Chapitre VIII. Sebha, facettes du cosmopolitisme saharien
p. 139-149
Texte intégral
1Comment un village parmi d’autres devient-il en quelques décennies l’une des plus importantes agglomérations de Libye mais aussi de tout le Sahara ? La croissance de Sebha est forte dès les années 1940 et ne ralentit pas par la suite. Entre 1931 et 1995, avec un croît démographique annuel de près de 7 %, la ville connaît l’une des progressions les plus importantes du Fezzan durant le xxe siècle. Cette croissance est dans un premier temps due à un exode rural massif alors que Sebha, centre colonial italien puis français, devient ville d’État après l’indépendance pour être aujourd’hui la ville qui capte dans le Sahara maghrébin les plus importants flux de migrants nationaux et internationaux. La succession de ces dynamiques de croissance fait de Sebha une ville plurielle, métropole régionale, nationale et saharienne. Une identité cosmopolite émerge dans un cadre urbain pensé ailleurs mais progressivement réapproprié par les populations qui l’habitent, le pratiquent et le signifient.
La planification urbaine à l’épreuve des migrations
2L’évolution du tissu urbain de Sebha reflète les allers-retours entre la croissance soutenue que la ville connaît et la volonté de régulation de la part des autorités. Durant les années 1970, l’étude du cabinet Doxiades sur la ville de Sebha conduit à la mise en place d’un schéma directeur complété par l’analyse démographique italienne effectuée par Italconsult.
3Sebha n’était qu’un modeste ensemble oasien aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale (fig. 13). Ceci explique sans doute en grande partie les similarités entre son organisation et celle des plus petites agglomérations du Fezzan. Trois villages étaient disséminés dans la palmeraie de Sebha, Al Hajara, Al Jedid et Qourda, encadrés par un centre colonial administratif et militaire installé à proximité, sur une butte. Rapidement, des phases de migrations se succèdent, nourries par l’exode rural puis l’afflux de réfugiés et la fixation des nomades, contribuant à la croissance rapide de la population et à l’extension spatiale du bâti. La première phase d’installation, de villageois originaires du sud de la Libye, est résorbée par une intervention étatique vigoureuse. Comme ailleurs au Sahara, on assiste à l’émergence d’une « ville champignon », agglomérat de grands ensembles, d’habitat précaire, de bâtiments publics et de casernes.
4En 1966, alors que Sebha compte moins de quinze mille habitants, un axe central structure le centre-ville et traverse l’agglomération de part en part, selon une direction sud-est - nord-ouest. Les principaux centres commerciaux et les bâtiments administratifs se situent le long de cet axe et les noyaux d’habitat, quoique étendus, sont groupés en cellules séparées les unes des autres. Un regroupement selon l’origine géographique (habitants du Shati à Al Mahdia, de Mourzouq à Jedid) s’effectue dans les logements collectifs construits par l’État, dont deux seulement se situent dans l’agglomération (Jedid et Qourda) ; le troisième, Hajara, est sans doute abandonné comme le laisse supposer la disparition de cette entité administrative entre les recensements de 1954 et 1964.
5En 1981, l’étude menée par le cabinet finlandais Finnmap aboutit à un nouveau schéma à l’horizon 1988, dont l’ambition est clairement de réorganiser le tissu urbain en reliant les différents sites. Pour les auteurs de l’étude, quatre éléments doivent être pris en compte : mettre en adéquation la structure sociale communautaire et la ville, doter les nouvelles extensions urbaines de services de base, promouvoir la fonctionnalité de la ville et protéger les espaces agricoles. Cette déclaration d’intention, somme toute assez vague et générale, aboutit à l’élaboration de cinq scénarios d’occupation du sol. Finnmap préconise aux responsables libyens d’opter pour le modèle le moins coûteux et le plus simple à mettre en œuvre, celui qui ne remet pas en cause la structure existante puisqu’il vise à orienter l’étalement spatial en auréoles concentriques à partir de l’axe central.
6L’extension de l’infrastructure routière devient l’élément structurant de Sebha. Autour de l’axe central, deux boulevards périphériques cerclent la ville, coupés par des axes perpendiculaires qui partent du centre vers la périphérie et correspondent à des « coulées vertes » où l’implantation des espaces verts a pour fonction d’aérer la ville mais aussi de matérialiser la séparation entre quartiers. L’appareil commercial se répartit en deux ensembles : au centre de Sebha, une vaste zone commerciale est prévue entre les deux axes parallèles, complétée par des bâtiments administratifs alors que dans les zones d’habitat, un petit centre commercial associé à un bâtiment de services administratifs et un jardin public est censé limiter les déplacements des habitants dans la ville.
7Cette organisation ne remet pas en cause la phase précédente d’urbanisation spontanée ; au contraire, elle la formalise et la met en cohérence avec l’extension du tissu urbain. Les regroupements communautaires, fondés sur l’origine, sont donc le mode d’habiter dominant de Sebha. La séparation des sites, et la centralité qui l’accompagne, donnent une structure similaire à celle d’un village où la juxtaposition des quartiers simule celle de villages que cerclent la palmeraie, les jardins et les espaces industriels, tous périphériques. En somme, le modèle de l’agglomération prime sur celui de la ville car au regroupement communautaire voulu par les populations et les autorités ne correspondent pas d’alternatives nettes qui viseraient à ce que se multiplient les interactions entre communautés d’origines géographiques ou tribales différentes, par exemple à travers la mise en place de lieux publics. Les autorités publiques se contentent de gérer la croissance en taille et en surface du tissu urbain de Sebha, laissant le soin aux Fezzanais et aux rapatriés libyens qui s’y installent de choisir les modalités de cette installation.
8À partir des années 1970 et surtout 1980, le basculement de flux migratoires d’abord d’origine régionale et progressivement internationale met à mal les principes proposés dans les schémas directeurs. Des milliers de Tchadiens et de Nigériens viennent s’installer en Libye, surtout à Sebha, à la suite des insurrections touarègues au Niger et au Mali et de la guerre entre la Libye et le Tchad. Cet afflux massif de population contribue à une extension rapide de l’habitat informel périphérique. Et alors que la « première » ville de Sebha, fondée sur l’origine fezzanaise des populations, commençait à se constituer, l’arrivée de réfugiés entraîne la naissance d’une « seconde » ville, dont le poids se renforce durant les années 1990 avec l’intensification des mobilités et des échanges transsahariens entre le Sahel et la Tripolitaine.
9Les administrateurs locaux ne cachent pas leur trouble devant le décalage qu’ils ressentent entre les moyens mis à leur disposition et l’évolution de la ville qu’ils observent à la fois comme acteurs et comme habitants. Les schémas directeurs et les dossiers d’études ne donnaient en effet aucune information sur les études sectorielles et de faisabilité, c’est-à-dire sur les outils permettant de juguler l’extension du tissu urbain. Pour autant, la structure duale n’est pas figée comme en attestent la diversification de l’habitat, les stratégies résidentielles et les pratiques quotidiennes de la ville par les citadins. Mais cette évolution échappe très largement à toute velléité d’intervention publique.
Le quartier, une unité familiale
10Le quartier a un statut intermédiaire entre la maison et la ville car il ne se réduit pas à une addition de maisons mais l’addition de quartiers ne fait pas non plus la ville. Dans le Sahara, c’est au niveau du quartier plus que de la maison que la question de l’altérité se pose avec force en raison de l’étroite association entre les communautés et la structure urbaine. Le lien communautaire conduit à élargir le périmètre de l’aire où l’anonymat n’existe pas.
11La segmentation urbaine est une modalité banale de la structuration sociale des agglomérations sahariennes, particulièrement lors du processus de fixation des nomades. L’installation de ces derniers s’effectue en fonction du côté par lequel le groupe nomade aborde la ville, c’est-à-dire dans l’axe des parcours pastoraux. Il en résulte une forte adéquation entre l’organisation de l’espace nomade et la structure des quartiers. Cette division s’atténue avec le temps car les déplacements et les mariages contribuent progressivement à une mixité spatiale et sociale.
12Afin de repérer les quartiers, on peut d’abord s’attacher à leur aspect visuel, à leur manière de contraster dans le paysage urbain mais ce repérage ne permet évidemment pas de distinguer entre eux les quartiers aux formes d’habitat identiques mais aux caractères sociaux différents. Le nom est un indice intéressant à repérer dans les nouveaux quartiers d’habitation ou ceux où de nouvelles populations se sont installées. Souvent, le village de fixation des nomades porte le nom du site sur lequel il s’étend, comme les quartiers touaregs de Tilaqi à Oubari et d’Al Karama à Sebha. En périphérie du projet agricole d’Oubari, le village toubou prend plus simplement le nom de Projet. Le nom se référant à l’origine du groupe installé se retrouve souvent, en particulier à Sebha : un collectif très dégradé, où furent installés des réfugiés du Tchad, est appelé Bardaï, du nom de la principale bourgade du Tibesti ; de même, la rue principale du quartier africain est appelée Rue Quarante, en référence à la rue centrale de N’Djamena.
13Tous les quartiers péricentraux de Sebha présentent la même configuration : on passe du goudron au sable, en rupture avec les axes intra-urbains et le bâti est très hétérogène à l’intérieur même de l’îlot, contrairement aux quartiers et aux villages où l’homogénéité de l’habitat est très prégnante. Ici quelques résidences privées de haut standing jouxtent des logements publics, très largement transformés, et des surfaces où l’autoconstruction s’étend, dans les interstices laissés libres entre les deux autres types de logements. Aux périphéries de ces quartiers, c’est-à-dire le long des axes de circulation de la ville, les commerces occupent le rez-de-chaussée des demeures.
14Cette hétérogénéité qui se répète si fréquemment est l’indice de l’unité familiale du quartier. Le passage du « goudron » au sable matérialise la frontière, plus que la limite, entre espaces publics et privés, du moins semi-privés. Cette rupture, le promeneur la ressent lorsqu’il pénètre dans l’îlot ; à peine s’y est-il engagé que l’un des commerçants vient à sa rencontre, le questionne sur sa présence. Cette impression de rupture est confortée par le nombre d’enfants qui jouent seuls dans les ruelles.
15Les mariages sont l’occasion de marquer l’unité du quartier car ils se déroulent à l’extérieur plutôt que dans les maisons. Des bâches sont tendues dans les rues, entre les murs afin de dresser une tente pour les hommes et une pour les femmes (photographie 10) qui serviront après la fête de lieu de repos pour les invités extérieurs à la ville. Or cette sortie du domicile ne pourrait s’effectuer directement dans la rue. C’est donc une véritable recréation d’espaces intermédiaires à l’intérieur même du tissu urbain qui s’opère, en somme une privatisation de l’espace proche.
16Cette unité n’empêche pas l’émergence d’une hiérarchisation sociale marquée, sans pour autant contribuer à l’éclatement de la cellule familiale. Au contraire, les résidences les plus imposantes appartiennent aux membres les plus aisés du groupe ; elles sont donc aussi celles de la plus importante sociabilité, les lieux où l’on se retrouve pour les repas ou les loisirs.
17La morphologie de base des quartiers se composait de résidences d’État et de terrains vagues mais ces derniers sont désormais en voie de comblement. Le développement du résidentiel privé y est pour beaucoup, de même que la location de baraques autoconstruites aux immigrés qui permettent de les loger sur place et de s’assurer des compléments de revenus. Enfin, les boutiques se multiplient pour répondre au même besoin et si elles ne sont pas tenues par des membres de la famille, elles le sont par des immigrés logés dans l’îlot. Les fonctions du quartier se diversifient donc rapidement, tout en conservant la même assise familiale.
18Cette organisation contribue aussi à une gestion familiale du foncier et conduit à pointer les délicates relations entre l’État et les autorités coutumières. En effet, dès 1952, un an après l’indépendance de la Libye, les pouvoirs publics procèdent au recensement des propriétés, un acte sans conséquences car la population continue à appliquer le droit coutumier pour l’acquisition ou la transmission des terres, c’est-à-dire la reconnaissance d’une propriété après mise en valeur ou installation. Après 1969 et la prise du pouvoir par Mouammar Kadhafi, différentes lois sont promulguées afin de supprimer la propriété tribale des terres. En 1985, l’État annule tous les enregistrements de titres de propriété et institue un domaine public sur les terres non utilisées. Dès lors, tous les propriétaires doivent faire enregistrer leur bien pour bénéficier d’une reconnaissance officielle de leur statut ; or les enregistrements ne commencent que depuis deux ou trois ans à Sebha alors que les autorités de l’État les accompagnent de gratifications substantielles telles que l’attribution d’un lot de 500 m2 pour une construction et des incitations financières sous forme de prêts sans intérêt ou de subventions. Ce retard s’explique par le fait que les tribus les plus puissantes, qui peuvent se dispenser des aides, continuent à procéder selon le droit coutumier. Ce moyen de revendiquer leur droit premier sur la terre entraîne un processus de privatisation des terres du domaine public qui changent de facto de statut juridique. En revanche, ce face-à-face limite les marges de manœuvre des autorités publiques locales, lesquelles ne peuvent dans ces conditions que difficilement penser et mettre en œuvre une politique urbaine cohérente à l’échelle de la ville de Sebha.
19Finalement, l’hétérogénéité du bâti cache une dynamique fondée sur la consolidation de la structure familiale parallèle au processus d’urbanisation. La situation peut sembler paradoxale puisque l’on trouve de manière accrue à Sebha, grande ville de création récente, image apparente de la « modernité saharienne », ce qui semblerait n’être qu’une manifestation d’un conservatisme cantonné aux villages oasiens. Or c’est tout le contraire que l’on observe, de toute évidence parce que la taille de l’agglomération s’accompagne d’adaptations afin de protéger la structure familiale face aux « risques » de la grande ville, l’anonymat, l’éclatement du groupe et l’atténuation du contrôle social.
Des centres créés par les usagers de la ville
20Les planificateurs n’ont pas négligé les centre-villes puisqu’ils étaient, dans leur vision de la ville construite par les pouvoirs publics, le lieu de concentration des fonctions de pouvoir, d’administration et de commerce dans un contexte de nationalisation des activités. La ville pensée ailleurs a donc été dotée d’un centre fonctionnel, établi à partir du modèle – même s’il peut laisser l’observateur extérieur dubitatif – du CBD, le Central Business District des villes nord-américaines. On devine les intentions sous-jacentes à cette démarche : créer la ville, c’est nécessairement la doter de centres qui n’existaient pas jusque-là. En revanche, la référence au CBD surprend tant son décalage est flagrant avec ce qu’est la ville de Sebha, ville somme toute moyenne avec environ 150 000 habitants, ville de l’altérité par rapport aux lieux où les modèles ont été pensés. Le porte-à-faux entre le prétendu « universel urbain » et la réalité a produit ici l’inverse du résultat escompté, le centre étant en fin de compte un « non-lieu » vers lequel les citadins ne se déplacent que lorsqu’une raison précise les y pousse.
21Si ce « non-lieu » n’a pas fait l’objet d’un investissement social, symbolique ou pratique de la part des habitants, en revanche plusieurs centres jouent un rôle actif au plan fonctionnel et comme lieux d’interaction sociale. Dans cette optique, les nouvelles centralités constituent un des indices majeurs de l’urbanité émergente et traduisent quelques-uns des traits saillants de la société urbaine de Sebha, composite et cosmopolite.
22À Sebha (fig. 14), le centre-ville planifié se matérialise par la présence d’immeubles modernes, d’hôtels, de la poste, des principaux bureaux administratifs et bancaires. Le réseau commercial, en revanche, est réduit, dominé par les librairies et la bureautique car les commerces se répartissent sur différents axes de la ville, selon une spécialisation marquée : grossistes en produits alimentaires à proximité du principal souk aux légumes, bijoutiers sur une avenue des quartiers plus aisés, équipements ménagers sur une portion de l’axe central et vêtements dans trois sites distants les uns des autres. Le fait qu’une ville de taille réduite comme Sebha se caractérise par une telle polycentralité relève de deux raisons principales, l’une renvoyant à l’évolution des positions du régime vis-à-vis du commerce de détail, un temps prohibé, et l’autre à la place de Sebha dans le commerce avec l’Afrique.
23La planification de la ville de Sebha est en effet mise en œuvre durant les années 1980, c’est-à-dire dans un contexte de nationalisation des activités économiques. Le commerce de détail n’existe plus que sous la forme des souks d’État, sortes de grandes surfaces où l’ensemble des produits vendus aux particuliers est regroupé. Le développement du commerce privé de détail est postérieur à la période de la création du centre-ville, qui en conséquence n’avait pas été conçu pour intégrer ces activités. La coïncidence entre la localisation des quartiers commerçants et des quartiers résidentiels s’explique par le fait que la majorité des boutiques sont attenantes à la demeure où vit le propriétaire.
24En outre, Sebha est une grande place commerçante entre la Libye et les États d’Afrique subsaharienne, en même temps qu’une destination pour les migrants du monde arabe. Ce cosmopolitisme rejaillit sur la structure polycentrique de la ville puisque le centre commerçant populaire est égyptien, le centre des échanges africain et les autres libyens. Dans les deux premiers cas, produire de la centralité, c’est créer un lieu où l’on peut échanger des produits circulant dans les réseaux commerciaux tissés par les migrants et les commerçants transnationaux de même nationalité ou de même origine régionale (Sahel, Afrique du Nord) mais c’est aussi créer un lieu de sociabilité fondé sur cette origine géographique commune.
25Le cas des Égyptiens est le plus éclairant. Très présents dans le secteur agricole, ils investissent aussi bien les activités de production que de commercialisation des fruits et légumes. C’est donc à la charnière entre la rue centrale de Sebha et le principal marché de la ville qu’ils sont les plus présents. Ce secteur est d’abord un lieu de travail pour ceux qui acheminent les produits agricoles depuis les fermes périurbaines ou les vendent sur les étals mais aussi pour les journaliers, assis sur le bord du trottoir, le long des avenues, tenant au bout d’une tige de fer l’outil qui renseigne sur leur métier les employeurs potentiels qui circulent en voiture. Rapidement, les autres dimensions de ce lieu apparaissent avec d’abord la présence de quelques cafés animés et ouverts sur l’extérieur, où les clients fument le narghilé en regardant les programmes égyptiens sur les télévisions, mais aussi de restaurants qui proposent des plats égyptiens. La situation, autant que l’ambiance qui se dégage de ce lieu, en fait aujourd’hui un point de rencontre des Égyptiens mais aussi des Libyens dans la ville. Ils y viennent voir des films en terrasse, parler ou jouer entre amis.
26La Rue Quarante est la principale rue des quartiers périphériques non réglementaires de Sebha qui tient son nom d’un des axes de N’Djamena, au Tchad. La Rue Quarante a plusieurs fonctions : commerçante avec la présence de petits commerces et de deux bazars ; de transit avec le Sahel puisque c’est là qu’arrivent les camions chargés de produits et de travailleurs à destination du Tchad et du Niger depuis et vers Agadès ; d’approvisionnement car le bétail destiné au marché libyen y est acheminé depuis le Niger et le Tchad. Au-delà de cet aspect fonctionnel, la Rue Quarante est aussi le pendant à l’austérité de la ville. Animée le soir, elle est le lieu de passage, à pied ou en voiture, de ceux qui recherchent l’animation d’un quartier dont l’ambiance diffère totalement. Les commerces, la population, l’organisation et même le nom renvoient à l’Afrique subsaharienne. Sas pour ces populations, elle est pour les Libyens un espace de la marginalité, rejetée dans le discours, attractive au quotidien. Quartiers des trafics et de la prostitution, elle participe des principaux lieux de sociabilité de Sebha. La présence de migrants contribue à l’émergence de lieux publics qui font peu à peu partie intégrante de la ville.
27La centralité des quartiers commerçants libyens diffère de celle des quartiers à population migrante. Elle est guidée par la localisation des espaces résidentiels puisque généralement les boutiques sont ouvertes sur le rez-de-chaussée du domicile privé ou regroupées par corporations. Sa pratique spatiale est d’abord familiale ou féminine, essentiellement en début de soirée car c’est rarement avant la tombée de la nuit et après l’heure du dîner que les Libyens ouvrent ces commerces. La mixité de l’espace prend réellement sens dans les quartiers aisés à population libyenne dominante et à proximité du domicile familial, c’est-à-dire à la condition que le contrôle social soit assuré.
28La polycentralité traduit donc les différences sociales entre les citadins de Sebha. Chacun de ces centres a une dimension fonctionnelle, mesurable et cartographiable à partir de la répartition des commerces, mais elle est aussi « fabrique » de lieux de sociabilité, indispensables à ceux qui vivent ici autant qu’à ceux qui y passent.
29Le quartier joue pleinement la fonction qui lui est assignée, celle d’espace intermédiaire entre l’individu et la ville. À Sebha, l’ouverture de la maison sur l’intérieur que forme le quartier coïncide avec une fermeture sur l’extérieur, la rue, confirmant ainsi l’idée d’une adéquation entre la juxtaposition des quartiers de la ville et celle des communautés qui y résident. À ce niveau spatial, on peinerait à chercher des indices probants d’urbanité.
30Si Sebha a été créée par l’État, les centres le sont par les habitants. De la sorte, alors que la ville est d’abord la traduction spatiale d’un plan d’aménagement, les centres, au contraire, se caractérisent par leur décalage avec la structure urbaine initiale et leur forte relation avec l’organisation sociale de la ville. L’émergence de nouvelles centralités contribue à souder le tissu urbain puisqu’elle participe d’une dynamique d’ouverture qui contraste avec celle, plus nettement fermée, plus protégée aussi, des quartiers. Cet effet de « rééquilibrage » incite à pousser plus avant le parallèle entre les deux mouvements. Désormais, les restructurations urbaines d’initiative publique et privée sont conjointes. La croissance de l’habitat et des locaux privés se traduit à Sebha par une privatisation du cadre urbain au profit des groupes qui l’habite. L’émergence d’espaces publics, lieux du négoce et des sociabilités, apparaît comme un contrepoids qui reflète la diversité croissante du bâti et des populations. Ces deux dynamiques, d’apparence contradictoire, renvoient en définitive à une seule réalité de la ville.
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