Conclusion. Qu’est-ce que l’urbain dans le Sahara libyen ?
p. 165-174
Texte intégral
1Pour aller vite, et en usant de la rhétorique grammaticale, disons que nous avons tenté, au long de ce travail, de décliner un concept flou, l’urbain, à divers modes et divers temps. Cela nous a conduit à envisager l’évidence, celle d’un processus d’urbanisation rapide et généralisé mais aussi celle du devenir d’une société dans un cadre spatial très largement modifié. Présentée de la sorte, cette entrée paraît doublement banale, parce qu’elle est le fondement d’un vaste champ de la géographie sociale et que l’on ne manque pas de travaux de qualité mettant en valeur les interactions entre dynamiques urbaines et changements sociaux dans le Sahara contemporain.
2Quel intérêt présente donc un travail de ce type sur le Fezzan ? Certes, il s’agit d’une région vaste, excentrée, sise en Libye et pour toutes ces raisons peu connue ; mais le géographe sait que les terrae incognitae ne manquent pas et cela ne suffit pas toujours à rendre le choix d’un terrain pertinent. En revanche, le Fezzan a subi, à l’initiative de l’État, des mutations socio-spatiales d’une telle ampleur qu’il y avait sans doute là matière à interroger les ressorts du changement à l’échelle du Sahara maghrébin mais aussi de tout le Sahara.
3Deux objectifs ont sous-tendu ce travail. D’une part, la nécessité de construire une grille de lecture des mutations urbaines du Sahara, fondée dans un premier temps sur des lectures concernant essentiellement le Sahara maghrébin puis en enrichissant ou en nuançant ce corpus à l’épreuve d’un terrain. D’autre part, la volonté de resituer l’étude dans la dialectique des relations entre le social et le spatial à un moment charnière : celui où la phase d’urbanisation volontariste ralentit et où des politiques d’ouverture et de libéralisation signalent le désengagement des États.
4Pourquoi ce choix ? Le Sahara a connu depuis quelques décennies une urbanisation extrêmement rapide menée par des États. Or ces États en aménageant les déserts se sont inscrits en droite ligne dans une modalité qui veut que ce qui s’y passe soit toujours décidé à l’extérieur, par des commerçants – on a alors parlé de relais –, par des colonisateurs – on a plutôt parlé d’hinterland –, par des États – on parle alors de périphérie plus ou moins intégrée ou en voie de l’être. Ce fil directeur est lourd de sens car il m’a conduit à supposer que cette urbanisation s’est faite sans ou contre les sociétés. Dans le contexte de désengagement actuel se posait la question de comprendre comment cette urbanisation avait été vécue, et dans quelle mesure elle donnait lieu à des réappropriations. En effet, quoique l’on puisse penser de cette dynamique urbaine qui est dynamique de fond touchant le monde entier, on se sent bien obligé d’en prendre acte ; reste alors à déterminer quels sont ses contours là où on l’observe.
5Ce questionnement sous-tend le travail mené dans le dernier chapitre, visant à confirmer la rupture entre un urbanisme imposé, symbole de modernisation subie et les aspirations des habitants. C’est pourtant l’inverse qu’ont révélé les réponses (voir chap. IX) : non seulement, cet urbanisme n’était pas rejeté mais il était signe de distinction et faisait déjà partie des représentations de l’espace. Ce constat n’a finalement rien pour surprendre car de dix à quinze années sont passées depuis cette phase d’aménagement volontariste et, en conséquence, une partie importante de la population, les plus jeunes, n’avait connu que cela. Après tout, pourquoi auraient-ils idéalisé les ruines des ksour, transformées souvent en décharges publiques ou enclos à bétail ? À démarche artificielle réponses décalées ; c’est finalement dans la pratique du quotidien, fondée sur l’attente, les salutations, les fêtes, la circulation d’un village à l’autre que sont venues quelques clés de compréhension sur ce que signifie l’urbain dans le Fezzan.
6Le fait de travailler sur un pays peu connu, à propos duquel les ouvrages les plus récents ont désormais plus de dix ans, incite à décrire un espace tel qu’il se présentait quitte à confirmer que ce que l’on y observe ne diffère guère de ce que d’autres ont observé ailleurs. C’est vrai de l’action de l’État (chap. II) à propos de laquelle le constat de Jean Bisson (1993) qui notait que, si les politiques variaient, les effets spatiaux étaient néanmoins identiques dans tout le Sahara maghrébin, garde toute sa pertinence ; c’est vrai aussi des transformations des tissus urbains (chap. V) et des complémentarités entre dynamiques urbaines et rurales (chap. VI). En fin de compte, le parti pris ici a consisté à ne pas évacuer ce qu’il y avait de banal en Libye, car si l’on doit dire ce qui est différent, on peut aussi dire ce qui est semblable.
7Les questions renvoyées par les Fezzanais ont fondamentalement contribué à guider la présente recherche : les problèmes de l’eau dans les villes, des ordures, de la gestion de ville – qui ressemblent à beaucoup d’autres mais en tout cas pas aux plans d’aménagement que l’on continue à en dresser (chap. VII) – mais aussi les multiples discours sur l’espace tenus à propos des villages et de Sebha qui incitent dans un premier temps à aborder cette dernière comme l’antithèse des villages puis finalement comme une autre manière de vivre ensemble, de produire de la société (chap. VIII). En définitive, une définition de l’urbanité à contre-pied se dessine qui peut se fonder sur la densité et la diversité mais aussi sur différentes manières de considérer la proximité, notamment en la créant comme substitut à l’absence de densité, par la mobilité. Peut-être y a-t-il là un champ de réflexion conceptuel fondé sur la compréhension du changement social dans un contexte spatial déterminé.
8Autre conséquence de l’observation, la rencontre avec un cosmopolitisme inattendu dans ces « confins ». Le Sahara n’est donc pas périphérique ? Il serait même largement ouvert ? Ces questions élémentaires émergent et trouvent réponses à l’observation de la vivacité des échanges dans le Sud libyen (chap. III). De là en ont découlé d’autres : observe-t-on ici les limites de l’intégration nationale ? la présence de deux logiques qui s’opposent tout en se complétant ? L’interprétation des croissances urbaines renvoie à cette dernière question puisqu’elle coïncide globalement avec la phase d’achèvement du processus d’intégration nationale mais qu’elle soulève aussi la question du statut des marges dans la remise en cause des cadres nationaux.
9La question des acteurs (chap. VI) apparaît comme la plus frustrante dans la recherche de réponses. D’où est venue cette difficulté qui fait que, malgré un certain nombre de monographies, d’itinéraires personnels, la dimension politique, portant sur les relations entre le national et le local, soit si difficile à aborder ? Il y a d’abord cette absence de cadre conceptuel depuis des travaux tels ceux de John Davis (1990) qui conduit au fait que depuis les années 1970, on ne trouve plus réellement d’étude de terrain permettant de disposer de quelques clés d’interprétation. Par conséquent, les effets d’une coupure prolongée avec une société libyenne qui a connu des mutations considérables en vingt ans ne sont pas prêts d’être comblés. On peut aussi se réfugier derrière le constat établi par Dirk Vandewalle (1995, 1998) qui considère que les autorités jamahiryiennes se sont livrées à un processus de dépolitisation sur le long terme de la population libyenne. En revanche, si les rouages de la politique sont monopolisés, on sait que l’investissement du politique s’effectue dans toute société. On prend donc la mesure des chantiers qui s’ouvrent.
10On retiendra trois pistes, portant sur les relations entretenues entre le « haut », le pouvoir central, et le « bas », le local, les temps de ce territoire saharien et la lecture d’un espace totalement urbanisé.
« Haut » et « bas », national et local, des ruptures à nuancer
11Au bout du compte, où a mené le processus d’urbanisation impulsé avec vigueur durant deux décennies ? Il a d’abord été une réponse, en termes quantitatifs, à la croissance démographique qu’a connue le Sahara libyen. Il fallait loger vite et mieux, ce à quoi s’est employé l’État, acteur clé, mais aussi donner aux populations des motivations pour rester là où elles vivaient, plutôt que de quitter définitivement les espaces oasiens qui traversaient une crise grave et durable. La diffusion de l’urbain, l’extension des réseaux de transport et l’évolution du maillage administratif sont quelques-uns des éléments fondamentaux de toutes les politiques d’intégration nationale. La force du projet social se manifeste de manière tangible dans l’intervention étatique libyenne car l’urbanisation n’est en fin de compte qu’un élément d’une politique plus ambitieuse, celle de la redistribution d’une partie de la rente, aux mains de l’État, à la population libyenne. Par conséquent, l’urbanisation est aussi une manifestation de l’indispensable transaction qui lie les autorités aux sociétés qu’elles gouvernent.
12De l’approche spatiale de la dynamique urbaine, on glisse progressivement vers d’autres questions, telle celle de la légitimité des actions engagées. Après tout, particulièrement dans les plus petits centres, l’urbanisation est pour le moins un processus brutal, fondé au plan spatial sur la politique de la table rase, comme on peut le voir en analysant les tissus urbains du début des années 1980. Smati Ababsa (1997) rappelle crûment, sous forme de réquisitoire à l’encontre des décideurs algériens de l’aménagement saharien, des éléments qui incitent à prendre du recul par rapport à l’objet d’étude et à ne pas oublier certains faits. « Si l’oasis est une réalité pour ceux qui y vivent, c’est-à-dire là où ils ont élu domicile, où ils élèvent leurs enfants, où ils rêvent de leur avenir et où ils triment au quotidien pour réaliser qu’une infime partie de leurs rêves, que peut-elle bien être pour ceux qui décident […] qu’une oasis doit être développée d’une manière et pas d’une autre ? […] Ils sont toujours de passage là où ils s’arrêtent. Entre deux mutations, ils vivent leur affectation au Sahara comme un incident de parcours […]. Lorsqu’on décide de construire des cités-dortoirs que ne se pose-ton pas la question de savoir de quoi vont vivre leurs nouveaux résidents ? » Certes, cet argumentaire renvoie à une situation nationale spécifique, celle de l’Algérie, où l’intervention étatique dans le Sahara s’est matérialisée par l’émergence de la figure du « nordiste », fonctionnaire peu au fait et peu intéressé par les lieux où il est muté, et par conséquent responsable de décisions calamiteuses dans le champ de l’aménagement. Mais on devine une critique adressée à tous les États, suspectés, par leur traitement spatial de la portion du Sahara sur laquelle ils exercent leur autorité, d’avoir diffusé, autoritairement, un modèle urbain inadéquat, uniformisant et porteur de tous les maux urbains et sociaux.
13Pourtant, il semble d’emblée nécessaire de nuancer l’image par trop manichéenne d’une urbanisation imposée contre la société et de se questionner sur la pertinence du modèle. Ne reflète-t-il pas plutôt les dynamiques de la période à laquelle il a été conçu ? Il n’était d’évidence pas à même d’anticiper les bouleversements qu’a connus la composition de la société saharienne. Comment la rupture entre les visions du haut et les aspirations du bas s’est-elle traduite en Libye ? L’État a répondu, globalement, en termes de recomposition spatiale à une demande sociale comme ailleurs mais selon des spécificités qu’il ne faut pas négliger. Ainsi, il n’a jamais été question de déstructurer le mode de fonctionnement de la société, que l’on résume par le terme de tribalisme. Le modèle urbain étatique, modèle du village, de la communauté sociale élémentaire, qu’il nous a semblé percevoir jusque dans les plus importantes agglomérations, n’était en somme qu’un avatar de la formule du changement dans la continuité. Il ne faudrait pas voir là une solution conservatrice visant à freiner un changement inéluctable mais plutôt considérer cette option comme un élément du consensus permettant l’adéquation entre une production spatiale impulsée par le haut et une société qui subissait le mouvement. Ainsi, en Libye, le face-à-face entre les autorités nationales et les sociétés locales s’est longtemps exprimé avec force par le biais du processus d’urbanisation. Dans le reste du Sahara, le clivage était surtout local, mettant face à face la communauté (jamaa) et l’individu. L’État n’était dans ce rapport souvent qu’un acteur a posteriori, institutionnalisant des dynamiques internes aux villages.
14Le face-à-face entre acteurs du national et acteurs du local perd aujourd’hui de sa force, du moins sous la forme qu’on lui connaissait jusqu’à présent. On a vu que le désengagement de l’État en est la cause essentielle, qui apparaît jusque dans la gestion urbaine. Certes, on peut arguer du fait que l’ampleur de l’urbanisation était au-dessus de ses moyens, comme le fait notamment Saad Qezeiri (1986), et donc convenir que la chute des prix du baril de pétrole entraînerait de manière mécanique le recul de l’interventionnisme étatique. Mais rétrospectivement, ce désengagement n’apparaît que comme le déclencheur d’un nouveau mode de relations entre l’État et les communautés locales. En effet, ni l’une ni l’autre de ces deux parties n’est restée statique durant ces trois dernières décennies. L’« État sans État » libyen a délaissé, voire supprimé, quelques-uns des outils lui permettant d’appliquer le projet politique et social de son « Guide » Mouammar Kadhafi. Cet acteur, très actif sur la scène internationale, a progressivement pris acte de sa marginalisation politique durant le temps de l’embargo et tenté d’élaborer de nouveaux projets, telle l’Union africaine, où une fois encore géopolitiques interne et externe sont étroitement liées. La société fezzanaise n’est plus non plus la même : nourrie par la croissance démographique, la fin de l’exode rural, les flux migratoires inter-arabes puis africains, elle présente aujourd’hui un visage bien différent de celui qu’elle donnait à voir en 1969.
15Toutefois, ne nous y trompons pas, le mouvement du haut vers le bas, mené par l’État, façonne l’espace et par ce biais la société. Le mouvement inverse, du bas vers le haut, n’est en fait qu’adaptation, appropriation, contournement, certainement pas remise en cause du pouvoir central. Pour autant, dans les interstices du processus d’urbanisation étatique se lisent, se pressentent parfois, des bribes du changement social dans le Sahara central. Il se traduit par les actives recompositions qui traversent la société fezzanaise, plus ouvertement hiérarchisée, plus nettement sur les critères financiers.
16La complexité des stratégies à l’œuvre et la redéfinition des fondements des relations de clientèle sont partout flagrantes. Les notables, désormais intégrés dans des réseaux politiques ou économiques nationaux, affirment leur place d’élites locales et surtout de relais vers l’extérieur. Leurs stratégies, multiformes, se développent au plan local, à l’échelle des villages, des vallées et pour certains du territoire national. La plupart des habitants, contraints de s’adapter afin de pallier les carences liées au désengagement de l’État, s’intègrent au contexte de l’urbanisation en cours par des stratégies individuelles d’acquisition ou d’amélioration de l’habitat. Pour autant, il convient de ne pas restituer une vision trop manichéenne de la réalité. En effet, ce désengagement, après une période de redistribution qui a certes profité au plus grand nombre mais en limitant tout autant les marges de manœuvre des populations, permet aussi à la société libyenne d’opérer une réappropriation spatiale, dans le cadre des structures familiales, par le biais d’une gestion locale et coutumière du foncier.
17Un mouvement impulsé de l’extérieur ne le reste pas ou alors, au Sahara, il disparaît. Cette urbanisation reflète une vision idéologique de l’espace fondée sur un traitement égalitaire du territoire et des habitants. Elle n’est pourtant pas un épiphénomène sans lendemain que l’on ne pourrait décliner qu’au négatif. Les dynamiques d’extension et de diversification du tissu urbain prouvent que la fragmentation urbaine ne doit donc pas être interprétée comme une crise de la ville. Bien au contraire, elle confirme à quel point l’urbain, au-delà des chiffres qui permettent de constater l’agglomération continue de la population, est au cœur de la recomposition spatiale du Fezzan. Ici, cette idée prend toute sa dimension puisque l’espace rural se transforme sous l’impulsion de ceux qui vivent dans les villes. En définitive, la relation entre l’État et les tribus semble remarquablement s’adapter à la rapidité des changements politiques, économiques et sociaux, décrédibilisant tout discours passéiste sur son mode de fonctionnement.
Le temps long du réseau et le temps court du territoire d’État
18D’emblée, il est nécessaire de revenir sur les limites des aires dans lesquelles s’inscrivent la plupart des études portant sur le Sahara. S’il y a un Sahara maghrébin et un Sahara sahélien, de nombreux indices incitent maintenant à considérer qu’il y a aussi un Sahara. Celui-ci se caractérise par des liens tissés au-delà des frontières par les migrations, les échanges marchands et les liens tribaux.
19On ne peut réduire l’urbanisation saharienne, particulièrement en Libye, à l’expression de l’intégration nationale. Certes, l’État, en développant les infrastructures ou les services administratifs et plus généralement en ancrant le Sahara au territoire national, a impulsé le processus, peut-être avec plus de force dans les régions oasiennes et agricoles qu’ailleurs. De plus, le Sahara est vaste, même si l’on n’envisage que des « portions » à l’intérieur de pays comme la Libye ou l’Algérie, et les dynamiques des marges septentrionales n’y sont pas du même type que celles des régions méridionales ; elles ne relèvent pas des mêmes ressorts. L’intégration progressive au territoire national des premières contraste avec celle, plus tardive mais aussi incomplète, des secondes, plus lointaines, laissant supposer que l’urbanisation des marges du territoire libyen marque l’achèvement d’un processus d’intégration nationale.
20Au plan géopolitique émerge une nouvelle donne saharienne qui remet en cause cette lecture du processus impulsé du centre vers la périphérie du territoire national. La politique africaine de la Libye constitue actuellement l’élément le plus voyant d’intégrations régionales institutionnelles étendues aux régions sahariennes. Mais c’est discrètement que se construisent des intégrations régionales « par le bas », silencieusement mais de manière plus dynamique que celle à laquelle peuvent aboutir les États. Elles s’effectuent à l’instigation des gouvernants qui bénéficient de leurs réseaux utilisés à titre privé, mais aussi de tous ceux qui circulent, transitent, construisent des projets qui leur sont propres dans des espaces qui chevauchent les frontières étatiques.
21Ainsi, les foyers de peuplement les plus méridionaux du territoire national sont au cœur d’intenses circulations et intégrés dans un espace relationnel dense et transnational. Cet espace, produit par des nomades touaregs et toubous et des familles de commerçants arabes dispersées entre différents États, se construit dans la proximité qui permet circulations et échanges constants mais aussi dans la durée car les réseaux marchands et les alliances matrimoniales le pérennisent. Les troubles géopolitiques, qu’il s’agisse de guerres, de rébellions ou de jeux d’influences entre États voisins, contribuent à l’alternance des périodes de cloisonnement et d’ouverture. L’ouverture, comme on peut le constater actuellement, se concrétise par l’intégration de ces espaces sahariens à des réseaux relationnels plus vastes, associant sur les mêmes itinéraires la circulation de proximité qui implique les régions frontalières du Sahara libyen et celle plus lointaine avec l’Afrique de l’Ouest. Si les premières se maintiennent avec plus ou moins d’intensité selon les relations entre États, les secondes dépendent plus étroitement d’une conjoncture politique changeante.
La portée d’un fait spatial : l’urbanisation généralisée
22En opérant un glissement de l’attention portée aux mouvements qui vont du haut vers le bas à ceux qui partent du bas, on constate que des urbanités émergent qu’il est nécessaire d’explorer.
23L’urbanité du Fezzan se distingue des modèles théorisés ailleurs, généralement dans les pays développés. En effet, les secondes s’inscrivent dans une histoire urbaine qui n’a pas dans le Sahara d’équivalent, où elle est plus durablement inscrite dans les représentations que dans les espaces. Ce n’est en conséquence pas à l’initiative des citadins ni des villes que part le mouvement, comme permettait de le pointer l’analyse des représentations et du discours sur l’urbanité dans le Wadi Al Haya. Les déclencheurs ici sont d’une part l’État et de l’autre une configuration spatiale particulière (même si elle correspond à un tiers des surfaces émergées du globe), les espaces arides. Pourtant, l’urbanité du Fezzan pointe le devenir de bien d’autres urbanités, fondées sur les faibles densités et la dispersion des populations, et par conséquent la nécessité d’intégrer le couple distance-proximité, le dépassement du clivage villes-campagnes.
24À l’échelle locale, intra-urbaine ou villageoise, l’urbanité se manifeste par la réappropriation du modèle étatique, individuelle à travers la transformation du logement notamment, ou collective. Il apparaît alors que l’agglomération devient ville sous l’impulsion de ceux qui y vivent car ils la pratiquent, la transforment, la signifient, et y inventent leurs propres modèles par une intense fabrique sociale. La fragmentation du tissu urbain donne une première piste, même si elle reste encore limitée compte tenu de la force des liens communautaires. L’exemple des « quartiers mixtes » rappelle que, malgré les tiraillements induits par les hiérarchisations sociales, le lien familial prime encore dans de nombreux cas comme facteur de localisation dans les villes. Ces effets contraires indiquent une nouvelle piste de réflexion des dynamiques urbaines. Les recompositions spatiales relèvent à la fois de la segmentation, logique de regroupement à fondement tribal, et de la fragmentation, facteur de partition fondé sur les inégalités de revenus mais aussi sur l’altérité vis-à-vis de « l’autre », notamment l’étranger.
25Sur ce point, la diversité croissante des populations constitue un élément fondamental. Elle entraîne évidemment de la diversité dans les agglomérations. Toutefois cette diversité ne devient opératoire comme facteur sociétal que lorsqu’elle contribue au décloisonnement. Dans un premier temps, domine la juxtaposition des groupes par origine, villageoise pour les Libyens, nationale pour les immigrés, repliés sur leur communauté, qui s’approprient des portions de l’agglomération. Par conséquent, elle ne s’accompagne pas, momentanément, de cette dynamique de mixité sociale. Pour cela, il faut du temps et l’on n’en perçoit au mieux que des frémissements.
26Dans une certaine mesure, l’urbanité émerge donc dans l’ensemble du Fezzan. C’est à Sebha que l’on appréhende le mieux ses contours. L’importance numérique des immigrés et des réfugiés a contribué à l’émergence de centralités fondamentales à l’insertion dans la ville des nouveaux arrivants. En effet, en évoquant le réseau saharien, on pense au rôle de carrefour et donc de transit du Fezzan mais il ne faut pas pour autant négliger les capacités de rétention de cette région. Or sa croissance démographique s’appuie très largement sur l’apport et l’installation de populations étrangères ; les centralités qu’elles contribuent à produire sont porteuses d’une neutralité certaine vis-à-vis des clivages communautaires entre Libyens. Il n’est alors pas improbable qu’elles suscitent l’émergence de ces lieux publics que tout semble empêcher, planification urbaine, poids du groupe, primat de l’automobile sur tout autre mode de déplacement.
27L’urbanité ne peut être considérée uniquement comme une clé de lecture des dynamiques socio-spatiales à l’échelle la plus fine. Elle s’exprime aussi à l’échelle régionale comme un puissant moteur du mouvement de territorialisation de la société. Comment se dessine l’urbanité à l’échelle d’une région aussi vaste ? La circulation joue un rôle ambigu dans l’émergence de l’urbanité puisque ses modalités diffèrent selon la taille de la ville. Convenons que la motorisation a très largement contribué à façonner la morphologie des espaces urbains mais aussi à modifier le rapport des citadins à ces espaces, permettant souvent la mise à l’écart voulue, le retranchement du reste de la société (J. Lévy, 1999) mais nuançons cette proposition dans le contexte du Fezzan. Dans la walking-city d’avant la révolution industrielle, en Europe, les possibilités d’interactions sociales étaient sans doute plus importantes que dans les métropoles contemporaines. Les transports en commun, puis individuels, en favorisant l’extension du tissu urbain, ont contribué à un cloisonnement croissant. On ne peut s’empêcher d’effectuer un parallèle avec Sebha, modèle de l’agglomération. L’utilisation à outrance de l’automobile n’illustre-t-elle pas la profonde privatisation de l’espace qui la caractérise ? La relation entre l’organisation en quartiers communautaires et le modèle routier est tentante.
28Ce principe perd de sa pertinence dans le cas des plus petites agglomérations. Sans circulation, les villages, malgré leur nombre et les faibles distances qui les séparent, ne seraient que des « quartiers » juxtaposés mais aussi cloisonnés le long des axes routiers. L’importance de la motorisation facilite les échanges. Elle contribue à créer une proximité spatiale susceptible d’intensifier et de diversifier les liens sociaux. Nous avons vu que les représentations des populations intègrent cette idée de points, les villages, reliés par une ligne, l’axe routier. L’image d’une région enracinée, entrée commode pour aborder les espaces de fortes densités du Sahara, perd donc de sa validité. Nous constatons la fluidité croissante de ces limites, entre particularisme de la vallée et intégration à une région articulée autour du centre principal, Sebha.
29L’étude des pratiques révèle que l’on assiste à une véritable fabrique de lieux publics, souvent à l’écart, parfois en coïncidence avec d’autres lieux, ceux du tourisme émergent. Les « métriques pédestres » contribuent sans doute à un idéal de ville, favorisant le maximum d’interactions. Les « métriques automobiles » n’en sont pas moins, dans le cas des petites agglomérations, un substitut à la proximité, favorisant l’ouverture. On peut sans doute trouver dans cette thématique une manière de repenser le rôle des infrastructures routières dans le Sahara contemporain. Considérées comme l’élément essentiel du désenclavement et de l’intégration nationale, perçues en conséquence, souvent de manière négative, comme le véhicule de la dynamique d’urbanisation-modernisation des campagnes, elles deviennent aussi l’instrument par lequel les populations s’approprient l’espace et créent leur urbanité.
30Nous disions en introduction que l’une de nos principales préoccupations dans ce travail était de penser l’après-État au Sahara. L’exercice est fondamental et le choix du Fezzan ne pouvait que faciliter cette démarche. On peut d’abord énumérer les intérêts et les limites du cas libyen. La Libye se différencie au moins sur deux plans de ses voisins, d’abord par l’importance des moyens financiers issus de la manne des hydrocarbures qui ont permis aux autorités politiques de mettre en œuvre une politique d’aménagement ambitieuse mais peu soucieuse des ressources naturelles, notamment en eau ; ensuite parce que la Libye est un pays d’immigration, contrastant en cela avec l’ensemble des États voisins. Contre-exemple évident, le Sahara libyen est aussi un observatoire privilégié de logiques partout initiées mais rarement menées à leur terme. L’analyse de ces logiques dans un contexte décalé permet en retour d’enrichir une grille de lecture afin de comprendre d’autres régions sahariennes selon de nouvelles perspectives.
31En nous positionnant loin des marges septentrionales du Sahara, nous nous éloignions aussi des effets les plus marquants de ce gradient nord-sud qui conduit à généraliser à l’ensemble du Sahara des dynamiques qui touchent ses marges, mieux connues car mieux étudiées. Il n’est pas question de considérer les dynamiques actuelles comme l’amorce d’une nouvelle table rase, identique à celle qui a profondément modifié le Sahara libyen durant les années 1970 et 1980. Au contraire, nous avons tenté d’être attentif aux écarts, aux débordements, aux appropriations qui contribuent à l’évolution de ce modèle.
32Enjeu national et international de premier plan, le Sahara est longtemps apparu au Maghreb comme l’espace rêvé des projections d’acteurs qui lui sont extérieurs, militaires, gouvernants en quête de légitimité ou de projets fédérateurs à proposer. Loin de ces événements médiatisés, le plus vaste désert de la planète se révèle être un observatoire de la complexité des enchevêtrements, superpositions et concurrences entre de multiples processus de territorialisation, ceux des États, des nomades, des populations locales et des migrants principalement. Ainsi, là où l’imaginaire a souvent pris le pas sur le réel, il est un espace vécu et en mutation constante. En un sens, le Sahara est aussi une « ville » pleinement intégrée aux dynamiques du monde actuel.
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