Chapitre 7. La sociabilité dans les tanji entre tradition et modernité
p. 233-258
Texte intégral
1Poursuivant l’analyse des conséquences d’une transformation du cadre matériel sur la manière de vivre des habitants, ce dernier chapitre s’intéresse aux relations qu’entretiennent les individus ou groupes d’individus entre eux, dans le cadre défini et uniforme que constitue le tanji. Qu’en est-il de la sociabilité familiale et de quartier dans cet environnement résidentiel dont l’organisation spatiale diffère si profondément de l’archétype traditionnel repéré à Séoul ? Comme dans le chapitre précédent, les développements sont fondés sur l’enquête de terrain et la problématique culturelle de la tradition et de la modernité est toujours abordée dans le contexte local (coréen), où la tradition renvoie à la Corée d’avant le développement et la modernité au Séoul d’aujourd’hui.
L’appartement, les anciens, les jeunes
Logement et structures familiales
2Corollaire de la transition démographique en voie d’achèvement, la taille moyenne des ménages coréens s’est rétrécie en trente ans, passant de six personnes par ménage en 1960 à environ trois personnes en 20001. Outre l’augmentation de l’espérance de vie et la diminution du taux de natalité2 qui engage lentement la Corée sur la voie du vieillissement, les deux derniers recensements de 1995 et 2000 ont mis en évidence la diminution des ménages multiples, essentiellement issus de la cohabitation des parents et de leurs enfants mariés. À la montée en puissance de la famille nucléaire (un couple marié et ses enfants célibataires), s’ajoute l’accroissement rapide du nombre de ménages constitués d’une seule personne (personnes âgées, jeunes actifs célibataires), qui représentaient déjà en 1995 plus de 12 % des ménages contre moins de 5 % en 1980. Malgré ces évolutions et malgré des structures démographiques qui se rapprochent de plus en plus de celles des pays industrialisés d’Europe ou d’Amérique du Nord, la Corée se caractérise néanmoins par une cohabitation intergénérationnelle plus fréquente, les ménages de deux générations représentant encore plus de 60 % des ménages en 1995.
3Des raisons connues expliquent ces spécificités. En Corée, la décohabitation des jeunes non mariés – surtout les filles – est beaucoup moins couramment admise qu’en Occident et la cohabitation d’un couple hors mariage, considérée comme scandaleuse, est proscrite. De même, la séparation des époux est rare. Quant à la cohabitation intergénérationnelle, elle est en Corée un phénomène beaucoup plus courant qu’en France ou aux États-Unis. Une étude intéressante sur cette question au Japon3 (réalisée à partir d’une enquête de terrain dans les années 1980) montre en effet que d’une façon générale la corésidence (brève ou longue) des parents et de leurs enfants mariés est plus courante dans les populations d’Asie (Taiwan, Japon, Corée, etc.) que dans les pays occidentaux, même si elle tend à diminuer. Au Japon par exemple la cohabitation post-nuptiale, qui a décru jusqu’en 1970, s’est ensuite stabilisée pour concerner environ un tiers des jeunes mariés. Ceci dit, la cohabitation intergénérationnelle est moins fréquente en milieu urbain qu’en milieu rural et inversement, le taux de ménages d’une seule personne n’est aussi beaucoup plus important en ville. À Séoul, ces ménages et les ménages nucléaires sont plus nombreux que dans le reste de la Corée.
4L’analyse globale des questionnaires fait apparaître les résultats suivants quant aux structures des ménages dans les sept tanji étudiés.
5L’absence de ménage d’une seule personne dans l’échantillon de population concerné est d’abord révélatrice du fait que les tanji, qui sont avant tout des lieux de résidence destinés aux familles et offrent des logements adaptés, ne sont pas susceptibles de drainer un grand nombre de ménages d’une seule personne. Parmi les cas d’étude, seul le tanji de l’ONCL à Chamshil, avec ses appartements de 30 m2, pourrait à la rigueur intéresser ce type de ménage et, dans ce cas, l’écart à la moyenne s’explique sans doute par les défauts d’une enquête réalisée de manière plus qualitative que quantitative. L’analyse des questionnaires fait également apparaître une forte représentation des ménages de trois et quatre personnes, qui constituent plus des trois quarts (76 %), ce qui s’explique – comme pour la sous-représentation des ménages d’une seule personne – à la fois par les particularités de la méthode d’enquête4 et par la domination des familles dans les appartements. En revanche, le taux des ménages de cinq personnes dans les sept tanji étudiés est plus faible que la moyenne nationale (5 % contre 13 % des ménages5), de même que la proportion des ménages de plus de deux générations (30 % seulement dans les tanji étudiés, c’est-à-dire deux fois moins que la moyenne nationale). Il est à noter enfin que, lors de l’enquête, une forte proportion de ménages de cinq personnes a été recensée à Chamshil et non pas à Apkujŏng ou Panp’o, où les appartements sont plus grands. Ces observations confirment un phénomène largement connu : la corrélation inverse existant entre la taille des logements et la taille des ménages.
6Les résultats concernant le sexe du chef de famille sont en revanche remarquablement conformes aux statistiques données par le recensement de 1995 : 85 % des chefs de famille sont des hommes6 actifs, déjà engagés dans la vie familiale puisque 90 % des ménages enquêtés ont au moins un enfant. Le profil type des ménages des sept tanji étudiés apparaît donc comme un ménage de trois ou quatre personnes, constitué des parents et de leur(s) enfant(s).
Habiter ensemble : l’inversion des déplacements traditionnels
7La corésidence de plus de deux générations, qui traduit la présence d’un ou deux parent(s) âgé(s) dans l’appartement occupé par la famille nucléaire, a été mentionnée dans 30 % des cas au cours de l’enquête. En ce qui concerne les 15 % de femmes qui se sont déclarées chefs de famille, plus de la moitié d’entre elles (17 personnes) ont précisé qu’elles vivaient avec au moins un des parents âgés. Le taux de cohabitation intergénérationnelle, qui concerne presque un tiers des ménages enquêtés, reste donc important dans les tanji coréens. Si ce phénomène peut s’interpréter comme le reflet d’une grande permanence, il n’en traduit pas moins dans ses formes actuelles les bouleversements liés à la modernisation.
8En Corée, la maison (chip) est un patrimoine non seulement matériel mais aussi spirituel de la famille7. Le souci de conserver et de maintenir l’œuvre et l’esprit des ancêtres, ainsi que la nécessité de transmettre cet héritage à la descendance mâle, se manifestent en premier lieu vis-à-vis de la maison qui, traditionnellement, symbolise la permanence et la cohésion de la grande famille. Au moment de son mariage, la femme allait s’installer dans la maison de sa belle-famille. Aujourd’hui encore, le terme de shijip kada, qui signifie littéralement « emménager chez sa belle-famille », est aussi couramment employé que kyŏrhon hada (« se marier ») quand il s’agit du mariage des filles. Dans la Corée de la seconde moitié du xxe siècle, l’exode rural dans les villes a bouleversé ces schémas traditionnels. À Séoul en particulier, pour les habitants d’origine provinciale (un habitant sur trois), la maison (chip), symbole du patrimoine matériel et spirituel de la famille, se situe dans la région d’origine. Elle est en général transmise de père en fils. Ainsi en est-il par exemple du hanok de Mme Chang en province, qui a été légué pour moitié à chacun des deux fils à la mort de leur père. Dans ce cas – qui est loin d’être un cas isolé -, le(s) propriétaire(s) du patrimoine familial et provincial, qui sont des actifs employés en ville, ne l’habitent plus et d’autres membres de la famille étendue (cousins) en profitent, moyennant l’entretien du bâtiment. Cette migration des actifs, qui rompt le lien fort qu’entretenaient traditionnellement les Coréens à la maison familiale, se conjugue d’ailleurs avec ce que Lee Eun, notant qu’un tiers des Séouliens déménagent tous les ans, qualifie de « nomadisme intra-urbain8 ».
9Aujourd’hui, les jeunes actifs sont de plus en plus fréquemment suivis par leurs parents dans leur migration vers la ville. En montant à Séoul après la mort de son mari, Mme Chang s’est par exemple installée temporairement avec ses deux fils, puis a vécu pendant trois ans dans un tanji avec sa fille, son gendre et ses petits-enfants. De même, le beau-père de Mme Yi s’est installé dans l’appartement de son fils à la mort de sa femme. Quant à Mme Kim, elle envisage la perspective d’accueillir dans la quatrième chambre de son appartement sa belle-mère qui vit actuellement dans la maison de famille en province avec des cousins.
« Si jamais les jeunes s’en vont, elle viendra habiter avec nous car mon mari est le fils aîné. [...] De nos jours, les gens sont de plus en plus individualistes... Les jeunes veulent leur indépendance économique et les adultes, comme nous, trouvent parfois difficile de vivre avec leurs parents. Avec la généralisation de la famille nucléaire, les parents doivent aussi changer de mentalité et de manière de vivre. [...] Mais ce n’est pas bien de laisser vivre seule une personne âgée. Alors ma belle-mère viendra sûrement habiter avec nous. »
10Mme Kim, qui émet clairement des réserves sur la cohabitation avec sa belle-mère, n’en reconnaît pas moins la nécessité d’accepter cet arrangement parce que son mari est le fils aîné et parce que « ce n’est pas bien de laisser vivre seule une personne âgée ». Elle exprime le sentiment d’un devoir moral vis-à-vis de sa belle-mère, tout en reconnaissant le rôle principal du fils aîné dans la famille, observant ainsi deux des règles qui régissent les relations des enfants envers leurs parents selon le système de valeurs confucéennes. Le sentiment de la piété filiale (hyodo) des enfants envers leurs parents, qui est encore le ciment des relations intergénérationnelles dans la société coréenne contemporaine, n’est donc sans doute pas étranger à la fréquence de la cohabitation dans les appartements. En revanche, migrations et déracinements ont inversé le sens du déplacement : autrefois, la maison ancestrale, transmise à l’aîné des fils, accueillait pendant un temps la famille des fils mariés ; aujourd’hui, ce sont les parents qui, abandonnant à leur tour les racines provinciales, rejoignent leurs enfants en ville. C’est ainsi que le décès d’un membre du couple à la retraite entraîne l’emménagement du veuf ou de la veuve avec l’un des enfants. Le cas du beau-père de Mme Yi, qui est venu s’installer dans le tanji de Hyundai juste après la mort de sa femme, est sur ce point parfaitement représentatif.
La transmission du patrimoine
11Les itinéraires résidentiels qui ont été présentés au début du livre permettent de montrer que la vie dans les appartements n’a que partiellement modifié les particularités de la transmission du patrimoine familial en Corée.
12La règle que la plupart des Coréens considère comme « traditionnelle » veut que la famille du jeune homme apporte l’immobilier (oebu), laissant à la famille de la jeune fille le soin d’apporter le mobilier (naebu) ; elle correspond d’ailleurs à la situation où le jeune couple s’installe dans la famille du marié. Au cours des entretiens, Mme Yi est la seule à avoir insisté sur le fait que son couple était un « cas particulier », parce qu’elle et son mari avaient partagé le chŏnse de leur appartement : « Nous sommes un cas particulier, parce que nous avons partagé le chŏnse. En général, c’est le mari qui paye le logement. La femme s’occupe du reste... Pour la plupart de mes amies, ça s’est passé comme ça. C’est le système traditionnel. » Les itinéraires résidentiels recueillis contredisent pourtant l’affirmation de Mme Yi, montrant là encore l’écart à la réalité de ce que les enquêtés considèrent comme étant « traditionnel ». Il est vrai que l’originalité des parcours de M. Ch’oe et de Mme Kim (c’est le séjour à l’étranger qui a permis de constituer le capital de départ) peut les faire apparaître comme des cas particuliers. De même, l’origine sociale de la famille de Mme Chang et l’importance du patrimoine que celle-ci possède explique que ce soit la fille de Mme Chang et non pas son mari qui ait acheté l’appartement dans lequel le jeune couple s’est installé après le mariage. Il est en tout cas difficile de conclure quant à la persistance ou à l’évolution de cette règle « traditionnelle ».
13En revanche, l’aide financière des parents au logement des enfants mariés ou non qui s’installent est systématique. Mme Yi a ainsi reçu de ses parents son premier chŏnse qu’elle n’a jamais eu à rembourser et qui a constitué le capital de départ lui ayant permis de devenir finalement propriétaire. Après le décès de son mari, Mme Chang a acheté un appartement de 45 m2 à chacune de ses filles, dans un grand tanji de Kangnam, les deux fils héritant de la maison familiale en province. Dans les questionnaires, l’apport d’argent parental a été mentionné dans 30 % des cas, en sus des économies personnelles ou de l’emprunt, comme moyen de paiement du chŏnse ou de l’appartement. Mais lors des entretiens, tous les enquêtés ont longuement développé sur l’effort financier des parents.
« Ce sont mes parents qui m’ont donné mon premier chŏnse de 25 millions de wons [env. 175 000 F]. Les parents économisent toujours pour leurs enfants. Je pense que j’ai beaucoup reçu de leur part et je leur en suis reconnaissante. C’était presque un poids au début. Je me demandais : “Comment pourrai-je rembourser cette dette ?” Bien sûr, c’est un don, mais sans eux, je n’aurais pas pu m’installer dans mon premier appartement. » (Une habitante du tanji de Hyundai)
« Ici, le chŏnse[45 millions de wons, environ 315 000 F] a été payé par les parents, sinon nous n’aurions pas pu louer cet appartement à Chamshil. [...] C’est une dette que l’on ne peut pas rembourser, en fin de compte. » (Une habitante de Chamshil)
14Les informatrices qualifient souvent ce don, qui peut s’ajouter aux prêts obtenus sur le marché parallèle, de « dette impossible à rembourser » envers leurs parents. Beaucoup d’entre elles ont développé ce sujet, dérivant d’ailleurs presque systématiquement vers le thème général de la reconnaissance envers les parents et de la piété filiale en Corée. « Je ne pourrai jamais rendre à mes parents tout ce qu’ils m’ont donné. Alors ce que mes parents ont fait pour moi, je le ferai pour mes enfants... Et ainsi de suite... », déclare Mme Yi. De son côté, Mme Chang expose le point de vue des parents : « En Corée, la piété filiale (hyodo) est très importante. Les parents font beaucoup pour leurs enfants. Et quand ils sont âgés, ils souhaitent recevoir autant qu’ils ont donné. » Cette réflexion amène à considérer un aspect de la piété filiale que les visions exotisantes des sociétés dites confucéennes tendent peut-être à ignorer : son aspect économique. La dette dont les enfants se sentent redevables vis-à-vis de leurs parents est aussi bien morale que matérielle, comme l’expriment plus ou moins clairement les extraits d’entretiens, cités plus haut. De leur côté, les parents donnent un chŏnse ou achètent à leur(s) fil(s) un appartement, dans lequel il n’est pas exclu qu’ils aillent s’installer au moment du décès de l’un d’entre eux. Les particularités du système de retraite en Corée facilitent d’ailleurs, du moins pour les salariés des grandes entreprises, l’effort financier que ceux-ci fournissent au moment du mariage de leurs enfants. Au moment de leur départ à la retraite, les employés reçoivent un capital (t’oejik kŭm) dépendant du niveau de salaire et de l’ancienneté et qui peut constituer tout ou partie des fonds destinés à l’aide au logement des enfants qui arrivent au même moment à l’âge du mariage. C’est par exemple le cas du beau-père de Mme Yi, dont le capital de retraite a servi pour payer une part du chŏnse de l’appartement du tanji dans lequel il s’est installé avec son fils et sa belle-fille. Enfin, en l’absence d’un système de retraite par répartition comme celui qui existe en France, les retraités dépendent beaucoup de l’épargne et, en partie, de l’aide matérielle de leurs enfants.
15L’aide économique mutuelle des parents aux enfants et des enfants aux parents à des moments précis du cycle de vie (mariage, retraite) est ainsi une expression des solidarités familiales développée dans une société holiste, dont la modernisation est encore loin d’avoir bouleversé le fonctionnement. Si migrations vers la ville et déracinements ont pu changer la direction des rapprochements familiaux, les processus de la transmission du patrimoine familial, ainsi que les valeurs fondatrices des relations parents-enfants témoignent encore de remarquables permanences.
Les tanji, territoires féminins
La femme coréenne, entre contraintes et pouvoir domestiques
16Dans la société coréenne traditionnelle, l’épouse est la personne de l’intérieur, comme en témoigne l’expression encore utilisée par bien des Coréens pour désigner leur épouse, chip saram, qui signifie littéralement « la personne de la maison ». La partition des rôles entre l’homme et la femme se lit d’ailleurs dans la séparation des quartiers d’habitation de la maison aristocratique type : la pièce des femmes (an ch’ae) est commandée par le maru intérieur et n’est pas directement accessible de l’extérieur ; au contraire la pièce des hommes (sarang ch’ae) est ouverte à la fois sur les maru intérieur et extérieur. Ce principe d’organisation spatiale est bien apparent sur le plan du hanok de Mme Chang (voir le plan du chapitre précédent, p. 213). Dans le corps de bâtiment principal, le quartier des hommes est accessible depuis la première cour, par une porte qui permet de pénétrer directement dans le maru. Proche de la porte du mur d’enceinte, donc de l’extérieur, le quartier des hommes est ouvert aux amis et aux hôtes de passage, qui sont tenus à l’écart du quartier des femmes. En entretien, la fille de Mme Chang précise bien à propos de ce dernier qu’« autrefois, les hommes n’avaient pas le droit d’y pénétrer sans autorisation ». Enfin, la première cour sur laquelle donne le quartier des hommes est dévolue au stockage des moissons, donc liée aux travaux des champs qui constituent une partie des revenus de la famille. Inversement, le quartier des femmes donne sur la deuxième cour, la plus intérieure, qui est utilisée dans la gestion de la vie domestique (stockage des jarres de condiments, lavage et séchage du linge de la maisonnée, etc.). Cette division sexuée des quartiers d’habitation ne subsiste pas dans le plan des appartements contemporains et le développement de l’emploi féminin (notamment chez les jeunes générations) a amené bon nombre de femmes à travailler à l’extérieur. Pourtant, la gestion de la vie domestique reste encore le fait exclusif des femmes. Unanimes, toutes les informatrices avouent que ce sont elles qui se chargent entièrement des tâches ménagères (sallim) et de la préparation des repas.
Une journée de Mme Kim : Mme Kim se lève à 5 heures et demie pour préparer le petit déjeuner. A 6 heures, elle réveille son mari et son fils qui vont occuper chacun une des salles de bains. Puis tous les trois prennent leur petit déjeuner. Le mari de Mme Kim quitte la maison vers 7 heures moins le quart, au moment où Mme Kim réveille sa fille. Celle-ci succède à son frère dans la salle de bains. Quand elle arrive dans la cuisine, il est environ 7 heures et son petit déjeuner est prêt. À ce moment-là, Mme Kim quitte la maison avec le fils qu’elle accompagne au collège en voiture. Elle revient vers 8 heures et vaque aux travaux ménagers jusqu’à 9 heures et demie ou 10 heures. Puis elle s’en va au club de sport d’un grand centre commercial, où elle rejoint plusieurs de ses amies. Après une séance de natation et un sauna, toutes vont déjeuner dans un des restaurants du centre commercial avant de faire un peu de shopping. Puis Mme Kim rentre chez elle. Elle téléphone à sa famille et à ses amies, elle reçoit des visites ou elle en rend. En fin d’après-midi, elle se rend au marché qui se trouve juste à côté de chez elle pour faire ses courses. Vers 6 heures, elle va chercher son fils au collège et prépare le dîner. A 7 heures et demie, elle accompagne le fils à l’institut (hagwŏri) où il reçoit des cours de soutien. Parfois, sur le chemin du retour, elle s’arrête pour déposer un pique-nique à sa fille qui étudie à la bibliothèque jusqu’à 10 ou 11 heures du soir. En attendant le retour de ses enfants, vers 11 heures et demie, elle regarde la télévision, elle lit ou elle passe d’autres coups de téléphone. Quand les enfants arrivent, elle leur propose un en-cas (fruits ou même riz et soupe), s’ils ont faim. Le mari de Mme Kim rentre tard, souvent après minuit. Quand il n’a pas dîné, elle lui prépare un repas et le lui sert parfois dans leur chambre sur une petite table basse.
17Cette journée, qui m’a été décrite par l’informatrice comme une journée ordinaire (pot’ong nal), est d’abord centrée autour de la vie domestique et familiale. Levée la première, Mme Kim fait démarrer la journée de son mari et de ses enfants en les réveillant. C’est aussi elle qui se charge des tâches ménagères (le matin) et des courses pour la maison (nourriture, épicerie, produits de base), qu’elle effectue au marché dans l’après-midi. Parmi les fonctions de Mme Kim, la fonction nourricière, apparaît d’ailleurs comme la plus importante – du moins aux yeux de la locutrice qui insiste beaucoup sur le thème de la préparation des repas au cours de l’entretien. Elle emploie en général l’expression de pap hae chuda, qui signifie littéralement « préparer le riz pour le donner à quelqu’un ». Cette tâche dépend de fait toujours, non pas de son propre emploi du temps, mais de celui des autres membres de la famille. Dans la journée qu’elle décrit, seul le petit déjeuner et le dîner sont des repas communs, bien que ne réunissant pas tout le monde. Les autres repas (le casse-croûte de la fille, le souper des enfants, le dîner du mari) sont des repas individuels, conçus selon les obligations scolaires ou professionnelles de ces derniers. Mme Kim apparaît aussi comme la responsable directe de l’éducation scolaire des enfants. C’est elle qui s’est occupée de la sélection de l’institut dans lequel elle a inscrit son fils, ainsi que du choix du répétiteur de sa fille, qui vient le samedi et le dimanche. C’est aussi elle qui surveille les devoirs et rencontre les professeurs au collège et au lycée, lors des journées parentales. Lors de l’entretien, Mme Kim s’est d’ailleurs beaucoup plainte de la pression que sa fille lycéenne subissait déjà, en vue de la préparation des concours d’entrée dans les universités.
18Le déroulement de la vie de famille de Mme Kim dépend au total de deux éléments essentiels. En premier lieu, ses deux enfants sont en cours d’études secondaires, c’est-à-dire dans ce que les Coréens eux-mêmes appellent « l’enfer des examens » (shihŏm chiok) et qui constitue l’objectif principal de la vie d’un enfant coréen de la bourgeoisie urbaine9. Cette étape cruciale du cursus scolaire des enfants se traduit par un investissement considérable d’argent (l’institut du fils coûte 600 000 wons [plus de 4 000 F] par mois, les cours particuliers de la fille presque autant) et de temps (les allers et retours, les repas préparés à différentes heures, etc.), qui est assumé entièrement par la mère. En second lieu, l’importance du poste occupé par son mari dans la filiale d’un chaebŏl et les particularités de la sociabilité professionnelle réduisent considérablement le temps passé « en famille ». Dans d’autres ménages des tanji, parvenus à un moment différent de leur cycle familial, la vie quotidienne de la femme sera modifiée en conséquence. Mme Chang par exemple, dont les enfants sont déjà entrés dans la vie active, est dispensée des investissements matériels que Mme Kim fournit pour les siens. Dans d’autres cas, quand le chef de famille exerce un type d’activité professionnelle différent de celui du mari de Mme Kim (dans l’administration ou dans l’enseignement et la recherche, notamment), le temps passé en famille peut être plus important.
19Le deuxième pôle d’activités de Mme Kim, bien distinct du précédent, est consacré aux activités qu’elle effectue la plupart du temps en groupe, avec des amies ou des voisines.
L’argent et les réseaux féminins du secteur informel
20Parmi ces activités, il convient d’insister sur la participation aux réseaux informels de la circulation de l’argent. Bien que Mme Kim ne l’ait pas évoqué lors de sa description d’une « journée ordinaire », elle a précisé lors des entretiens qu’elle participait à plusieurs tontines (kye). La pratique de la tontine peut permettre, surtout si l’on participe à plusieurs tontines à la fois et que l’on place stratégiquement l’argent récolté, de faire fructifier un capital. Enfin, Mme Kim explique également que dans le réseau constitué par ses relations personnelles (amies et famille), il arrive aux unes et aux autres de prêter ou d’emprunter de l’argent sur des sommes qui peuvent parfois se monter à plusieurs millions de wons. Sur ce plan, Mme Kim est loin de constituer un cas isolé. « La majorité des femmes des classes moyennes et supérieures ne sont pas employées dans le secteur formel mais peuvent contribuer de manière substantielle au revenu familial grâce à leurs activités dans le secteur informel », constate en effet D. Lett10. Ces activités sont liées au fait que la femme reste encore, dans bien des cas, celle qui gère l’économie du foyer11. Quelles que soient les méthodes de gestion du revenu familial, la femme reste l’agent principal des décisions courantes, même si toutes les enquêtées ont déclaré tenir compte de l’avis de leur mari pour les gros investissements (achat d’un logement en particulier). Sur ce point, la dévalorisation des activités liées à l’argent dans la société confucéenne traditionnelle n’est peut-être pas étrangère au fait que celles-ci, avec la gestion de l’économie domestique, soient abandonnées au pôle féminin. En même temps, la participation des femmes aux activités des réseaux informels de circulation de l’argent leur permet de jouir d’une grande indépendance financière – donc matérielle.
La tontine
Dans sa forme la plus simple, la tontine fonctionne comme suit : le groupe des femmes se réunit et fixe la somme d’argent que chacune investira à chaque réunion. Le groupe se réunit à intervalles réguliers autant de fois qu’il y a de participantes et chacune obtient un numéro d’ordre, qui peut être soit tiré au sort, soit décidé à l’amiable. Son tour venu, la personne désignée est bénéficiaire de l’intégralité de la somme apportée par chacun des autres membres, ce qui permet – selon la hauteur des sommes fixées – de disposer d’importantes liquidités.
Une « vie de loisirs » et associative
21Prendre un cours de natation, aller au sauna et « faire du shopping » sont des activités que Mme Kim effectue quotidiennement. Cette dernière distingue ainsi, par les termes employés, les achats de loisirs (« faire du shopping »), qui la concernent individuellement, des achats de nécessité destinés à l’ensemble de la maisonnée (« aller au marché », shijang kada). Pour les divertissements, la vie de Mme Kim est d’ailleurs loin d’épuiser toutes les possibilités qui sont offertes en la matière aux femmes de la bourgeoisie urbaine habitant dans les tanji. Mme Chang, moins sollicitée par ses obligations familiales car ses enfants sont plus âgés, insiste quant à elle beaucoup sur la « vie de loisirs » qu’elle mène (ch’wimi saenghwal).
« Je mène une vie plutôt agréable... Je prends un cours de kayagŭm trois fois par semaine et de danse traditionnelle coréenne deux fois par semaine. Et une fois par semaine, je prends un cours de chant et j’apprends des chansons traditionnelles coréennes dans la salle de chant du tanji. [...] La vie des femmes est agréable dans un tanji... Les enfants ne sont pas à la maison et on peut laisser les plus petits à la maternelle ou à la garderie. Les maris sont au travail et gagnent de l’argent à l’extérieur... Les femmes se distraient... »
22De fait, ayant accompagné plusieurs fois Mme Chang à son cours de danse coréenne, dispensé dans un institut situé à dix minutes à pied de la résidence Woosung, j’ai pu constater que la classe comptait, selon les jours, entre trente-deux et trente-huit femmes d’âges variés (de trente à plus de cinquante ans), dont la plupart habitaient le même tanji. Le professeur aussi était une femme d’environ quarante ans.
23Là encore, les situations particulières de Mme Kim et de Mme Chang expliquent les différences qui séparent la manière dont celles-ci occupent leur temps libre. Mme Kim, qui habite depuis longtemps à Séoul et y a de nombreuses relations, amicales ou familiales, pratique une sociabilité construite sur un réseau personnel et qui peut l’amener assez loin de son lieu de résidence, bien que la zone parcourue reste à Kangnam – le complexe commercial où se trouve la piscine qu’elle fréquente, est par exemple situé à environ un quart d’heure en voiture de chez elle. Mme Chang, plus récemment arrivée à Séoul, y connaît moins de monde et pratique plutôt des loisirs de proximité, dans un institut (hagwŏri) qui recrute essentiellement ses clients dans les tanji voisins. Mais que le divertissement soit formellement organisé (Mme Chang) ou dépende d’un réseau informel (Mme Kim), il est dans les deux cas pratiqué en groupe et organisé par des femmes, pour des femmes.
24D’autres activités de type associatif découlent de l’engagement des femmes dans toutes sortes de groupes religieux. À partir d’une enquête réalisée à Kangnam-ku auprès de deux cents personnes habitant des tanji (à Chamshil-dong et Yŏksam-dong), le sociologue Kim Kwangok souligne l’importance des églises protestantes dans la vie sociale des femmes de la bourgeoisie urbaine, comme en témoigne la densité des lieux de culte dans les quartiers concernés12. Selon lui, le choix même de l’église ou du temple est un critère déterminant du statut social : il note par exemple que l’autocollant de l’église a remplacé le nom du propriétaire sur la porte des appartements. Surtout, il montre comment la fonction d’intégration sociale des églises et des temples fréquentés par la bourgeoisie urbaine, est essentiellement assumée par les femmes de plus de quarante ans – la conversion de la femme entraînant d’ailleurs souvent celle des enfants, puis du mari, les parents âgés restant fidèles au bouddhisme13.
25La fonction d’intermédiaire pour les mariages est également une activité pratiquée en groupe par les habitantes des tanji. À côté des autocollants des églises, on trouve ainsi sur la porte des appartements une vignette portant la mention kyŏrhon chungmae ou mariage encounter, c’est-à-dire « entremetteur(se) ». Mme Kim explique qu’elle joue ce rôle d’intermédiaire au sein d’un réseau qu’elle a constitué avec ses amies et ses deux belles-sœurs. Cette activité lui prend beaucoup de temps, car il faut passer des coups de téléphone, rencontrer les gens, constituer des fiches avec la photo, le curriculum vitae et l’origine sociale des candidats célibataires, etc. Comme la tontine, cette activité souvent rémunérée peut constituer une source informelle d’augmentation du revenu du ménage.
La sociabilité féminine au sein des tanji
26Les femmes sont enfin les personnes qui participent le plus activement aux diverses réunions qui rythment le fonctionnement du tanji.
27D’après les syndics du tanji de Hyundai à Apkujŏng, de la résidence Samik et de la résidence Woosung, les conseils de pan (pansanghoe14), qui ont lieu tous les 25 du mois, sont fréquentés par un habitant sur deux environ. En l’occurrence, toutes les femmes avec qui j’ai eu un entretien long ont affirmé qu’elles y participaient et que l’assemblée était en général désertée par les hommes. Dans l’immeuble de Mme Chang, le pan regroupe tous les habitants d’une cage d’escalier. Mme Chang raconte que dans son pan, ceux qui ne participent pas aux réunions doivent verser une amende symbolique de 1 000 wons (moins de 7 F).
« Les pansanghoe ont été décidés par le gouvernement pour régler les problèmes de voisinage. Dans ma cage d’escalier, nous sommes 17 sur 30 à y participer régulièrement. Chacun accueille la réunion à tour de rôle. Les autres apportent de quoi grignoter et des boissons. On discute des problèmes de gestion de la cage d’escalier. On se tient au courant des dernières nouvelles : qui est décédé, qui s’est marié, comment vont les enfants, qui est entré dans quelle université, etc. Si on ne va pas au pansanghoe, on ne connaît pas ses voisins. »
28La gestion de l’immeuble constitue certes l’objectif officiel des pansanghoe. Mais Mme Chang insiste bien peu sur ce thème et utilise le terme vague de « problèmes de gestion » (kwalli munje), sans préciser leur nature. Dans la suite de l’entretien, elle constate d’ailleurs qu’« il n’y a presque jamais de problèmes dans [son] immeuble, excepté ceux suscités par les gens qui ne descendent pas régulièrement leurs poubelles ». En revanche, elle développe beaucoup plus sur les aspects conviviaux du pansanghoe (se réunir les uns chez les autres autour d’un verre, se tenir au courant des dernières nouvelles) qui semblent largement l’emporter sur sa fonction officielle (la gestion de la communauté). Mme Yi considère elle aussi le conseil de pan comme l’un des ciments de la sociabilité dans un immeuble : « Quand j’habitais dans le tanji de Séoul, j’ai rencontré mes voisins en allant au pansanghoe, dit-elle. Depuis que nous avons déménagé à Ilsan, je n’ai pas eu le temps de participer aux réunions, alors je ne connais pas grand monde dans mon immeuble. »
29La tenue d’un conseil des femmes (punyŏhoe) dans presque tous les tanji montre d’ailleurs que le rôle des femmes dans la vie du tanji est institutionnalisé, dans la mesure où ce conseil lui donne une légitimité officielle. Dans les sept sites étudiés, des conseils de femmes se tiennent dans toutes les cages d’escalier, à une fréquence variable. Dans le tanji de Woosung par exemple, le conseil des femmes a lieu une fois tous les deux mois. À Chamshil et à Samik, les habitantes se réunissent une fois par mois. La fonction du conseil de femmes est similaire à celle du pansanghoe : utilitaires (il s’agit de régler les problèmes de la cage d’escalier), les réunions promeuvent aussi la sociabilité de voisinage (se rencontrer, se tenir au courant des dernières nouvelles, etc.).
30Enfin, d’autres types de réunions, suscitées également par des femmes, peuvent institutionnaliser les sociabilités de voisinage dans un immeuble. Ainsi en est-il par exemple de la tontine à laquelle participe Mme Chang et qui réunit treize femmes de sa cage d’escalier : « C’est une tontine pour renforcer les liens d’amitié. On grignote, on discute... La tontine porte sur de petites sommes qui servent pour les mariages ou les deuils. » Cette tontine, qui se pratique dans la sphère locale, n’a pas de finalité spéculative, contrairement à celles auxquelles participe Mme Kim et qui recrutent en dehors de la sphère locale. Au même titre que le conseil de pan ou le conseil des femmes, ce type de tontine locale, organisée par les femmes et pour les femmes, est caractéristique de la sociabilité de voisinage qui se développe dans les immeubles.
31L’origine des discours recueillis et le déroulement de l’enquête reflètent donc remarquablement bien les particularités du fonctionnement quotidien des tanji. Parmi les entretiens obtenus auprès des habitants, plus de quatre sur cinq sont le fait d’une femme. Quant aux questionnaires diffusés par la méthode du porte-à-porte, presque tous ont été remplis par la femme, bien que le chef de famille fût l’homme dans 85 % des cas. A l’exception des agents de gestion (employés du syndic, gardiens d’immeubles, jardiniers, etc.), la population active masculine est quasiment absente des tanji, qui apparaissent ainsi comme des territoires essentiellement féminins15. Cette constatation évoque une remarque déjà formulée par Lee Hyojae à propos des quartiers résidentiels de Séoul : « Les maris, qui travaillent au bureau à l’extérieur de leur quartier, n’ont en général pas de relations personnelles avec leurs voisins. Leur vie sociale s’effectue entre collègues : ils passent ensemble la soirée, dans les cinémas, les salons de thé, les salles de billard et les bars16. » Comme le soulignait déjà ce sociologue au début des années 1970, le développement du travail salarié et la séparation du lieu de travail et du lieu de résidence n’ont pas radicalement modifié la partition entre les domaines féminin et masculin. Dans les tanji, le domaine des femmes reste l’espace domestique et ses prolongements (le bain public par exemple ou ses avatars modernes, health club et sauna), où ces dernières conservent un grand pouvoir de gestion et de décision.
Les tanji ou le confort en résidence surveillée
La rationalisation de l’usage des espaces communs
32La comparaison des observations réalisées dans le quartier de Shingondŏk-tong avec celles effectuées dans les tanji permet de mesurer les différences qui sépare l’utilisation des ruelles de l’îlot urbain traditionnel de celle des parties communes du tanji (aires de jeu, pelouses extérieures, etc.). Dans l’archétype urbain traditionnel, les ruelles et les impasses en retrait des axes de circulation plus importants sont, non pas des couloirs de circulation, mais des aires semi-privées, réservées à l’usage des habitants de l’îlot17. À Shingondŏk-tong par exemple, les hommes âgés sont habituellement postés à l’entrée de l’îlot, non loin de l’épicerie principale et de l’arrêt de bus qui dessert cette partie du quartier. Ils sont installés devant la porte d’un établissement qui sert quelques plats et alcools simples (grillades de porc, pibim pap, etc.). Assis sur des chaises ou sur des bancs, ils discutent et, parfois, jouent aux cartes ou au paduk (nom coréen du jeu de go). Il est impossible de pénétrer dans l’îlot sans passer devant eux, à moins de rebrousser chemin jusqu’à une entrée latérale située un peu plus haut. A la belle saison, les ruelles du cœur de l’îlot sont plutôt occupées par les femmes, elles aussi installées sur de larges bancs ou même parfois par terre, sur une natte. Souvent, mais pas systématiquement, elles s’occupent à divers petits travaux, comme le ravaudage et l’épluchage des légumes. À l’automne, elles trient en groupe les gousses de piment rutilantes qui ont séché dans la ruelle. Quelques-unes y préparent même des bassines de kimch’i, qu’elles touillent à pleine main en constellant le sol poussiéreux de gouttes de saumure rouge clair. Les ruelles de Shingondŏk-tong sont enfin le terrain de jeu des enfants, qui y font du vélo, y jouent au ballon ou, accroupis, s’y amusent à des jeux plus calmes (cartes, billes).
33Les habitants d’un tel îlot urbain forment une communauté où tout le monde se connaît, bien que ne se fréquentant pas forcément. Dans le Village de la lune, en contrebas, où j’ai réalisé des enquêtes plus systématiques, plusieurs des habitantes ont même jugé inutile de me donner leur nom et leur adresse exacte, lors d’entretiens que je recueillais dans la rue, se désignant elles-mêmes par les termes de « mère d’un tel ou d’une telle ». « Si vous me cherchez, demandez la mère d’Umi, a ainsi déclaré l’une d’entre elles. On vous dira où je suis. » En effet, c’est toujours par cette méthode que j’ai rencontré cette dame (cinq fois en tout), qui a quand même fini par m’apprendre son nom de famille. Semi-privé, l’îlot urbain traditionnel correspond à l’espace de la teknonymie18, où la désignation des personnes dépend de la position occupée dans le groupe (« mère de », « père de », etc.). Dans cet espace teknonymique, tout le monde connaît tout le monde, sinon personnellement, du moins par les liens de parenté, une fonction, une occupation. J’ai été ainsi nommée pendant tout mon séjour à Shingondŏk-tong « l’étudiante française » (pullansŏ haksaeng) et ma colocataire « l’amie de l’étudiante française » (pullansŏ haksaeng-ŭi ch’in’gu).
34Dans les tanji, la disparition de la ruelle est conjuguée à l’existence de lieux affectés aux différentes générations : la maison du troisième âge accueille les personnes âgées qui, à Shingondŏk-tong, se retrouvent sur le pas des portes. La maternelle accueille les enfants en bas âge et les terrains de jeux sont investis par les plus grands à la sortie des écoles. La rationalisation des espaces habités se traduit par la ségrégation des générations, cantonnées au sein même du tanji dans les lieux qui leur sont attribués, alors qu’elles sont réunies toutes ensembles dans les rues de l’îlot de Shingondŏk-tong.
35La fréquentation des immeubles et des cages d’escalier permet néanmoins de constater de légères variations entre l’utilisation des lieux telle qu’elle apparaît sur les plans (fonction théorique) et l’utilisation qu’en font effectivement les habitants. Sur ce point, il est toutefois difficile de tirer des règles générales, car de grandes différences se font jour entre les tanji et, dans un même tanji, entre les immeubles. Dans le tanji de Chamshil, les espaces communs et extérieurs sont par exemple beaucoup plus investis qu’ailleurs par les habitants. Ce peut être de manière permanente, comme la transformation de certaines pelouses en potager – beaucoup d’autres ont été transformées en parkings par le syndic. Ce peut être de manière plus temporaire : au milieu des cours intérieures dessinées par les immeubles, des groupes de personnes âgées se retrouvent sur de larges bancs, délaissant la maison du troisième âge.
36Les immeubles à coursives se distinguent des immeubles à cage d’escalier par une utilisation des couloirs extérieurs qui peut parfois rappeler celle de la ruelle. Dans le tanji de Hyundai, j’ai pu observer des enfants faire du vélo ou jouer au ballon dans une coursive, rechignant à descendre une dizaine d’étages pour aller utiliser le terrain de jeux de la résidence. De même, dans les résidences Samik et Woosung, les immeubles à coursives étaient investis par les enfants et leurs jouets (tricycles, vélos, voitures à pédale, etc.). Dans le discours des habitants, la différence entre coursives et cages d’escalier – qui correspond aussi, on l’a vu, à des différences de niveau de vie – se superpose à une différence d’ambiance et de convivialité qui rejoint l’opposition entre communauté villageoise et communauté urbaine analysée dans les discours de Mme Chang et de Mme Pak dans le chapitre précédent. « Dans les immeubles à cage d’escalier, les gens se connaissent encore moins... Dans ces immeubles, les appartements sont grands et les gens sont très occupés. Ils ne rencontrent pas aussi facilement leurs voisins que dans les immeubles à coursives », déclare Mme Chang. Mme Yi lui fait écho : « Dans les immeubles à coursives, c’est un peu comme si on vivait dans une maison individuelle. On connaît bien ses voisins... Quand on sort dans le couloir, on se salue ; on sent des odeurs de cuisine. » La différence de style de vie paraît néanmoins plus dépendante de la population qui habite l’immeuble qu’être strictement déterminée par la forme du bâtiment. Dans certains immeubles du tanji de Chamshil, qui sont pourtant tous à cage d’escalier, les voisins se connaissaient beaucoup mieux que dans d’autres immeubles à coursives du tanji d’Apkujŏng ou de la résidence Samik. Sur ce point, la variété des cas et des situations, montre peut-être qu’à l’échelle des communautés qu’ils forment, les tanji tout entiers sont des « laboratoires de transformation des pratiques ».
Le syndic et les gardiens d’immeubles : des domestiques sous-payés
37Il existe dans tous les tanji l’équivalent d’un conseil syndical, formé par les propriétaires des appartements qui se réunissent en assemblée (hoeŭi) au moins une fois par an et choisissent le syndic (kwalli samuso), dont la fonction officielle est d’assurer la gestion du tanji19. Le syndic fait aussi le lien entre la communauté du tanji et l’administration publique : en relation avec le bureau du tong et la mairie d’arrondissement, il est chargé de faire appliquer les règlements et les décrets publiés par la mairie de Séoul portant sur le fonctionnement du tanji (traitement des ordures, tenue des conseils de pan, etc.)
38Dans les deux tanji du début des années 1970 (Panp’o et Chamshil), la proportion d’employés est environ de un pour cinquante logements et celle des gardiens de un pour plus de cent. Dans le tanji d’Apkujŏng, le nombre des employés s’élève à un employé pour quinze à vingt logements et un gardien pour quinze à trente logements. L’augmentation du personnel de service se conjugue bien sûr à l’augmentation des charges : c’est dans le tanji de Samik, le plus équipé sur ce plan, qu’elles sont ainsi les plus élevées.
39Le travail effectué par ces divers employés est pour les habitants un important motif de préférence de la vie en appartement par rapport à la vie en maison individuelle.
« Le syndic s’occupe de tout, on ne se fait pas de souci : il règle le chauffage central, il s’occupe du ménage et de la désinsectisation dans les parties communes. C’est l’avantage principal de la vie en appartement. » (Mme Chang)
« Dans les appartements, la gestion collective est vraiment pratique. Quand on a un problème, le syndic envoie immédiatement un ouvrier pour n’importe quelle réparation. » (Mme Kim)
« Ici, le gardien fait des petits travaux pour les habitants, il aide les gens. Par exemple, quand je transporte quelque chose de lourd, je lui demande de m’aider. Je lui laisse les clés de l’appartement pour mon mari quand je dois sortir avant son retour. Dans une maison individuelle, on est tout seul, il n’y a personne pour nous aider. » (Une habitante de Chamshil)
40Le travail du syndic ne se borne donc pas à la seule gestion du tanji : ses employés (ouvriers, gardiens, jardiniers) sont au service quotidien des habitants. Parmi eux, il convient de souligner le rôle crucial des gardiens d’immeubles (kyŏngbi ajŏssi). À la lumière des entretiens recueillis auprès de vingt gardiens (dans le tanji de Chamshil et dans les résidences Samik, Hyundai et Woosung), il apparaît que tous sont des hommes retraités de plus de cinquante-cinq ans. La plupart étaient employés antérieurement dans des métiers manuels (maçons, chauffeurs de taxi). Quelques-uns ont argué d’un métier dans la petite administration (bureau de tong). Comme on l’a vu en développant dans le premier chapitre le cas de M. Chŏn, les revenus des gardiens s’élèvent environ à 850 000 wons par mois (moins de 6 000 F), primes et gratifications comprises. Ceux-ci travaillent en alternance avec un ou deux autres gardiens, sur la même loge, chacun effectuant vingt-quatre heures de service continu, en alternance avec son ou ses collègues.
41Voici le jugement que quelques gardiens portent sur la nature de leur travail.
« Ce n’est pas vraiment pénible de travailler vingt-quatre heures de suite parce qu’ensuite, on se repose au moins vingt-quatre heures. Mais on ne peut pas dire qu’on reste ici toute la journée à ne rien faire. Il faut être disponible tout le temps pour les gens, qui ont sans arrêt des réclamations. » (un gardien du tanji de Hyundai)
« Je connais tous les gens dans l’immeuble et je discute avec eux, alors je ne m’ennuie pas. Il y a toujours quelque chose à faire : les gens viennent me demander de changer une ampoule, de réparer un robinet, etc. » (un gardien du tanji de Hyundai)
« Le travail n’est pas difficile, mais il faut être tout le temps disponible pour les gens. Je ne connais pas du tout les autres gardiens, car chacun doit s’occuper de son immeuble. » (Un gardien du tanji de Woosung)
« Les gens sollicitent sans arrêt les employés et les gardiens. Quand leur évier est bouché, quand l’eau courante ne coule pas, quand il y a une panne d’électricité, quand le carrelage de leur balcon se descelle, etc. Il y a trop peu d’employés, alors c’est difficile de résoudre tous les problèmes. » (Le directeur du syndic du tanji de Woosung)
42De fait, la plupart des entretiens réalisés avec les gardiens ont été assez difficiles, parce que souvent interrompus par l’irruption d’une résidente. Celle-ci descendait pour signaler une panne d’électricité, celle-là arrivait des courses et demandait au gardien de lui monter un carton, une troisième déposait des clés et des instructions sur la personne à qui les remettre, etc. Le travail des gardiens est donc loin de se limiter à l’entretien et à la gestion des parties communes des immeubles, puisque tous effectuent des tâches variées destinées individuellement aux résidents et qui les amènent à bricoler dans les parties privatives. D. Lett, ayant effectué les mêmes observations, conclut, quant à elle, que les gardiens d’immeubles sont ni plus ni moins l’équivalent de domestiques.
J’ai moi-même observé ces hommes transporter des courses, rempoter des plantes, garder des enfants, mettre un pansement à un gamin qui s’était coupé le doigt, aider un autre gamin avec son vélo, prendre des messages et apporter une oreille complaisante aux plaintes et aux ragots. [...] Bref, ces hommes sont bien plus que des gardiens. Ils sont des domestiques sous-payés et dont les services sont considérés comme des dus20.
43Le discours même des gardiens, qui considèrent cet aspect de leur travail comme essentiel, suggère d’ailleurs que cette position « d’hommes de service » est au moins officieusement incluse dans la fonction de gardien.
Nouvelles formes de contrôle social et obsession sécuritaire
44Hommes à tout faire, les gardiens assurent enfin la fonction qui les définit (kyŏngbi signifie « défense, garde, service de sûreté ») et qui, aux dires de tous (habitants et employés du syndic), est cruciale dans un tanji : la sécurité (anjŏn).
« Le gardien est responsable de tous les incidents de sécurité dans son immeuble, il protège la vie des résidents. J’interdis l’entrée de l’immeuble aux démarcheurs et aux colporteurs. J’assure la prévention contre les cambriolages » (un gardien du tanji de Hyundai).
« Le travail du gardien, c’est d’abord d’assurer la protection des résidents, contre les voleurs par exemple » (un gardien du tanji de Panp’o).
« Ma fonction principale, c’est d’assurer la sécurité des résidents » (un gardien du tanji de Samik).
45La sécurité que procurent la surveillance des lieux et le contrôle des entrées et des sorties dans les immeubles constitue, pour les habitants, un des principaux motifs de la préférence pour les appartements par rapport à la maison individuelle. Lors des entretiens, tous les enquêtés ont insisté sur le fait que, grâce à la présence du gardien, les personnes étrangères à l’immeuble ne pouvaient pas y pénétrer et que les résidents étaient ainsi protégés des voleurs (toduk) et des mendiants (kŏji). « Dans un tanji, on peut aller et venir en sécurité, on ne se fait pas de souci », déclare ainsi Mme Chang, résumant l’ensemble des discours recueillis sur ce thème. Inversement, beaucoup de résidentes ayant vécu dans des maisons individuelles avant de déménager en appartement affirmaient, comme la fille de Mme Chang, qu’elles ne s’y sentaient pas en sécurité : « Quand j’habitais dans une maison individuelle, j’avais peur... Pour une femme seule, dans la journée, c’est angoissant... »
46Cette obsession sécuritaire a de quoi surprendre dans une ville où le taux de criminalité est particulièrement faible. Mais le rôle du gardien porte moins sur la prévention des crimes que sur la surveillance des personnes. Au fond, en observant de sa loge les entrées et les sorties dans l’immeuble, celui-ci assume une fonction de contrôle similaire à celle qu’assument les hommes postés à l’entrée de l’îlot de Shingondŏk-tong. Sur ce point, une déclaration de Mme Chang apporte des éléments de réflexion supplémentaires.
Autrefois, dans les maisons individuelles, les jeunes hommes allaient au travail à l’extérieur. Les grands-parents, les épouses restaient à la maison ensemble. Il y avait toujours quelqu’un pour garder la maison. De nos jours, avec le développement des familles nucléaires, il n’y a jamais personne dans la journée. Voilà pourquoi la vie en appartement est plus agréable : il y a un gardien et des personnes étrangères à l’immeuble ne peuvent pas entrer... Alors que de nos jours, il est très facile de pénétrer dans les maisons individuelles qui sont vides dans la journée.
47Pour Mme Chang – ce qui est le sentiment de bien des habitants des tanji –, la désertion des maisons individuelles s’explique parce que la vie urbaine et la société moderne ont rompu les solidarités familiales et la cohésion du groupe qui garantissaient la protection des familles dans les maisons et de la communauté de l’îlot. En conséquence, Mme Chang considère que les appartements sont finalement plus « adaptés » à une société individualiste et éclatée. Le jugement de Mme Chang, bien que caricatural, correspond dans une certaine mesure aux évolutions de la société coréenne contemporaine (augmentation du nombre des familles nucléaires, séparation du lieu de travail et du lieu de résidence). Les observations réalisées à Shingondŏk-tong montrent pourtant que dans ce quartier urbain de maisons individuelles, la ruelle fonctionne encore au milieu des années 1990 comme un « filtre » ou un « sas » de contrôle des entrées et des sorties dans l’îlot. Le mode de contrôle social des communautés de l’îlot urbain et du tanji diffèrent néanmoins radicalement. Dans un îlot urbain comme celui de Shingondŏk-tong, la protection des individus et le filtrage des étrangers sont assurés par la disposition des lieux (système d’adresse, ruelles, impasses) et la surveillance collective (les habitants dans les ruelles). Au contraire, les tanji se caractérisent par une organisation rationnelle et « transparente » des lieux (système de numérotation, absence de ruelles) et un contrôle assuré par un individu (le gardien), extérieur au groupe et dépendant de l’administration publique (par l’intermédiaire du syndic), dont c’est la fonction officielle. Dans les deux cas néanmoins, le contrôle social s’exerce sur tous les individus qui pénètrent dans l’espace des communautés, qu’elle soit celle de l’îlot ou du tanji.
48Si le contrôle exercé n’est pas sans rappeler les surveillances de voisinage qu’ont tendance à développer les sociétés urbaines contemporaines, elle prend néanmoins dans les tanji des formes particulièrement rigides. La fonction du gardien et des agents du syndic s’est ainsi progressivement formalisée dans les textes réglementaires portant sur la gestion du logement collectif.
Introduction du texte d’information à l’usage des gardiens d’immeubles du tanji de Woosung : « Conformément aux lois sur les logements collectifs, ce texte est destiné aux gardiens, afin de leur permettre d’assurer la prévention des crimes et des accidents pouvant survenir dans le tanji. Ce texte a pour but d’enseigner aux gardiens les mesures préventives de protection et une réaction rapide et appropriée en cas d’accident. »
49Bien que la conduite à tenir en cas d’incendie ou d’inondation soit mentionnée dans ce document distribué aux gardiens de la résidence Woosung, la majeure partie du texte porte sur la surveillance des personnes. Les gardiens sont censés, entre autres, vérifier l’identité des livreurs et des employés entrant dans les immeubles, ainsi que l’identité des flâneurs et des jeunes hommes, de jour comme de nuit. Il leur est conseillé également de signaler au bureau central les individus ayant un comportement suspect (« un homme arrivant en voiture et portant des lunettes noires », par exemple). Dans la section concernant les comportements à inculquer aux habitants, un paragraphe conséquent est consacré au cas d’une femme rentrant le soir dans le parking de l’immeuble. Si un « homme inconnu » se trouve dans les parages, il lui est conseillé de s’enfermer dans son véhicule et d’attendre l’aide du gardien, qui finira par être alerté grâce à la vidéosurveillance. Dans le tanji de Panp’o, le contrôle des parties communes s’est développé au début des années 1980, par l’installation de huit cahutes exclusivement réservées à la surveillance. Dotées de lampes de police qui diffusent la nuit un halo rougeâtre, elles ne sont pas sans évoquer des postes de garde militaires.
50La surveillance et le contrôle des individus jusque dans leur logement est aussi matérialisée par la présence des haut-parleurs reliés au bureau du syndic, présents dans tous les appartements des tanji récents. Selon les tanji et le zèle du syndic, la fréquence et la nature des annonces varient. Ces annonces sont d’ailleurs beaucoup moins fréquentes dans les tanji plus anciens, dotés de haut-parleurs extérieurs (Chamshil, Panp’o, Samik) qui ne sont guère utilisés qu’exceptionnellement. En revanche, dans les tanji plus récents, l’habitant est dérangé au moins une fois par jour. On lui rappelle par exemple qu’il doit payer sa facture d’électricité avant le lendemain ou qu’il convient de se soumettre au triage des ordures dans les containers réservés à cet effet ou que le conseil de pan a lieu le soir-même ; on prie le propriétaire d’une voiture mal garée de la déplacer ; on informe les habitants du passage d’une société de nettoyage des réservoirs d’eau et on les invite à venir assister aux opérations ; on signale les coupures d’eau et d’électricité, etc.
51La pénétration de l’administration publique dans la sphère privée diffuse ainsi un discours visant à promouvoir l’ordre et la discipline collective, thème sur lequel les directeurs de syndic sont intarissables.
« Comme les Coréens ont habité longtemps dans des maisons individuelles, ils sont très individualistes. Ils n’ont aucune discipline collective. Ce n’est pas facile pour nous de faire respecter l’ordre » (le directeur du syndic du tanji de Panp’o).
« Les habitants ne respectent pas l’ordre et ne sont pas coopératifs. Par exemple, ils ne jettent pas leurs ordures dans les sacs spéciaux21, ils utilisent des sacs normaux en cachette et nous risquons des amendes. L’indiscipline des gens peut coûter cher au syndic » (le directeur du syndic du tanji de Woosung).
52La complainte des directeurs de syndic concernant l’individualisme des Coréens, leur indiscipline, leur manque d’ordre, leur négligence a de quoi dérouter l’Occidental habitué aux discours parfois caricaturaux sur la discipline collective que sont censés manifester les peuples d’Asie...
53La surveillance et le contrôle qui s’exercent sur les habitants dans les tanji rappellent ceux qui s’appliquent aux salariés dans un conglomérat coréen et que R. Janelli et Yim Dawnhee ont analysés dans Making Capitalism22. Quant à B. Cumings, il juge que la discipline qui règne dans l’entreprise Corée est le fruit du militarisme d’État : « L’armée coréenne n’a plus combattu [après la guerre de Corée], mais elle a constitué pendant trente ans une école de discipline industrielle23. » Ce sont en effet les hommes, « éduqués » par un service militaire de trois ans, qui ont fourni les principaux contingents de la masse salariale. Les haut-parleurs des tanji rappelant la date de paiement d’une facture et les instructions données au gardien pour encourager la dénonciation des « personnes suspectes » sont sans doute moins clairement le fruit de la dictature militaire que ne l’étaient dans les années 1970 couvre-feu ou contrôles d’identité. Il n’empêche que, de même que la disposition des barres peut évoquer des casernes militaires, le fonctionnement des immeubles n’a pas échappé au militarisme sur lequel s’est appuyé l’État autoritaire dans la période du développement économique. Sur ce point, le cas coréen n’est pas sans évoquer les conclusions que formule M. Foucault à l’égard du « panoptisme ». Pour lui en effet, le développement des procédés disciplinaires correspond à deux processus historiques : une grosse poussée démographique (qui impose de contrôler des groupes plus larges) ou la croissance de l’appareil de production, dont il s’agit d’augmenter la rentabilité24 – deux processus qui sont indissociables d’un rapide décollage économique...
Conclusion
54L’analyse de la sociabilité familiale dans les tanji met bien en évidence les évolutions de la société, dans ses structures (taille des ménages par exemple) et ses comportements (cycle familial, itinéraire résidentiel). La transformation du cadre de vie n’a cependant pas fait disparaître les normes fondatrices réglant les rapports des individus entre eux (relations parents-enfants, relations homme-femme en particulier) dans la sphère privée. En revanche, il est difficile de conclure que la surveillance des individus dans les tanji par l’intermédiaire des gardiens et du syndic marque la seule permanence des formes de contrôle social qui s’exerce dans les îlots urbains traditionnels. Celle-ci est en effet le fait du groupe concerné dans l’espace semi-privé des ruelles, alors que celle-là est l’émanation d’un contrôle public.
55Dans les tanji, que les agents qui exercent la fonction de surveillance soient aussi les domestiques de ceux qu’ils sont censés surveiller n’est en rien contradictoire. Rassemblant les principaux bénéficiaires du développement économique, la population des tanji en reçoit les fruits : les habitants des appartements, appartenant aux classes moyennes ou à la bourgeoisie urbaine, revendiquent un rang social élevé, qui comprend (entre autres) la jouissance de domestiques ; en tant qu’agent principal du développement, cette population a subi jusque dans son logement les formes de contrôle et de surveillance qui se sont exercées sur elle dans d’autres domaines (sur son lieu de travail par exemple).
Notes de bas de page
1 RPL, 1960 et 2000.
2 En 2000, l’indice conjoncturel de fécondité était de 1,4 (RPL, 2000).
3 H. Kojima, 1987, p. 231-242.
4 La méthode du porte-à-porte pratiquée pendant la journée élimine les célibataires actifs (absents) de l’échantillon, alors que les ménages « moyens » de trois ou quatre personnes, dont la femme ne travaille pas, sont presque tous enquêtes.
5 RPL, 1995.
6 D’après le recensement, 84 % des chefs de famille sont des hommes en 1995 (RPL, 1995).
7 Choi Jaiseuk, 1977.
8 Lee Eun, 1997, p. 90.
9 D. Lett, 1998, p. 170.
10 D. Lett, 1998, p. 209.
11 Moon Okpyo évalue ainsi, à partir d’une enquête effectuée auprès de 200 femmes de la bourgeoisie urbaine, à plus de 50 % le nombre de couples où l’homme confie son salaire à sa femme, lui laissant la charge de le gérer au mieux (Moon Okpyo, 1990).
12 Kim Kwangok, 1994.
13 Dans l’échantillon étudié par Kim Kwangok, les pourcentages d’appartenance aux différentes religions sont les suivants : 30 % de protestants, 22 % de catholiques (13 % à Séoul), 22 % de confucianistes, 21 % de bouddhistes (25 % à Séoul) et 59 % de personnes sans appartenance religieuse. Le total dépasse 100 %, car il n’est pas rare qu’une même personne se déclare à la fois protestante et confucianiste par exemple. Kim Kwangok constate que le confucianisme est aujourd’hui considéré plus comme une tradition que comme une religion. Ainsi, depuis une vingtaine d’années, les chrétiens ne s’abstiennent plus de respecter des rites (culte des ancêtres, enterrements), ibid.
14 Le pan est une subdivision administrative du tong, qui comprend une trentaine de foyers. Contrairement aux associations de quartier japonaises qui font partie de la vie sociale de proximité, les pansanghoe ont été rendus obligatoires par Park Chunghee au moment de la proclamation du régime de Yushin.
15 Inversement, l’anthropologue R. Janelli note que sa recherche de terrain dans un chaebŏl est fondée sur un discours masculin : « My research has unfortunately taken on a male centered perspective. Graduates of commercial high schools, the women workers were not managerial-track employees, their stay at Taesŏng was intended to be temporary, and thus they were a different and far less advantaged fraction of the new middle class » (R. Janelli et Yim Dawnhee, 1993, p. 10-11).
16 Lee Hyojae, 1971, p. 27.
17 Voir V Gelézeau, 1997.
18 L’usage teknonymique est la désignation des parents par le nom de son fils (ou sa fille) aîné(e) : « père ou mère d’un(e) tel(le) ». Il s’oppose à l’usage patronymique. E. Evans-Pritchard (qui orthographie “techmonymie”) explique ces principes à propos de la dénomination des noms de personnes chez les Nuers ». C. Geertz l’analyse à propos de la société balinaise. C. Geertz, 1983, p. 126sq.
19 Deux formules principales existent quant à la gestion du tanji. La première, la gestion autonome (chach’i kwalli) pratiquée dans les tanji de Chamshil, de Panp’o, d’Apkujŏng de Samik, suppose une participation assez active des habitants : ceux-ci élisent des représentants pour chaque immeuble (tong taep’yo) qui débattent en assemblée des principales questions concernant la gestion du tanji et qui choisissent notamment le directeur du syndic. Selon la deuxième formule, la gestion consignée (wit’ak kwalli), le conseil syndical existe toujours, mais confie la gestion du tanji à une société extérieure, qui nomme elle-même le directeur et les employés du syndic. Dans les tanji neufs, la société de construction participe pendant un an à la gestion du tanji, ce qui fait partie du service après vente du constructeur.
20 D. Lett, 1998, p. 115.
21 En 1996, il est devenu obligatoire à Séoul de jeter ses ordures dans des sacs standard, à la contenance fixée par la municipalité. Une partie du prix d’achat de ces sacs est utilisée pour couvrir les frais de traitement des ordures ménagères.
22 R. Janelli et Yim Dawnhee, 1993.
23 B. Cumings, 1997, p. 303.
24 M. Foucault, 1975, p. 220-223.
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La ville et le rail au Japon
L’expansion des groupes ferroviaires privés à Tôkyô et Ôsaka
Natacha Aveline
2003