi saint »), nichimal dominko (« dimanche fleuri »), muk’ul maytines (« les grandes matines »), ch’ul maytines (« les saintes matines »), te maytines ch’ul ahk’abal (« les matines de la sainte nuit »)37,ja nichimali sabado (« le samedi fleuri »), etc. De même sont évoquées les périodes passées ou à venir : « Il n’y a plus que trente jours jusqu’à Pâques... », « Voici que nous avons vu arriver les moments et les jours », ainsi que bien d’autres formules équivalentes.
156Les dates précisent donc, dans la forme parallélistique, la formule plus générale nichimal k’ahk’al, « le jour fleuri », qui signifie « le jour de fête » et désigne celui du rituel. Elles sont importantes car c’est à partir de la déclaration du piskal (ou de l’iskirvano) que les détenteurs se trouvent « attachés », « liés », « prisonniers ». On emploie d’ailleurs dans les pat’o’tan le couplet chukul yok / chukul sk’ab : « pieds et mains liées », non pas dans le sens de « entravés » du français, mais au contraire irrévocablement contraints désormais « à », « par », mais aussi « pour » la tâche à accomplir. Le temps est la mesure du rituel, et la garantie, s’il est respecté, d’une coïncidence entre les offrandes des hommes et les désirs des dieux.
ora yo’tik-a j-tat-e nich’(a)n-aj-el | maintenant, père vénéré, progéniteur |
laj me j-na’-be-tik tal-el y-ora-il | nous savons qu’est venu le moment |
laj me j-na’-be-tik tal-els-k’ahk’-al-el | nous savons qu’est venu le jour |
ta s-ba s-k’ahk’-aly-n’-el | le jour même de la puissance |
ta s-ba s-k’ahk’-al y-aj (a) w-al-el | le jour même du pouvoir |
maestro san sebastyan | du maître saint Sébastien |
nok’ol j-pas-bel-tik | nous agissons dans le temps |
[un temps long] | |
yokelal j-pas-bel-tik | nous faisons la tradition |
ban wan k’an laj-in-tik antiwo-kostumbre38 | où faudrait-il que nous abandonnions |
[la coutume | |
a’tel-ij | ils ont travaillé |
patan-ij | ils ont reçu la charge |
157Comme on le sait bien, le temps chez les Mayas est la mesure spatiale d’un chemin parcouru (Bricker, 1966), et qui dit chemin, dit lieu à atteindre : la racine « arriver » (tal) précise sans ambiguïté aucune qu’il s’agit de l’endroit inscrit comme point de référence39. Le but étant de « boucler » la boucle du temps qui lie le passé et le présent, les grands-pères aux petits-fils, les ancêtres aux générations à naître, on arrive au point même d’où l’on est parti. Talel signifie ainsi « arriver en revenant » au lieu d’origine. Le retour des événements est un moyen de donner forme au temps et lespat’o’tan sont certainement une des sources de cette discipline de mémoire :
laj to me k-il-be-tik-a s-jalal a’tel-e | nous avons encore vu son saint travail |
ya to me k-il-be-tik-a s-jalalpatan-e | nous verrons encore sa sainte |
[contribution | |
ya to me cha’ k-il-be-tik-a te s-jalal a’tel-e | nous allons voir pour une seconde |
[fois son saint travail | |
tey me j-tehlum-al-tik to nix | là où est encore notre communauté |
tey me j-kuxlej-al-tik to nax s-tukel | là où est encore notre vie même |
[...] | |
hich-i lan to ta jun abil k’in-al | d’ici un an |
li’ ay-ix | nous y serons déjà |
ya to me s-tsak s-ba j-ti’-tik li’-i | nos bouches vont encore se rencontrer |
ya to me s-tsak s-ba k-o’tan-tik-a | nos cœurs vont encore se rencontrer |
La fête dans ses actes
158Comment va se jouer cet échange vital pour la communauté des humains ? C’est ce que nous enseigne la description de la fête. Les couplets jouent un rôle important et, cette fois, de type paraphrastique, par des descriptions : moments, lieux, actions faites, en cours ou à faire, sont longuement et fréquemment exposés. La description en elle-même ne suscite pas les seuls contrastes, la grammaire associée participe également de cette opération descriptive ; chaque événement est l’objet d’un éventail de modes et de modalités épistémiques : optatif, appréhensif, interrogatif, désidératif, prohibitif, dubitatif, qui « parlent » la fête. La même formule s’inscrit dans un T large panorama de jugements et de recommandations qui en forment la partie la plus visiblement performative.
159Les attitudes ou même les postures sont commentées, interrogées : accompagner, s’agenouiller, se prosterner, marcher, garder, passer, transmettre, voir, contempler, se rejoindre, s’unir, écouter, danser, se tenir debout, parler, se baigner, travailler, contribuer, offrir... Les inventorier serait trop long ; qu’il suffise d’en donner quelques exemples.
laj wan a-kux aw-o’tanjun ora | peut-être t’es-tu reposé une heure |
laj wan a-kux aw-o’tan cheb ora | peut-être t’es-tu reposé deux heures |
[...] | |
b-ut’ilyax bah beh-en-tay-ix tal-el | combien avons-nous déjà cheminé |
[pour arriver | |
oxlajun pas wits | aux treize sommets |
b-ut’ilyax bah beh-en-tay-ix tal-el | combien avons-nous déjà cheminé |
[pour arriver | |
oxlajunpas uk’um | aux treize rivières |
y-u’un manch’uk ya j-p’osin y-al k-ok-a | de telle sorte que nos pieds ne |
[trébuchent pas | |
y-u’un manch’uk y a j-p’osin y-al j-k’ab-a | de telle sorte que nos mains ne |
[trébuchent pas | |
[...] | [...] |
tey me k-ula-tay-bah-tik | nous nous sommes visités |
jun-uk ora | une heure |
cheb-uk ora | ou deux |
[...] | [...] |
b-ut’ilya x-och ta k’el-uj-el-a | voici comment on commence à observer |
b-ut’ilya x-och ta k’ab-uj-el-a | voici comment on commence à voir |
b-ut’il ya x-hul ta k’el-uj-el-a | voici comment on arrive à observer |
b-ut’ilya x-hul ta k’ab-uj-el-a | voici comment on arrive à voir |
te s-jalal u’-el-il | son pouvoir |
te s-jalal aj (a) w-al-il | sa puissance |
[...] | [...] |
xa laj to s-wa’el ok-in-on | j’ai été le pied gauche |
xa laj to s-wa’el k’ab-in-on | j’ai été la main gauche [de l’ajaw] |
mi laj j-mahtan-tes-on la tel ? | si le saint seigneur de la terre me l’a offert |
[te ch’ul ajaw lum | |
mi laj j-mahtan-tes-on la tel ? | si le saint seigneur du monde me l’a offert |
[te ch’ul ajaw bahlumil-al | |
mi tah to nixjun y-ala tsaj-al chij-ul | s’il a atteint encore un cervidé rouge |
ha’mal chitam-ul | un tapir |
kem-ul | un cochon sauvage |
te laj s-mahtan-tes-on la tel ? te ch’ul ajaw | le saint seigneur me l’a offert |
160Les lieux également sont mentionnés :
ta santos plasa | dans la sainte place |
ta santos eskina | aux saints changements de direction |
ta santo xoral | au saint xoral |
161Les donateurs sont évoqués :
te chaneb me ahtal-ij-ik | les quatre qui calculèrent |
te chaneb me patan-ij-ik | les quatre qui contribuèrent |
te pobre j-tat- (t) ik-e | nos pauvres pères |
te pobre j-me’-tik-e | nos pauvres mères |
162Le rôle de l’assistance est souligné :
och ch’am-el40 k’inaly-u’un | elle a commencé à écouter le temps |
och ch’am-el bahlumil-al y-u’un | elle a commencé à écouter le monde |
163Les fonctions, les titulatures, les objets rituels, sont présents :
k’as-es-ej limosna | l’intermédiaire, le passeur d’aumône |
k’as-es-ej obligasyon | l’intermédiaire, le passeur d’offrande |
te j-kanan mesa | le gardien de la table |
tej-kanan banko | le gardien du banc |
nichim, kandela | les fleurs, les bougies [i.e. les petites danseuses] |
tat-il, me’-il | les pères-mères |
[...] | [...] |
la j-tah-bey s-mesa | j’ai rencontré sa table |
la j-tah-bey s-banko | j’ai rencontré son banc |
164Ces deux derniers vers explicitent que, depuis la fête de la Saint-Sébastien où avaient été disposés table et bancs pour les principales, le chef kahinal en a gardé mémoire et les a retrouvés.
165La conjonction des participants est aussi une expression compulsivement reprise, comme si la fête n’avait d’autre but que de réunir et rassembler :
mol-ol-o-tik | nous voici réunis |
ts’ob-ol-o-tik | nous voici rassemblés |
166et elle fait écho inversé à ce qui définit les kabinal :
s-nam-al-il | éloignés |
s-jak-al-il | retirés |
167D’autres termes renforcent l’idée d’unité communautaire :
lak’-al | appariés |
yom-al | ensemble |
[...] | [...] |
xa lam-al-o-tik to a s-tukel | plaise au ciel, nous sommes réunis |
xa bus-ul-o-tik to a s-tukel | plaise au ciel, nous sommes amoncelés |
ta banti oxeb y-u’-el | là où il y a les trois puissances |
ta banti oxeb y-aj (a) w-al-e | là où il y a les trois pouvoirs |
[là où est accrochée la sainte croix] | |
[...] | [...] |
yom-ol-ot-k-o-tik | nous sommes ensemble |
sik-il chabal-o-tik | nous sommes en silence |
lam-al-o-tik | nous sommes en attente |
168L’union des bouches et des cœurs signifie l’accord des présents mais également un autre accord plus profond entre l’intention qui provient du cœur et la réalisation, les paroles, qui sont mises en forme par la bouche, constituant l’éthique communautaire, c’est-à-dire la sincérité, la vérité au sens de l’authenticité, du rituel effectué :
ya s-tsak s-ba j-ti’-tik-a-e | nos bouches se réunissent [litt. s’attrapent] |
ya s-tsak s-ba k-o’tan-tik-a-e | nos coeurs se réunissent |
169Cette union trouve son extension maximale dans la forme sociologique d’organisation (familiale et lignagère) et dans l’idéologie unitaire qui l’accompagne :
jun- (n) ax ts’um-bal-tik | nous sommes de la même graine, |
hich-i k-ermano-bah-tik | nous sommes frères, |
jun- (n) ax te mam-il-etik-e | issus des mêmes ancêtres, |
te ch’ich’-il-etik-e jun- (n) ax | du même sang |
170La description du temps, comme on l’a dit, est remémorée en tant qu’information mais également avec un effet performatif certain, où l’intentionnalité de la récapitulation est de signifier que le temps passé est une offrande qui induit une rétribution :
ya x-boh-o-tik-a s-tukel | nous allons |
k-ahtay-be-tik-ix bah-el s-k’ahk’-al-el | déjà compter [pour y arriver] les jours |
ya me k-ahtay-be-tik-ix | nous les comptons déjà |
repenta li ta lajuneb cha’-winik k’ahk’-al | et soudain [c’est] dans trente jours |
mi ta jo’ lajuneb cha’-winik k’ahk’-al | ou même dans trente-cinq jours |
b-ut’il ya s-tsak s-baj-ti’-tik-a s-tukel | que s’étreindront nos bouches |
b-ut’il ya s-tsak s-ba k-o’tan-tik-a s-tukel | que s’étreindront nos cœurs |
te ni k-a’iy-tik jayeb ora | et nous savons combien d’heures |
te ni k-a’iy-tik jayeb k’ahk’-al | et nous savons combien de jours |
xa ahtay-bil me bah-ely-ora-il | les heures ont été comptées |
xa ahtay-bil me bah-el s-k’ahk’-al-el | les jours ont été comptés |
ora yo’tik-a j-tat-e nich[a]n-aj-el k-u’un | et maintenant pères progéniteurs |
pero binj-k’an k-ut-(t)ik-a s-tukel | qu’allons-nous faire et dire |
s-toj-ol y-al j-kuxlej-al-tik | pour le prix de nos vies |
s-toj-ol y-al tehlum-al-tik | pour le prix de notre communauté |
laj me k-a’iy-be-tik jayeb ora | nous avons su combien d’heures |
laj me k-a’iy-be-tik jayeb k’ahk’-al-a | nous avons su combien de jours |
ya me x-bah j-k’an-ix oxeb grasya | nous allons demander trois grâces |
ya me x-bah j-k’an-ix oxeb bentisyon | nous allons demander trois bénédictions |
ta y-e’tal y-ahlan y-ok | aux pieds |
tay-e’taly-ahlan s-k’ab | aux mains |
muk’-ul winik k-aj-kanan | du grand homme protecteur |
maestro san mikel | maître saint Michel |
maestro san sebastyan | maître saint Sébastien |
171La rétribution quémandée se réfère à tous les gens qui ont collaboré à la fête, travail proportionnel aux grâces subséquentes :
hich y-ip-als-k’an s-kol-el | on va voir ce que vous voulez pour survivre |
[...] | [] |
x-mel-et to me s-k’am-b-el grasya | ... |
x-mel-et to me s-k’am-b-el bentisyon ek-a | en file on a demandé la bénédiction aussi |
[aux principales] |
172Le pat’o’tan de la clairière stigmatise le danger du silence face à la tradition qui est parole et musique. Nous avons déjà remarqué l’expression sikil chabalotik qui évoque une assemblée nombreuse, tendue et silencieuse, c’est-à-dire dans une attitude de crainte et de danger que l’on cherche à éviter :
pero ma me ta sik-uk-a s-tukel | mais que ce ne soit pas silencieux [litt. froid] |
pero ma me ta majan-uk-a s-tukel | mais que ce ne soit pas un prêt [sans |
contrepartie] |
173ou encore ce passage :
pero ma me ta sik-uk-a | que ce ne soit pas en silence |
te ya s-tsak s-jalal a’tel | qu’il prenne la sainte charge |
ma me ta sik-uk-a s-jalal patan-e | pas en silence la sainte contribution |
ma me ta sik-uk-a s-jalal a’tel-e | pas en silence la sainte charge |
[...] | [...] |
ya k-il-be-tik-a te s-jalal a’tel-e | nous avons vu la sainte charge |
ya k-il-be-tik te s-jalal patan | nous avons vu la sainte contribution |
174Ces vers expliquent que les acteurs doivent eux-mêmes détruire le silence, parce qu’ils ont appris des divinités l’ordre du monde :
och ch’am-ek k’inaly-u’un | on a commencé à écouter le temps |
och ch’am-ek bahlumil-al y-u’un | on a commencé à écouter le monde |
[litt. à recueillir] |
175Il ne faut pas oublier non plus que les grandes choses du rituel se règlent aussi par de petites conversations. Ce qui peut paraître à première vue tergiversations inutiles, dans la mesure où tout ce qui se passe est assez rigidement programmé selon les mêmes termes, est objet de discussions entre participants. Concertation, confirmation : la marche à suivre est souvent discutée, surtout en rapport avec les préparatifs et les horaires. Ainsi, cette petite conversation qui eut lieu entre les deux chefs kabinal à la fin d’un xoral matinal.
– À quelle heure on se revoit [à l’église] ?
– Je ne sais pas, peut-être vers les 4 heures...
– Où vas-tu d’abord ?
– Je vais aller chez le premier capitaine.
– On va envoyer quelqu’un pour demander si c’est déjà terminé, [chez] le premier capitaine sortant.
– Je vais leur dire à quelle heure on se retrouve.
– D’accord.
– À la pointe de la colline.
– Très bien, compagnon.
– À tout à l’heure, compagnon ; ceux de San Jerónimo ont terminé plus tôt car ceux de San Sebastián ont deux capitaines de plus à se faire, donc ils sont plus longs. À tout à l’heure, compagnon.
176Par les courts exemples donnés, nous voyons que rien de ce qui est fait n’échappe à la mise en paroles. Et comme cette mise en paroles est sous forme dialogique, on peut en déduire qu’elle est la présentation publique d’une convention entre les partenaires de la fête.
177En ce sens, au-delà de leur fonction descriptive, constative, ces paroles ont bien un rôle performatif puisqu’elles sont, au même titre que les actions, l’accomplissement du rituel : voici ce que « nous faisons ensemble », nous, les autorités et les kabinal ; nous, le principal et le chef des musiciens, nous, l’alguacil et le chef kabinal, etc. Intrusion d’acteurs invisibles, forme inégalitaire de l’échange, performativité du dialogue, que doit-on encore solliciter de l’action rituelle parlée ? C’est du cœur des pat’o’tan du Carnaval que l’on va sortir une dernière carte : le pouvoir.
Évaluation des pat’o’tan et des adversaires
178Nous avons mentionné le fait que les adversaires des pat’o’tan sont différents selon les occasions du rituel. Au Carnaval, c’est évidemment les pat’o’tan impliquant le ou les chefs des kabinal qui sont spécifiques, les autres étant à l’image de n’importe quel discours rituel de courtoisie dans toutes les occasions de la vie sociale. On a donc, par grandes catégories, le couple kabinal / a’tel, le couple kabinal de San Jerônimo / kabinal de San Sebastián, le couple a’tel / a’tel.
179Les discours rituels engagent donc plusieurs groupes d’acteurs41. Ces interlocuteurs sont évalués les uns par rapport aux autres. Au Carnaval de 1992, le meilleur répondant, aux dires du chef kabinal, fut le chef des musiciens. Ce fut « jusqu’à pleurer » (hasta ok’el).
Avec qui est-ce bon de s’affronter ? Le caporal n’est pas fort. Avec le chef des musiciens ? Lui, il sait. Il parle avec force (tulan). Jusqu’aux larmes, jusqu’à ce que les vieux (tatik : « les pères ») pleurent. Et moi aussi, je pleure quand je dis la dernière parole parce que je l’adresse à de grands hommes (muk’ul winiketik). Je voudrais bien que soient présents les muk’ul trensipaletik ujanwanej, à l’intérieur de la maison. Comme Don D. Lui, il sait, il sait tout [...]
180De fait, ce dialogue mémorable fut l’un des plus tendus, des plus concentrés, des plus rapides et des plus longs et impressionnants auxquels il nous fut donné d’assister. Ce même exécutant avait mentionné aussi comme exceptionnels un pat’o’tan mené avec l’autre chef kabinal, et ceux avec les principales (muk’ul ujanwanej) de San Sébastián et de San Jerónimo, dans l’intérieur de la maison. Plusieurs qualités sont évoquées. La rapidité est une valeur attribuée à la parole masculine car, dit-on, « les femmes parlent plus lentement ». La qualité de longueur est la traduction d’une mesure de quantité-durée où l’on doit surpasser l’autre, et c’est un trait que nous trouvons identique dans l’échange de nourriture : l’obligation de nourrir quelqu’un implique que « celui-ci peut rapporter de la nourriture chez lui et les femmes qui ont travaillé avec lui sont aussi récompensées »42.
181En 1990, le chef kabinal de San Jerónimo nous raconte avoir exécuté un pat’o’tan avec une vieille femme principal qui, à la fin de leur échange, lui avoua : « Tu m’as vaincue, toi qui es jeune, moi qui suis vieille » ; de fait, il fut meilleur, c’est-à-dire plus long, plus clair, plus rapide et plus fort. Les Tzeltal reconnaissent dans cette capacité un don particulier. Ils donnent en exemple un père qui a plusieurs fils : un seul d’entre eux sera capable d’apprendre. Quant au problème de la mémoire, ce chef kabinal nous dit : « Il ne faut pas se rappeler des mots, ce sont les phrases tout entières qu’il faut reprendre. » L’eau-de-vie est importante, et savoir s’encourager (se donner du cœur !) sans devenir incapable de parler est un art difficile.
182Si les danses sous l’abri feuillu attirent un public important, dont les regards extrêmement attentifs suivent les exécutions, des danseuses notamment, les pat’o’tan sont le lieu de jugements de la part des partenaires, mais également, quoique de façon différée semble-t-il, de la vox populi à laquelle l’exécutant est très sensible :
Cela me donne du courage si l’on apprécie ce que je dis, si je parle bien. Qu’est-ce qui se passerait si on disait : « Il ne sait rien (maba sna’), il baisse ! » Même si c’est d’un ou deux mots... Mais il faut mettre toute sa force pour faire gagner notre quartier.
183Les prestations sont jugées par les spécialistes, et le résultat est porté au compte du quartier : par exemple, on juge si c’est à San Jerónimo ou à San Sebastián qu’ont été proférés les pat’o’tan les plus « forts ». Un ancien kabinal opine : le chef kabinal de San Jerónimo a beaucoup à dire (bayel sk’op), il dépasse tout le monde, il est le plus fort (tulari). Ce qu’il dit se comprend très bien (mero chikanix ta yai’yel : « cela apparaît vraiment à l’écoute [à la compréhension] »). On dit aussi qu’il a la force du cœur (yip yo’tari).
184Cette force du cœur nous rappelle que la péritie dans l’art de la parole est liée et au pouvoir et au prestige, comme en témoigne l’enchaînement naturel de l’intervention située un peu plus haut :
[...] Comme Don D. Lui, il sait, il sait tout. Il se charge de tout. Ainsi nommé dans le pat’o’tan, le trensipal ujanwanej, c’est celui qui a passé toutes les charges (ya sk’uchoj : « il les a portées »). À San Jerónimo, on l’appelle sbah ilonk’op. Tu sais pourquoi on l’appelle ainsi ? C’est parce que c’est dans ses mains que vient tout ce qui est donné par le capitaine : un bœuf, des cadeaux, du maïs, des haricots, du café... Quand du maïs arrive, on appelle vite le principal. Et lui, il donne en échange une bouteille d’eau-de-vie.
185Quelques esprits chagrins, de la cohorte de ceux qui aiment à croire que le langage est fait pour communiquer clairement, économiquement, pertinemment et véridiquement – appliquant ainsi quelques maximes supposées universelles –, s’en tiendront à certains caractères de la tradition rituelle maya qui remontent à l’envers le courant d’une esthétique occidentale et moderne : les Mayas, diront-ils, sont les rois de la langue de bois. Rien d’important ni d’exact ne serait dit dans ces dialogues, ou alors le sens serait noyé dans des périphrases, des ambiguïtés, des répétitions infinies, qui voilent d’un rideau de fumée un contenu d’une navrante pauvreté ; la règle semblerait être de ne rien dire d’« informatif »... mais de « rajouter » du rien encore et toujours. Même chez les ethnologues les plus convaincus, il ne s’en rencontrerait aucun qui pourrait jurer qu’il n’a jamais sommeillé pendant des prières interminables au long desquelles les inventaires sans cesse augmentés succèdent aux couplets sans cesse répétés, alliant de façon bizarre tous les moyens pour faire plus long sans en dire plus. Cette première réaction, pour caricaturale qu elle soit, nous permet de dévoiler l’opposition de deux conceptions de la parole, du dialogue, des formes stylistiques.
186Pourquoi une telle attention portée par les Tzeltal à l’exécution des dialogues rituels ? Quel est cet enjeu qui pousse à vaincre ? Pourquoi cette violence attendue qui porte au-delà des mots – et presque en dehors d’eux ? Pourquoi cette guerre entre deux frères de rituel ? Pourquoi ce prestige aux gagnants, cette honte aux vaincus, quasiment une victoire et une défaite ?
187La chaleur rend la parole spirituelle, la violence la rend politique ; toutes les expressions qui la qualifient dans ce contexte rituel sont des expressions de pouvoir. Comment s’en étonner puisque le pouvoir s’obtient par contact prolongé et lutte avec le monde des esprits ? Le pouvoir n’est pas affaire d’argent, de lignée, d’armée. C’est donc la parole qui va cumuler dans son expression l’arme et sa puissance. C’est elle qui va faire gagner ou perdre, guérir ou faillir, vivre ou mourir. Il y a dans ces discours dialogués une parfaite adéquation entre la signification – soit une lutte pour le pouvoir, exprimée par l’ensemble des éléments, de quelque nature qu’ils soient, qui contribuent avec le sens littéral à la transcrire (ton, paramètres rhétoriques, prosodie, etc.) – et la fonction performative, au sens classique, qui accomplit en énonçant.
Expression de pouvoir, avons-nous dit : les commentaires que nous avons cités dans la partie concernant l’évaluation des pat’o’tan justifient assez que la surenchère et l’excellence dans leur réalisation assurent une forme certaine de domination et de pouvoir. De même, la dérobade et la fuite d’un homme à l’arrivée de son principal donnent la mesure de ce pouvoir qui n’est, après tout, qu’un combat verbal qu’il sait gagné d’avance par l’autorité à laquelle il ne pourra résister.
La parole contient donc l’argument polémique sans l’expliciter. En effet, son accomplissement (véhémence et répétition, rapidité et enchaînements rhétoriques), l’idéologie concernant la parole et le dialogue – figure extrême de la conversation –, le jugement porté par les acteurs eux-mêmes, leur sentiment, la fatigue éprouvée, sont les marques de cette tension agonistique.
« Gagner et perdre, guérir ou faillir, vivre ou mourir » : sont-ce des métaphores, ou y a-t-il là un enjeu réel, comme aux vieux temps où le soleil ne se mettait en route qu’au prix d’un sacrifice de vrai sang ? Sans doute les deux termes de l’alternative sont-ils à retenir, dans la mesure où les enjeux ne sont pas explicites, où pratique rituelle et mémoire ne coïncident pas toujours, et où diachroniquement le sacrifice prend des formes variables.
Il est plausible que, le pouvoir devenant une conséquence de l’aisance, il prenne par là même une dimension de domination. Cette puissance transformatrice
– ensemble constitué par l’argent, le marché, les relations avec la nation mexicaine – s’installe, modernisation inéluctable et désirée, et s’incruste dans la chair vieillie de ce qu’une génération après l’autre appelle la tradition, c’est-à-dire l’étape juste antécédente à chacune, qui sera tradition pour la suivante. La dynamique sociologique de Bachajón n’est pas seulement repérable dans le fonctionnement coopératif, la stratification économique, la scolarité, ou l’introduction de la médecine moderne, mais aussi dans le rituel que nous venons de décrire. Cette transformation du pouvoir, qui est à terme perte de l’« autorité », intervient directement dans l’utilité même des discours rituels qu’elle tend à détruire comme les rituels auxquels ces discours sont attachés.
Mémoire et tradition
188Relevons ce que les Tzeltal eux-mêmes nous disent de leur tradition. Le sentiment des titulaires quant au « travail » exigé par le Carnaval, parmi bien d’autres fêtes et activités, et qu’ils accomplissent jour après jour et génération après génération, est complexe.
189La première connotation est que ce travail rituel doit être mené à bien. La réussite fait partie de l’obligation du titulaire de charge. Les expressions tzeltal l’explicitent ; on dit par exemple :
s-ts’ak’-al pas-oj-i y-a’tel | il est allé jusqu’au bout de sa charge |
s-tah-oj s-k’ol-el | il s’en est bien sorti |
tulan ya s-pas | il a fait fort [il a réussi] |
bahwitsaj y-u’un te a’tel | il a triomphé quant à sa charge |
s-pisil y-o’tan la s-pas | il l’a accomplie de tout son cœur [sincèrement] |
ts’ehel y-o’tan la s-pas | il l’a accomplie avec allégresse |
190et les formulations négatives le confirment, contrastant terme à terme avec les premières :
la x-maba toj la s-pas | il ne l’a pas accomplie comme il faut |
ohl-an y-a’tel | il n’a fait que la moitié de son travail |
ch’eb-et y-o’tan s-pas-il y-a’tel | il a accompli sa charge avec mauvaise volonté, [d’un cœur double [sans sincérité] |
191L’autre connotation majeure est le prix de cet effort. Un principal interrogé décrit sa tâche comme k’ax tulan, k’ax wokol, « très lourde, très pénible », très difficile (k’ax sujbilon ta a’tel : « je fais un travail forcé ») ; il en souligne l’extension (pim sk’oplal te ka’tel : « j’ai une grande responsabilité » ; way [?] tulan sk’oplal te ka’tel : « j’ai une responsabilité de grande importance ») ; ces charges sont attribuées (ya yich’ yan a’tel : « il reçoit une autre43 charge rituelle ») – ce qui les différencie du travail agricole proprement dit, qu’on ne « reçoit » pas –, et il faut les transmettre successivement (xmelet ya xbehen te ya’tel : « faire cheminer ses charges en ordre »). On peut comparer cette description avec celle de l’actuel chef kabinal de San Jerónimo, qui ne briguait que le rôle de kabinal-serviteur, c’est-à-dire musicien, mais se retrouva propulsé au premier rang, et qui commente ainsi son enrôlement :
k’alal bin or a laj s-tsak-in-ik ta k’op, s-jel-ik ta le’ chitam
quand ils m’ont donné la charge, ça s’est fait comme pour attraper un cochon...
192Le poids, au sens propre ou figuré, d’une charge est objet de crainte et d’angoisse autant que de prestige. L’illustration présentée ci-après montre le chef kabinal tentant de se cacher, mi-sérieux mi-plaisantin, alors qu’on va lui mettre sur le dos une énorme hotte de présents que deux aides vont devoir soutenir par derrière. C’est l’image du même effroi que ressent celui qui voit le principal s’approcher de sa demeure pour lui demander d’assumer le travail rituel de l’année suivante.
193Enfin, pourquoi tout cet effort ? Pour recomposer le lum, dont on lira l’explicitation à propos du contraste avec k’inal :
lum se réfère à mon village, ma communauté ; k’inal, c’est plutôt le climat, c’est-à-dire « l’étendue de terre soumise au climat » : sikil k’inal, ce sont les terres froides ; ti’ k’inal, « une limite de terrain », c’est un terrain sans plus, ce qui reste. Toute la terre, c’est k’inal ; et les parties les plus fertiles, c’est yax k’inal, « le terrain fertile (vert) » ; sakal k’inal, c’est une partie de terrain qui est blanche. Mais lum, cela vient de ce qui a été institué pour/par les principales. C’est la terre où l’on vit, cette terre donnée [par les ancêtres] pour y construire les maisons, cette terre où ils vivent, cette terre dont ils sont les maîtres. Lum, c’est là où on est placé, là où il y a tout.
194La dialectique carnavalesque, pour régénérer cette communauté et pour qu’elle soit un être nouveau44 – et non pas une reproduction à l’identique –, introduit la force vitale des ajaw, dont le territoire est dans les terres chaudes, et les acteurs consacrent une partie de leur énergie dans la succession des sacrifices.
Les kabinal ont comme une charge, c’est comme s’ils avaient une charge, ils représentent les maîtres de ces animaux, ils représentent les maîtres de là-bas. C’est comme s’ils étaient les maîtres de là-bas, là où ils sont allés chercher les animaux, cette terre de je ne sais où, jusqu’à laquelle ils vont.
195Il ne faut pas croire que l’échange est uniquement constitué par des présents donnés et transmis. Cet échange est extrêmement « surveillé » et commenté dans le corps des discours. Par exemple, la source des présents aux ajaw – que nous avons mentionnés dans la description ethnographique – est explicitement évoquée :
On dit dans le pat’o’tan si le capitaine nous a bien donné l’eau-de-vie avant de partir ; les principales et les capitaines qui entrent en réclusion nous mentionnent, et donc je les évoque dans ma prière. Les principales qui restent au village nous parlent par Dieu [ils prient pour nous] dans l’église. Tous le disent. Ils mentionnent les caribios. Quand on est parti, le samedi [...] le principal a prié. Je l’en avais chargé (k’uhbanel : charger [quelqu’un d’un message], k’uhbambil : le mandat). Il a dit que les caribios étaient partis, il a demandé que nous ne trébuchions pas, il l’a dit de vive voix (kuxul k’op) [suit une description de l’édification et de la décoration de la croix à l’ajaw bahlumilal]. Nous lui disons [à l’ajaw] : « Nous sommes toujours vivants, nous n’avons rien oublié ; tu as vu et tu peux constater que nous avons accompli le travail, et aussi ce que nous a donné à faire le pasado juez, celui qui nous a envoyés. »
196Ce mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, de l’étranger vers le familier, est inscrit dans la conception et les connotations du terme lum qui définit le cœur même de l’ancrage et de l’identité dont les Tzeltal ont conscience.
197Cette part importante de leur vie active, sociale, quotidienne, entre, comme on l’a dit, dans une logique d’échange dont la dissymétrie engendre pour une part la reconduction des rites, leur légitimité au regard des croyances, et leur transmission. Cette dissymétrie est traduite chez les Mayas par toute une structure de la croyance : croyance en la fragilité de l’acquis et la nécessité de reproduire chaque année les rites ; croyance dans l’efficacité du rituel sous forme d’offres concrétisées en nourriture, en prières, en travail ; croyance en la soumission à l’autorité et à son pouvoir, et, en même temps, en la dépendance de celle-ci vis-à-vis des hommes ; croyance enfin dans la juxtaposition comme productrice de sens. Cette mémoire est entretenue par la présence et la participation aux rituels.
Les anciens disent que les cultes [l’informateur emploie le mot espagnol adoración] ont commencé ainsi, et qu’il n’y a qu’à continuer à les faire. Nous pourrions en terminer avec la fête, ou bien la continuer. Mais ce que nous devons faire, c’est la continuer. Il n’y a rien d’autre à faire que de continuer.
198L’autorité de la transmission n’implique pas l’explicitation, comme en témoigne cet autre passage, pourtant d’un des plus remarquables connaisseurs de discours rituels :
Hich banti ay orden. Teme al-b-ot-at y-u’un muk’-ul trensipal-etik-e : k’alal x-hul-ex tal-el tut-il, a’-b-a-ik me welta tey ta kampo santo, aw-u’unin-an-ik me ts’uhp-aj-an-ik me, ya puro ya j-pas-tik, pero orden !
C’est comme ça quand il y a un ordre. Si les principales te disent : « Quand tu arriveras, petit, va faire des tours là-bas au campo santo, va crier et siffler », alors on le fait, car c’est un ordre !
199Des quelques déclarations susdites, il appert que l’appartenance du surnaturel et du sacré à un domaine exclusif, celui de la religion – c’est-à-dire d’un espace séparé d’autres activités qu’on qualifierait de profanes, et qui serait en relation avec des divinités et du spirituel –, n’est pas adéquat, car de même que le formalisme dans la tradition orale n’est pas coextensif aux uniques formes et genres rituels, le rituel s’infiltre dans le quotidien tant dans ses formes que dans son sens. Par ailleurs, le lien entre pouvoir et rituel, dans une société où, autrefois, le roi maya classique était montré sous les habits du dieu, et où la vie des hommes a toujours été et demeure inscrite dans une relation contractuelle avec les divinités, est puissant et évidemment non aléatoire. Les figures du pouvoir façonnent le rituel, sous la forme essentielle de l’échange inégalitaire. On rejoint par là l’idée exprimée par Veyne que « toute relation avec la divinité est issue par métaphore d’une relation interhumaine possible » (Veyne et alii, 1998 : 114) ; bref, d’un dialogue.
Quelques exemples de figures linguistiques et rituelles
200Les figures rhétoriques illustrées dans les couplets sont aussi des figures de/pour l’interaction sociale45 et elles entretiennent logiquement avec les actions rituelles une correspondance étroite. Dans les pat’o’tan, chaque terme entretient des relations qui peuvent être distinctes avec des termes appariés différents, ou avec un même terme dans des contextes différents (Becquelin Monod, 1979, 1981, 1986) ; par exemple, ok entretient des relations variées avec k’ab, a’chel, kaporal, lum, etc. Les termes utilisés sont d’ailleurs déjà des tropes : ch’ox désigne un serpent, mais signifie dans les pat’o’tan « liane », et remplace le terme botanique spécifique ou générique. Quand le terme nichim, « fleur », est apparié à buhts’an, la relation est proche de la synonymie, comme dans nichimalk’ahk’al / buhts’anil k’ahk’al, « jour fleuri, jour joyeux » ; mais il désigne aussi métaphoriquement une « petite danseuse », par une suite d’associations rhétoriques intermédiaires entre la fleur, la beauté, la joie, la fête46, et lorsqu’il est associé à kantela, « grande danseuse », il entre cette fois en relation de complémentarité avec lui. L’actualisation de tel ou tel trope est l’aboutissement d’une chaîne de tropes en cascade qui présente au terme choisi de possibles substituts en l’inscrivant dans une constellation de valences responsables des potentialités de changement47. Les raisons de l’occurrence d’un terme plutôt qu’un autre demandent une étude formelle des pat’o’tan – variantes et contextes – qui appartient à l’avenir.
201De la même façon, chaque élément, chaque trait, chaque rituel du Carnaval s’inscrit dans un faisceau de figures changeantes selon les contextes et les points de vue : la succession temporelle de la Saint-Sébastien et du Carnaval dessine la complémentarité de la grossesse et de l’accouchement48 ; la conjonction du récit et du rituel, rapportée à une commémoration historique, s’apparente à une paraphrase ; le syncrétisme entre deux expressions de la transition, inversion du Carnaval chrétien et sacrifice de la période wayeb, produit une double figure de conjonction et de recouvrement. Ces valeurs, qui ne sont pas forcément présentes en chaque acteur, dans chaque quartier, pour chaque Carnaval, existent comme autant de valences disponibles.
202La fête entière est une immense argumentation au cours de laquelle la stratégie utilisée fait feu de toutes figures parlées et agies pour instaurer un échange vital. L’explication offerte pour ce qui touche « notre vue », « notre spectacle », pour cette fête plantureuse et prolifique qui donne des nourritures, des enfants, des alliances, est ainsi concentrée au point d’incandescence du fonctionnement rituel : « Les ajaw vont se mouvoir avec les kabinal. » Ou comme le disent encore les pat’o’tan : « Ainsi vont danser les pieds des Caribes » ; en symbiose avec eux, ainsi vont danser les ajaw, ainsi vont-ils se mouvoir, prendre vie et accéder aux prières. Cette inscription totale du corps dans l’espace par la danse est illustrée par la description faite des nouveaux capitaines :
ya me x-b-o-tik-ix ta k’el-uj-el-a | nous allons déjà admirer |
ya me x-b-o-tik ta k’abuj-el-a | nous allons déjà regarder |
banti chuk-ul te uhnin te’ | là où sont attachés les jeunes arbres |
banti chuk-ul te uhnin ch’ajan | là où sont attachées les jeunes lianes [i.e. les capitaines] |
tey me x-baht-ix ta k’abuj-el k-u’un-tik | là où ils vont être spectacle pour nous |
tey me x-baht-ix ta k’eluj-el k-u’un-tik | là où ils vont être vus par nous |
tey me ya x-baht-ix ta ahk’ot-aj-el y-ok | là où vont déjà danser les pieds |
tey me ya x-baht-ix ta ahk’ot-aj-el s-k’ab | là où vont déjà danser les mains |
te wakeb atin-e(j) lum | des six qui se baignent de terre |
te wakeb atin-e(j) kapal | des six qui se baignent de poussière [i.e. les kabinal |
203Les derniers vers insistent sur le fait que, si les capitaines ont comme partenaires les petites filles, d’autres danseurs évoluent à leurs côtés : les kabinal, les animaux, et, à travers eux, les ajaw, avec les femmes pour partenaires.
204Ces figures chorégraphiques surprennent quand on les voit pour la première fois : elles apparaissent tout à la fois liées à la passation de charge des capitaines et déliées de la gravité socio-religieuse de la charge, manifestée dans le juramento et jadis dans le partage du cacao. Elles semblent sans rapport avec le contexte métaphorique de la fécondité féminine et de la reproduction. Correspondance possible avec le mythe (la danse comme figure de la séduction), mise en scène spécifique contrastant avec les autres danses (dans la maison du capitaine à San Jerónimo, par exemple), elles sont en effet la représentation littérale de deux alliances socialement impossibles : celle des capitaines avec des enfants et celle des femmes avec des animaux. Les danseuses établissent, a contrario (puisque nous nous trouvons dans le contexte de lo’il k’in), l’alliance sociologiquement admise, constituant la catégorie opposée à celle d’une possible génésie monstrueuse qui ouvrirait le cycle rituel. Elles ne sont pas que des ornements, encore moins des distractions, et les danseuses sont véritablement nichim, joie, rite, ou encore kantela, bougie, lumière, offrande, beauté. On a donc trois niveaux de lecture, ou si l’on veut, et en parallèle, une triple profondeur dans le tableau : on voit d’abord des femmes et des hommes en danse, images d’une sexualité socialement contrôlée entre les mondes féminin et masculin ; on perçoit ensuite qu’il s’agit plus précisément de « danseuses » et de bêtes, sexualité sémantiquement inadmissible entre des tuhl et des koht – respectivement classificateurs des humains et des animaux ; on comprend enfin que ce ne sont que les masques des partenaires véritables dignes d’un tel rituel, les unes cachées sous les robes et les rubans, les autres invisibles, comme le sont les ajaw pour le commun des spectateurs, mais qui, rendus présents par leurs sifflements, sont les maîtres du bal (cf. annexe I). Les Mayas ont toujours respecté et recherché la splendeur des offices dans les parures, la musique, les prières, en même temps qu’ils leur ont données une signification profonde et fondamentale. Le Carnaval de Bachajón en est encore un témoignage.
205Cet enchâssement des figures se retrouve d’ailleurs dans la macrostructure du cycle. Les faits et gestes et les paroles du rituel ont multiplié les niveaux d’interprétation. Histoire ou structure, unité et diversité, une dimension extratemporelle caractéristique des mythes semble régler le cours des actions, quand d’autres indices semblent au contraire composer des mesures du temps. Les axes du carnaval laissent l’impression qu’il n’y a point de théorie unitaire sous-jacente, point de consensus des participants, mais un localisme poussé de l’organisation, où tout semble ouvert.
Notes de bas de page
1 L’ikits, ou spanish moss, est considérée comme une plante froide (voir supra).
2 Victoria Bricker rappelle que Redfield et Villa Rojas, qui assistèrent au Carnaval de Tenejapa dans les années 1930, rapportent qu’il y avait « trois personnages portant les corps séchés d’un chat sauvage, d’une belette et d’un iguane ». Ces deux auteurs avaient été informés que ces animaux étaient utilisés dans une pantomime rituelle ultérieure pendant laquelle les alferes « enact a sowing », et dans laquelle ces animaux étaient représentés comme faisant « leurs diableries caractéristiques » [Redfield et Villa Rojas, 1939 : 115]. Bricker ajoute que cela relevait probablement de l’obscénité (Bricker, 1973 : 172).
3 Les singes, les juifs et les démons sont catégorisés comme complices de la mise à mort du Christ dans de nombreux récits tzotzil et tzeltal.
4 C’est-à-dire d’une partie seulement des animaux de la forêt choisis selon des critères qui nous échappent encore.
5 Ils seront cependant, eux aussi, matés lorsque, à la fin du Carnaval, c’est un repas de porc ou de bœuf qui est offert aux kabinal, repas qui clôt le rituel.
6 Dans le dialecte de Bachajón, le classificateur j- qui marque le masculin et un certain nombre d’animaux tombe en désuétude, par exemple dans les cas de (j-) is et (j-) tab.
7 Écries du concours des conteurs, manuscrits, San Cristóbal de Las Casas.
8 La danse comme métaphore de l’alliance est aussi présente dans le Rabinal Achi (Breton, 1994).
9 Notons que le nom de la papaye sauvage est k’ox, qui se traduit aussi par « petit, avorton, début de... » (Laughlin, 1975), quelle pousse sur les sites de milpas abandonnés, et quelle doit être cueillie quand elle est encore verte et dure.
10 Culturellement accommodés, les coquillages (« chauds ») sont « refroidis » par l’ajout de coriandre ; le poivre ajouté aux crabes favorise la montée de lait des nourrices ; les courges du vendredi saint ne sont ni bouillies ni grillées, mais cuites en morceaux sous un pot de terre renversé et entouré de braises, avant d’être mélangées à la pâte de maïs et à la chayote.
11 Nous n’avons pas observé à Bachajón d’autres musiques, vocales ou instrumentales, qui seraient interprétées par des femmes.
12 Les mozos des kabinal n’interviennent logiquement que pour les fêtes du cycle du Carnaval, alors que le caporal et les musikeros participent à plusieurs fêtes dont la Saint-Jérôme. Ils ne se mêlent toutefois pas aux événements profanes ou chrétiens privés (baptême, mariage, etc.) et publics (neuvaine pendant la Saint-Sébastien) pour lesquels sont engagés des groupes musicaux professionnels de Chilón, Yajalón ou Ocosingo.
13 Le mot a’tel n’est pas uniquement utilisé dans son sens le plus restrictif, c’est-à-dire la charge par référence à la hiérarchie des capitaines. Il figure notamment dans de nombreuses expressions désignant les différentes formes de coopération. L’un des musikeros de Lakma’, violoniste, fait ainsi référence à l’accord des instruments à cordes : chahp ka’tejibtik (« organisons, accordons nos instruments de travail », en l’occurrence, violons et guitares).
14 L’expression métaphorique bah witsajel a’tel (« la cime du travail ») désigne le moment où un travail atteint son point culminant et va se terminer.
15 La règle est que les musiques du caporal et des musikeros doivent « alterner » (kajkaj).
16 Le tzeltal est particulièrement riche en expressions faisant référence aux bruits et à leur caractérisation. Nous en connaissons une trentaine, la majorité d’entre elles étant onomatopéiques.
17 « In Zinacantan, drum and flute music is generally restricted to major fiestas, whereas trios of violin (2-string), guitar (11-string), and harp accompany nearly every private and public religions celebration. » (Laughlin, 1969 : 183). Ou encore : « Flûtiste et joueur de tambour jouent de leur instrument pendant les périodes les plus importantes des rituels publics [...] Ils semblent signaler la localisation d’importants foyers de l’activité rituelle au milieu du chaos qui paraît accompagner les cérémonies publiques. Comme les acteurs rituels répètent les parties importantes des actions en différents endroits, la flûte et le tambour [...] annoncent leur nouvelle position. Flûte et tambour ont un rôle semblable à Zinacantán » (Gossen, 1974a : 218 – 220).
18 Dans le Carnaval chamula, le tambour est un symbole guerrier : « Nana Maria Cocorina’s role in the Dance of the Warriors is exactly the one attributed to Chamula women during the Caste War of 1867- 1870. She does not carry a spear (flag), but exposes her genitals to the drum, which is one of the objects Chamulas associate with war » (Bricker, 1973 : 117-118).
19 Bricker rapporte comment certains personnages du Carnaval de Chamula signalent à d’autres leur localisation par la musique : « The woodcarriers agree to go, asking when and from where the firewood should be fetched. The Passion and his men reply : [...] You will know where it will be by the sound of exploding rockets and cannons, the singing of the Monkeys and the playing of drums [...] When they arrive [the Monkeys] at the designated place, the cannoneer immediately fires off a cannon and skyrockets to signal their arrival to the woodcutters. The Monkeys also blow trumpets to let the woodmen know where they are. The Monkeys dance and sing and shake their rattles » (Bricker, 1973 : 101-102).
20 Les deux sens servent à hiérarchiser des modalités épistémiques. Entendre une chose ou la voir ne donne pas le même degré de connaissance de celle-ci.
21 L’objet des sifflements est alors de donner à craindre : xiwtesel (xjuwet, construit sur la même racine, désigne une manifestation sonore d’un scandale, un bruit confus).
22 « There was a great multitude of Indians in ambush on the road [...] They appeared with all the arms which they use in the wars, quivers of arrow, poles (pointed) by fire [...], lances ending in sharp-pointed flints, two-handed swords of very strong wood (set with) obsidian, whistles and beating the shells of large turtles with deer horns, blasts of great sea snail shells, free of meat [...] » (Tozzer, 1941 : 49, n. 240, d’après López Cogolludo, 1954-55 : 2, VI).
23 Ces pat’o’tan se déroulent en effet dans une partie retirée (pièce ou recoin) de la maison, et non pas dans la partie habituellement réservée aux visites.
24 Le danger de harcèlement est bien décrit dans l’épisode d’une des versions du mythe où les femmes (nues au bain) sont explicitement objets de convoitise de la part des kabinal.
25 À ceci près que, tout en gardant leur identité, ils sont amadoués, rappelons-le, en particulier par des nourritures cuisinées comme les préparations au miel et les viandes de bœuf et de porc.
26 On consultera, entre autres, à ce propos Gossen, 1974a et Haviland, 1992.
27 Esprits féminins semblables aux ajaw : « maîtresses des montagnes », « maîtresses des grottes ».
28 Dont l’équivalent chez les Mayas du Guatemala pourrait être dyos mundo, appelé aussi dyos juyub dyos taq’aj (« dieu-montagne dieu-vallée »). À Bachajón, Ajaw Bahlumilal est parfois décrit comme le Seigneur de l’inframonde ; il garde dans ses grottes des troupeaux d’animaux, des richesses métalliques (or et argent), les vents, le tonnerre et les éclairs, attributs des tornades et des pluies. Il contraste avec les saints, les ancêtres et les protecteurs qui habitent sur les collines et les montagnes, et, plus près des maisons, avec les « mères » végétales (« Mère du maïs », « Mère des haricots »).
29 On note également chez les Mayas du Guatemala l’importance de cette relation entre un lieu et le maître du lieu, par exemple entre la forteresse et le souverain dans le Rabinal Achi (Breton, 1994).
30 Comme dans le cas rapporté par Haviland (1992) d’une informatrice introduisant des couplets sémantiques dans la narration d’un épisode triste de sa biographie.
31 Pour une plus grande facilité de lecture, nous avons signalé en caractères gras les termes qui font l’objet du commentaire.
32 Ces qualificatifs semblent bien contradictoires avec notre impression à la clairière. Il est vraisemblable que ce commentaire émane d’une autorité, source que nous avons omis d’identifier.
33 Littéralement : « Tu portes pour moi la peine de la parole de dieu progéniteur. »
34 Littéralement : au monde, au territoire.
35 Retourner, convertir, transformer, bouleverser.
36 Rappelons que le directionnel hilel s’applique à l’objet du verbe transitif et non au sujet.
37 Les grandes matines de la sainte nuit se réfèrent à la première course du samedi du Carnaval pendant laquelle autrefois, raconte-t-on à Bachajón, on se charbonnait et l’on dansait (voir à ce propos le récit du chef kabinal de San Sebastián, annexe II).
38 Antiwo-kostumhre est un des nombreux exemples de resserrage des parallélismes phrastiques en syntagmes figés, puis parfois en véritables composés. À titre d’exemple, on peut rappeler me’il tatiletik, atel patan, u’el ajwalel, jk’opojel kalojel, etc.
39 Tal signifie « arriver là où l’on parle », en opposition par exemple avec koh, « arriver dans un autre lieu ».
40 Ch’amel est « écouter lorsqu’on va assister à une réunion ou une assemblée » : on peut le traduire par « l’assistance », car il s’agit forcément de plusieurs personnes qui écoutent ensemble. C’est aussi « faire attention », par exemple pour écouter la radio ; x-ch’am-a aw-ai’y j-k’op signifie « fais attention à ce que je dis ». Quand on écoute les cris des kabinal, on écoute les rumeurs de l’espace-temps dans lequel ils évoluent.
41 Toujours sous la forme de dialogues, sauf en quelques occasions dans l’église, sous une forme qui s’apparente à la prière, c’est-à-dire au monologue.
42 La critique porte fréquemment sur la quantité insuffisante qui a été donnée. Chaque charge jouit d’une sorte de cotation qui rapportera à son détenteur cette part de l’échange. Celle qui consiste par exemple à amasser le bois suffisant pour la cuisine est de grande importance, comme celle des femmes qui préparent le maïs : ces activités seront rétribuées de façon notable.
43 « Autre » dans le sens de « supplémentaire » et non de « différente ». L’accent est donc bien mis sur l’accumulation.
44 Dans le domaine de la parenté, cette re-naissance d’un ancêtre dans un enfant est dite « sans mémoire » (d’après Guiteras Holmes, cité dans López Austin, 1997 : 137) ; on notera, néanmoins, qu’elle en a assez pour se choisir un sexe opposé et un kalpul différent.
45 Sapir et Crocker, 1977.
46 Laughlin, 1962.
47 Voir, à ce propos, Ruwet, 1975.
48 À l’intérieur de cette relation, il existe aussi une logique inverse selon laquelle le Carnaval est un commencement et la Saint-Sébastien un épuisement, l’achèvement des kabinal en tant qu’êtres distincts, remarquables, extérieurs (ou, plus exactement, extériorisés « du sein de » et « par » la communauté) puisqu’ils ne sont pas revêtus de mousse de pin et ne portent pas de colliers lors de cette cérémonie, apparaissant alors comme tous les autres villageois. La Saint-Sébastien est donc, en même temps, commencement et fin.
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